5 CRIBLE

CRIBLE : preuve (le plus souvent un livre de code capturé ou un texte en clair) qui donne des indices permettant de décrypter un cryptogramme : « il va sans dire que le crible… est l’outil le plus essentiel de tout cryptologue »

(Knox et al., op. cit., p. 27)

Lexique de cryptographie

(Top Secret, Bletchley Park, 1943)

1

Depuis le début de la guerre, le rouge à lèvres était dur et cireux — c’était un peu comme si l’on essayait de se colorer les lèvres avec une bougie de Noël. Quand, après plusieurs minutes de frottement soutenu, Hester Wallace remit ses lunettes, elle se regarda dans le miroir avec dégoût. Le maquillage n’avait jamais compté beaucoup dans sa vie, même avant la guerre, lorsqu’il y en avait à profusion dans les boutiques. Mais maintenant qu’il n’y avait plus rien à trouver, on attendait des femmes qu’elles aillent jusqu’à des extrémités proprement absurdes. Elle connaissait des filles dans la baraque qui se fabriquaient du rouge à lèvres avec de la betterave et le fixaient à la vaseline, qui utilisaient du bouchon brûlé et du cirage en fait de mascara ainsi que du papier d’emballage de margarine comme adoucissant pour la peau, qui se poudraient les aisselles au bicarbonate de soude pour ne pas sentir la transpiration… Elle arrondit les lèvres en une moue séductrice qu’elle transforma aussitôt en grimace. C’était vraiment tout à fait, tout à fait absurde.

La pénurie de maquillage semblait avoir fini par atteindre même Claire. Malgré l’abondance de pots et de flacons qui couvraient sa petite coiffeuse — Max Factor, Coty, Elizabeth Arden, chaque nom exhalant tous les charmes d’avant-guerre —, un examen plus rapproché révéla qu’ils étaient presque tous vides. Il ne restait plus rien que des traces de parfum. Hester huma chaque flacon et se laissa emporter par des images de luxe, de tenues de cocktail en satin signées Worth of London, de robes du soir au décolleté plongeant, de feux d’artifice à Versailles et au bal estival de la duchesse de Westminster et d’une douzaine d’autres stupidités merveilleuses dont Claire s’était tant targuée. Elle finit par dégoter un tube de mascara à moitié plein et un pot à couvercle de verre contenant encore deux bons centimètres de poudre de riz qui n’était plus vraiment compacte, puis elle entreprit de se les appliquer sur le visage.

Elle n’avait nullement mauvaise conscience de se servir ainsi. Claire ne lui avait-elle pas toujours conseillé de le faire ? Il était amusant de se maquiller, telle était la philosophie de Claire, on se sentait alors mieux dans sa peau, on se transformait en quelqu’un d’autre, et en outre : « Si c’est ce qu’il faut, alors, mon cher cœur, on le fait et c’est tout. » Très bien. Hester tapota sinistrement ses joues pâles. Si c’était vraiment ce qu’il fallait pour convaincre cette saleté de Miles Mermagen à accepter un changement de poste, eh bien, c’était ce qu’il aurait.

Elle examina son reflet sans enthousiasme puis replaça soigneusement chaque chose à sa place et descendit au rez-de-chaussée. Le salon venait d’être balayé. Les jonquilles étaient sur la cheminée. Le feu se trouvait prêt à être allumé. La cuisine elle aussi était impeccable. Hester avait préparé un flan de carottes un peu plus tôt dans la soirée, avec les légumes qu’elle faisait pousser elle-même dans le petit potager situé derrière la cuisine, et elle dressa alors le couvert de Claire, lui laissant un mot pour lui expliquer où trouver le flan et comment le faire réchauffer. Elle hésita, puis ajouta en bas de la page : « Bon retour… où que tu aies pu être ! Je t’embrasse, H. » Elle espéra que cela ne paraissait pas trop tatillon et inquisiteur ; elle espéra qu’elle ne devenait pas comme sa mère.

ADU, mademoiselle Wallace…

Évidemment que Claire allait rentrer. Tout cela n’était que panique stupide, trop absurde pour qu’on en parle.

Elle s’assit dans un fauteuil et l’attendit jusqu’à minuit moins le quart, quand elle osa ne plus remettre sa mission à plus tard.

Tandis que sa bicyclette bondissait sur le chemin en direction de la route, elle effraya une chouette blanche qui s’éleva silencieusement, tel un fantôme sous la lune.


D’une certaine façon, tout était la faute de Mlle Smallbone. Si Angela Smallbone n’avait pas signalé, dans la salle des professeurs après l’étude, que le Daily Telegraph lançait un concours de mots croisés, la vie d’Hester Wallace aurait continué son cours tranquille. Ce n’était pas une existence particulièrement excitante, une vie toute provinciale et sans surprise dans un pensionnat de jeunes filles, excentré et perdu des environs d’une ville du Dorset baptisée Beaminster, à moins de quinze kilomètres de l’endroit où Hester avait grandi. Ce n’était pas non plus une existence trop perturbée par la guerre, hormis la vue des visages blêmes des enfants évacués dans quelques fermes alentour, les fils de fer barbelés le long de la plage près de Lyme Regis, et la pénurie chronique de personnel enseignant, une pénurie qui signifiait qu’au début de l’année scolaire, à l’automne 1942, Hester avait dû se charger des cours de religion (sa matière habituelle), mais aussi des cours d’anglais et de quelques cours de latin et de grec.

Hester avait le don des mots croisés, et quand Angela lut ce soir-là que le prix du concours s’élevait à vingt livres sterling… eh bien, pensa-t-elle, pourquoi pas ? La première grille fut un exercice d’une difficulté inhabituelle publié le lendemain et dont elle s’acquitta sans problème. Elle envoya sa grille remplie et une lettre arriva pratiquement par retour de courrier pour l’inviter à participer à la finale, qui devait avoir lieu dans la cantine du Daily Telegraph quinze jours plus tard, un samedi. Angela accepta de superviser la séance de hockey et Hester prit le train de Crewkerne pour Londres, où elle affronta cinquante autres finalistes… et gagna. Elle compléta la grille en trois minutes, vingt-deux secondes, et ce fut Lord Camrose en personne qui lui remit le chèque. Elle donna cinq livres à son père pour la caisse de restauration de son église, elle dépensa sept livres pour s’acheter un manteau d’hiver neuf (d’occasion en fait, mais aussi bon que neuf), et déposa le reste sur son compte postal.

La seconde lettre était arrivée un jeudi, mais celle-ci était différente. Longue enveloppe jaune pâle recommandée. Portant le cachet des services de Sa Majesté.

Elle n’avait jamais pu ensuite savoir exactement si le Telegraph avait lancé le concours sur l’instigation du ministère de la Guerre, afin de repérer les hommes et les femmes de ce pays qui avaient une aptitude pour les énigmes, ou si c’était un petit malin du ministère qui avait vu les résultats du concours et demandé au journal la liste des finalistes. Quoi qu’il en soit, cinq d’entre eux furent au bout du compte convoqués pour subir un interrogatoire dans un vieil et sinistre immeuble victorien situé du mauvais côté de la Tamise, et trois reçurent enfin leur affectation pour Bletchley.

Le pensionnat ne voulait pas la laisser partir. Sa mère avait pleuré. L’idée de la voir partir avait répugné à son père, qui détestait toute idée de changement, et il n’avait cessé de psalmodier les pires présages pendant les jours qui précédèrent son départ (« Il ne reviendra plus dans sa maison, Et le lieu qu’il habitait ne le connaîtra plus » Job, VII,10). Mais la loi était la loi. Hester devait partir. En outre, elle se dit qu’elle avait vingt-huit ans. Était-elle condamnée à passer le reste de sa vie au même endroit, dissimulée dans ce patchwork soporifique de champs minuscules et de villages aux pierres de miel ? Elle tenait là sa chance de fuir. Elle avait saisi suffisamment d’indices au cours de l’entretien pour deviner que le travail porterait sur les codes, et elle rêvait de calmes bibliothèques aux murs tapissés de livres dans l’atmosphère dépouillée propre à l’intelligence pure.

Arrivée à la gare de Bletchley dans son petit manteau d’occasion par un lundi matin diluvien, elle fut aussitôt conduite au manoir à bord d’une canadienne et reçut à signer un exemplaire de la loi sur le secret officiel. Le capitaine de l’armée chargé de les instruire posa alors son pistolet sur le bureau et déclara que si l’un d’eux soufflait jamais le moindre mot de ce qu’ils allaient apprendre à l’extérieur, il n’hésiterait pas à leur tirer dessus. Lui-même. Puis ils reçurent leur affectation. Les deux finalistes masculins devinrent cryptographes tandis qu’elle, la femme qui les avait battus, était envoyée dans une sorte d’asile d’aliénés appelé le Contrôle.

« Vous prenez ce formulaire ici, vous voyez, et vous mettez dans cette première colonne le nom de code de la station d’interception. Chicksands, là, ça donne CKS, Beaumanor fait BMR, Harpendon donne HPN… ne vous inquiétez pas, ma chère, vous vous y ferez très vite. Et maintenant ici, vous voyez, vous mettez l’heure d’interception, ici la fréquence, là l’indicatif et là le nombre de groupes de lettres… »

Ses rêves furent réduits en poussière. Elle était une glorieuse employée de bureau et le Contrôle était un glorieux passage entre les stations d’interception et les analystes, un passage dans lequel se déversait l’émission incessante de quelque quarante mille indicatifs radio utilisant plus de soixante clés d’Enigma identifiées.

« L’aviation allemande, d’accord, utilise le plus souvent des insectes ou des fleurs. Voilà, vous avez donc, disons, Cockroach (Cafard) pour désigner la clé d’Enigma pour les avions de combat du front occidental basés en France. Dragonfly (Libellule) correspond à la Luftwaffe de Tunis. Le Locust (Criquet), c’est la Luftwaffe en Sicile. Il y en a une douzaine comme ça. Les fleurs sont pour la Luftgau, Foxglove (Digitale) pour le front est ; Daffodil (Jonquille) pour le front occidental ; Narcissus (Narcisse) pour la Norvège. Les oiseaux représentent l’armée de terre allemande. Chaffinch (Pinson) et Phœnix (Phénix) sont la Panzerarmee Afrika. Kestrel (Crécelle) et Vulture (Vautour) sont là pour le front russe. Seize petits oiseaux en tout. Et puis il y a Garlic (Ail), Onion (Oignon), Celery (Céleri)… les légumes sont tous pour les Enigma météo. Ça part directement à la Hutte 10. Compris ?

