CHAPITRE XII

À midi, Guy abandonna la lutte. Pendant près de trois heures il avait essayé de convaincre Charlotte de rentrer avec lui à Dijon, lui promettant de revenir chaque vendredi et de ne repartir que le lundi pour avoir deux jours vraiment complets de week-end. Elle n’avait accepté aucune solution.

— On dirait, fit-il épuisé, que tu recherches la rupture.

— Tu te trompes, dit-elle, mais pour l’instant j’ai besoin de vivre seule le plus souvent possible et ici. Pas ailleurs. Il n’y a qu’ici que je me sente bien. Peut-être qu’un jour j’accepterai l’idée de revenir à Dijon, mais pas pour l’instant.

— Je sors, dit-il.

Elle vit le scooter s’éloigner en direction du village, coupant à travers le plateau, projetant deux gerbes de neige car son mari avait dû bloquer la poignée des gaz.

Dès qu’elle fut seule, elle monta au premier étage, chercha les couvertures qu’elle avait données à Pierre, ne put les retrouver. Enfin un signe qu’elle n’avait pas eu d’hallucinations le vendredi soir lorsqu’elle était allée les chercher. Elle pensait que Pierre avait quitté le grenier de la grange très tôt le samedi matin en emportant la plupart des objets qu’elle lui avait donnés. Sauf la lampe électrique qu’il avait remise en place dans la cuisine. Le couteau également.

Son mari rentra passé 13 heures, un peu éméché.

— Tout le monde pense qu’on va se taper toute l’oie à nous deux, dit-il, agacé. Je suppose que tout le pays est au courant.

À table il glissa aussi sournoisement :

— Les gens croient que tu rentres à Dijon avec moi.

— Ils devront me supporter encore, dit-elle.

— Tu es toujours décidée ?

— Pourquoi nous affronter encore à ce sujet ? murmura-t-elle. Je croyais que c’était fini.

— Très bien, fit-il, vexé. Mais je te téléphonerai tous les jours. Peut-être même deux fois par jour. Le matin et le soir.

Elle inclina la tête.

— Je demanderai à Rolland le toubib de venir te visiter. Je préviendrai également un certain nombre de personnes. Michel par exemple, pour qu’il vienne jeter un coup d’œil à l’occasion.

— C’est tout ? fit-elle, le visage fermé.

— Non. Il est possible que je vienne moi-même à l’improviste un soir.

— C’est de la persécution.

— Tu es malade, Charlotte. Tu n’as cessé de l’être depuis la mort d’Antoine. Pendant un temps tu as pu nous donner le change, mais en fait tu n’as pas réussi à guérir. Ta douleur s’est transformée en une sorte de refus total… Et même en agressivité. Tu ne veux pas l’admettre, c’est ton droit, mais je suis responsable de toi et je veille.

— Comme un flic, dit-elle.

— Ce sont des mots. Le voisinage de ces hippies de la ferme Lamy te rend contestataire.

— Tu deviens idiot, dit-elle.

— Je sais, même con si tu veux. J’ai de vieilles recettes et elles ont fait leurs preuves. Mais rassure-toi, je ne vais pas m’imposer encore longtemps pour aujourd’hui. D’ailleurs j’éviterai ainsi les files de voitures qui rentrent des Rousses. Dès la fin du repas tu pourras m’emmener à Chapelle.

— Comme tu voudras.

— Ça te fait plaisir ? Tu penses qu’il va accourir dès que j’aurai le dos tourné ? Comment fais-tu ? Simple concentration d’esprit ?

— Des incantations, répliqua-t-elle. Tu ne savais pas que j’étais une sorcière ? J’ai une formule secrète, un chaudron et il apparaît au milieu de la fumée. Est-ce que tu t’en vas vraiment ou bien vas-tu monter la garde autour de la maison ?

— Tu m’en crois capable ?

Elle réfléchit quelques secondes :

— Je ne sais pas. Cela ferait quand même un joli scandale dans le pays. On croirait que tu es jaloux et que tu cherches à me pincer avec ton rival.

— Je pourrais être jaloux de ce gosse. Tu me dis qu’il a dix ans mais il pourrait en avoir six ou sept de plus ? Ce serait très habile de ta part de me raconter des histoires.

Sans répondre, elle alla chercher la tarte aux pommes qu’elle avait préparée le matin même.

— C’est comme l’oie, remarqua-t-il, il y en a pour une dizaine de personnes.

Ce qui l’amena à la question suivante :

— Veux-tu que j’invite les Gardet pour la semaine prochaine ? Eux ou d’autres, comme tu voudras…

— Nous en reparlerons au téléphone, dit-elle avec ironie, puisque nous aurons une liaison matin et soir.

