MURMURES : sons émis par un transmetteur radio ennemi juste avant la diffusion d’un message codé.
Cambridge au quatrième hiver de la guerre : une ville fantôme.
Un vent sibérien incessant dont rien n’avait émoussé le mordant sur des milliers de kilomètres soufflait de la mer du Nord et balayait les Fens. Il faisait battre les panneaux indicateurs des abris antiaériens de Trinity New Court et s’acharnait sur les fenêtres condamnées de King’s College Chapel. Il s’engouffrait dans les cours et les cages d’escaliers, confinant les quelques professeurs et étudiants dans leurs chambres. Dès le milieu de l’après-midi, les étroites rues pavées étaient toutes désertées. À la tombée de la nuit, sans aucune lumière visible, l’université retrouvait des ténèbres qu’elle n’avait pas connues depuis le Moyen Âge. Une procession de moines traversant à petits pas Magdalene Bridge pour se rendre à Vêpres n’aurait guère semblé déplacée.
La guerre avait anéanti des siècles d’histoire.
C’est en ce lieu sinistre des plaines de l’est de l’Angleterre que débarqua, à la mi-février 1943, un jeune mathématicien répondant au nom de Thomas Jericho. La direction de la faculté de King’s College ne fut prévenue que la veille de son arrivée, ce qui lui laissa tout juste le temps de rouvrir son logement, de mettre des draps dans le lit et de faire disparaître trois ans de poussière des étagères et des tapis. On ne se serait en fait même pas donné cette peine — c’était la guerre et le personnel se faisait rare — si le principal en personne n’avait pas reçu chez lui un coup de fil d’un responsable obscur mais fort haut placé du Foreign Office de Sa Majesté, le priant instamment que l’on « veille sur M. Jericho jusqu’à ce qu’il soit suffisamment remis pour reprendre son devoir ».
« Bien sûr, répondit le principal, qui n’arrivait absolument pas à mettre un visage sur le nom de Jericho. Bien sûr. Ce sera un plaisir de l’accueillir à nouveau parmi nous ».
Tout en parlant, il ouvrit le registre de la faculté, le parcourut et finit par trouver ce qu’il cherchait : Jericho, T. R. G. ; enregistré en 1935 ; reçu premier au tripos de mathématique en 1938 ; titulaire d’une bourse d’étude de 200 livres par an ; absent de l’université depuis le début de la guerre.
Jericho ? Jericho ? Le principal n’en avait qu’un très vague souvenir, celui d’un adolescent flou sur une photo de promotion universitaire. Autrefois, peut-être se serait-il souvenu de ce nom, mais la guerre avait brisé le rythme sonore des inscriptions et des diplômes, et tout n’était plus que chaos : le Pitt Club s’était mué en Restaurant Britannique et l’on faisait pousser des pommes de terre et des oignons dans les jardins de St John’s…
« Il vient d’entreprendre des travaux d’une importance capitale pour le pays, poursuivit son interlocuteur. Nous vous serions donc très reconnaissants de faire en sorte qu’il ne soit pas dérangé.
— Compris, assura le principal. Compris. Je veillerai à ce qu’on le laisse tranquille.
— Nous vous en remercions. »
L’éminent personnage raccrocha. « Des travaux d’une importance capitale pour le pays. » Bigre…
Le vieux principal savait ce que cela signifiait. Il raccrocha à son tour et contempla pensivement le combiné, puis il se mit en quête de l’économe.
Les facultés de Cambridge sont des villages et, à ce titre, très friandes de ragots — surtout lorsque ces villages sont à quatre-vingt-dix pour cent désertés —, aussi le retour de Jericho provoqua-t-il des heures de supputations diverses parmi le personnel de King’s College.
Il y eut, pour commencer, les circonstances de son arrivée : quelques heures après le coup de fil au principal, il fut amené très tard, par une nuit neigeuse, emmitouflé dans une couverture de voyage à l’arrière d’une tonitruante Rover officielle conduite par une jeune femme en uniforme bleu de la Women’s Royal Navy. Kite, le concierge, qui proposa de porter les bagages du visiteur dans sa chambre, raconta que Jericho s’accrochait à ses deux valises de cuir élimé sans vouloir en lâcher une seule alors qu’il avait l’air si pâle et si épuisé que Kite doutait qu’il puisse arriver sans aide en haut de l’escalier circulaire.
Dorothy Saxmundham, la femme de chambre, fut la deuxième à le voir lorsqu’elle monta, le lendemain matin, faire le ménage. Il était appuyé sur ses oreillers, en train de contempler la neige fondue qui tombait sur la Tamise, et pas une fois il ne tourna la tête, ne fût-ce que pour la regarder — il n’avait même pas l’air de savoir qu’elle était là, le pauvre petit. Jusqu’au moment où elle voulut déplacer l’une de ses valises, alors il fut debout en un éclair. « Ne touchez pas à cela, s’il vous plaît, madame Sax, merci, merci beaucoup. » Et elle se retrouva sur le palier moins de vingt secondes plus tard.
Il ne reçut qu’un seul visiteur : le médecin de la faculté, qui vint le voir à deux reprises, resta environ un quart d’heure à chaque fois et partit sans rien dire.
Il prit tous ses repas dans sa chambre pendant la première semaine — non qu’il mangeât grand-chose à en croire Oliver Bickerdyke, qui travaillait aux cuisines. Il lui portait un plateau trois fois par jour et le reprenait une heure plus tard, à peine entamé. Le grand exploit de Bickerdyke, qui suscita une bonne heure de spéculations autour du fourneau à charbon dans la loge du concierge, fut de tomber sur le jeune homme en train de travailler à son bureau, vêtu d’un manteau par-dessus son pyjama, d’une écharpe et d’une paire de mitaines. Habituellement, Jericho « se barricadait », c’est-à-dire qu’il gardait la grosse porte de chêne de son bureau soigneusement fermée et demandait, d’une voix forte mais polie qu’on lui déposât son plateau dehors. Mais, le matin en question, soit six jours après son arrivée mélodramatique, il avait laissé la porte légèrement entrouverte. Bickerdyke poussa alors délibérément le panneau du bout des jointures, si doucement que le mouvement aurait été imperceptible pour tout être vivant, à l’exception peut-être d’une gazelle en train de paître, et parvint à franchir le seuil, se retrouvant à moins d’un mètre de sa proie quand Jericho se retourna. Bickerdyke eut tout juste le temps de remarquer des piles de papiers (« couverts de chiffres, de schémas, de lettres grecques et ce genre de trucs ») avant que le travail ne soit dissimulé à la hâte et qu’on le fasse sortir. La porte demeura par la suite résolument fermée.
Lorsqu’elle écouta le récit de Bickerdyke, l’après-midi suivant, Dorothy Saxmundham ne voulut pas être en reste et ajouta un détail connu d’elle seule. M. Jericho disposait d’un petit poêle à gaz dans son salon et d’une cheminée dans sa chambre. Eh bien, dans l’âtre qu’elle avait nettoyé le matin même, il avait visiblement fait brûler tout un tas de papiers.
Un silence accueillit cette information capitale.
« C’était peut-être le Times, finit par dire Kite.
Je glisse un exemplaire du Times sous sa porte tous les matins. »
Non, assura Mme Sax. Ce n’était pas le Times. Les journaux se trouvaient encore empilés près du lit. « Il n’a pas l’air de les lire, pas d’après ce que j’ai remarqué. Il fait juste les mots croisés. » Bickerdyke suggéra qu’il pouvait brûler des lettres. Des lettres d’amour, peut-être, ajouta-t-il avec un sourire entendu.
« Des lettres d’amour ? Lui ? Tu rigoles. » Kite retira son antique chapeau melon de la tête, en inspecta le bord élimé puis le replaça soigneusement sur son crâne chauve. « En outre, il n’a pas reçu la moindre lettre, pas une seule, depuis qu’il est ici. » Ils arrivèrent donc à la conclusion que Jericho ne pouvait en fait brûler que le fruit de son travail dans le foyer de sa cheminée — un travail si secret que nul ne devait en voir ne fût-ce qu’un fragment dans la corbeille à papier. En l’absence de faits plus concrets, la fiction s’ajoutait à la fiction. Ils décidèrent que c’était un scientifique au service du gouvernement. Non, il travaillait plutôt pour les services de contre-espionnage. Non, non, c’était un génie. Il avait fait une dépression nerveuse. Sa présence à Cambridge était un secret d’État. Il avait des amis haut placés. Il avait rencontré M. Churchill. Il avait rencontré le roi…
Or, ils auraient été satisfaits d’apprendre que chacune de leurs supputations était absolument et rigoureusement exacte.
Trois jours plus tard, très tôt le matin du 26 février, le mystère prit un tour nouveau.
Kite triait la première distribution du courrier et répartissait la petite pile de lettres dans les rares cases dont les propriétaires se trouvaient encore à la faculté quand il tomba non pas sur une mais sur trois enveloppes adressées à M. T. R. G. Jericho, envoyées à l’origine à l’auberge du White Hart, Shenley Church End, Buckinghamshire, mais qu’on avait fait suivre à King’s College. Pendant un moment, Kite fut désarçonné. Cet étrange jeune homme, autour duquel ils avaient échafaudé une identité aussi exotique, n’était-il en fait que le gérant d’un pub ? Il remonta ses lunettes sur son front, recula l’enveloppe à bout de bras et scruta les cachets de la poste.
Bletchley.
Il y avait une vieille carte d’état-major accrochée au fond de la loge et qui montrait, au sud de l’Angleterre, le triangle très dense délimité par Cambridge, Oxford et Londres. Bletchley se trouvait à la croisée d’une importante ligne de chemin de fer, à mi-chemin exactement des deux villes universitaires. Shenley Church End était à peine un hameau situé à environ sept kilomètres au nord-ouest de Bletchley.