— Que sont Skunk et Porcupine ?

— Skunk (Moufette), c’est le Fliegerkorps VIII, sur le front est. Porcupine (Porc-épic), c’est la coopération sol-air, dans le sud de la Russie.

— Pourquoi ne pas leur avoir donné des noms d’insectes ?

— Dieu seul le sait. »

Les tableaux à remplir étaient surnommés des « mouchoirs » ou des « blists », et le fichier où l’on rangeait les choses diverses sans grande importance portait le nom de Titicaca (« un lac des Andes alimenté par de nombreux cours d’eau mais qui n’alimente rien », déclara solennellement Mermagen). Les hommes s’attribuaient des surnoms stupides, Licorne zébrée, Tête de Veau, tandis que les filles rêvassaient aux cryptologues nettement plus séduisants de la salle des Machines. Assise dans la baraque glaciale cet hiver-là, à dresser ses listes interminables, Hester eut une vision de l’Allemagne nazie comme d’une plaine infinie plongée dans l’obscurité, où brillaient des milliers de lumières minuscules et isolées qui clignotaient les unes à l’adresse des autres. Elle pensa que, curieusement, tout cela semblait d’une certaine façon aussi éloigné de la guerre que les plaines et toits de chaume du Dorset.


Elle rangea sa bicyclette dans la remise qui jouxtait la cantine et fut emportée par le flot de travailleurs qui ne se relâcha que vers l’entrée de la Hutte 6. Le Contrôle se trouvait déjà plongé dans une belle frénésie, Mermagen papillonnant avec suffisance d’un bureau à l’autre et se cognant la tête contre les abat-jour accrochés bas, ce qui faisait sauter les ronds de lumière jaune dans tous les sens. La quatrième armée de Panzer annonçait la reprise de Kharkov aux Russes et les crétins de la Hutte 3 exigeaient que chaque fréquence du secteur sud sur le front oriental soit vérifiée immédiatement.

« Hester, Hester, vous tombez bien. Soyez gentille, voulez-vous parler à Chicksands pour voir ce qu’ils peuvent faire là-bas ? Et, pendant que vous y serez, on signale à la salle des Machines qu’il y a un texte altéré dans la dernière fournée de Kestrel — l’opératrice doit vérifier ses notes avant de renvoyer le message. Et puis il faut “blister” tous les onze heures de Beaumanor. Prenez quelqu’un pour vous aider. Oh, et puis ça ne ferait pas de mal de trier un peu les index. »

Tout cela avant même qu’elle eût retiré son manteau.

Il lui fallut attendre deux heures avant de trouver une légère accalmie pour s’entretenir avec Mermagen en privé. Il se trouvait dans le placard à balais qui lui servait de bureau, les pieds sur la table, en train d’étudier une liasse de papiers à travers ses paupières mi-closes, en une pose formidable d’homme de grand destin qu’il avait dû copier, soupçonna-t-elle, sur un acteur de cinéma.

« Je me demandais si nous pourrions avoir une petite conversation, Miles. »

Miles. Elle trouvait cette insistance à utiliser les prénoms d’une affectation tout à fait lassante, mais cette fausse décontraction était une règle très rigide et faisait partie intégrante des mœurs de Bletchley : nous, les amateurs civils, nous allons les écraser, ces Huns disciplinés.

Mermagen continua d’étudier ses documents.

Elle tapa du pied. « Miles ? »

Il passa à une autre page. « Vous avez toute une partie de mon attention.

— Ma demande de transfert… »

Il poussa un grognement et tourna une autre page. « Pas ça encore.

— J’ai commencé à apprendre l’allemand…

— Comme c’est courageux.

— Vous aviez dit que le fait de ne pas connaître l’allemand rendait mon transfert impossible.

— Oui, mais je n’ai pas dit que le fait de l’apprendre rendait ce transfert possible. Oh, et puis merde ! Bon, allez, venez, entrez.

Il écarta ses papiers avec un soupir et lui fit signe de franchir le seuil. On avait dû lui dire que la brillantine lui donnerait une allure racée. Ses cheveux noirs et gras, ramenés en arrière, derrière les oreilles, tout en dégageant le front, luisaient comme un bonnet de bain. Il s’efforçait de se faire pousser une fine moustache à la Clark Gable, mais elle était légèrement trop longue du côté gauche.

« Les transferts de personnel d’une section à une autre sont, comme je vous l’ai déjà dit, extrêmement rares. Nous devons prendre en compte les considérations de sécurité. »

Prendre en compte les considérations de sécurité : ce devait être ainsi qu’il accordait des prêts, avant la guerre. Soudain, il se mit à la dévisager avec intensité, et elle prit conscience qu’il avait dû remarquer son maquillage. Il n’aurait pas paru plus surpris si elle s’était peint la figure avec du pastel gras. Sa voix sembla chuter d’une octave.

« Écoutez, Hester, je ne voudrais surtout pas vous faire de difficultés. Ce dont vous avez besoin, c’est d’un petit changement de décor d’un jour ou deux. » Il effleura sa moustache et eut un petit sourire rassuré, comme s’il se sentait étonné de la trouver toujours à la même place. « Pourquoi ne montez-vous pas jeter un coup d’œil sur l’une des stations d’interception, histoire de sentir un peu où vous pourriez vous intégrer dans la chaîne ? Je sais, ajouta-t-il. Je prendrais bien un peu l’air moi aussi. Nous pourrions monter ensemble.

— Ensemble ? Oui… pourquoi pas ? Et trouver un petit pub quelque part où nous pourrions déjeuner ?

— Parfait. Et en profiter pour décrocher vraiment.

— Et peut-être même un pub avec des chambres, où nous puissions rester pour la nuit si jamais il était tard ? »

Il rit nerveusement. « Cela ne me permettrait toujours pas de vous garantir votre transfert, vous savez ?

— Mais cela pourrait aider ?

— C’est vous qui le dites.

— Miles ? »

— Mmmmmm ?

— Plutôt mourir.

— Espèce de petite salope frigide. »


Elle remplit le lavabo d’eau glacée et s’en aspergea le visage avec fureur. L’eau glacée lui engourdissait les mains et lui mordait le visage. Elle lui coula dans le col et remonta le long des manches. Hester apprécia le saisissement que cela lui causa, et le désagrément. Elle méritait bien cela pour se punir de sa folie et de sa désillusion.

Elle pressa son estomac contre le bord du lavabo et contempla de son regard de myope le visage blanchâtre dans le miroir.

Inutile de se plaindre, cela allait sans dire. C’était sa parole à elle contre celle de Mermagen. On ne la croirait jamais. Et même si on la croyait… qu’est-ce que ça changerait ? C’est simplement ainsi que va le monde, ma chérie. Miles pouvait bien la coller contre ce putain de lac Titicaca si cela lui chantait, et lui passer la main sous la jupe, on ne la laisserait toujours pas partir : personne n’était jamais autorisé à s’en aller après en avoir tant vu.

Elle sentit un picotement d’apitoiement sur elle-même poindre au coin de ses yeux et abaissa aussitôt la tête au-dessus du lavabo pour se tremper la figure, et se frotter les joues et la bouche avec une lamelle de savon au phénol jusqu’à ce que la poudre fît des traînées rosâtres dans l’eau.

Elle aurait tellement aimé pouvoir parler à Claire.

ADU, mademoiselle Wallace…

Derrière elle, dans les cabinets, la chasse d’eau se fit entendre. Elle ouvrit précipitamment la bonde et s’essuya la figure et les mains.


Nom de la station d’interception, heure d’interception, fréquence, indicatif, groupes de lettres… Nom de la station d’interception, heure d’interception, fréquence, indicatif, groupes de lettres…

La main d’Hester courait machinalement sur le papier.

À quatre heures, la première partie de l’équipe de nuit partit vers la cantine.

« Tu viens, Hetty ?

— Trop de boulot, malheureusement. Je vous rattrape.

— Ma pauvre !

— Tu es à plaindre et Miles est un salaud », décréta Beryl McCann, qui avait déjà couché avec Mermagen une fois et le regrettait encore.

Hester baissa la tête sur son bureau et continua d’écrire de sa belle écriture moulée d’institutrice. Elle regarda les autres filles enfiler leur manteau et sortir en rang, leurs souliers martelant le plancher. Ah ! que Claire était drôle quand il s’agissait des autres. L’un des traits de caractère qu’Hester préférait chez elle était sa façon d’imiter tout le monde : Anthea Leigh-Delamere, folle de chasse à courre, qui prenait son service en jodhpurs ; Binnie, au teint cireux, qui voulait devenir bonne sœur ; la fille de Solihull qui tenait le combiné du téléphone à trente centimètres de sa bouche parce que sa mère lui avait dit que c’était plein de microbes… Pour autant qu’Hester pût le savoir, Claire n’avait jamais vraiment rencontré Miles Mermagen, mais elle arrivait pourtant à le parodier à la perfection. L’horreur de Bletchley avait constitué leur sujet de plaisanteries à elles, leur arme contre tout ce qui les barbait.

À l’ouverture de la porte d’entrée, un courant d’air glacial s’engouffra brusquement dans la pièce. Blists et mouchoirs bruirent et voletèrent dans le froid.

Casse-pieds. Barbant. C’étaient les mots favoris de Claire. Bletchley Park était barbant. La guerre était barbante. La ville était affreusement barbante. Et les mecs étaient les plus casse-pieds de tout. Les hommes — mon Dieu, mais avec quelle odeur les attirait-elle ? — , il y en avait toujours au moins deux ou trois qui lui tournaient autour comme des chats en rut. Et comme elle les ridiculisait, lors de ces précieuses soirées qu’elle et Hester passaient ensemble, installées amicalement devant le feu comme un vieux couple marié. Elle ridiculisait leurs mains baladeuses et maladroites, leurs propos rebattus, leur suffisance ridicule. À présent qu’Hester y réfléchissait, le seul homme que Claire n’eût pas tourné en ridicule était ce curieux M. Jericho, dont elle n’avait même jamais parlé.