La douceur du temps, l’éclat du soleil la surprirent lorsqu’elle le conduisit au village. Si ce redoux se poursuivait, la neige fondrait dans la journée, se transformerait en verglas la nuit.

Guy l’embrassa tendrement avant de s’installer au volant :

— Tu ne regrettes rien ?

Elle hésita imperceptiblement.

— Non. Pourquoi ?

— Hier au soir tu étais véritablement effrayée, dit-il avec une douceur qui devenait de plus en plus rare chez lui avec les années. J’ai eu l’impression que tu m’appelais au secours. Je suis désolé d’avoir été dur, maladroit, mais que pouvais-je faire d’autre ? Il n’est pas trop tard, tu sais, et mieux vaut une égratignure d’amour-propre que cette solitude inquiétante.

— Tu fais donner l’arrière-garde de la sensiblerie, persifla-t-elle.

Il claqua la portière, démarra sèchement en lui projetant de la boue au visage. Mais elle resta immobile, regardant s’éloigner la voiture. Il ne pouvait comprendre qu’elle aimait cette petite horreur qui lui rendait visite sous la forme d’un garçon maladif.

À La Rousse, elle fut déçue de ne pas le retrouver. Et dans le living, elle lança un « Pierre » mal assuré, haussa les épaules. Peut-être se méfiait-il encore.

Elle se versa un whisky, l’emporta devant la télévision qui donnait le film de fin d’après-midi. Mais elle le regarda jusqu’au bout, se versant de temps en temps un peu de Cutty Sark. Jusqu’à ce qu’elle ait l’impression d’avoir beaucoup bu.

— Après la cuite d’hier soir, dit-elle à voix haute, ce n’était peut-être pas conseillé.

À 7 heures le téléphone sonna.

— Je suis bien arrivé, dit Guy.

— Bravo, et la limitation de vitesse, ce n’est pas pour toi, je suppose ?

— Qu’as-tu dans la voix ?

— Juste un peu enrouée, dit-elle.

Mais il savait que le whisky lui faisait souvent cet effet-là.

— Tu avais des raisons de boire ? demanda-t-il soupçonneux.

— Pas du tout. Que vas-tu faire de ta soirée ?

— Étudier quelques dossiers.

— Évidemment. Que pourrais-tu faire d’autre ?

Elle n’avait pas encore tiré les rideaux et le capuchon de Pierre s’agitait derrière. Tout au fond brillaient ses yeux lucides.

— Charlotte ?

L’enfant tendait le bras pour lui faire comprendre que la porte de la grange était fermée.

— Allô, Charlotte, que fais-tu ?

Elle se rendit compte que son mari était toujours au bout du fil, aspira un grand coup pour que sa voix ne tremble pas.

— Excuse-moi, j’étais allée couper la télé. Que disais-tu ?

— Charlotte, tu ne me racontes pas d’histoires ?

— Pas du tout. Comme tu es nerveux. Je croyais que conduire à grande vitesse t’apaisait. Au lieu d’étudier tes dossiers tu devrais sortir, aller au restaurant, au cinéma.

— Merci bien. Tu es sûre que je peux raccrocher ?

— Bien sûr.

Pierre frappait à la vitre mais à cause des doubles fenêtres elle entendait à peine.

— Je suis toujours là, dit-il.

— Tu attends que je raccroche ?

— Voilà…

Elle posa l’appareil, se dirigea vers la porte de communication avec la grange, hésita. Il lui était facile de tirer les rideaux, d’effacer d’un coup ce visage tapi au fond de cet immense capuchon. S’il existait vraiment, les carreaux voleraient en éclats, car Pierre chercherait à rentrer.

Pour s’approcher de la fenêtre elle glissa le long du mur. Elle ne voulait pas rencontrer son regard. Puis elle pensa qu’il avait dû se déplacer pour attendre devant la porte de la grange. Sûr de lui. Comme si elle était à ses ordres. D’un coup elle étira le premier rideau, tendit le bras pour attraper le liseré de l’autre. D’un bond elle passa à l’autre fenêtre. Il devait se rendre compte de ce qu’elle faisait car en même temps elle empêchait la lumière du living d’éclairer l’extérieur. Voilà. C’était fait. Elle était isolée.

À nouveau, le téléphone sonna.

— Crie-moi des injures, dit Guy, mais j’avais un pressentiment. Parle-moi.

— Ça devient une obsession chez toi, dit-elle en s’efforçant de sourire bien qu’il ne puisse pas la voir. Je suis en train de boire un whisky. À ta santé. Est-ce que tu vas rappeler ?

— Pardonne-moi mais je suis trop angoissé. J’ai presque envie de revenir là-bas.