Kite examina la plus intéressante des trois enveloppes. Il la porta à son nez proéminent, veiné de bleu, et la renifla. Il triait le courrier depuis plus de quarante ans et il savait reconnaître une écriture féminine quand il en voyait une : plus nette et plus lisible, plus ronde, moins anguleuse que celle d’un homme. Une bouilloire était au chaud sur le fourneau. Il jeta un regard alentour. Il n’était pas encore huit heures et le jour se levait à peine. Il ne fallut à Kite qu’une seconde pour plonger dans l’alcôve et tenir le rabat de l’enveloppe au-dessus de la vapeur. C’était du papier de temps de guerre, mince et de vilaine qualité, fixé avec de la mauvaise colle. Le rabat s’humidifia rapidement, roula et s’ouvrit, permettant à Kite de sortir une carte.
Il eut tout juste le temps de la parcourir jusqu’au bout quand il entendit la porte de la loge s’ouvrir. Une rafale de vent ébranla les vitres. Il remit vivement la carte dans l’enveloppe, plongea le petit doigt dans le pot de colle gardé près du poêle, recolla le rabat puis tendit négligemment la tête hors de l’alcôve pour voir qui venait d’entrer. Il faillit avoir une attaque.
« Bon Dieu… euh, bonjour… monsieur Jericho… oui ?
— Y a-t-il du courrier pour moi, monsieur Kite ? »
La voix de Jericho était assez ferme, mais il parut osciller légèrement et se retint au comptoir comme un marin qui vient de rentrer à terre après un long voyage. C’était un jeune homme très pâle, plutôt petit, doté de cheveux noirs et d’yeux noirs — deux traits qui n’étaient là, semblait-il, que pour accentuer encore la pâleur de son teint.
« Pas que j’aie remarqué, monsieur. Mais je vais vérifier. »
Kite replongea avec dignité dans son alcôve où il lissa l’enveloppe humide avec sa manche. Le papier n’était que légèrement froissé. Il la glissa au milieu d’une pile d’autres lettres, revint vers son visiteur et fit mine — avec une virtuosité qui l’étonna lui-même — de chercher.
« Non, non, rien, non. Ah si, il y a quelque chose. Oh, mais tiens donc ! Il y en a encore deux autres. » Kite les tendit par-dessus le comptoir. « C’est votre anniversaire, monsieur ?
— Hier. » Jericho fourra les enveloppes dans la poche intérieure de son pardessus sans même leur accorder un coup d’œil.
« Tous mes vœux alors, monsieur. » Kite regarda les lettres disparaître en étouffant un soupir de soulagement. Il croisa les bras et s’appuya sur le comptoir. « Puis-je me permettre d’essayer de deviner votre âge, monsieur ? Vous êtes arrivé ici en trente-cinq, si je me souviens bien. Cela vous ferait donc dans les vingt-six ans, peut-être ?
— Je vous demandais si c’était bien mon journal, monsieur Kite ? Je ferais aussi bien de le prendre, cela vous épargnerait le dérangement. »
Kite poussa un grognement, se redressa et alla chercher l’exemplaire du Times. Puis il fit une dernière tentative pour engager la conversation en le lui remettant ; il commenta l’évolution plutôt positive de la guerre en Russie depuis Stalingrad et, si vous vouliez son avis, Hitler était fini de toute façon — mais bien sûr, lui, Jericho, avait sans doute des informations beaucoup plus récentes sur le sujet… ? Le jeune homme se contenta de sourire.
« Je doute que mes informations sur quoi que ce soit puissent être plus récentes que les vôtres, monsieur Kite, même sur mon propre compte, connaissant vos méthodes. »
Pendant un instant, Kite ne fut pas certain d’avoir bien entendu. Il examina Jericho qui croisa son regard et le soutint de ses yeux sombres, soudain animés d’une étincelle de vie. Puis, sans cesser de sourire, Jericho lança « Bonne journée ! », fourra son journal sous son bras et sortit. Kite l’observa par la fenêtre à meneaux de la loge : frêle silhouette serrée dans l’écharpe blanc et violet de la faculté, à la démarche peu assurée, tête baissée contre le vent. « Mes méthodes, se répéta-t-il en lui-même. Mes méthodes ? »
Cet après-midi-là, lorsque le trio se rassembla comme d’habitude pour le thé autour du fourneau à charbon, il avança une toute nouvelle explication à la présence de Jericho parmi eux. Naturellement, il ne pouvait dévoiler la façon dont il avait obtenu ses informations, sinon qu’elles étaient particulièrement sûres (il fit allusion à une conversation d’homme à homme). Oubliant son précédent mépris pour les lettres galantes, Kite assura maintenant avec certitude que le jeune homme souffrait de toute évidence d’un chagrin d’amour.
Jericho n’ouvrit pas les lettres tout de suite. Il préféra carrer les épaules et affronter les rafales de vent. Après une semaine passée enfermé dans sa chambre, l’afflux d’oxygène lui martelait le visage et l’étourdissait. Il prit à droite devant la salle des professeurs de première année puis emprunta l’allée dallée qui traversait la faculté et suivait le petit pont en dos d’âne jusque dans la prairie inondable située de l’autre côté. Les services administratifs de la faculté se trouvaient sur la gauche, et sur la droite, à l’autre bout d’une grande étendue de pelouse, se dressait la façade abrupte de la chapelle. Du côté noirci par les intempéries, quelques enfants de chœur pénétraient en file étroite dans l’édifice, leurs robes se balançant au rythme de la tempête.
Jericho s’arrêta et une rafale de vent le fit vaciller, le forçant à reculer d’un pas. Un passage empierré dont les arches disparaissaient sous le lierre envahissant partait d’un côté de l’allée. Poussé par l’habitude, Jericho leva les yeux vers un ensemble de fenêtres au premier étage. Aucune lumière n’y brillait et les volets étaient tirés. Là aussi, le lierre, livré à lui-même, recouvrait d’un épais feuillage plusieurs des petits panneaux en forme de losanges.
Il hésita, puis quitta l’allée et s’enfonça dans la pénombre du passage.
La cage d’escalier était telle qu’il se la rappelait, sauf que cette aile de la faculté était à présent condamnée et le vent avait poussé les feuilles mortes au bas des marches. Un vieux journal s’enroula autour de ses jambes comme un chat affamé. Il essaya l’interrupteur. En vain. Il n’y avait pas d’ampoule. Mais il parvint tout de même à déchiffrer le nom parmi les trois qui figuraient en lettres capitales blanches et élégantes, maintenant passées et fendillées, sur le panneau de bois.
Avec quelle nervosité il avait gravi ces marches lors de sa première visite — quand ? L’été 1938 ? Il y avait un monde — pour découvrir un homme d’à peine cinq ans son aîné, aussi timide qu’un étudiant de première année et le front barré d’une mèche de cheveux noirs lui tombant sur les yeux : le grand Alan Turing, auteur des Nombres calculables, initiateur de la machine à calculer universelle…
Turing lui avait demandé ce qu’il envisageait de prendre comme sujet de recherche pour sa première année.
« La théorie de Riemann sur les nombres premiers.
— Mais je travaille justement sur Riemann.
— Je sais, avait avoué Jericho. C’est pour cela que j’ai choisi ce sujet. »
Turing avait alors éclaté de rire devant ce témoignage candide d’admiration sans bornes, et il avait accepté de diriger les recherches de Jericho, bien que le professorat lui fît horreur.
Jericho se tenait à présent sur le palier de Turing et tournait la poignée de la porte. Fermée à clé, bien entendu. Il avait la main pleine de poussière. Il essaya de se remémorer l’allure générale de la pièce. Sa première impression avait été marquée par la saleté de l’endroit : des livres, des notes, des lettres, du linge sale, des bouteilles et des boîtes de conserve vides jonchaient le sol. Il y avait un ours en peluche appelé Porgy sur la cheminée dont le foyer était occupé par un poêle à gaz, et un vieux violon que Turing avait trouvé chez un brocanteur gisait dans un coin.
Turing était trop timide pour qu’on puisse se lier vraiment avec lui. De toute façon, à partir de Noël 1938, on ne l’avait plus beaucoup vu. Il annulait les séances de travail à la dernière minute en prétextant des voyages urgents à Londres. Ou bien Jericho montait cet escalier, frappait à cette porte et n’obtenait aucune réponse alors qu’il sentait que Turing se trouvait de l’autre côté. Quand, enfin, vers Pâques 1939, peu après l’entrée des nazis dans Prague, les deux hommes avaient fini par se voir, Jericho avait réussi à dire : « Écoutez, monsieur, si vous ne voulez pas diriger mes recherches…
— Ce n’est pas ça.
— Ou si vous avez trouvé quelque chose sur l’hypothèse de Riemann que vous ne voulez pas partager… »
Turing avait souri. « Tom, je peux vous assurer que je n’ai pas avancé d’un pouce sur la théorie de Riemann.
— Qu’est-ce que c’est alors…
— Ce n’est pas Riemann. » Puis il avait ajouté, très calmement : « Il se passe d’autres choses que les mathématiques dans le monde en ce moment, vous savez… »
Deux jours plus tard, Jericho avait trouvé un mot dans sa case : « Venez prendre un verre de sherry chez moi, ce soir. F. J. Atwood. »
Jericho tourna le dos à la porte de Turing. Il sentait ses jambes se dérober sous lui. Il se retint à la rampe usée et descendit les marches une à une, prudemment, comme un vieillard.
Atwood. Personne ne refusait une invitation d’Atwood, professeur d’histoire antique, doyen de la faculté avant même la naissance de Jericho, personnage qui disposait d’une véritable toile d’araignée de relations à Whitehall. Cela équivalait à une invitation de Dieu Lui-même.