ADU, mademoiselle Wallace…

Maintenant qu’elle était décidée — mais n’avait-elle pas toujours su, secrètement, qu’elle allait le faire ? — , elle fut étonnée de se sentir aussi calme. Elle se dit que ce ne serait qu’un tout petit coup d’œil. Quel mal y avait-il à cela ? Elle avait même une excuse parfaite pour aller à l’index puisque ce salaud de Miles ne lui avait-il pas ordonné, alors que tout le monde l’entendait, de vérifier que les volumes étaient rangés en bon ordre ?

Elle termina le blist et le glissa dans le panier. Puis elle s’obligea à attendre un laps de temps normal, feignant de contrôler le travail des autres, avant de se rendre aussi naturellement qu’elle put à la salle de l’Index.

2

Jericho ouvrit les rideaux sur un nouveau matin froid et clair. Cela ne faisait que trois jours qu’il habitait la Pension du Commerce, mais la vue offrait déjà pour lui une sorte de familiarité lasse.

Il y avait d’abord le jardin long et étroit (une cour cimentée agrémentée de cordes à linge, d’un tout petit potager et d’un abri antiaérien) qui disparaissait au bout d’une soixantaine de mètres dans un fouillis d’herbes folles derrière une clôture pourrie et défoncée. Puis il y avait une dénivellation qu’il ne pouvait voir, comme un saut-de-loup, puis une large étendue de voies ferrées, une douzaine au moins, qui attiraient enfin l’œil sur la pièce centrale, à savoir un énorme hangar à locomotives victorien portant LONDON MIDLANDS & SCOTTISH RAILWAY en lettres blanches à peine lisibles sous la crasse.

Quelle journée en perspective ! De celles que l’on traverse péniblement, sans autre but que d’arriver le soir sain et sauf. Il regarda son réveil : il était sept heures et quart. Il ferait nuit pendant au moins quatre heures encore dans l’Atlantique Nord. D’après son évaluation, il n’aurait rien à faire avant au plus tôt minuit, heure britannique, lorsque les premiers éléments du convoi commenceraient à pénétrer dans la zone dangereuse des U-Boote. Rien d’autre à faire que de rester assis dans la baraque, à attendre et se morfondre.

À trois reprises, pendant la nuit, Jericho avait décidé d’aller trouver Wigram et de lui faire une totale et entière confession. La dernière fois, il était même allé jusqu’à mettre son pardessus. Mais le dilemme qui se posait à lui l’empêcha de poursuivre. D’un côté, oui, évidemment, il était de son devoir d’avouer à Wigram tout ce qu’il savait. Mais d’un autre côté, ce qu’il savait ne contribuerait pas beaucoup à la retrouver, alors pourquoi la trahir ? Les équations s’annulaient et, à l’aube, il s’était rendu à la bonne vieille inertie qui survient toujours quand on prend en compte les deux aspects d’une même question.

De plus, tout cela ne pouvait être encore qu’une épouvantable erreur — c’était possible, non ? Une plaisanterie qui avait mal tourné ? Douze heures s’étaient écoulées depuis sa conversation avec Wigram. On l’avait peut-être retrouvée, maintenant. Ou, plus vraisemblablement, elle était rentrée soit à la chaumière, soit à la baraque, les yeux écarquillés et en demandant, mes chéris, pourquoi on faisait un tel tintouin.

Il s’apprêtait à se détourner de la fenêtre quand il aperçut un mouvement à l’autre bout du hangar à locomotives. S’agissait-il d’un animal assez gros ou d’un homme fort marchant à quatre pattes ? Il scruta la vitre couverte de suie, mais la chose était trop éloignée pour qu’il la distingue vraiment, aussi prit-il son télescope dans le bas de l’armoire. Le panneau de la fenêtre était coincé, mais quelques coups assenés du revers de la main suffirent à le faire remonter d’une quinzaine de centimètres. Il s’agenouilla et appuya le télescope sur le rebord de la fenêtre. Il ne put tout d’abord rien trouver pour faire le point parmi les inextricables et étourdissants lacis de rails, puis, soudain, il vit un berger allemand aussi gros qu’un veau en train de flairer les roues d’un wagon de marchandises. Jericho déplaça très légèrement le télescope sur la gauche, et découvrit un policier vêtu d’une capote qui lui arrivait sous les genoux. Ils étaient deux en fait, et un deuxième chien, en laisse.

Il regarda le petit groupe pendant quelques minutes fouiller le train vide. Puis les deux équipes se séparèrent, l’une remonta la voie ferrée, l’autre disparut vers les pavillons situés de l’autre côté des voies. Jericho referma le télescope d’un coup sec.

Quatre hommes et deux chiens pour les voies ferrées. Sans doute deux autres équipes pour explorer les quais de la gare. Combien d’autres en ville ? Vingt ? Et dans la campagne environnante ?

Vous avez une photo d’elle ? Quelque chose de récent ?

Il se donna un petit coup de télescope sur la joue.

Ils devaient surveiller tous les ports et toutes les gares du pays.

Que feraient-ils s’ils la rattrapaient ?

Ils la pendraient ?

Allons, Jericho ! Il avait l’impression d’entendre la voix de son surveillant d’études derrière son épaule. Reprends-toi, mon garçon.

Il fallait bien dépasser tout cela.


Se laver. Se raser. S’habiller. Préparer un petit ballot de linge sale et le laisser sur le lit, plus dans l’espoir que dans l’attente que Mme Armstrong le prenne. Descendre. Subir les tentatives de conversation polie. Écouter les histoires atones et interminables de Bonnyman. Être présenté à deux autres pensionnaires : Mlle Quince, plutôt jolie princesse des téléscripteurs de la hutte navale, et Noakes, autrefois spécialiste des épopées du Moyen Haut allemand et aujourd’hui cryptologue dans la section météo, qu’il avait vaguement connu en 1940 : un type revêche à l’époque, et encore maintenant. Éviter plus ample conversation. Mâcher une rôtie dure comme du carton. Boire un thé aussi gris qu’un ciel de février. Écouter d’une oreille les informations radiophoniques : « Radio-Moscou annonce que la 3e armée russe, sous le commandement du général Vatoutine, assure une solide défense de Kharkov devant la nouvelle offensive allemande… »

À huit heures moins dix, Mme Armstrong entra avec le courrier du matin. Rien pour M. Bonnyman (« Dieu soit loué », assura Bonnyman), deux lettres pour Mlle Jobey, une carte postale pour Mlle Quince, une facture de la librairie Heffer pour M. Noakes, et rien du tout pour M. Jericho — oh, sauf ceci, qu’elle avait trouvé en descendant et qu’on avait dû glisser sous la porte pendant la nuit.

Il la tint soigneusement. L’enveloppe était de mauvaise qualité, d’allure officielle, et portait son nom écrit à l’encre bleue, avec la mention « manuscrit, strictement personnel » juste en dessous, souligné deux fois. Le « e » de Jericho et de « personnel » avaient une forme grecque. Son correspondant nocturne était peut-être un spécialiste des lettres classiques ?

Il l’emporta dans l’entrée pour l’ouvrir, Mme Armstrong sur les talons.

Hutte 6

4 h 45


« Cher monsieur Jericho,

Comme vous avez fait montre d’un vif intérêt pour le travail médiéval de l’albâtre, lorsque nous nous sommes rencontrés hier, je me demandais s’il vous plairait de me retrouver au même endroit à huit heures ce matin, afin d’examiner le tombeau de Lord Grey de Wilton (XVe siècle, et vraiment très beau) ?

Cordialement,

H. A. W. »

« Mauvaises nouvelles, monsieur Jericho ? » Elle ne parvint pas tout à fait à supprimer la nuance d’espoir dans sa voix.

Mais Jericho était déjà en train de passer son manteau et atteignait presque la porte.


Il eut beau prendre la côte à toute allure, il arriva tout de même en retard de cinq minutes devant le monument aux morts de granit. Il n’y avait nulle trace d’elle ni de quiconque dans le cimetière, aussi essaya-t-il la porte de l’église. Il crut tout d’abord qu’elle était fermée, et il lui fallut les deux mains pour tourner l’anneau de fer rouillé. Il appuya l’épaule contre le vieux panneau de chêne et le sentit vibrer.

À l’intérieur, l’église paraissait semblable à une cave, froide et sombre, dont l’ombre était percée de rayons d’une lumière poussiéreuse d’un bleu d’ardoise, des rayons si solides qu’ils avaient l’air d’étais appuyés contre les vitres. Il y avait des années qu’il n’avait pas pénétré dans une église, et les relents de cierges, d’humidité et d’encens mêlés firent affluer des souvenirs d’enfance. Il crut distinguer la forme d’une tête sur l’un des bancs situés près de l’autel, et il se dirigea vers elle. Mais lorsqu’il s’approcha, il s’aperçut que ce n’était pas une tête mais juste une chasuble de prêtre soigneusement pliée sur le dossier du banc. Il remonta la nef jusqu’à l’autel lambrissé. Un tombeau de pierre portant une inscription se trouvait sur la gauche ; juste à côté se tenait l’effigie lisse et blanche de Richard, Lord Grey de Wilton, mort depuis cinq cents ans, reposant en armure, la tête appuyée sur son casque, les pieds sur le dos d’un lion.

« L’armure est particulièrement intéressante. Mais, au XVe siècle, la guerre était la principale occupation des gentilshommes. »

Il ne savait pas trop d’où elle avait surgi. Simplement, elle était là lorsqu’il tourna la tête, à environ trois mètres derrière lui.

« Le visage aussi est de bonne facture, faute d’être exceptionnel. Vous n’avez pas été suivi, j’espère ?

— Non, je ne crois pas, non. »

Elle s’avança vers lui de quelques pas. Avec son teint pâle et ses doigts blancs et fuselés, elle aurait pu être elle aussi une statue d’albâtre tout juste descendue du tombeau de Lord Grey.

« Peut-être avez-vous remarqué les armes royales au-dessus de la porte nord ?

— Vous êtes là depuis longtemps ?