— Tu ferais mieux de suivre mon conseil. Va au restaurant ou au cinéma. Moi je sens qu’après la bringue d’hier au soir je vais aller me coucher bientôt. Je t’en prie, respecte mon sommeil et n’appelle pas avant 9 heures demain.

— Bien, fit-il avec un ton très humble. C’est entendu.

Dès qu’elle eut raccroché elle fut prise d’un tremblement nerveux qui l’empêcha de se lever et même de porter son verre à sa bouche. Elle renversait tout l’alcool. Lorsqu’elle se domina plusieurs minutes venaient de s’écouler. Elle but le fond de son verre, se leva. Elle avait froid, très froid.

Et surtout l’irrésistible envie de tirer le rideau pour voir si l’enfant était toujours derrière la vitre. Il lui fallait faire autre chose, n’importe quoi qui l’absorbe assez. Il lui semblait entendre un léger grattement venant d’une des fenêtres, celle de droite. Elle brancha la télé, poussa le son.

Comme elle se dirigeait vers la cuisine elle s’immobilisa. Les rideaux des deux petites fenêtres n’étaient pas tirés et il serait certainement derrière les vitres. Elle retourna s’asseoir, essaya de suivre le magazine des sports.

Elle s’enfonça dans son fauteuil les yeux rivés sur l’image mais soudain son regard glissa vers le téléphone. Décrocher, former le numéro du bistrot, leur demander de venir, vite, le plus vite possible. Qu’ils arrivent, qu’ils découvrent sa hantise. Qu’on en finisse une bonne fois pour toutes !

Elle ferma les yeux, cernée par la voix du commentateur sportif qui égrenait des noms de villes, des chiffres. Et puis, très loin, ténu, un minuscule bruit. Les ongles de l’enfant sur les vitres. Inlassablement. Elle se leva d’un bond, monta les marches de l’escalier quatre à quatre, se réfugia dans la salle de bains. Les murs recouverts de frisette lui donnaient un faux air de sauna finlandais. Elle se lava les dents. Un vieux conseil de sa mère contre l’énervement, la fatigue, le désenchantement. Mais cette brave femme avait oublié de dire si c’était également efficace contre la terreur.

Elle éteignit la lumière, s’approcha de la fenêtre. Impossible de voir autre chose que la nappe blanche de la neige et puis, tout au loin, quelques lumières. Chapelle-des-Bois avec ses braves gens, son bistrot accueillant. Et sur la droite, c’était peut-être la distillerie où elle achetait des eaux-de-vie de fruits sauvages, prenait parfois son repas. Pourquoi ne pas leur téléphoner ? Sous n’importe quel prétexte, pour demander s’ils étaient ouverts le lundi. Elle savait bien que oui mais pouvait bien l’avoir oublié. Elle passerait pour folle, une fois de plus, mais il y aurait une voix au bout du fil.

À pas calculés, elle glissa hors de la salle de bains, traversa sa chambre, butant contre le tapis. Il y avait l’odeur de Truc dans cette pièce. Elle l’aurait reconnue entre mille. Truc dont elle avait caressé le cadavre, vu la gorge ouverte sur dix centimètres, d’où pendait comme du mou de bœuf.

L’escalier d’où elle dominait le living. Lui parvenaient des noms de produits. L’heure de la publicité puis les informations ensuite, puis le film… Puis le silence. Au bout de deux heures environ. Elle serait bien obligée de l’admettre. Serait-il toujours au-dehors à gratter à la vitre ? Il ne faisait pas froid justement ce soir-là. C’est-à-dire que la température était supportable, aux alentours de zéro.

Elle s’assit sur la dernière marche, la tête entre ses mains, les coudes sur les genoux. Il lui paraissait impossible d’aller plus bas.

Guy lui avait demandé le matin même pourquoi elle avait créé un enfant aussi cruel. Elle n’avait pas répondu avec exactitude. Elle ne l’avait pas créé, il s’était échappé d’elle, comme une force mauvaise, comme une insulte au monde paisible qui entourait La Rousse.

— Mais non, dit-elle à voix basse. Je divague. Il est bien vivant et si quelqu’un l’a créé, c’est bien sa mère. Pas moi.

Elle cria :

— Pas moi !

Puis elle bascula en avant, dévala les escaliers comme malgré elle, ouvrit la porte de séparation avec la grange, traversa celle-ci pour le faire entrer.

— Votre mari n’est pas là ? J’ai cru qu’il était revenu et que vous ne pouviez me recevoir.

— Que veux-tu ? Je suis fatiguée et je veux aller me coucher de bonne heure.

— Il faut que vous veniez, dit-il.

Charlotte recula vers le living :

— Que je vienne où ?

— Ce n’est pas très loin. Pas cinq minutes avec votre scooter. Je crois qu’il est en train de mourir.

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