« Vous parlez des langues étrangères ? » avait été la première question d’Atwood tandis qu’il leur servait à boire. Âgé de moins de soixante ans, célibataire, il avait en fait épousé King’s College. Ses livres étaient disposés derrière lui. L’Art grec et macédonien de la guerre. César, homme de lettres. Thucydide et son Histoire.
« L’allemand seulement. » Jericho s’était mis à l’étudier à l’adolescence afin de pouvoir lire les grands mathématiciens du dix-neuvième siècle : Gauss, Kummer, Hilbert.
Atwood avait hoché la tête et lui avait tendu une dose infime de sherry très sec dans un verre de cristal. Il suivit le regard de Jericho vers les livres. « Connaîtriez-vous Hérodote, par hasard ? Connaissez-vous l’histoire d’Histiaeus ? »
C’était une question rhétorique, comme la plupart des questions d’Atwood.
« Histiaeus voulait envoyer un message de la cour de Perse à son gendre, le tyran Aristagoras de Milet, pour le presser de fomenter une révolte. Mais il craignait qu’une telle injonction ne soit interceptée. Il fit alors raser la tête de son esclave le plus fidèle, tatouer le message sur la peau de son crâne, puis il attendit que les cheveux repoussent pour l’envoyer auprès d’Aristagoras avec instruction de le faire tondre. Méthode peu fiable mais qui se révéla, dans son cas, efficace. À votre santé. »
Jericho apprit par la suite qu’Atwood racontait les mêmes anecdotes à toutes ses recrues. Histiaeus et son esclave rasé s’effacèrent devant Polybe et son carré chiffré, puis vint la lettre de César à Cicéron dans laquelle le a devenait d, le b, e, le c, f et ainsi de suite. À la fin, tournant toujours autour du pot mais se rapprochant peu à peu du sujet, il avait fait un peu d’étymologie.
« Le latin crypta provient de la racine grecque Κρύπτη, qui signifie “caché, dissimulé”. D’où crypte, l’endroit où l’on enfouit les morts, et crypto, secret. Cryptocommuniste, cryptofasciste… Au fait, vous n’êtes ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?
— Je ne suis pas un endroit où l’on enfouit les morts, non.
— Cryptogramme… » Atwood avait levé son sherry à la lumière et examinait le liquide pâle en plissant les yeux. « Analyse cryptographique… Turing me dit qu’il pense que vous pourriez vous en sortir très bien… »
Jericho avait déjà de la fièvre lorsqu’il arriva à son appartement. Il verrouilla la porte et s’écroula sans ôter ni manteau ni écharpe, face contre son lit défait. Il entendit des pas dans le couloir, et quelqu’un frappa à la porte.
« Monsieur, le petit déjeuner.
— Laissez-le devant la porte. Merci.
— Vous vous sentez bien, monsieur ?
— Ça va très bien. »
Il entendit le bruit du plateau qu’on posait et des pas qui s’éloignaient. La pièce semblait tanguer et enfler démesurément, un coin du plafond paraissant soudain gigantesque et tout à la fois à portée de la main. Jericho ferma les yeux et les visions vinrent le chercher dans l’obscurité…
… Turing, souriant de son demi-sourire timide : « Tom, je peux vous assurer que je n’ai pas avancé d’un pouce sur la théorie de Riemann… »
… Logie, lui serrant la main dans la Hutte des Bombes tout en criant pour couvrir le bruit des machines : « Le premier ministre vient juste d’appeler avec toutes ses félicitations… »
… Claire, lui effleurant la joue en murmurant : « Mon pauvre, tu m’as réellement dans la peau, hein, mon pauvre Tom… »
… « Écartez-vous, L. » Une voix masculine, la voix de Logie… « Écartez-vous, laissez-le respirer… »
Et puis plus rien.
Lorsqu’il se réveilla, la première chose qu’il fit fut de regarder sa montre. Il était resté inconscient environ une heure. Il s’assit et tâta les poches de son pardessus. Il avait un calepin sur lequel il notait la durée de chaque crise et les symptômes. La liste était désespérément longue. Mais il trouva d’abord les trois enveloppes.
Il les posa sur le lit et les examina un instant. Puis il en ouvrit deux. La première était une carte de sa mère, et l’autre de sa tante, les deux femmes lui souhaitant un joyeux anniversaire. Ni l’une ni l’autre ne se doutaient de ce qu’il faisait, et toutes deux se sentaient, il le savait, coupables et déçues qu’il ne fût pas en train de se faire tuer en portant l’uniforme, comme les fils de la plupart de leurs amies.
« Mais qu’est-ce que je dois dire aux gens ? lui demandait sa mère, désespérée, pendant l’un de ses brefs séjours à la maison, alors qu’il refusait une fois de plus de lui dire ce qu’il faisait.
— Dis-leur que je suis dans les communications d’État, avait-il répondu en reprenant la formule qu’on lui avait conseillé d’employer en cas d’interrogations persistantes.
— Mais ils aimeraient peut-être en savoir plus que ça.
— Alors, c’est que leur comportement est suspect et tu devrais en avertir la police. »
Sa mère avait imaginé la catastrophe sociale qui aurait résulté de l’interrogatoire de ses partenaires de bridge par l’inspecteur local, et elle n’avait pas insisté.
Et la troisième lettre ? Comme Kite avant lui, il la tourna, la retourna et la huma. Était-ce son imagination ou y avait-il réellement une trace de parfum ? Cendres de Roses, de Bourjois, un flacon minuscule qui l’avait pratiquement mis sur la paille tout juste un mois plus tôt. Il se servit de sa règle comme d’un coupe-papier pour ouvrir l’enveloppe. Elle ne contenait qu’une petite carte choisie à la va-vite — elle représentait une coupe de fruits, sans raison particulière — et une formule de circonstance, ou du moins le supposait-il, n’ayant pas l’habitude de ce genre de situation. « Mon cher T… te considère toujours comme un ami… peut-être à l’avenir… désolée d’apprendre… je me dépêche… je t’embrasse… » Il ferma les yeux.
Plus tard, alors qu’il avait rempli la grille des mots croisés, alors que Mme Sax avait terminé son ménage et que Bickerdyke avait déposé un nouveau plateau devant la porte et récupéré le précédent, intact, Jericho se mit à quatre pattes, tira sa valise de sous son lit et la déverrouilla. Soigneusement pliées au milieu de la première édition Doubleday de 1930 de l’intégrale de Sherlock Holmes, se trouvaient six feuilles de papier tellière couvertes de son écriture en pattes de mouche. Il les posa sur le bureau branlant situé près de la fenêtre et les lissa de la main.
La machine à chiffrer convertit les données (langage normal, P) en langage chiffré (Z) au moyen d’une fonction f. Donc, Z = f(P, C) avec C représentant la clé…
Il tailla son crayon, souffla les particules de bois et se pencha sur ses feuilles.
Imaginons que C a n valeurs possibles. Pour chaque hypothèse de n, nous devons vérifier si f à la puissance -1(Z, C) produit du langage normal, avec f à la puissance -1 comme fonction de déchiffrage produisant P si C est correct…
Le vent plissa la surface de la mare. Une flottille de canards chevaucha les vagues sans remuer, comme des navires à l’ancre. Jericho posa son crayon et relut la carte en essayant d’évaluer les émotions qu’elle contenait, le sens qui se cachait derrière les phrases toutes faites. Il se demanda si l’on pouvait concevoir une formule de déchiffrage applicable aux lettres — aux lettres d’amour ou aux lettres annonçant la fin d’un amour.
Le sens (sentiment, S) est converti par la femme en message (M) au moyen d’une fonction w. Ainsi, M = w (S, V) avec V indiquant le vocabulaire. Imaginons que V a n valeurs possibles…
Les symboles mathématiques se brouillèrent devant ses yeux. Il emporta la carte dans sa chambre, jusqu’à la cheminée, s’agenouilla et frotta une allumette. Le papier s’enflamma rapidement et se tordit dans sa main avant de se muer aussitôt en cendres.
Peu à peu, ses journées prirent forme.
Il se levait tôt et travaillait pendant deux ou trois heures. Pas sur du déchiffrement — il avait brûlé tout cela le jour où il avait brûlé la carte — mais sur les mathématiques pures. Puis il dormait un peu. Il faisait ensuite les mots croisés du Times avant de déjeuner, en se chronométrant avec la vieille montre à gousset de son père — il ne lui fallait jamais plus de cinq minutes pour compléter la grille et, une fois, il y arriva même en trois minutes quarante. Il parvenait aussi à résoudre des suites de problèmes d’échecs — « hymnes des mathématiques », comme les appelait Hardy — très complexes sans se servir de pièces ni d’échiquier. Tout cela afin de se convaincre que son cerveau n’avait pas subi de dommages irrémédiables.
Après les mots croisés et les échecs, il parcourait les nouvelles de la guerre en s’efforçant de manger quelque chose sur son bureau. Il essayait d’éviter la bataille de l’Atlantique (MORTS À LA RAME : VICTIMES DES U-BOOTE MORTES DE FROID DANS LES CANOTS DE SAUVETAGE) et se concentrait sur le front russe : Pavlograd, Demiansk, Rjev… Les Soviétiques semblaient reprendre une ville toutes les heures, et il fut amusé de constater que le Times évoquait la fête de l’Armée rouge avec autant de respect que l’anniversaire du roi.
