CHAPITRE III

Il avait paru se résigner. Charlotte lui avait démontré que c’était impossible, que ses parents s’inquiéteraient. Que penseraient-ils d’une femme qui aurait si peu le sens des responsabilités au point d’accepter chez elle pour toute une nuit un enfant dont elle ignorait tout, sauf le prénom.

— Je vais te raccompagner. Peut-être que nous verrons tes parents. Et s’ils sont d’accord, la nuit prochaine tu pourras rester ici.

Un instant elle était remontée dans sa chambre. L’avait retrouvé à la même place à son retour. Près du feu qui rougeoyait de braises en couche épaisse. Truc avait demandé à sortir et il paraissait plus rassuré quand le chien n’était pas là.

Le scooter refusa de démarrer. Elle n’y comprenait rien et s’affolait car la nuit approchait et ce gosse ne pouvait rester là. Il la regardait s’énerver en silence et elle remarqua qu’il se tenait debout près de la porte donnant directement sur le living. Normalement il aurait dû l’attendre dehors.

Elle finit par comprendre :

— C’est toi qui as mis le moteur en panne. Peux-tu m’expliquer comment ?

Pierre levait vers elle des yeux indifférents. Comment un enfant aussi jeune aurait-il pu trafiquer efficacement l’engin ? Elle perdait la tête.

— Bon, on va aller à pied, fit-elle. J’ai des raquettes. Toi, tu t’installes sur la luge…

À peine dit qu’elle le regrettait. La luge était accrochée à un mur de la grange et elle n’y avait jamais plus touché. De même pour les skis d’enfant et les raquettes.

Cette fois il réagit avec une colère rentrée :

— Je vais prendre froid sur la luge, immobile. J’ai de la fièvre. Je voudrais me coucher.

Non, il ne l’aurait pas au sentiment. Elle savait bien qu’il n’était pas malade. Il avait dévoré comme un ogre et son regard n’était pas plus brillant que d’habitude.

— Ne t’inquiète pas. Je vais prendre une grosse fourrure. On attelle Truc. Il y a un harnais spécial pour cela. Il avait l’habitude avec Antoine.

Depuis des mois ce prénom n’était pas sorti de sa bouche et voilà qu’elle se croyait obligée de donner des explications.

— Je ne veux pas que le chien vienne avec nous.

— Pourtant il viendra, dit-elle avec colère. Je ne veux pas rentrer toute seule ensuite.

D’un pas décidé, elle alla décrocher la luge, chercha un moment le harnais. Il se composait de deux courroies. L’une pour le chien, l’autre pour une personne marchant à côté. Toujours appuyé contre le mur, il la regardait aller et venir d’un air sombre.

— Mais, dit-elle, ta cape ? Elle est restée sur le bonhomme de neige ? Veux-tu aller la chercher ?

— Non. Il y a le chien.

— Mais écoute, à la fin. Truc ne te mord pas. Il n’a jamais fait de mal à personne. Pourquoi ne veux-tu pas comprendre ça ? C’est la plus brave bête du monde.

— Pourquoi ne voulez-vous pas me garder ? Vous attendez quelqu’un ?

Il la cloua sur place. Pourquoi fallait-il qu’elle sous-entende une grande perfidie sous cette question.

— Non, je n’attends personne, répliqua-t-elle. Va chercher la cape. Je vais atteler Truc pendant ce temps. Tu vas voir comme il sera joyeux.

Truc se rua dans la grange, tourna comme un fou autour de la luge en aboyant très fort. De lui-même il happa le harnais dans sa gueule, se mit à tirer la luge en direction de l’ouverture de la grange.

— Tu vois… C’est une partie de plaisir pour lui, fit-elle des larmes aux yeux.

Truc se souvenait lui aussi des parties folles de l’hiver dernier aux vacances de Noël et durant le congé de février. Antoine et lui parcouraient des distances incroyables. L’enfant prétendait qu’il était un trappeur de l’Alaska, emportait toujours des provisions. Du lard salé qu’il s’efforçait de manger malgré son dégoût et un thermos de café au lait, ou de chocolat. Parfois sur le plateau elle apercevait une petite fumée, savait qu’Antoine et Truc bivouaquaient auprès d’un feu. Elle les rejoignait plus tard avec le scooter, à cause du feu, toujours inquiète, attelait la luge au snow-car. Antoine et Truc s’y installaient cramponnés l’un à l’autre.

— Viens ici, Truc. Je vais te passer le harnais. Allons, Pierre, va chercher la cape.