— Les armes de la reine Anne, mais qui, curieusement, suivent encore le dessin de celles des Stuarts. Les armes d’Écosse ne furent ajoutées qu’en 1707. Et ça, c’est très rare. Dix minutes à peu près. La police sortait d’ici quand je suis arrivée. » Elle tendit la main. « Je pourrais avoir mon mot, s’il vous plaît ? »

Voyant qu’il hésitait, elle lui présenta à nouveau sa paume, avec plus d’insistance encore cette fois-ci.

« Le mot, je vous prie, si vous voulez bien être assez aimable. Je préférerais ne pas laisser de trace. Merci. » Elle s’en saisit et le fourra au fond de son grand sac de voyage. Ses mains tremblaient tellement qu’elle eut du mal à bloquer la fermeture. « Il est inutile de chuchoter d’ailleurs. Nous sommes tout à fait seuls. Hormis la présence de Dieu. Et Il est censé être de notre côté. »

Il savait qu’il aurait été plus sage d’attendre, de la laisser aller à son propre rythme, mais il ne put s’empêcher de parler :

« Vous avez vérifié ? demanda-t-il. L’indicatif ? »

Elle parvint enfin à refermer son sac. « Oui, j’ai vérifié.

— Et c’est l’armée de terre ou la Luftwaffe ? »

Elle leva un doigt. « Patience, monsieur Jericho. Patience. Je voudrais d’abord que vous m’apportiez certaines informations, si cela ne vous dérange pas. Nous pourrions commencer avec ce qui vous a décidé à choisir ces trois lettres.

— Vous n’avez pas vraiment envie de savoir, mademoiselle Wallace, croyez-moi. »

Elle leva les yeux au ciel. « Dieu me protège : encore un !

— Pardon ?

— J’ai l’impression de tourner en rond, monsieur Jericho, de passer sans cesse d’un mâle condescendant à un autre, pour m’entendre dire ce que je dois et ne dois pas savoir. Eh bien, cela s’arrête ici. » Elle désigna du doigt le sol dallé.

« Mademoiselle Wallace, rétorqua Jericho en prenant le même ton de politesse glacée, je suis venu sur votre demande. Je ne m’intéresse pas aux sculptures d’albâtre, fussent-elles médiévales, victoriennes ou de la Chine ancienne. Si vous n’avez rien d’autre à me dire, je vous salue bien.

— Au revoir alors.

— Au revoir. »

S’il avait eu un chapeau, il l’aurait soulevé.

Il fit demi-tour et entreprit de remonter l’allée centrale jusqu’à la porte. Espèce d’imbécile, murmura une voix dans sa tête. Espèce d’imbécile prétentieux. À mi-chemin de la porte, son allure s’était déjà ralentie, et le temps qu’il atteigne le bénitier, il s’était complètement arrêté. Ses épaules se voûtèrent.

« Échec et mat, me semble-t-il, monsieur Jericho », lança-t-elle d’une voix enjouée depuis sa place, près de l’autel.


« ADU est l’indicatif qui figure sur une série de quatre messages interceptés que notre… amie mutuelle a… volés Hutte 3. » Il avait la voix lasse.

« Comment savez-vous qu’elle les a volés ?

— Ils étaient cachés dans sa chambre. Sous des lames de parquet. Nous ne sommes pas, pour autant que je sache, encouragés à emporter notre travail à la maison.

— Où sont-ils, maintenant ?

— Je les ai brûlés. »

Ils s’étaient assis, côte à côte, sur un banc de la deuxième rangée, et regardaient droit devant eux. Quiconque entrant dans l’église aurait pensé qu’il s’agissait d’une confession — avec elle dans le rôle du prêtre et lui dans celui du pécheur.

« Vous pensez que c’est une espionne ?

— Je n’en sais rien. Elle a un comportement suspect, pour ne pas être cruel. D’autres semblent penser que c’en est une.

— Qui ça ?

— Un type du Foreign Office qui s’appelle Wigram, par exemple.

— Pourquoi ?

— De toute évidence parce qu’elle a disparu.

— Allons donc. Il doit y avoir davantage que cela. Une telle histoire pour une journée d’absence ? »

Il se passa nerveusement la main dans les cheveux.

« Il y a… des indications et, pour l’amour de Dieu, ne me demandez pas de quoi il s’agit exactement — de simples indications, donc, selon lesquelles les Allemands pourraient soupçonner que nous lisons Enigma. »

Un long silence.

« Mais pourquoi notre amie mutuelle voudrait-elle aider les Allemands ?

— Si je le savais, mademoiselle Wallace, je ne serais pas ici avec vous, à violer la loi sur les secrets officiels. Et maintenant, s’il vous plaît, en avez-vous entendu assez ? »

Nouveau silence. Puis un hochement hésitant de la tête.

« Oui. »


Elle lui relata ce qu’elle avait trouvé comme on raconte une histoire, à voix basse, sans le regarder. Il remarqua qu’elle faisait beaucoup de gestes. Elle ne pouvait garder les mains tranquilles. Elles voletaient comme de petits oiseaux blancs, tantôt picorant le bord de son manteau pour le rabattre sagement sur ses genoux, tantôt se perchant sur le dossier du banc devant elle, tantôt décrivant, avec force petits ronds rapides dans les airs, comment elle avait perpétré son crime.


Elle attend que les autres filles soient parties à la cantine.

Elle laisse la porte de la salle de l’index entrouverte afin de ne pas avoir l’air suspect et de ne pas manquer d’entendre si quelqu’un approche.

Elle tend le bras vers l’étagère métallique poussiéreuse et prend le premier tome.

AAA, AAB, AAC…

Elle tourne les pages jusqu’à la dixième.

C’est là. Le treizième paragraphe.

ADU.

Elle suit la ligne avec son doigt pour avoir le rayon et la colonne dont elle note les numéros sur un bout de papier.

Elle remet alors le volume à sa place. Le registre du rayon se trouve sur une étagère du dessus, et elle doit prendre un tabouret pour l’atteindre.

Elle s’arrête en chemin pour passer la tête par la porte et jeter un coup d’œil dans le couloir.

Désert.

Maintenant, elle se sent nerveuse. Elle se demande pourquoi. Que fait-elle de si terrible en fait ? Elle passe ses mains sur sa jupe grise pour se sécher les paumes puis ouvre le livre. Elle tourne les pages et trouve le numéro. À nouveau, elle suit du doigt la ligne.

Elle vérifie une fois, puis une seconde fois. Il n’y a pas d’erreur possible.

ADU est l’indicatif du Nachrichten-Regimenter 537 — une unité de transmission de l’armée allemande motorisée. Ses signaux sont émis sur les longueurs d’ondes captées par la station d’interception de Beaumanor, dans le Leicestershire. La radiogoniométrie a établi que, depuis le mois d’octobre, l’unité 537 est basée dans la région militaire de Smolensk, en Ukraine, présentement occupée par le centre des groupes armés de la Wehrmacht, sous le commandement du Feldmarschall Gunther von Kluge.


L’anticipation avait poussé Jericho en avant. La surprise le fit se redresser. « Une unité de transmissions ? »

Il se sentait vaguement déçu. À quoi s’était-il attendu exactement ? Il n’en savait trop rien. À quelque chose d’un peu plus… exotique, peut-être.

« 537, demanda-t-il, est-ce une unité du front ?

— Dans ce secteur, le front change tous les jours. Mais d’après la carte des positions de la Hutte 6, Smolensk est encore à une centaine de kilomètres à l’intérieur des lignes allemandes.

— Ah.

— Oui. Cela a été ma réaction — sur le moment du moins. Je veux dire qu’il s’agit d’un objectif bas, commun, qui vient loin dans les priorités. C’est du quotidien poussé à l’extrême. Mais il y a plusieurs… complications. » Elle fouilla dans son sac en quête d’un mouchoir puis se moucha. Une fois encore, Jericho remarqua le léger tremblement de ses doigts.


Après avoir remis le registre du rayon en place, il ne faut pas plus d’une minute pour descendre le livre des colonnes approprié et recopier les numéros de série d’interception.

Lorsqu’elle sort de la salle d’index, Miles (« c’est-à-dire Miles Mermagen, ajoute-t-elle entre parenthèses, l’officier responsable de la salle de Contrôle : un ours doté d’un tout petit cerveau »), Miles est au téléphone, tournant le dos à la porte, occupé à flatter une personnalité haut placée — « Mais non, non, cela ne pose aucun problème, Donald, c’est un plaisir de pouvoir vous être utile… » — et cela convient fort bien à Hester dans la mesure où il ne la voit même pas prendre son manteau et partir. Elle allume sa torche de black-out et s’enfonce dans la nuit.

Une rafale de vent balaye l’allée entre les baraques et lui cingle le visage. Au bout de la Hutte 8, le chemin se sépare en deux : à droite, il conduit à la grille d’entrée et à la chaleur de la cantine, à gauche, il suit le bord du lac dans une obscurité dense.

Elle prend à gauche.

La lune est enveloppée dans un voile de nuages, mais sa lueur ténue suffit tout juste à lui montrer où elle met les pieds. Au-delà de la clôture est, il y a un petit bois qu’elle ne peut distinguer, mais dont les arbres invisibles agités par le vent semblent lui indiquer le chemin. Au-delà des Blocs A et B, encore deux cent cinquante mètres et la voilà qui surgit, droit devant, à peine dessinée : la silhouette massive et trapue, pareille à un bunker de la construction tout juste terminée qui abrite désormais le Registre central de Bletchley. Comme elle se rapproche, la lueur de sa torche tombe sur des fenêtres aux volets d’acier, puis trouve la lourde porte.

Tu ne voleras point, se dit-elle en saisissant la poignée, tu te contenteras d’un rapide coup d’œil et puis tu partiras.

Et, de toute façon, « Les choses cachées sont à l’Éternel notre Dieu » (Deutéronome XXIX,29), n’est-ce pas ?

La dureté du néon blanc surprend après la pénombre de la hutte, de même que le calme, troublé seulement par le cliquetis lointain des machines Hollerith à perforer les cartes. Les ouvriers n’ont pas encore complètement terminé. Pinceaux et outils divers sont rassemblés dans un coin de la réception où règne une odeur lourde de construction : odeurs de ciment frais, de peinture, de sciure de bois. L’employée de service, caporal des forces auxiliaires féminines de l’Air Force, se penche sur le comptoir d’un air amène, telle une vendeuse dans un magasin.

« Il fait froid ?