L’après-midi, il marchait, un peu plus loin à chaque sortie — il se confina d’abord au territoire de l’université, puis s’aventura dans la ville déserte et enfin dans la campagne givrée —, avant de rentrer à la tombée de la nuit pour s’asseoir près du poêle à gaz et lire Sherlock Holmes. Il se mit à prendre ses dîners dans la salle commune, après avoir décliné poliment l’offre du doyen de se joindre à la grande table. La nourriture était aussi infecte qu’à Bletchley, mais l’environnement était plus agréable avec la lueur des chandelles qui vacillait sur les portraits aux grands cadres et se reflétait sur les longues tables de chêne ciré. Il apprit à ignorer les regards ouvertement curieux des professeurs et coupait court à toute tentative de conversation d’un simple hochement de tête. La solitude ne lui pesait pas. Elle avait été toute sa vie. Enfant unique, orphelin de père, enfant « doué », il y avait toujours eu quelque chose pour le séparer des autres. À une époque, il ne pouvait guère parler de son travail parce que personne ou presque ne comprenait de quoi il s’agissait. Maintenant, il ne pouvait toujours pas en parler parce que c’était confidentiel. Cela revenait au même.
À la fin de la deuxième semaine, il parvint enfin à dormir des nuits complètes, exploit qu’il n’avait pas accompli depuis plus de deux ans.
Shark, Enigma, baiser, Bombe, briser, capture, baisse, Crible… il parvenait petit à petit à effacer de son esprit conscient tout le vocabulaire décalé de sa vie clandestine. Il fut étonné de constater que l’image de Claire elle-même se brouillait. Il avait encore des éclairs de mémoire particulièrement vifs, surtout la nuit — l’odeur citronnée de ses cheveux fraîchement lavés, ses grands yeux gris d’une pâleur délavée, sa voix douce, mi-amusée, mi-ennuyée —, mais ces flashes manquaient de plus en plus de cohérence. La vision d’ensemble s’évanouissait.
Il écrivit à sa mère pour la convaincre de ne pas venir le voir.
« Prenez du bon temps, lui avait dit le médecin en refermant son sac à malices. Prenez du bon temps, monsieur Jericho. C’est cela qui vous guérira. »
Force était à Jericho de constater que le vieux avait raison. Il recouvrait la santé. « La fatigue nerveuse », ou tout ce qu’on voulait, n’était en fin de compte pas vraiment de la folie.
Et puis, sans prévenir, le vendredi 12 mars, ils étaient venus le voir.
La veille au soir, il avait entendu un vieux professeur se plaindre de ce que les Américains construisaient une nouvelle base aérienne à l’est de la ville.
« Je leur ai demandé s’ils se rendaient compte qu’ils s’installaient sur un site fossile du Pléistocène. S’ils savaient que j’y avais moi-même découvert les cornes de Bos primigenius. Eh bien vous savez quoi ? Le type s’est contenté de rire ! »
Un bon point pour les Ricains, pensa Jericho, et il décida que la base ferait un bon but de balade. Comme cela le conduirait au moins cinq kilomètres plus loin que ses promenades habituelles, il partit tôt, juste après le déjeuner.
Il longea les pelouses d’un pas vif, dépassa la bibliothèque des Wrens, ces auxiliaires féminines de la marine, et les tours de sucre glace de St John’s, passa devant le stade où deux douzaines de petits garçons en chemise violette jouaient au football et tourna à gauche, marchant d’un bon pas le long de Madingley Road. Dix minutes plus tard, il se trouvait en pleine campagne.
Kite avait sombrement prédit de la neige, mais même s’il faisait encore froid, le ciel était ensoleillé et lumineux — dôme bleu pur couronnant ce paysage si plat de l’est de l’Angleterre, parsemé sur des kilomètres de taches argentées formées par les avions et de traînées blanches qu’ils laissaient derrière eux. Avant la guerre, Jericho avait sillonné cette campagne presque chaque semaine à bicyclette et il ne croisait alors que de rares voitures. Une interminable succession de poids lourds américains ne cessait maintenant de le pousser sur le bas-côté, des camions plus rapides, plus fringants, plus modernes que leurs équivalents britanniques, et recouverts à l’arrière de bâches de camouflage. Les visages blancs des pilotes américains apparaissaient dans l’ombre. Il arrivait que les hommes lui crient quelque chose en lui adressant un signe de la main. Il saluait alors lui aussi d’un signe du bras, se sentant absurdement anglais et empoté.
Il finit par arriver en vue de la nouvelle base et resta à proximité de la route pour observer trois forteresses volantes décoller au loin, l’une après l’autre, appareils trop énormes, presque trop lourds, sembla-t-il à Jericho, pour s’arracher du sol. Ils se traînaient lourdement sur les pistes de béton toutes neuves, rugissant de colère, s’agrippant à l’air pour se libérer jusqu’au moment où un trait de lumière apparaissait sous eux, puis ce trait s’élargissait : ils avaient décollé.
Il resta là près d’une demi-heure, à sentir l’air frémir aux vibrations des moteurs, à respirer l’atmosphère excitante de l’aviation charriée par l’air glacé. Il n’avait jamais assisté à une telle démonstration de puissance. Il se dit alors avec un plaisir pervers que les fossiles du Pléistocène devaient être à présent réduits à l’état de poussière. Quel était ce vers de Cicéron qu’Atwood se plaisait tant à citer ? Nervos belli, pecuniam infinitam. Le nerf de la guerre, c’est de l’argent à l’infini.
Il regarda sa montre et s’aperçut qu’il ferait mieux de rentrer maintenant s’il voulait atteindre la faculté avant la tombée de la nuit.
Il avait parcouru près de deux kilomètres quand un bruit de moteur se fit entendre derrière lui. Une jeep le dépassa, fit une embardée et s’arrêta. Le conducteur, emmitouflé dans un gros pardessus, se leva et lui fit signe.
« Salut mec ! Je vous dépose ?
— Ce serait très aimable à vous, merci.
— Grimpez là-dedans. »
L’Américain n’avait visiblement pas envie de parler, ce qui convenait parfaitement à Jericho. Il s’accrocha aux bords de son siège et regarda droit devant tandis qu’ils filaient en cahotant sur les petites routes de plus en plus sombres et pénétraient dans la ville. Le conducteur le déposa derrière la faculté, le salua d’un geste, fit vrombir le moteur et disparut. Jericho le regarda s’éloigner puis se détourna et franchit le portail.
Avant la guerre, ce trajet d’environ trois cents mètres était à cette heure-ci et à cette époque de l’année ce que Jericho préférait : l’allée qui serpentait au milieu d’un tapis de crocus mauves et jaunes, les dalles usées éclairées par les réverbères victoriens ouvragés, les flèches de la chapelle à gauche, les lumières de l’université à droite. Mais les crocus avaient du retard, les lampadaires n’étaient plus allumés depuis 1939 et une citerne défigurait la célèbre silhouette de la chapelle. Seule une lumière brillait faiblement dans les locaux de l’université et, alors qu’il se dirigeait dans sa direction, Jericho finit peu à peu par comprendre qu’il s’agissait de sa fenêtre.
Il s’immobilisa et fronça les sourcils. Avait-il laissé la lumière allumée ? Il était sûr que non. Alors qu’il regardait, il distingua une ombre, un mouvement, une silhouette dans le rectangle jaune pâle. Deux secondes plus tard, la lumière s’alluma dans sa chambre.
Ce n’était pas possible !
Il se mit à courir. Il lui fallut trente secondes pour arriver à l’escalier et il franchit les marches comme un athlète. Ses chaussures claquaient sur les dallées usées. « Claire ? cria-t-il. Claire ? » La porte s’ouvrit sur le palier.
« Du calme, mon vieux, fit une voix masculine à l’intérieur de l’appartement. Tu vas te faire mal. »
Guy Logie était un grand type cadavérique qui avait une dizaine d’années de plus que Jericho. Il était allongé sur le canapé qui faisait face à la porte, la nuque sur l’un des accoudoirs, ses chevilles osseuses pendant l’une par-dessus l’autre et ses longues mains soigneusement croisées sur le ventre. Il avait une pipe coincée entre les dents et soufflait des ronds de fumée en direction du plafond. Les halos distendus s’élevaient doucement, se tordaient, se rompaient et se dissolvaient en brume. Il sortit la pipe de sa bouche et émit un bâillement élaboré qui parut le prendre par surprise.
« Oh, mon Dieu. Excuse-moi. » Il ouvrit les yeux et se remit d’une secousse en position assise. « Salut, Tom.
— Oh, je t’en prie, je t’en prie, ne bouge pas, protesta Jericho. J’insiste, je t’assure, fais comme chez toi. Je pourrais peut-être te trouver un peu de thé ?
— Du thé, ce serait formidable. » Avant la guerre, Logie avait été directeur du département de mathématiques dans une grande et vénérable Public School. Mi-champion de rugby, mi-champion de hockey, l’ironie fusait chez lui comme des cailloux devant un rhinocéros lancé à fond de train. Il traversa la pièce et saisit Jericho par les épaules. « Viens là. Laisse-moi te regarder, vieille branche, dit-il en le tournant et le retournant à la lumière. Oh là là ! C’est vrai que tu as un air de déterré. »
Jericho se dégagea d’un mouvement d’épaules. « J’allais parfaitement bien.
— Désolé. On a frappé avant d’entrer. C’est ton gardien qui nous a introduits.
— Nous ? »
Il y eut un bruit en provenance de la chambre.
« Nous sommes venus avec la voiture officielle, celle qui a un drapeau. Ça a beaucoup impressionné ton M. Kite. » Logie suivit le regard de Jericho vers la porte de sa chambre. « Oh, ça ? C’est Leveret, ne t’occupe pas de lui. » Il sortit la pipe de sa bouche et appela : « Monsieur Leveret ! Venez rencontrer M. Jericho. Le célèbre M. Jericho. »
Un petit homme à la figure mince apparut à l’entrée de la chambre à coucher.
« Bonjour, monsieur. » Leveret portait un imperméable et un chapeau mou. Il s’exprimait avec un léger accent du nord.
« Mais qu’est-ce que vous foutez là ?
— Il vérifie juste que tu vis bien seul, expliqua Logie avec douceur.
— Évidemment que je vis tout seul !