Traînant les pieds, il se dirigea vers la sortie. Elle pensa qu’elle avait des souliers de son fils, des après-ski, de belles bottes qui iraient très bien à l’enfant. Il était plus chétif qu’Antoine, devait avoir un petit pied. Et il y avait bien d’autres vêtements d’hiver en haut dans la chambre d’Antoine.

— Reste tranquille, Truc.

Il lui envoyait de grands coups de langue, tremblant d’impatience. Puis elle alla chercher la fourrure pour protéger Pierre du froid. La glace crissait lorsqu’elle fit sortir l’attelage. Le thermomètre extérieur marquait déjà moins six et sur le plateau la température pouvait devenir sibérienne en une nuit.

— Pierre ?

Que faisait-il encore ? Il aurait dû revenir avec sa cape recueillie sur le bonhomme de neige. Elle se dirigea vers l’endroit. Il restait suffisamment de jour pour qu’elle puisse espérer n’avoir la nuit qu’au retour.

— Mais où es-tu ?

Consternée, elle découvrait que le bonhomme de neige avait été renversé, piétiné rageusement. La cape avait disparu. La neige durcissait si vite qu’elle n’enfonçait presque plus. Elle eut rapidement visité l’abri du puits. Non, il n’y était pas caché. Elle releva des traces de pas en direction de la forêt.

Le plus rapidement possible elle revint près de Truc, attacha la couverture sur le traîneau.

— Viens, nous le rejoindrons par le chemin. Même s’il coupe droit à travers le bois.

Pas question de le suivre. Elle était certaine de le rattraper sur la route. Elle était très habile sur des raquettes, pouvait parcourir de longues distances. Truc se mit à courir si vite que la luge se renversa et qu’elle dut hurler pour le faire arrêter. Elle s’efforça ensuite de modérer son ardeur.

Mais sur la petite route, aussi loin que ses yeux portaient, elle n’apercevait aucune silhouette.

— Il est encore dans le bois, dit-elle à Truc.

Soupçonnant à quelque cent mètres près l’endroit où il rejoindrait la route, elle marqua une pause. Mais bientôt elle sentit le froid et dut aller et venir pour se réchauffer. La température avait dû descendre de plusieurs degrés, avec le coucher du soleil.

Deux phares trouèrent le court crépuscule et elle reconnut la camionnette 2 CV d’un certain Bouvet qu’elle connaissait bien. Il s’arrêta à sa hauteur.

— Hé ! Madame Berthod, des ennuis ?

— Vous n’avez pas aperçu un enfant d’une dizaine d’années sur la route ? Il porte une cape très longue.

— Je viens de Foncine-le-Bas et je n’ai rencontré personne. M’a fallu même pelleter des congères plus haut. Mais que ferait un gosse dans le coin alors que la nuit tombe, madame Berthod ?

— Il était chez moi. Je voulais le raccompagner avec le scooter mais il est en panne. Le temps que j’attelle Truc à la luge il avait disparu, coupant à travers bois.

— À travers bois ? fit Bouvet incrédule. Mais il ne passera jamais. Vous le savez bien.

— Il l’a déjà fait. Je crois qu’il habite à la ferme Lamy.

— Ah ! chez les hippies ! fit joyeusement l’homme. Il y a plusieurs gosses en effet. Mais vous devriez rentrer chez vous, madame Berthod. Le thermomètre va dégringoler dur cette nuit. Ça fera du moins vingt et peut-être encore plus pour la nuit prochaine.

Toujours ce ton apitoyé. On devait dire d’elle qu’elle avait l’esprit dérangé.

— Je vais aller voir quand même, dit-elle.

— Je ne connais pas de gosse en longue cape, madame Berthod. Un garçon ? On ne voit plus beaucoup de capes dans le coin. Surtout chez les mômes.

— Merci, dit-elle. Je monte à la ferme Lamy.

— Bonsoir, madame Berthod. Vous feriez mieux de rentrer, quand même.

Les chaînes patinèrent un peu avant d’arracher le véhicule à sa gangue de glace. Bouvet cria encore quelque chose par la vitre relevée mais elle ne le comprit pas. Elle continua sur la route, aperçut bientôt la lumière de la ferme Lamy. C’est en vain qu’elle chercha des traces de petites bottes sur le chemin qui grimpait vers la grosse bâtisse.

Une fois sur le terre-plein elle hésita un peu. Truc décida pour elle en aboyant avec force. Un autre aboiement lui répondit. Un autre chien ? Dans la maison qu’habitait Pierre ? Mais alors pourquoi le lui avait-il caché, faisait-il mine d’avoir peur ? La porte s’ouvrit et un chien-loup s’élança vers eux.