— Assez, oui. » Hester parvient à sourire et à hocher la tête. « J’ai des numéros à vérifier.

— Référence ou prêt ?

— Référence.

— Section ?

— Contrôle Hutte 6.

— Laissez-passer ? »

La femme prend la liste des numéros et disparaît dans la pièce du fond. Par la porte ouverte, Hester peut voir des piles de rayonnages métalliques, des rangées infinies de fichiers en carton. Un homme franchit la porte et prend une boîte. Il dévisage Hester, qui détourne les yeux. Sur le mur blanchi à la chaux, une affiche représente un dessin de Bateman montrant une femme en train d’éternuer, accompagnée par un crétin à la solde de Whitehall reconnaissable entre tous :

LE MINISTÈRE DE LA SANTÉ vous parle :
Tousser et éternuer propagent des maladies
Piégez les microbes en vous servant de vos mouchoirs
Aidez à garder sains les Combattants de la Nation

Il n’y a nulle part où s’asseoir. Derrière le comptoir, il y a une énorme pendule aux initiales de la RAF ; elle est si énorme qu’Hester arrive à voir la grande aiguille bouger. Quatre minutes passent. Cinq minutes. Il fait désagréablement chaud. Elle commence à transpirer. L’odeur de peinture devient écœurante. Sept minutes. Huit minutes. Elle voudrait s’enfuir, mais la caporal a pris sa carte d’identité. Mon Dieu, comment a-t-elle pu se montrer aussi stupide ? Et si l’employée est en train de téléphoner à la Hutte 6 pour vérifier ses dires ? Miles va débarquer à tout instant avec perte et fracas : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel, fillette ? » Neuf minutes. Dix minutes. Essaye de te concentrer sur autre chose. Tousser et éternuer propagent des maladies…

Elle est dans un tel état qu’elle n’entend même pas l’employée arriver derrière elle.

« Je suis désolée de vous avoir fait attendre si longtemps, mais je n’ai jamais vu ça… »

La pauvre fille semble assez secouée. « Pourquoi ? demanda Jericho.

— Le dossier, répondit Hester. Le dossier que j’avais demandé ? Il était vide. »


Un grand craquement métallique retentit derrière eux, puis une série de petits crissements tandis qu’on ouvrait la porte de l’église. Hester ferma les yeux et se laissa tomber à genoux sur une soutane, tirant Jericho pour qu’il s’agenouille aussi. Elle pressa les mains l’une contre l’autre et baissa la tête. Jericho fit de même. Des pas remontèrent la moitié de l’allée, derrière eux, s’arrêtèrent, puis se remirent en marche doucement, sur la pointe des pieds. Jericho regarda à la dérobée sur la gauche et eut juste le temps d’apercevoir le vieux prêtre se pencher pour prendre son habit.

« Pardonnez-moi d’interrompre votre prière », murmura le curé. Il adressa un petit signe de la main et un salut de la tête à Hester. « Bonjour. Je suis désolé. Je vous laisse à Dieu. »

Ils écoutèrent son petit pas pressé s’évanouir vers le fond de l’église. La porte se referma et le loquet tomba avec fracas. Jericho se rassit sur le banc, posa la main sur son cœur et fut certain de le sentir battre à travers les quatre épaisseurs de tissu. Il regarda Hester — « Je vous laisse à Dieu ? » répéta-t-il — et elle sourit. Le changement que cela produisit sur sa physionomie fut remarquable. Ses yeux brillèrent, la dureté de son visage s’adoucit et, pour la première fois, Jericho comprit brièvement pourquoi Claire et elle avaient pu être amies.


Jericho contemplait le vitrail au-dessus de l’autel et joignit l’extrémité de ses doigts en une pyramide. « Que devons-nous déduire de cela ? Que Claire a dû voler tout le contenu de ce dossier ? Non… » Il se contredit immédiatement « … non, cela ne se peut pas, non, dans la mesure où ce qu’elle avait dans sa chambre étaient les cryptogrammes originaux et non la version décodée…

— Précisément, reprit Hester. Il y avait une fiche tapée à la machine dans le dossier du Registre, et l’employée me l’a montrée — cela donnait que les numéros de série du présent fichier avaient été reclassés et retirés, et que toute demande devrait être adressée au bureau du directeur général.

— Du directeur général ? Vous en êtes sûre ?

— Je sais lire, monsieur Jericho.

— De quand est datée la fiche ?

— Du 4 mars. »

Jericho se massa le front. C’était le truc le plus bizarre qu’il eût jamais entendu. « Que s’est-il passé, après le Registre ?

— Je suis retournée à la baraque et je vous ai écrit mon mot. Le temps d’aller le porter m’a pris le reste de la pause repas. Il me suffisait ensuite de retourner dans la salle d’index au plus tôt. Nous tenons un registre au jour le jour de tous les signaux interceptés à partir des blists. Un fichier par jour. » Une fois de plus, elle fouilla dans son sac et en sortit une petite carte portant une liste de dates et de chiffres. « Je ne savais pas trop par où commencer, alors je suis tout simplement remontée au début de l’année et j’ai avancé. Il n’y a rien d’enregistré avant le 6 février. Onze messages interceptés en tout seulement, dont quatre le dernier jour.

— Qui était ?

— Le 4 mars. Le jour même où l’on a vidé le dossier du Registre. Qu’en pensez-vous ?

— Rien. Tout. Je suis encore en train de me demander en quoi les propos d’une unité de transmission allemande mineure peuvent justifier le retrait de tout un fichier.

— D’ailleurs, qui est le directeur général ?

— C’est le patron des Services secrets de renseignements. “C.” Je ne connais pas son vrai nom. » Il se rappela l’homme qui lui avait remis le chèque, juste avant Noël. Un visage rubicond et du gros tweed campagnard. Il ressemblait davantage à un fermier qu’à un chef de réseau d’espionnage. « Vos notes ? demanda-t-il en tendant la main. Je peux ? »

Elle lui tendit à contrecœur la liste des interceptions. Il la présenta à la faible lumière. Cela donnait certainement quelque chose de curieux. Suivant la première interception, le 6 février, juste après midi, il y avait eu deux jours de silence. Puis un autre message avait été émis le 9 à 14 h 27.

Venait ensuite un trou de dix jours. Un signal était ensuite intercepté le 20 à 18 h 07, puis venait à nouveau un long silence, suivi par une activité soudaine : deux signaux le 2 mars (11 h 18 et 17 h 27), et enfin quatre émissions, en une rapide succession, dans la nuit du 4 mars. Il s’agissait là des cryptogrammes qu’il avait découverts dans la chambre de Claire. Les émissions avaient commencé exactement deux jours avant sa dernière conversation avec Claire devant la fosse argileuse inondée. Et elles s’étaient achevées un mois plus tard, alors qu’il se trouvait encore à Cambridge, moins d’une semaine avant le black-out de Shark.

Tout cela n’avait ni rime ni raison.

« En quelle clé d’Enigma ces messages ont-ils été transmis ? demanda-t-il. Car ils étaient chiffrés avec Enigma, si je comprends bien ?

— Dans l’index, ils étaient catalogués Vulture.

— Vulture ?

— La clé Enigma standard de la Wehrmacht pour le front russe.

— Régulièrement lue ?

— Tous les jours. Pour autant que je le sache.

— Et les signaux, comment ont-il été envoyés ? Enfin, on les a émis juste sur le réseau militaire habituel ou quoi ?

— Je n’en sais rien, mais cela m’étonnerait beaucoup.

— Pourquoi ?

— D’abord, il n’y a pas assez de transmissions. C’est trop irrégulier. Et puis je ne reconnais pas cette fréquence. J’ai l’impression qu’il s’agit de quelque chose de plus spécial, une ligne privée ou quelque chose comme ça. Rien que deux stations : une station mère et une étoile solitaire. Mais il faudrait voir les autres fiches pour en être sûr.

— Et où sont-elles ?

— Elles auraient dû se trouver au Registre, mais quand nous avons vérifié, nous avons découvert qu’elles avaient toutes été retirées aussi.

— Mon Dieu, mon Dieu, murmura Jericho. Ils ont vraiment fait les choses à fond.

— À part piquer les papiers à l’index de la salle de Contrôle, on n’aurait pas pu faire grand-chose de plus. Et vous trouvez qu’elle a un comportement douteux ? Je voudrais reprendre cela maintenant, je vous prie. »

Elle s’empara des relevés d’interception et se pencha pour les dissimuler dans son sac.

Jericho appuya la tête sur le dossier du banc et leva les yeux sur le plafond voûté. Bizarre ? s’interrogea-t-il. Je dirais que c’est plutôt bizarre, et même plus que bizarre que le directeur général lui-même puisse avoir escamoté le dossier complet avec toutes les feuilles de registre. Cela n’avait pas de sens. Il aurait voulu ne pas se sentir aussi crevé. Ce qu’il lui fallait, c’était s’enfermer, porte verrouillée à double tour, dans son bureau pendant un jour ou deux, avec une bonne pile de feuilles de papier vierge et tout un assortiment de crayons bien taillés…

Il laissa son regard s’abaisser lentement pour contempler le reste de l’église, les saints dans leurs niches, les anges de marbre, les tombeaux de pierre des défunts respectables de la paroisse, les cordes du clocher nouées ensemble telles une araignée suspendue sous la tribune de l’orgue. Il ferma les yeux.

Claire, Claire, qu’as-tu fait ? As-tu vu quelque chose que tu n’étais pas censée voir au cours de ton « travail assommant » ? As-tu récupéré quelques bribes de la poubelle confidentielle pendant qu’on ne te regardait pas pour les emporter chez toi ? Et si tu as fait cela, pourquoi ? Et savent-ils comment tu t’y es prise ? Est-ce pour cela que Wigram te recherche ? En as-tu trop appris ?

Il la revit agenouillée dans le noir, au pied de son lit, et entendit sa propre voix engluée de sommeil : « Mais qu’est-ce que tu fabriques ? » et sa réponse ingénue à elle : « Je fouille simplement dans tes affaires… »

Tu cherchais toujours quelque chose, hein ? Et vu que je ne pouvais rien te donner, tu es passée à quelqu’un d’autre. (Comme tu l’as dit toi-même, « Il y a toujours quelqu’un d’autre » : ce sont même pratiquement les dernières paroles que tu m’aies adressées, t’en souviens-tu ?) Mais qu’est-ce que tu cherches ainsi à tout prix ?