— L’escalier tout entier est-il désert, monsieur ? demanda Leveret. Personne n’occupe les chambres au-dessus et au-dessous des vôtres ? »
Exaspéré, Jericho leva les mains en l’air. « Guy, enfin, pour l’amour de Dieu !
— Je crois qu’il n’y a pas de problème, assura Leveret à Logie. J’ai déjà fermé les doubles rideaux là-bas. » Il se tourna vers Jericho. « Ça ne vous dérange pas si je fais la même chose ici ? » Il n’attendit pas l’autorisation. Il se dirigea vers la petite fenêtre plombée, l’ouvrit, ôta son chapeau et regarda dehors, en haut, en bas, à droite et à gauche. Une brume gelée s’élevait de la Tamise et un souffle d’air glacé s’engouffra dans la pièce. Satisfait, Leveret rentra la tête à l’intérieur, ferma la fenêtre et tira les rideaux.
Le silence se prolongea une trentaine de secondes. C’est Logie qui le rompit en se frottant les mains pour demander : « On peut espérer un feu, Tom ? J’avais oublié à quoi ressemblait cet endroit en hiver. C’est pire que l’école. Et du thé ? Tu as parlé de thé tout à l’heure ? Une tasse de thé vous ferait-elle plaisir, monsieur Leveret ?
— Extrêmement, monsieur.
— Et pourquoi pas un toast ? J’ai remarqué que tu avais du pain, Tom, là-bas dans ta cuisine. Un toast devant un bon feu universitaire. Il y a de quoi nous ramener quelques années en arrière, non ? »
Jericho le dévisagea un instant. Il ouvrit la bouche pour protester puis changea d’avis. Il prit une boîte d’allumettes sur la cheminée, en frotta une et l’approcha du poêle à gaz. Comme d’habitude, la pression était si basse que la flamme s’éteignit. Il en alluma une autre, et cette fois fut la bonne. Un vermisseau enflammé projeta une lueur bleue et commença à s’étendre. Jericho traversa le palier pour se rendre dans la petite cuisine, remplit la bouilloire d’eau et alluma le réchaud à gaz. La huche à pain contenait effectivement une miche — Mme Saxmundham avait dû l’y mettre un peu plus tôt dans la semaine — et il en coupa trois tranches grisâtres. À l’intérieur du placard, il découvrit un pot de confiture d’avant la guerre étonnamment présentable une fois qu’il en eut gratté l’épaisse couche de moisi à la surface, et une lichette de margarine sur une assiette ébréchée. Il disposa le goûter sur un plateau et contempla la bouilloire.
Peut-être qu’il rêvait ? Mais quand il jeta un coup d’œil en direction de son salon, Logie se trouvait à nouveau étendu sur le canapé tandis que Leveret se tenait inconfortablement assis sur le bord d’une chaise, le chapeau dans les mains, pareil à un témoin acheté qui s’apprête à entrer dans la salle d’audience pour débiter son récit mal appris.
Ils ne pouvaient manquer d’apporter de mauvaises nouvelles. Comment aurait-il pu s’agir d’autre chose ? La tête pensante de la Hutte 8 n’aurait pas fait quatre-vingts kilomètres dans la campagne à bord de la précieuse automobile de l’adjoint du directeur pour une simple visite de courtoisie. Ils allaient le virer. Désolé mon vieux, mais on ne trimbale pas de passagers… Jericho se sentit soudain très las. Il se massa le front du revers de la main. La migraine familière revenait doucement, partant des sinus vers le fond de ses yeux. Et il avait cru que c’était elle. Quelle plaisanterie ! Pendant trente secondes, alors qu’il courait vers sa fenêtre éclairée, il avait été heureux. Que c’était pitoyable.
L’eau commençait à bouillir dans la bouilloire. Il ouvrit la boîte à thé et s’aperçut que le temps avait réduit les feuilles de thé en fine poussière. Il en déposa néanmoins dans la théière avant de verser l’eau bouillante dessus.
Logie assura que c’était un véritable nectar.
Ils restèrent ensuite silencieux dans la pénombre. La seule clarté provenait du pâle halo de la lampe de bureau posée derrière eux et de la lueur bleutée du poêle à gaz à leurs pieds. Le gaz sifflait. De derrière les doubles rideaux leur parvenaient un bruit étouffé d’éclaboussures et le coin-coin lugubre des canards. Logie s’était assis par terre, ses longues jambes étendues devant lui, et il bourrait sa pipe. Jericho avait pris place sur l’un des deux fauteuils et il tâtait distraitement le tapis avec la fourchette à toast. Leveret avait eu pour consigne de monter la garde à l’extérieur : « Cela vous dérangerait-il de fermer les deux portes, mon vieux ? La porte intérieure et la porte extérieure, oui, vous seriez bien aimable ? »
Le parfum chaud des toasts emplissait encore la pièce mais les assiettes avaient été poussées de côté.
« Voilà qui est vraiment très agréable », murmura Logie. Il craqua une allumette, et les objets disposés sur la cheminée projetèrent une ombre fugitive sur le mur humide. « Même si l’on apprécie, en un certain sens, la chance de se trouver dans un endroit comme Bletchley, par rapport aux autres endroits où l’on pourrait être, la grisaille d’une telle existence commence à devenir vraiment déprimante. Tu ne trouves pas ?
— Sûrement. « Allez, viens-en au fait, pensa Jericho en écartant des miettes d’une pichenette. Vire-moi et laisse-moi. »
Logie émit un petit bruit de succion satisfait en tirant sur sa pipe puis déclara tranquillement : « Nous avons tous été terriblement inquiets à ton sujet, tu sais, Tom. J’espère que tu ne t’es pas senti abandonné. »
Devant une sollicitude si inattendue, Jericho se découvrit à la fois surpris et humilié de sentir les larmes lui piquer les yeux. Il ne quittait pas le tapis du regard. « J’ai peur de m’être rendu complètement ridicule, Guy. Le pire, c’est que je ne me souviens même pas très bien de ce qui s’est passé. Il y a presque une semaine de blanc. »
Logie classa la question d’un mouvement de pipe. « Tu n’es pas le premier à perdre la santé dans cet endroit, vieille branche. As-tu vu dans le Times que ce pauvre Dilly Knox est mort la semaine dernière ? Ils ont fini par lui donner une médaille. Rien de trop original : l’ordre de Saint-Michel et Saint-George, je crois. Il a voulu la recevoir chez lui, personnellement, hissé dans son fauteuil. Et il est mort deux jours après. Cancer. Une horreur. Ensuite, il y a eu Jeffrey. Tu te souviens de lui ?
— On l’avait envoyé se refaire une santé à Cambridge lui aussi.
— C’est bien lui. Tu sais ce qu’il est devenu ?
— Il est mort.
— Ah, quel dommage. » Logie se concentra à nouveau sur ses activités de fumeur de pipe, tassant un peu le tabac dans le fourneau avant de craquer une autre allumette.
Pourvu qu’ils ne me mutent pas aux services administratifs, pria Jericho. Ou aux affaires sociales. Claire lui avait raconté qu’il y avait un type aux affaires sociales qui était chargé des cantonnements et qui faisait asseoir les filles sur ses genoux dès qu’elles voulaient une piaule avec salle de bains.
« C’est Shark, n’est-ce pas, qui t’a mis dans cet état ? dit Logie en lui adressant un regard entendu à travers un nuage de fumée.
— Oui, peut-être. On peut dire ça. »
Shark nous a tous détraqués, pensa Jericho.
« Mais c’est toi qui l’as eu, poursuivit Logie. C’est toi qui as brisé Shark.
— Je ne dirais pas tout à fait ça. Nous l’avons brisé.
— Pas du tout, c’est toi. » Logie joua avec l’allumette brûlée entre ses longs doigts minces. « Tu l’as eu et ensuite, c’est lui qui a fini par t’avoir. »
Jericho se revit soudain à bicyclette sous un ciel étoilé. Une nuit froide et la glace qui craquait.
« Écoute, fit-il, brusquement irrité, tu ne crois pas qu’on pourrait en venir au fait maintenant, Guy ? Enfin, je veux dire, c’est bien beau de prendre le thé devant le poêle de la faculté en parlant du bon vieux temps, mais allez…
— Mais nous en sommes précisément au fait, vieille branche. » Logie remonta les genoux sous le menton et enroula ses mains autour de ses mollets. « Shark, Limpet, Dolphin, Oyster, Porpoise et Winkle, soit Requin, Patelle, Dauphin, Huître, Marsouin et Bigorneau, les six petits poissons et coquillages de notre aquarium. Les six Enigma de la marine allemande. Et c’est Shark, le requin, le plus gros. » Il contempla le feu et, pour la première fois, Jericho put examiner à loisir son visage, fantomatique dans la lumière bleutée, semblable au crâne d’un squelette. Il avait l’air de quelqu’un qui n’a pas dormi depuis des semaines. Il bâilla à nouveau. « Tu sais, dans la voiture qui m’amenait ici, j’essayais de me rappeler qui a eu l’idée de l’appeler Shark au départ.
— Je ne m’en souviens pas, répondit Jericho. Je crois bien que c’était Alan. Ou peut-être que c’était moi. Mais qu’est-ce que ça peut faire, de toute façon ? C’est venu comme ça, c’est tout. Personne n’a discuté. Le nom convenait parfaitement. On a vu tout de suite que ça allait être un monstre.
— Et ça n’a pas été autre chose. » Logie tira sur sa pipe. Il commençait à disparaître dans un nuage de fumée. Le tabac de mauvaise qualité qu’on trouvait en temps de guerre exhalait un parfum de foin brûlé. « C’en est toujours un. »
Quelque chose dans la manière dont il prononça ces derniers mots — une imperceptible hésitation — poussa Jericho à relever brusquement la tête.