— Ici, Samson !

Dans le rectangle de lumière apparaissaient trois silhouettes d’adultes plus celles d’enfants de petite taille. Aucune ne lui rappelait Pierre.

— Allons, Samson, rentre. N’ayez pas peur, madame. Il veut simplement jouer avec le vôtre. Ils ont l’air de la même race. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose ?

Un grand barbu en bras de chemise venait vers elle avec un sourire éclatant.

— Je vous reconnais, vous habitez La Rousse. Vous auriez des ennuis ?

— Est-ce que Pierre est rentré ?

Il la regarda avec stupeur, toujours souriant mais vraiment surpris.

— Pierre ? Mais bien sûr, il est là. Mais entrez, madame. Si vous le voulez bien, je vais attacher votre chien pour qu’il ne s’enfuie pas avec la luge.

La première chose qui la frappa fut une jeune femme rousse en longue robe de laine tricotée qui donnait le sein à un bébé. Le spectacle l’émut par sa beauté tranquille. Assise près d’une énorme cheminée ou flamboyait un tronc d’arbre cette femme était la tendresse, la douceur même.

— Vous voyez qu’il est là, Pierre.

Le barbu désignait un garçon brun dont le pull à col roulé moulait les larges épaules et qui prenait un air ahuri. Assis à la table, il épluchait des pommes de terre.

— Mais, dit-elle, il y a le petit garçon qui s’appelle Pierre.

Toujours très calme, le barbu saisissait un petit garçon de six ans, le soulevait du sol.

— Voici Jérôme.

Il le reposait au sol, élevait un blondinet joufflu et rieur :

— Et celui-là, c’est Clovis, dit Clo-Clo, dit Guignol.

Ne restaient que deux filles et le poupon qui tétait goulûment le sein de sa mère. Elle parut si consternée qu’ils se précipitèrent.

— Excusez-moi, dit-elle. Je parle d’un enfant d’une dizaine d’années qui porte une longue cape noire. Il m’a dit qu’il habitait ici.

— Nous sommes au complet, madame. Trois couples et cinq enfants. Nous ne cachons aucun enfant de dix ans.

— Je vous crois… Je suis désolée de vous avoir dérangés… Excusez-moi, il faut que je rentre.

— Ne voulez-vous pas vous asseoir un moment ? Nous pouvons vous faire du thé…

— Merci…

— Mais cet enfant dit « Pierre », vous le connaissez bien ?

— Cela fait deux jours. Je l’ai rencontré hier en rentrant du village. Il est monté sur mon scooter et je l’ai laissé au pied de chez vous. Ce matin il était devant chez moi en train de faire un bonhomme de neige. Et puis encore cet après-midi. Je l’ai fait manger. Il voulait passer la nuit chez moi… J’avais peur que les parents s’inquiètent ! J’ai voulu le ramener… Mon scooter est en panne… Il a disparu en direction du bois et je croyais le retrouver ici.

Maintenant ils la regardaient en silence. Même les enfants paraissaient impressionnés. Elle se rendait compte de l’étrangeté de son récit et de son attitude.

— Il faut que je rentre.

— Cet enfant venait peut-être du village, madame…

C’était la femme en train d’allaiter qui parlait d’une voix chaleureuse. Tranquillement elle reboutonnait le haut de sa robe. Le bébé repu dormait dans ses bras avec une bulle de lait sur ses lèvres boudeuses.

— Oui, peut-être.

Elle jugea inutile de leur parler de sa rencontre avec Bouvet qui ne connaissait pas d’enfant en longue cape.

— Nous allons vous raccompagner.

— C’est inutile… J’ai mon chien.

— Vous n’avez rien à craindre de nous, madame. Nous sommes des non-violents et personne ne s’est jamais plaint de nous. Bien sûr, les gendarmes viennent souvent ici car ils se méfient. Ça ne veut pas dire que nous soyons dangereux.

— Je sais, murmura-t-elle avec un sourire crispé.

— Vous n’allez pas vous lancer à la poursuite de ce… de cet enfant ? Il faut rentrer chez vous.

D’abord Bouvet puis ceux-là lui donnaient le même conseil inquiet, comme si elle était folle. Comme si elle avait des hallucinations.

— Mais cet enfant il existe, dit-elle avec force.

— Bien sûr, madame.

Tout autour il y avait un immense plateau, des bois, des combes. Quelques fermes très rares. Si cet enfant n’habitait pas la ferme Lamy ni le village, il était difficile d’imaginer sa présence en un endroit aussi désert, alors que la couche de neige dépassait deux mètres en certains endroits et que le thermomètre atteindrait moins vingt degrés dans la nuit.