Tant de questions. Jericho s’aperçut qu’il commençait à être gelé. Il se pelotonna dans son manteau, enfouit son menton dans son écharpe et enfonça profondément ses mains dans ses poches. Puis il s’efforça de se remémorer les images des quatre cryptogrammes — LCNNR KDEMS LWAZA — mais les lettres restaient brouillées. Ce n’était pas la première fois. Il lui était impossible de photographier mentalement des pages de jargon : il fallait qu’il y voie un sens, une structure, pour les fixer dans sa mémoire.

« Une station mère et une étoile solitaire… »


Les murs épais contenaient un silence qui semblait aussi ancien que l’église elle-même — un silence oppressant, interrompu uniquement par le bruissement d’un oiseau en train de faire son nid dans les gouttières. Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre pendant plusieurs minutes.

Assis sur le dur banc de bois, Jericho avait l’impression que ses os s’étaient mués en glaçons, et cet engourdissement, associé au silence, aux reliquaires qui apparaissaient un peu partout et à l’odeur écœurante de l’encens, le rendit morbide. Le souvenir de l’enterrement de son père lui revint pour la deuxième fois en deux jours — le visage hâve dans le cercueil, sa mère le forçant à l’embrasser une dernière fois, la peau froide sous ses lèvres exhalant une odeur aigre de produits chimiques, un peu comme le laboratoire de l’école, puis la puanteur encore plus épouvantable du crématorium.

« Il faut que je prenne l’air », annonça-t-il. Elle prit son sac et le suivit dans l’allée centrale. À l’extérieur, ils feignirent d’examiner les tombes. Bletchley Park, dissimulé par un rideau d’arbres, touchait le nord du terrain paroissial. Une motocyclette descendit bruyamment la rue en direction du centre-ville. Jericho attendit que la pétarade de son moteur ne fût plus qu’un ronronnement lointain pour dire, presque pour lui-même : « La question que je n’arrête pas de me poser, c’est pourquoi elle a volé des cryptogrammes, enfin, par rapport à tout ce qu’elle aurait pu prendre ? Quand on est une espionne… » Hester ouvrit la bouche pour protester et il leva la main. « Très bien, je ne dis pas que Claire en soit une, mais qu’une espionne voudrait sûrement détourner des preuves que le chiffre d’Enigma est brisé, non ? À quoi diable peuvent servir ces messages chiffrés ? » Il s’accroupit et fit courir ses doigts sur une inscription mortuaire qui s’était pratiquement effritée. « Si seulement nous en savions plus sur ces messages… À qui ils étaient destinés par exemple.

— Nous en avons déjà parlé. Ils ont effacé toutes les traces.

— Mais il doit bien y avoir quelqu’un qui sait quelque chose, hasarda-t-il. Celui qui a décrypté les messages, tout d’abord. Puis celui qui les a traduits.

— Pourquoi ne demandez-vous pas à vos amis cryptographes ? Vous vous entendez tous comme larrons en foire, non ?

— Pas particulièrement. De toute façon, on nous conseille de mener des vies totalement séparées. Il y a bien un homme de la Hutte 3 qui a pu les voir… » Mais il se rappela le visage effrayé de Weitzman (« Ne me demandez plus rien s’il vous plaît, je ne veux rien savoir… ») et secoua la tête. « Non, il ne voudra pas nous aider.

— Quel dommage dans ce cas que vous ayez brûlé les seuls indices que nous avions, fit-elle non sans une pointe de sécheresse.

— C’était trop risqué de les garder. » Il frottait toujours la pierre d’un geste lent. « Vous auriez tout aussi bien pu répéter à Wigram que je vous avais parlé de l’indicatif. » Il leva vers elle un visage indécis. « Vous ne l’avez pas fait, j’espère ?

— Accordez-moi un peu de bon sens, monsieur Jericho. Serais-je ici en train de vous parler ? » Elle descendit d’un pas vif une rangée de tombes et se mit à étudier furieusement une épitaphe.


Elle regretta sa dureté de ton presque aussitôt. (« Celui qui est lent à la colère vaut mieux qu’un héros, et celui qui est maître de lui-même que celui qui prend des villes. » Proverbes XVI,32.) Cependant, comme Jericho le fit remarquer plus tard lorsque leurs relations se seraient suffisamment améliorées pour qu’il risque cette observation, si elle n’avait pas perdu son sang-froid, elle n’aurait jamais pensé à la solution.

« Parfois, dit-il, nous avons besoin d’un peu de tension pour nous aiguiser l’esprit. »

Elle était jalouse, voilà la vérité. Elle pensait connaître Claire au moins aussi bien que quiconque, mais il devenait évident qu’elle la connaissait à peine, guère mieux que Jericho ne la connaissait en tout cas.

Elle frissonna. Le soleil de mars n’apportait aucune chaleur. Il tombait sur le clocher de pierre de St Mary comme une lumière froide tombée d’un miroir.

Jericho s’était relevé maintenant et avançait parmi les tombes. Elle se demanda si elle lui aurait ressemblé si elle était allée à l’université. Mais son père n’avait pas voulu en entendre parler et c’était son frère George qui était parti, comme si c’était une loi divine : c’étaient les hommes qui allaient à l’université et qui perçaient les codes ; les femmes restaient à la maison ou remplissaient les fiches.

« Hester, Hester, vous tombez bien. Soyez gentille, voulez-vous parler à Chicksands pour voir ce qu’ils peuvent faire là-bas ? Et, pendant que vous y serez, on signale à la salle des Machines qu’il y a un texte altéré dans la dernière fournée de Kestrel — l’opératrice doit vérifier ses notes avant de renvoyer le message. Et puis il faut “blister” tous les onze heures de Beaumanor… »

Un sentiment de défaitisme l’avait laissée toute ramollie, debout devant une tombe, mais elle sentait maintenant son corps retrouver lentement sa vigueur.

« L’opératrice doit vérifier ses notes… »

« Monsieur Jericho ! »

Il se retourna en entendant son nom et la vit avancer en trébuchant vers lui.


Il était près de dix heures et Miles Mermagen se peignait dans son bureau avant de rentrer chez lui quand Hester Wallace surgit à la porte.

« Non, fit-il, sans se retourner.

— Écoutez, Miles, j’ai réfléchi, et vous avez raison. Je me suis conduite comme une parfaite idiote. »

Il la scruta d’un œil soupçonneux dans le miroir.

« Ma demande de transfert… je voudrais que vous l’annuliez.

— Parfait, je ne l’ai jamais transmise. »

Il se concentra à nouveau sur lui-même. Le peigne glissait dans l’épaisseur de ses cheveux noirs comme un râteau dans de la graisse.

Elle se força à sourire. « J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, qu’on devait savoir où était sa place dans la chaîne… » Il paracheva son coup de peigne et se tourna de côté, en essayant de voir son profil dans le miroir. « Si vous vous rappelez, nous avions dit que je pourrais peut-être faire un tour dans une station d’interception.

— Pas de problème.

— Et je me suis dit que, eh bien, comme mon service ne commence que demain après-midi, je pourrais peut-être y aller aujourd’hui.

— Aujourd’hui ? » Il consulta sa montre. « C’est que je suis assez pris, en fait.

— Mais je peux y aller seule, Miles. Et vous faire un rapport sur ce que j’aurai trouvé » — derrière son dos, elle s’enfonça les ongles dans la paume — « un de ces soirs ».

Il la gratifia d’un nouveau regard inquisiteur, et elle pensa : Non, non, c’est vraiment trop gros, même pour lui. Mais il haussa alors les épaules. « Pourquoi pas ? Mieux vaut les appeler avant. » Il agita la main avec majesté. « Citez mon nom.

— Merci, Miles.

— La femme de Lot, hein ? » Il lui adressa une œillade. « Statue de sel le jour, boule de feu la nuit… ? »


Et il lui assena une petite tape sur le derrière en sortant.

Trente mètres plus loin, dans la Hutte 8, Jericho frappait à la porte sur laquelle figurait la mention « Liaison de l’US Navy ». Une voix sonore lui cria d’entrer.

Kramer n’avait pas de bureau — la pièce n’était pas assez grande — mais une simple table de jeux avec un téléphone dessus et une corbeille à papier archi pleine posée par terre. Il n’y avait même pas de fenêtre. Sur l’une des cloisons de bois qui le séparaient du reste de la baraque, il avait fixé au ruban adhésif une photographie récente, arrachée au magazine Life, de Roosevelt et de Churchill assis côte à côte dans un jardin ensoleillé à la conférence de Casablanca. Kramer vit que Jericho l’examinait.

« Quand vous commencez à me déprimer vraiment, je la regarde et je me dis — Merde, tant pis, s’ils peuvent y arriver, je dois y arriver aussi. » Il sourit. « J’ai quelque chose à vous montrer. » Il ouvrit sa serviette et en sortit une liasse de papiers portant la mention TOP SECRET : ULTRA. « Skynner a enfin reçu l’ordre de me remettre ça ce matin. Je suis censé les expédier à Washington ce soir. »

Jericho les feuilleta. Il s’agissait d’une masse de calculs qui lui parurent en partie familiers, et de quelques schémas techniques très complexes qui semblaient des circuits électroniques.

Kramer annonça : « Les plans du prototype de Bombe à quatre rotors. »

Jericho leva vers lui un regard étonné. « Avec des tubes électroniques ?

— Absolument. Des triodes à gaz. Des thyratrons GTIC.

— Bon Dieu.

— Ils appellent ça Cobra. Les trois premiers positionnements de rotors seront résolus de la manière habituelle sur les Bombes existantes, soit électro-mécaniquement. Mais le quatrième — le quatrième — sera résolu par un procédé uniquement électronique, avec un tableau de commutations et des tubes électroniques reliés à la Bombe par cette espèce de gros câble qui ressemble à un… » — Kramer fit une sorte de cercle avec ses mains — « … enfin, qui ressemble à un cobra, j’imagine. On utiliserait des tubes à vide en séquences… et c’est une révolution. Ça n’a jamais été fait. Les types de chez vous assurent que cela multipliera la vitesse de calcul par cent, ou même par mille. »

Jericho prononça, presque pour lui-même : « Une machine de Turing.