Les Allemands l’avaient baptisé Triton, comme le fils de Poséidon, ce demi-dieu de l’océan qui soufflait dans un coquillage en spirale pour soulever la tempête des profondeurs. « Humour germanique, avait grogné Puck lorsqu’ils avaient découvert ce nom de code. Putain d’humour germanique… » Mais à Bletchley, ils avaient gardé Shark. C’était une tradition et, en bons Anglais, ils aimaient leurs traditions. Ils donnèrent donc des noms de créatures marines à tous les codes ennemis. Ils baptisèrent Dolphin (Dauphin) le chiffre naval allemand le plus utilisé. Porpoise (Marsouin) correspondait à la clé d’Enigma pour les vaisseaux de surface en Méditerranée et la navigation en mer Noire. Oyster (Huître) n’était qu’une variante destinée uniquement aux officiers de Dolphin. Winkle (Bigorneau) recouvrait une variante de Porpoise pour officiers. Et Shark était le chiffre opérationnel des U-Boote.
Shark était unique. Tous les autres chiffres étaient obtenus à partir d’une machine Enigma standard à trois rotors. Mais Shark sortait d’une machine Enigma spécialement équipée d’un quatrième rotor qui le rendait vingt-six fois plus difficile à percer. Seuls les U-Boote étaient autorisés à en être équipés.
Il était entré en service le 1er février 1942 et avait plongé Bletchley dans un trou noir quasi infranchissable.
Jericho se souvenait des mois qui avaient suivi comme d’un cauchemar ininterrompu. Avant l’avènement de Shark, les cryptologues de la Hutte 8 avaient décrypté la plupart des transmissions des U-Boote le jour de leur interception, ce qui laissait amplement le temps de dévier la route des convois pour ne pas tomber dans les embuscades tendues par les sous-marins allemands. En revanche, au cours des dix mois qui avaient suivi la mise en service de Shark, ils n’avaient pu décrypter les messages qu’à trois reprises, et il leur avait fallu dix-sept jours à chaque fois, ce qui avait rendu les renseignements obtenus absolument inutiles puisque obsolètes.
Afin de les stimuler dans leurs recherches, on afficha dans la hutte de décryptage un graphique indiquant le tonnage mensuel des navires alliés coulés par les U-Boote dans l’Atlantique Nord. En janvier, juste avant le black-out, les Allemands avaient détruit quarante-huit navires alliés. En février, ils en coulèrent soixante-treize. En mars, quatre-vingt-quinze. En mai, cent vingt…
« Le poids de notre échec, commenta Skynner, chef de la section navale, au cours d’une de ses sinistres allocutions, se mesure à l’aune des corps de nos noyés. »
Quatre-vingt-quinze bateaux furent coulés en septembre. Quatre-vingt-treize en novembre…
Puis il y eut Fasson et Grazier.
Quelque part au loin, l’horloge de la faculté se mit à sonner. Jericho se surprit à compter les coups.
« Ça va, mon vieux ? Tu ne dis plus rien.
— Excuse-moi. Je réfléchissais juste. Tu te rappelles Fasson et Grazier ?
— Fasson et qui ? Non, désolé, je ne crois pas les avoir jamais rencontrés.
— Non, moi non plus. Aucun d’entre nous d’ailleurs. »
Fasson et Grazier. Il n’avait jamais su leurs prénoms. Au départ un lieutenant et un marin valide. Leur cuirassé avait permis la capture d’un U-Boot, le U-459, dans l’est de la Méditerranée. Ils avaient bombardé le sous-marin et l’avaient contraint à faire surface. Il était environ vingt-deux heures. La mer était houleuse et le vent forcissait. Lorsque les Allemands survivants eurent abandonné leur vaisseau, les deux marins britanniques s’étaient déshabillés et avaient nagé jusqu’à l’épave à la lumière des projecteurs. Le U-Boot s’enfonçait déjà dans les vagues, embarquant rapidement l’eau par le trou béant que les canons avaient pratiqué dans la tourelle. Les deux hommes avaient rapporté un plein sac de documents secrets pris dans la salle des transmissions radio, l’avaient donné à une équipe qui attendait dans un bateau tout proche puis étaient retournés chercher la machine Enigma elle-même quand le sous-marin avait brusquement basculé vers l’arrière et coulé. Ils avaient coulé avec le U-Boot — par huit cents mètres de fond, leur avait précisé le type de la marine qui leur avait raconté l’histoire dans la Hutte 8. Espérons simplement qu’ils sont morts avant d’avoir atteint le fond.
Puis il avait sorti les codes. Cela se passait le 24 novembre 1942. Neuf mois et demi après le début du trou noir.
À première vue, cela ne valait pas le sacrifice de deux vies humaines : deux petits fascicules, le Code des signaux courts et le Précis du chiffre météorologique, imprimés à l’encre soluble sur du papier buvard et qui devaient être jetés à l’eau par le radiotélégraphiste au premier signe de problèmes.
Mais, pour Bletchley, ils n’avaient pas de prix et valaient davantage que tous les trésors engloutis jamais découverts dans l’Histoire. Jericho les connaissait encore par cœur. Il ferma les yeux et vit les symboles apparaître devant lui, comme gravés au fond de sa rétine. T= Lufttemperatur in ganzen Celsius-Graden. — 28C = a. — 27C = b. — 26C = c…
Les U-Boote transmettaient des bulletins météo quotidiens : température de l’air, pression barométrique, vitesse du vent, couverture nuageuse… Le Précis du chiffre météorologique concentrait ces informations en une demi-douzaine de lettres. Ces six lettres étaient alors encodées sur Enigma puis le message était envoyé en morse par le sous-marin à l’intention des stations météorologiques côtières de la marine allemande. Ces stations utilisaient les informations des U-Boote pour établir leurs propres bulletins météorologiques. Ces rapports étaient alors retransmis, une ou deux heures plus tard, en chiffre météo produit par une Enigma standard à trois rotors — un chiffre que Bletchley pouvait décrypter — à l’intention de l’ensemble des navires allemands.
C’était une petite ouverture dans Shark.
Il s’agissait de lire d’abord le rapport météo. Puis de se reporter au Précis du chiffre météo. Vous obteniez alors, par un procédé de déduction logique, le texte qui était entré quelques heures plus tôt dans l’Enigma à quatre rotors. C’était le crible parfait. Un vrai rêve de cryptographe.
Mais cela ne suffisait toujours pas.
Chaque jour, les spécialistes du décryptage, dont Jericho, introduisaient leurs solutions possibles dans les Bombes — ces immenses calculateurs électromécaniques aussi vastes que des antichambres et qui faisaient un bruit de machines à tricoter — et attendaient de voir quelle solution serait la bonne. Et chaque jour, les réponses étaient nulles. La tâche était tout simplement trop vaste. Il fallait parfois vingt-quatre heures pour déchiffrer un simple message encodé sur une Enigma à trois rotors, et les Bombes passaient en cliquetant des milliards de permutations en revue. Une Enigma à quatre rotors, en multipliant le nombre des possibilités par vingt-six, exigeait théoriquement près d’un mois de recherches.
Pendant trois semaines, Jericho travailla jour et nuit, et lorsqu’il parvenait à saisir une heure ou deux de sommeil, ses rêves étaient peuplés de noyés : Espérons simplement qu’ils sont morts avant d’avoir atteint le fond… Il avait poussé son cerveau au-delà des limites de l’épuisement et sa tête le faisait souffrir physiquement, comme un muscle trop sollicité. Il commença à avoir des absences. Elles ne duraient que quelques secondes mais suffisaient à être inquiétantes. Il pouvait être en train de travailler dans la baraque, penché sur sa règle, et s’apercevoir soudain que le temps avait passé et que tout s’était brouillé autour de lui, comme dans un film qui aurait sauté des images à la projection. Il réussit à obtenir un peu de Benzédrine auprès du médecin du camp, mais cela ne fit qu’ajouter à ses sautes d’humeur, des moments de prostration de plus en plus prolongés succédant aux moments d’intense euphorie.
Plutôt curieusement, la solution, lorsqu’elle survint, n’avait rien à voir avec les mathématiques, et il se reprocha par la suite avec vigueur de s’être laissé noyer ainsi dans les détails. S’il n’avait pas été tellement épuisé, il aurait pris du recul et aurait trouvé plus tôt.
C’était un samedi soir, le deuxième samedi de décembre. Logie l’avait renvoyé chez lui vers vingt et une heures. Jericho avait essayé de protester, mais Logie s’était montré inflexible : « Non, tu vas te tuer en continuant à ce rythme-là, et tu ne seras plus utile à personne, vieux frère, surtout pas à toi. » Jericho avait donc pris sa bicyclette, avait péniblement pédalé jusqu’au pub de Shenley Church End, au-dessus duquel il logeait, et s’était aussitôt glissé dans les draps. Il entendit les dernières commandes qu’on prenait en bas, écouta les derniers clients partir et la fermeture du bar. Il passa les heures creuses qui suivaient minuit à contempler le plafond en se demandant s’il retrouverait jamais le sommeil, l’esprit lancé comme une machine impossible à arrêter.
Il avait semblé évident dès la première apparition de Shark que la seule solution durable et admissible était de reconcevoir les Bombes en prenant en compte le quatrième rotor. Mais cette solution se révélait épouvantablement lente. Si seulement ils pouvaient compléter la mission que Fasson et Grazier avaient si héroïquement commencée, en volant une Enigma Shark. Cela rendrait la reconception plus facile. Mais les Enigma Shark étaient les bijoux de la couronne de la marine allemande. Seuls les U-Boote en étaient équipés. Seuls les U-Boote et, bien sûr, le centre des communications de Sainte-Assise, au sud-est de Paris.