— Bonsoir, dit-elle. Je suis confuse de vous avoir dérangés.

Le blond alluma une lampe-tempête fonctionnant au pétrole, sortit avec elle.

— On ne peut entreprendre des recherches la nuit, dit-il. Demain si vous l’acceptez je passerai chez vous. Mais je ne veux pas vous imposer ma présence.

— Vous serez toujours le bienvenu, dit-elle. Si vous aviez besoin de quelque chose…

— Nous nous suffisons amplement, madame, et nous ne manquons de rien. Les enfants mangent à leur faim et n’ont pas besoin de vêtements.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, balbutia-t-elle, navrée qu’on se méprenne sur ses intentions.

Ils devaient se méfier de cette grande bourgeoise qui vivait seule avec ses douloureux souvenirs. Devaient penser que seuls les riches pouvaient s’offrir le luxe d’une dépression nerveuse. Peut-être avaient-ils raison.

Il l’accompagna jusqu’au bas de la ferme, resta sur la route tandis qu’elle marchait à côté de Truc qui tirait la luge. Lorsqu’elle se retourna plus loin elle aperçut le halo de la lampe-tempête et la grande silhouette qui la tenait.

Elle perdit du temps à chercher des traces à l’endroit où elle pensait que l’enfant avait rejoint la route. Mais puisqu’il n’était pas allé à la ferme Lamy ? Avait-il coupé à travers bois ? Mais pour aller où ? Elle savait qu’il y avait plusieurs maisons forestières. On y trouvait du bois pour se chauffer, des couvertures et même quelques provisions. L’enfant ne pouvait habiter seul.

Tout en marchant vers La Rousse, elle essayait d’y voir plus clair en elle. Bouvet d’abord, puis ces jeunes gens lui avaient donné l’impression de ne pas croire à l’existence de l’enfant. Ils n’avaient pas été catégoriques, n’avaient pas voulu la heurter mais ils doutaient.

« Je ne connais point de gosse en cape longue, madame Berthod. »

N’avait-elle pas été la première surprise en apercevant un petit garçon ainsi protégé du froid ? Encore une petite fille. Les capes revenaient à la mode. Mais on n’en avait pas encore vu dans le coin, même aux vacances de Noël. Qui pouvait encore s’habiller ainsi ? Elle sourit en se souvenant de son frère aîné. Dans les années cinquante, dans les Vosges, il allait ainsi à l’école du petit village où habitaient ses parents. Une longue cape taillée dans un tissu bleu marine, presque noir. Du tissu militaire. Et il portait également des bottes en caoutchouc noir un peu trop grandes. Sa famille n’était pas très riche, alors. Son frère avait été tué durant la guerre d’Algérie. Elle l’adorait.

Ébranlée, elle se mit à courir pour échapper à d’autres réflexions du genre, aperçut enfin la lumière de La Rousse. Avait-elle laissé allumé ? Elle ne se souvenait pas. Truc croyait à un jeu, courait devant elle tandis que la luge allait dans tous les sens, trop légère. Sans prendre le temps de se déchausser elle surgit dans le living, croyant qu’il serait près du feu ou dans une des chauffeuses. Mais elle fouilla partout, la cuisine, sa chambre, la salle de bains. Puis elle entendit Truc gémir dans la grange, alla lui ôter son harnais, referma la porte. Elle se comportait comme une idiote.

Elle se prépara du thé, beurra légèrement deux toasts. Mais avant de manger, elle alla chercher un album de photos, examina longuement celles de son frère enfant. Marc était un garçon brun et maigre à cet âge-là, mais ses yeux bleus n’étaient pas enfoncés dans leur orbite et jamais il n’avait eu cet air méprisant et distant. Au contraire il était très ouvert, drôle, farceur.

Plus tard elle s’arrêta de mastiquer. Lorsqu’elle attendait Antoine, il avait été question, un moment, de le baptiser Pierre. Elle en était certaine. Il y avait même la lettre d’une amie d’enfance qui lui demandait des nouvelles du petit Pierre alors qu’elle était enceinte de sept mois. Elle se souvenait de lui avoir répondu en précisant que l’enfant s’appellerait Antoine s’il s’agissait d’un garçon et de Léonie pour une petite fille.

Son cœur battait avec un bruit sourd dans sa poitrine. Pendant deux mois de sa vie fœtale l’enfant avait été Pierre. Ce temps avait-il été suffisant pour créer en elle un être imaginaire portant ce même prénom ?

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