— Une quoi ?

— Un calculateur électronique.

— Eh bien, appelez ça comme vous voulez. En théorie, ça marche, et ça, c’est la bonne nouvelle. Et, d’après ce qu’ils disent, ce ne serait qu’un début. Il semble qu’ils sont en train de préparer une sorte de Superbombe, une machine entièrement électronique qui s’appelle Colossus. »

Jericho eut soudain la vision d’Alan Turing, assis, jambes croisées, dans son bureau de Cambridge par un samedi après-midi alors que les lumières s’allumaient au-dehors, en train de décrire son rêve de machine à calculer universelle. Combien de temps s’était écoulé depuis ? Moins de cinq ans ?

« Et quand cela va-t-il se concrétiser ?

— Là, c’est la mauvaise nouvelle. Cobra lui-même ne sera pas opérationnel avant le mois de juin.

— Mais c’est affreux.

— Toujours les mêmes conneries. Pas de pièces détachées, pas d’ateliers, pas assez de techniciens. Devinez combien d’hommes travaillent là-dessus en ce moment, pendant que nous parlons.

— Pas assez, je suppose. »

Kramer leva une main et écarta les doigts tout près du visage de Jericho. « Cinq. Cinq ! » Il remit les papiers dans sa mallette et en fit claquer les fermetures. « Il faut faire quelque chose. » Il marmonnait en secouant la tête. Il faut faire avancer la situation.

« Vous allez à Londres ?

— Tout de suite. D’abord à l’ambassade. Et puis un tour de l’autre côté de Grosvenor Square pour voir l’amiral. »

Jericho eut une grimace de déception. « Je suppose que vous prenez votre voiture ?

— Vous plaisantez ? Avec ça ? » Il tapota sa mallette. « Skynner me fait accompagner par une escorte. Pourquoi ?

— Je me demandais juste… Je sais que c’est affreusement impoli de ma part, mais vous m’avez dit que si j’avais un service à vous demander… bref, je me demandais s’il serait possible de vous emprunter votre voiture ?

— Mais oui ! » Kramer enfila son pardessus. « Je serai sûrement parti deux jours. Je vais vous montrer où elle est garée. » Il prit son képi accroché derrière la porte et ils sortirent dans le couloir.

Tout près de l’entrée de la hutte, ils tombèrent sur Wigram. Jericho fut surpris de le voir si négligé. Wigram était visiblement resté debout toute la nuit. Une mèche rebelle d’un blond roux se mit à luire au soleil.

« Ah, le beau lieutenant et le grand cryptographe. J’ai entendu dire que vous étiez amis. » Il s’inclina avec une feinte politesse et annonça à Jericho : « Il faudra que nous ayons une nouvelle conversation tous les deux, mon vieux. »

« En voilà un qui me porte vraiment sur le système », avoua Kramer pendant qu’ils remontaient l’allée en direction du manoir. « Je l’ai eu pendant une bonne vingtaine de minutes dans mon bureau ce matin. Pour me poser des questions sur une fille que je connais. »

Jericho faillit trébucher.

« Vous connaissez Claire Romilly ?

— La voilà », fit Kramer et, pendant un instant, Jericho crut qu’il parlait de Claire, alors qu’il parlait de la voiture. « Elle est encore chaude. Le réservoir est plein et il y a un bidon à l’arrière. » Il repêcha la clé dans sa poche et la lança à Jericho. « Évidemment que je connais Claire. Tout le monde la connaît, non ? Sacrée fille. » Il donna à Jericho une petite tape sur le bras. « Bon voyage. »

3

Il fallut encore une demi-heure avant que Jericho fût prêt à partir.

Il franchit l’escalier de ciment qui menait à la salle des Opérations et trouva Cave assis tout seul au bout d’une longue table, des téléphones de chaque côté tandis qu’il se concentrait sur la carte de l’Atlantique. Onze signaux Shark avaient été interceptés depuis minuit, déclara-t-il, mais aucun d’entre eux ne provenait de la zone de bataille prévue, ce qui n’annonçait rien de bon. Le convoi HX-229 se trouvait à moins de 150 milles de ce qu’on pensait être les lignes des U-Boote et se dirigeait plein ouest, c’est-à-dire droit sur les sous-marins, à une vitesse de dix nœuds et demi. SC-122 le devançait légèrement en faisant route vers le nord-est tandis que HX-229A restait nettement en arrière et remontait au nord, par la côte de Terre-Neuve. « Il fait presque jour, dit-il, mais le temps se dégrade. Pauvres bougres. »

Jericho le laissa à ses sinistres pensées et se mit en quête d’abord de Logie, qui le congédia d’un mouvement de pipe (« Ça va, vieux frère, repos complet, le rideau se lève à vingt heures »), puis d’Atwood, qui finit par accepter de lui prêter un guide touristique d’avant-guerre des îles Britanniques. (« “Roule donc cette carte”, cita-t-il d’un ton empreint de regret en sortant le guide de sous son bureau, “nul n’en voudra avant dix ans.” »)

Jericho était fin prêt.

Il s’installa derrière le volant de la voiture de Kramer et passa les mains sur les commandes peu familières. Il lui vint alors à l’esprit qu’il n’avait jamais vraiment appris à conduire. Il connaissait les principes de base, bien sûr, mais il devait bien y avoir six ou sept ans qu’il n’avait pas conduit, outre le fait que cela s’était passé dans l’énorme tank de son beau-père, une grosse Humber qui n’avait absolument rien à voir avec cette petite Austin. Cependant, il ne faisait au moins rien d’illégal : dans un pays où c’était tout juste s’il ne fallait pas un permis pour aller aux toilettes, il n’était, allez savoir pourquoi, plus nécessaire d’avoir un permis de conduire.

Il lui fallut quelques minutes pour distinguer la pédale d’accélérateur de celle de l’embrayage, le frein à main du levier de vitesses, puis il mit le starter et tourna la clé de contact. La voiture fit un bond en avant et cala. Jericho mit alors les vitesses au point mort et recommença. Cette fois-ci, miraculeusement, la voiture s’ébranla dès qu’il souleva le pied de l’embrayage.

À la grille, on lui fit signe de s’arrêter et il parvint à immobiliser le véhicule avec un beau dérapage. L’une des sentinelles ouvrit sa portière et le pria de descendre pendant qu’une autre fouillait l’intérieur de la voiture.

Trente secondes plus tard, la barrière se levait et il franchissait le portail.

Il remonta à une vitesse de cycliste les rues étroites en direction de Shenley Brook End, et ce fut cette très faible allure qui le sauva. Ils s’étaient mis d’accord, Hester Wallace et lui, pour qu’il la prenne à la chaumière — en supposant qu’il pût obtenir la voiture de Kramer — et il était encore en train de franchir la courbe, quatre cents mètres avant de prendre la petite route, quand il aperçut un éclair sombre dans le champ, sur la droite. Il se rangea aussitôt sur le bas-côté et freina. Puis il laissa tourner le moteur et ouvrit prudemment la portière avant de sortir, pour mieux voir.

Encore des policiers. Il y en avait un qui contournait d’un pas furtif la haie du champ. Et un autre qui, à demi dissimulé dans la haie, surveillait apparemment la route qui passait devant la chaumière.

Jericho se laissa retomber sur son siège et se mit à pianoter sur le volant. Il ne savait pas si on l’avait vu, mais plus vite il sortirait de leur champ de vision, mieux cela vaudrait. Le levier de vitesses coinçait et il lui fallut le prendre à deux mains pour mettre la marche arrière. Le moteur s’emballa puis gémit. Jericho faillit d’abord reculer dans le fossé, puis il corrigea un peu trop le tir et la voiture traversa la chaussée en zigzaguant pour grimper sur le bas-côté opposé puis caler. Ce n’était pas une façon de se garer très élégante, mais au moins avait-il suffisamment reculé dans la courbe pour ne plus être vu des policiers.

Ils devaient sûrement l’avoir entendu ? À tout moment, l’un d’eux allait arriver pour voir ce qui se passait, et Jericho essaya de trouver une explication à son comportement incohérent. Mais les minutes s’écoulèrent et personne ne vint. Il coupa le contact et n’entendit plus que le chant des oiseaux.

Pas étonnant que Wigram eût l’air aussi épuisé. Il semblait avoir pris la direction de la moitié des forces de police du comté — si ce n’était pas du pays tout entier, pour ce que Jericho en savait.

Soudain, le nombre d’impondérables susceptibles de s’opposer à leur projet lui apparut tellement considérable qu’il fut sérieusement tenté de tout lâcher. (« Il faut que nous allions à la station d’interception, monsieur Jericho… que nous allions à Beaumanor pour mettre la main sur les notes manuscrites de l’opérateur. On les conserve pendant au moins un mois, et ils n’auront sûrement pas pensé à les récupérer — je suis prête à prendre le pari. Il n’y a que nous, les pauvres inutiles, pour nous occuper de ça. ») De fait, il aurait bien fait demi-tour à l’instant même pour rentrer à Bletchley si l’on n’avait frappé vigoureusement à la vitre du côté gauche. Il dut faire un bond de plusieurs centimètres.

C’était Hester Wallace, bien qu’il ne l’ait pas reconnue tout de suite. Elle avait troqué sa jupe et son chemisier contre une grosse veste de tweed et un pull-over épais. Les jambes de son pantalon de velours brun étaient rentrées dans de grosses chaussettes de laine grise et ses bottes étaient tellement maculées de boue qu’elles ressemblaient à des sabots de cheval de labour. Elle laissa tomber son gros sac de voyage à l’arrière de l’Austin et s’effondra sur le siège passager. Puis elle poussa un long soupir de soulagement.

« Merci mon Dieu. J’avais peur de vous avoir raté. »

Il se pencha pour fermer très doucement sa portière.

« Combien sont-ils ?

— Six. Deux dans le champ d’en face. Deux qui font toutes les maisons du village. Deux à la chaumière — un en haut qui relève les empreintes dans la chambre de Claire, et une en bas. Je lui ai dit que je partais. Elle a essayé de m’en empêcher, mais je lui ai répondu que c’était mon seul jour de congé de la semaine et que j’en faisais ce que je voulais. Je suis passée par la porte de derrière et j’ai fait le tour pour rejoindre la route.