Pourquoi pas un raid sur Sainte-Assise ? Un commando parachuté peut-être. Il joua un moment avec cette idée puis la repoussa. Impossible. Et, de toute façon, inutile. En admettant que, par miracle, ils arrivent à se saisir de la machine, les Allemands le sauraient et passeraient à un autre système de communication. L’avenir de Bletchley reposait sur la foi inébranlable des Allemands en l’invincibilité d’Enigma. Rien ne devait être tenté qui risquât de semer le doute chez l’ennemi.
Eh ! Attendez un peu.
Jericho se redressa sur son lit.
Attendez un peu, merde !
Si seuls les U-Boote et leurs contrôleurs de Sainte-Assise disposaient de l’Enigma à quatre rotors — et l’on savait à Bletchley avec certitude que c’était le cas —, comment les stations météorologiques côtières pouvaient-elles arriver à déchiffrer les transmissions des U-Boote ?
C’était une question que personne n’avait pris la peine de se poser alors qu’elle était fondamentale.
Pour lire un message encodé sur une machine à quatre rotors, il fallait disposer d’une machine à quatre rotors, non ?
Mais était-ce aussi évident que cela ?
S’il est vrai, comme on l’a dit un jour, que le génie est « un éclair qui traverse le cerveau », alors, à cet instant, Jericho connut un véritable éclair de génie. Il vit la solution s’illuminer devant ses yeux comme un paysage dans l’orage.
Il prit son peignoir et l’enfila par-dessus son pyjama. Il saisit son pardessus, son écharpe, ses chaussettes et ses chaussures et se retrouva moins d’une minute plus tard sur sa bicyclette, pédalant vers Bletchley sur la petite route de campagne éclairée par la lune. Les étoiles brillaient dans le ciel, le gel rendait le sol dur comme de l’acier, et Jericho se sentait gagné par une euphorie absurde. Il riait comme un fou et fonçait sur les flaques gelées en bordure de la route, crevant les pellicules de glace comme des peaux de tambour. Il dévala en roue libre la pente qui menait à Bletchley. La campagne s’évanouit et la ville se dressa devant lui sous les rayons de lune, sa laideur et son ennui familiers soudain métamorphosés en une beauté au moins égale à celle de Paris ou de Prague, ses deux rives s’étirant de part et d’autre d’une rivière rutilante de voies ferrées. L’air immobile lui apporta le bruit d’un train qu’on aiguillait sur une voie d’évitement à près d’un kilomètre de là — le souffle brusque et pantelant d’une locomotive suivi par une série de chocs métalliques puis d’un long soupir de vapeur. Un chien aboya, en réveillant un autre. Jericho passa devant l’église et le monument aux morts, freina pour éviter de déraper sur la glace et prit à gauche dans Wilton Avenue.
L’épuisement lui faisait perdre la respiration lorsqu’il arriva à la hutte, un quart d’heure plus tard, à tel point qu’il lui fut impossible de clamer sa découverte, de reprendre son souffle et de se retenir de rire en même temps : « Ils… s’en servent… comme… d’une machine… à trois rotors… Ces putains de cons… laissent… le quatrième-neutre… quand… ils… transmettent… les informations… météo… »
Son arrivée suscita du remue-ménage. L’équipe de nuit s’arrêta de travailler et forma un cercle soucieux autour de lui — il se souvenait de Logie, Kingcome, Puck et Proudfoot —, leur expression montrant clairement qu’ils le croyaient tous devenu fou. Ils le firent asseoir, lui donnèrent une tasse de thé et le prièrent de reprendre au début, plus lentement.
Il répéta donc ses propos, étape par étape, craignant soudain qu’il n’y ait un défaut dans son beau raisonnement. Les Enigma à quatre rotors étaient réservées aux U-Boote et à Sainte-Assise : correct ? Correct. Par conséquent, lorsque les télégraphistes émettaient les rapports météo à partir des U-Boote, ils devaient en toute logique annihiler le quatrième rotor, probablement en le réglant sur zéro.
Ensuite, tout alla très vite. Puck remonta en courant le couloir jusqu’à la grande salle et étala sur une table à tréteaux les meilleurs cribles météo dont ils disposaient. À quatre heures du matin, ils avaient préparé un menu pour les Bombes. À l’heure du petit déjeuner, on annonça qu’une Bombe venait d’enregistrer une baisse et Puck fit en courant le tour de la cantine en hurlant comme un gamin : « Ils l’ont retiré ! Ils l’ont retiré ! »
La légende était née.
À midi, Logie appela l’Amirauté et demanda à la salle de dépistage sous-marin de se tenir prête. Deux heures plus tard, ils déchiffraient les communications Shark du lundi précédent, et les princesses du télex, les beautés de la salle des Téléscripteurs entreprirent de transmettre les messages décryptés et traduits à Londres. C’étaient effectivement les joyaux de la couronne. Des textes à faire dresser les cheveux sur la tête.
DE : U-BOOT CAPITAINE SCHROEDER
CONTRAINT DE PLONGER PAR CUIRASSÉS. AUCUN CONTACT. DERNIÈRE POSITION DE L’ENNEMI À 08 H 15 SUR CARRÉ GRILLE NAVALE 1849. TRAJECTOIRE 45 DEGRÉS, VITESSE 9 NŒUDS.
DE : GILADORNE
ATTAQUE LANCÉE. POSITION EXACTE DU CONVOI AK 1984. 050 DEGRÉS. RECHARGEONS ET GARDONS CONTACT.
DE : HAUSE
ATTAQUÉS À 01 H 15 SUR CARRÉ 3969. FUSÉES ÉCLAIRANTES ET TIR D’ARTILLERIE. PLONGE, PROFONDEUR D’ATTAQUE. PAS DE DOMMAGE. SOMMES EN AJ3996 DE LA GRILLE NAVALE. MENU FRETIN. 70 VEDETTES LANCE-TORPILLES.
DE : AMIRAL, U-BOOTE
À : MEUTE DE LOUPS « DRAUFGÄNGER »
DEMAIN À 17 H 00 TROUVEZ-VOUS DANS LES NOUVELLES LIGNES DE PATROUILLE DE LA GRILLE NAVALE DE AK2564 À 2994. OPÉRATIONS CONTRE CONVOI SE DIRIGEANT VERS L’EST QUI SE TROUVAIT À 12 H 00 LE 7/12 DANS LA GRILLE NAVALE AK4189, TRAJECTOIRE 050 À 070 DEGRÉS. VITESSE APPROXIMATIVE 8 NŒUDS.
À minuit, ils avaient décrypté, traduit et transmis à Londres quatre-vingt-douze signaux Shark, donnant à l’Amirauté les positions et tactiques approximatives de la moitié de la flotte des U-Boote allemands.
Logie trouva Jericho dans la Hutte à Bombes. Ce dernier se démenait depuis pratiquement neuf heures sans discontinuer, et il était en train de superviser un changement d’équipe sur une des machines. Il portait toujours son pyjama sous son pardessus, au grand amusement du contingent féminin qui s’occupait de la Bombe. Logie saisit la main de Jericho entre les siennes et la serra vigoureusement.
« Le Premier Ministre ! cria-t-il à l’oreille de Jericho pour couvrir le bruit des Bombes.
— Quoi ?
— Le Premier Ministre vient de téléphoner toutes ses félicitations ! »
La voix de Logie semblait très lointaine. Jericho se pencha pour mieux saisir les propos de Churchill quand le sol de béton se déroba sous ses pieds et l’entraîna dans un puits de ténèbres.
« C’en est un, releva Jericho.
— Quoi, vieux frère ?
— C’est toi qui viens de dire que Shark était un monstre, puis que c’en est toujours un. » Il pointa sa fourchette à rôties vers Logie. « Je sais pourquoi tu es là. Vous l’avez perdu, c’est ça ? »
Logie poussa un grognement et contempla le feu tandis que Jericho avait l’impression d’avoir une pierre à la place du cœur. Il se rassit sur son siège et secoua la tête en émettant un petit rire étranglé.
« Merci, Tom, lui dit tranquillement Logie. Je suis content que tu trouves ça drôle.
— Et moi qui croyais depuis le début que tu étais venu pour me virer. Ça c’est drôle. C’est vraiment drôle, vieux frère, non ? »
« On est quel jour ? demanda Logie.
— Vendredi.
— Oui, oui. » Logie éteignit sa pipe avec son pouce et la fourra dans sa poche. Il soupira. « Voyons. Cela a donc dû se passer mardi. Non, mercredi. Excuse-moi. Nous n’avons pas beaucoup dormi ces derniers temps. »
Il passa la main dans ses cheveux de plus en plus rares et Jericho remarqua seulement maintenant qu’ils avaient entièrement viré au gris. Jericho se dit alors qu’il n’y avait pas que lui à sombrer dans la décrépitude, qu’ils étaient tous dans le même état. Manque d’oxygène. Manque de sommeil. Manque d’aliments frais. Des semaines de six jours et des journées de douze heures…
« On avait bien les choses en main quand tu es parti, raconta Logie. Tu connais la manœuvre. Évidemment. C’est toi qui as fixé les règles. On attendait que la Hutte 10 casse le principal code de la météo navale de la journée et puis, vers midi, avec un peu de chance, on avait assez de cribles pour s’attaquer aux codes météo courts. Cela nous donnait la position de trois des quatre rotors avant qu’on puisse s’attaquer à Shark. Le temps nécessaire variait. Il nous arrivait de percer le code en une journée, et quelquefois en trois ou quatre. En tout cas, on trouvait toujours des pépites et on restait les petits chouchous de Whitehall.
— Jusqu’à mercredi.
— Jusqu’à mercredi. » Logie lança un coup d’œil vers la porte et baissa la voix. « C’est une véritable tragédie, Tom. Nous avions réduit de soixante-quinze pour cent les pertes dans l’Atlantique Nord. Ça représente à peu près trois cent mille tonneaux sur l’eau. Les renseignements étaient incroyables. Nous connaissions la position des U-Boote presque aussi précisément que les Allemands eux-mêmes. Évidemment, avec le recul, c’était trop beau pour durer. Les nazis ne sont pas des imbéciles. Comme je l’ai toujours dit : “À ce jeu-là, la réussite amène l’échec, et plus grande est la réussite, plus grand est le risque d’échec.” Tu te souviens que je l’ai dit, hein Tom. Les autres commencent à se méfier, tu comprends. J’ai dit…
— Que s’est-il passé mardi, Guy ?
— Oui, pardon. Mardi. Il était à peu près huit heures du soir. Il y a eu un coup de fil des stations d’interception. C’est Flowerdown qui l’a pris mais Scarborough l’a entendu aussi. Moi, j’étais à la cantine. Puck est venu me chercher. Ils avaient commencé à intercepter quelque chose en début d’après-midi. Un seul mot. Envoyé toutes les heures, à l’heure pile. Ça venait de Sainte-Assise et c’était émis sur les deux principaux réseaux radio des U-Boote.
— Ce mot était chiffré en Shark, je suppose ?
— Non, justement. Et c’est ça qui les excitait tant. Ce n’était pas chiffré. Ce n’était même pas en morse. C’était une voix humaine. Un homme. Et qui répétait un seul mot : Akelei.
— Akelei, murmura Jericho. Akelei… C’est une fleur, non ?
— Ah ! » Logie applaudit. « Tu es formidable, Tom. Tu vois comme tu nous as manqué ? Il a fallu qu’on aille demander à l’un des Allemands de l’équipe de nuit ce que ça voulait dire. Akelei : fleur à cinq pétales de la famille des boutons-d’or, du latin Aquilegia. On appelle ça vulgairement colombine.
— Akelei, répéta Jericho. C’est un signal convenu à l’avance, sans doute.
— Effectivement.
— Et ça veut dire ?
— Ça veut dire problèmes, voilà ce que ça veut dire, vieille branche. Et nous avons découvert l’ampleur des dégâts hier soir à minuit. » Logie se pencha en avant. Aucun humour ne perçait plus dans sa voix. Il présentait un visage grave et concentré. « Akelei signifie : “Changez le Précis du chiffre météorologique”. Ils sont passés à un nouveau livre de code et nous n’avons pas la moindre indication de ce qu’il faut faire. Ils ont fermé notre accès à Shark, Tom. Ils nous ont replongés dans le noir. »
Jericho ne mit pas longtemps à faire ses bagages. Il n’avait rien acheté depuis son arrivée à Cambridge à part son journal quotidien, aussi n’emporta-t-il que ce qu’il avait apporté avec lui trois semaines auparavant : deux valises pleines de vêtements, quelques livres, un stylo à encre, une règle et des crayons, un échiquier portable et une paire de chaussures de marche. Il posa ses valises sur le lit et arpenta lentement la chambre pour rassembler ses effets tandis que Logie l’observait à la porte.
Une comptine lui tournait dans la tête, surgie de quelque profondeur cachée de son cerveau : « À cause d’un clou, le cheval fut perdu ; à cause du cheval, le cavalier fut perdu ; à cause du cavalier, la bataille fut perdue ; à cause de la bataille, le royaume fut perdu ; et tout cela à cause d’un clou de fer à cheval… »
Il plia une chemise et la posa sur les livres.
À cause d’un Précis du chiffre météo, ils pouvaient perdre la bataille de l’Atlantique. Tant d’hommes, tant de matériel menacés par quelque chose d’aussi infime qu’une modification des codes météo. C’était absurde.
« On reconnaît toujours les anciens pensionnaires, remarqua Logie. Ils voyagent légers. À cause de ces interminables déplacements en train, je suppose.
— Je préfère. »
Il glissa une paire de chaussettes sur le côté de la valise. Il y retournait. On voulait qu’il revienne. Il ne savait pas trop s’il était ravi ou terrifié.
« Tu n’as pas grand-chose à Bletchley non plus, hein ? »
Jericho fit volte-face pour le regarder. « Comment tu le sais ?
— Ah ! » Logie, gêné, cilla. « Je crois bien que nous avons été obligés de vider ta chambre, pour, euh, la donner à quelqu’un d’autre. Question de manque de place et tout ça.
— Vous ne pensiez pas que je reviendrais ?
— Eh bien, disons que nous ne pensions pas avoir besoin de toi aussi tôt. Quoi qu’il en soit, il y a une piaule toute neuve qui t’attend en ville et ce sera sûrement beaucoup plus pratique. Plus de longs trajets à bicyclette tard la nuit.
— J’aime bien rouler à bicyclette tard la nuit. Ça éclaircit les idées. » Jericho ferma le couvercle de ses valises et fit claquer les serrures.
« Tu es bien sûr de vouloir y aller, vieux frère ? Personne ne veut te forcer à quoi que ce soit.
— Vu la mine que tu as, je suis sacrément plus en forme que toi.
— Je ne voudrais surtout pas que tu te sentes obligé…
— Arrête ça, Guy.
— D’accord. J’imagine qu’on ne te laisse pas beaucoup le choix, n’est-ce pas ? Je peux t’aider à les porter ?
— Si je suis assez bien pour retourner à Bletchley, je suis assez remis pour me coltiner deux valises. »
Il les transporta jusqu’à la porte et éteignit la lumière. Il éteignit également le poêle à gaz dans le salon et jeta un dernier coup d’œil autour de lui. Le canapé trop rembourré. Les sièges éraflés. Le manteau de cheminée dépouillé. Voilà ce qu’était sa vie, songea-t-il. Une suite de pièces mal meublées fournies par les institutions anglaises : école, université, gouvernement. Il se demanda à quoi allait ressembler son nouveau logement. Logie ouvrit les portes et Jericho éteignit la lumière du bureau.
La cage d’escalier était plongée dans l’obscurité. L’ampoule était grillée depuis longtemps. Logie leur fit descendre les marches de pierre en craquant toute une série d’allumettes. Une fois en bas, ils arrivèrent tout juste à distinguer la silhouette de Leveret se découpant contre la masse noire de la chapelle, en train de monter la garde. Il se retourna. Sa main se porta à sa poche.
« Tout va bien, monsieur Leveret, dit Logie. Ce n’est que moi. M. Jericho vient avec nous. »
Leveret avait une torche spéciale couvre-feu, une pauvre chose emmaillotée dans du papier de soie. À sa lueur ténue et au léger résidu de lumière qui subsistait encore dans le ciel, ils traversèrent le domaine universitaire. Lorsqu’ils longèrent le hall, ils perçurent des bruits de couverts accompagnés des éclats de voix des dîneurs, et Jericho ressentit une pointe de regret. Ils passèrent devant la loge du concierge et franchirent la petite porte ménagée dans la grande porte de chêne. Un trait de lumière apparut à l’une des fenêtres de la loge, montrant que quelqu’un écartait légèrement le rideau. Avec Leveret qui marchait devant lui et Logie derrière, Jericho avait la curieuse impression de se trouver en état d’arrestation.
La Rover du sous-directeur était garée sur les pavés. Leveret ouvrit précautionneusement les portières et fit monter ses deux compagnons à l’arrière. Il faisait froid à l’intérieur et il y régnait une odeur de vieux cuir et de mégots. Alors que Leveret rangeait les valises dans le coffre, Logie demanda soudain : « Au fait, qui est Claire ?
— Claire ? » Jericho entendit sa propre voix dans l’obscurité, coupable et défensive.
« Pendant que tu montais l’escalier, j’ai cru t’entendre appeler : “Claire ? Claire ?” » Logie émit un petit sifflement. « Ce ne serait pas la blonde arctique de la Hutte 3 par hasard ? Je parie que si. Espèce de petit veinard… »
Leveret mit le contact. Le moteur toussa puis se mit à pétarader. Leveret desserra les freins et la grande voiture s’engagea en cahotant sur les pavés en direction de King’s Parade. La longue rue était déserte des deux côtés. Un soupçon de brume brillait devant les phares voilés. Logie gloussait encore lorsqu’ils tournèrent à gauche.
« Je parie que c’est bien elle. Sacré veinard… »
Kite resta à son poste près de la fenêtre, suivant des yeux les feux arrière jusqu’à ce qu’ils disparaissent au coin de Gonville et Caius. Puis il laissa retomber le rideau.
Bien, bien…
Cela leur donnerait un sujet de conversation pour le lendemain matin. Écoute ça, Dottie. M. Jericho a été emmené au plein cœur de la nuit — bon, d’accord, il était huit heures du soir — par deux hommes, un grand type et un autre qui était de toute évidence un flic en civil. Il est parti sous escorte et sans dire un mot à quiconque. Le grand type et le flic étaient arrivés vers cinq heures, pendant que notre jeune maître se baladait encore dans la campagne. Alors le grand — un inspecteur, sûrement — en avait profité pour poser à Kite toutes sortes de questions : « A-t-il vu quelqu’un depuis qu’il est ici ? A-t-il écrit à quelqu’un ? A-t-il reçu du courrier ? Qu’est-ce qu’il fait de ses journées ? » Puis ils avaient pris ses clés et avaient fouillé l’appartement de Jericho pendant son absence.
C’était louche. Très louche.
Un espion, un génie, un cœur brisé… et maintenant quoi ? Un criminel quelconque ? Très possible. Un simulateur ? Un fuyard ? Un déserteur ! Oui, c’était ça : un déserteur !
Kite retourna s’asseoir près du fourneau et ouvrit son journal du soir.
UN SOUS-MARIN NAZI TORPILLE UN PAQUEBOT, lut-il. ON DÉPLORE LA PERTE DE FEMMES ET D’ENFANTS.
Kite secoua la tête devant la méchanceté du monde. C’était répugnant de voir un jeune homme de cet âge qui ne portait pas l’uniforme et qui se terrait au fin fond de l’Angleterre pendant que des mères et leurs petits se faisaient assassiner.