— On vous a vue ?

— Je ne pense pas. » Elle souffla sur ses mains pour les réchauffer et les frotta l’une contre l’autre. « Je suggère que nous roulions, monsieur Jericho. Et, quoi que vous fassiez, ne repassez pas par Bletchley. Je les ai entendus discuter. On arrête toutes les voitures qui quittent Bletchley par la grand-route. »

Elle s’enfonça davantage sur son siège au point de devenir invisible de l’extérieur, à moins de s’approcher tout contre sa vitre. Jericho mit le moteur en marche et l’Austin partit en avant. Puisqu’ils ne pouvaient pas repasser par Bletchley, pensa-t-il, ils n’avaient d’autre choix que de continuer tout droit.

Ils franchirent le virage et la voie leur apparut dégagée. La route de la chaumière se trouvait sur la gauche, déserte, mais lorsqu’ils arrivèrent à son niveau, un policier surgit brusquement de la haie d’en face et leva le bras. Jericho hésita puis appuya le pied sur l’accélérateur. Le policier s’esquiva prestement et Jericho eut la vision fugitive d’une figure rouge brique absolument outragée. Puis ils s’enfoncèrent dans le creux, grimpèrent la côte et débouchèrent dans le village. Un autre policier parlait avec une femme sur le seuil de sa maison au toit de chaume, et il se retourna pour les regarder. Jericho accéléra à nouveau laissant bientôt le village derrière eux pour prendre les lacets qui descendaient au fond d’une nouvelle vallée ombragée.

Ils remontèrent Shenley Church End, passèrent devant la White Hart Inn, où Jericho avait longtemps habité, puis devant une église et ils arrivèrent presque aussitôt au croisement de la A5.

Jericho jeta un coup d’œil dans son rétroviseur pour vérifier que personne ne les suivait. La voie semblait libre. « Vous pouvez vous redresser maintenant », dit-il à Hester. Il se sentait comme hébété et n’arrivait pas à croire qu’il avait fait une chose pareille. Il laissa passer deux camions, mit son clignotant et tourna à gauche sur la vieille voie romaine. Aussi loin qu’il était possible de voir, elle filait tout droit vers le nord-ouest. Jericho passa une vitesse, l’Austin accéléra et ils filèrent.


L’Angleterre de la guerre s’ouvrait devant eux — la même vieille Angleterre mais subtilement altérée : légèrement salie, légèrement abîmée, comme un état prospère tombant rapidement en ruine, ou une vieille dame de la noblesse connaissant une période difficile.

Ils ne virent pas de traces de bombardements avant d’arriver dans la banlieue de Rugby, où ce qui leur était apparu de loin comme une abbaye en ruine se révéla une carcasse d’usine décapitée, mais les déprédations dues à la guerre étaient partout visibles. Après trois ans de négligence, les clôtures en bordure de route s’affaissaient ou s’effondraient. Grilles et portails avaient disparu des beaux parcs nationaux pour être fondus et transformés en munitions. Les maisons se détérioraient. Rien n’avait été repeint depuis 1940. Les fenêtres cassées étaient bouchées avec des planches, le fer forgé était couvert de rouille ou passé au goudron. Les enseignes des tavernes elles-mêmes s’étaient fendues et délavées. Le pays tout entier se dégradait.

Comme nous tous, songea Jericho tandis qu’ils dépassaient une silhouette voûtée qui marchait au bord de la route. N’avons-nous pas un peu plus piètre allure d’année en année ? En 1940, il y avait au moins l’énergie galvanisante suscitée par la menace d’invasion. Et en 1941, l’espoir était revenu avec l’entrée de la Russie, puis des États-Unis, dans la guerre. Mais 1942 s’était lamentablement mué en 1943, les U-Boote avaient fait des massacres dans les convois, la pénurie n’avait fait qu’empirer et, malgré des victoires en Afrique et sur le front oriental, la guerre semblait avoir pris un tour interminable — une perspective infinie et sans héroïsme de rationnement et d’épuisement. Les villages paraissaient avoir perdu leur vie — les hommes partis, les femmes enrôlées dans les usines — et, à Stony Stratford et Towcester, les quelques personnes encore visibles formaient la plupart du temps des files d’attente devant les vitrines vides des boutiques.

Hester Wallace demeurait silencieuse à côté de lui et repérait leur itinéraire en examinant avec une attention obsessionnelle le guide d’Atwood. Bien, songea-t-il. Étant donné que toutes les pancartes et noms de lieu avaient disparu, ils n’auraient aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient si jamais ils venaient à se perdre. Il n’osait pas conduire trop vite. L’Austin lui était peu familière et (comme il commençait à s’en apercevoir) pleine de petites manies. De temps à autre, la mauvaise essence de temps de guerre provoquait comme une explosion. L’auto avait tendance à dériver vers le milieu de la route et les freins n’étaient pas vraiment impeccables. En outre, les voitures personnelles étaient devenues une telle rareté que Jericho craignait de se faire arrêter par un policier zélé qui demanderait à voir leurs papiers s’ils roulaient trop vite. Il conduisit ainsi pendant plus d’une heure, jusqu’au moment où Hester lui indiqua de tourner à droite sur une route étroite juste à l’entrée d’une petite ville qui s’appelait, d’après elle, Hinckley.

Ils avaient quitté Bletchley sous un ciel bleu, mais plus ils étaient remontés vers le nord, plus le ciel s’était couvert. De gros nuages de pluie ou de neige s’étaient amoncelés devant le soleil. Le bitume s’étirait dans un paysage morne et plat, sans aucun véhicule en vue, et, pour la seconde fois, Jericho éprouva l’impression curieuse que l’Histoire avançait à rebours, que les routes n’avaient pu présenter cet aspect si désert depuis au moins un quart de siècle.

Vingt-cinq kilomètres plus loin, Hester lui indiqua de tourner à nouveau à droite, et ils se retrouvèrent soudain en terrain beaucoup plus vallonné, couvert de bois et entrecoupé de curieux pans de roche nue, zébrée de blanc par la neige.

« Où sommes-nous ?

— Charnwood Forest. Nous approchons. Vous seriez gentil de vous arrêter une minute. Ici, regardez, dit-elle en désignant une aire de pique-nique déserte en bordure de route. Ce sera parfait. Je n’en ai pas pour longtemps. »

Elle prit son sac sur la banquette arrière et se dirigea vers les arbres. Il la regarda s’éloigner. Elle ressemblait à un garçon de ferme avec sa veste et son pantalon. Que lui avait dit Claire déjà ? « Elle m’a à la bonne » ? Plus que ça, sans doute, beaucoup plus pour prendre autant de risques. Il fut frappé par le fait qu’elle était physiquement presque le contraire de Claire : autant Claire était grande, blonde, voluptueuse, autant Hester était petite, brune et maigrichonne. Plutôt comme lui. Elle se changeait derrière un arbre qui n’était pas tout à fait assez large, et il entrevit soudain une épaule mince et blanche. Il détourna les yeux. Lorsqu’il regarda à nouveau dans sa direction, elle émergeait du bois sombre en robe vert olive. La première goutte de pluie s’écrasa sur le pare-brise au moment où elle remontait dans la voiture.

« Démarrez, monsieur Jericho. » Elle retrouva leur position sur la carte et posa le doigt dessus.

Il interrompit son geste sur la clé de contact. « Ne pensez-vous pas, mademoiselle Wallace, fit-il avec hésitation, que, vu les circonstances, nous pourrions nous risquer à nous appeler par nos prénoms ? »

Elle lui adressa un léger sourire. « Hester.

— Tom. »

Ils se serrèrent la main.


Ils suivirent la route à travers bois pendant une huitaine de kilomètres, puis les arbres se raréfièrent et ils se retrouvèrent sur une sorte de plateau découvert. La pluie et la neige fondue avaient transformé la route étroite en un chemin boueux et, pendant cinq minutes, ils furent contraints d’avancer au pas, derrière une charrette attelée à un poney. Enfin le cocher leva son fouet en guise d’excuse et tourna à droite, vers un tout petit village où des panaches de fumée s’élevaient en volutes d’une demi-douzaine de cheminées. Alors, presque aussitôt, Hester s’écria : « Là ! »

S’ils n’avaient pas roulé si doucement, ils l’auraient sûrement manqué : deux petits pavillons d’entrée, une voie privée barrée par une perche blanc et rouge, une guérite de sentinelle et une pancarte mystérieuse indiquant WOYG, BEAUMANOR.

War Office « Y » Group, Beaumanor, le « Y » étant le nom de code du service d’interception radio.

« On y va. »

Jericho admira le calme d’Hester. Alors qu’il en était encore à chercher son laissez-passer d’une main moite, elle s’était penchée sur lui pour montrer le sien et avait annoncé sèchement au garde qu’ils étaient attendus. Le soldat vérifia son nom sur un porte-bloc, fit le tour de la voiture pour relever le numéro d’immatriculation, revint près de la vitre, jeta un bref coup d’œil sur la carte de Jericho et leur fit signe de passer.


Beaumanor Hall était une de ces nombreuses demeures de campagne, immenses et isolées, que l’armée avait réquisitionnées à leurs propriétaires reconnaissants et quasi ruinés, demeures qui, d’après Jericho, ne retourneraient sans doute jamais à un usage privé. Il s’agissait en l’occurrence d’un édifice de la première moitié du dix-neuvième siècle, avec une allée bordée d’ormes ruisselants d’un côté et une cour d’écurie de l’autre. C’est là qu’ils se dirigèrent. Ils passèrent sous une arche. Une demi-douzaine de filles du service territorial auxiliaire couraient en riant devant eux, le manteau sur la tête, comme une tente, pour se protéger de la pluie, puis disparurent dans l’un des bâtiments. Deux petites camionnettes commerciales Morris et toute une rangée de motocyclettes BSA occupaient la cour. Au moment où Jericho se garait, un homme en uniforme se précipita vers eux avec un grand parapluie cabossé.

« Heaviside, annonça-t-il, major Heaviside, comme celui de la ionosphère. Vous, vous devez être mademoiselle Wallace, et vous…

— Tom Jericho.

— Monsieur Jericho. Parfait. Formidable. » Il leur serra vigoureusement la main. « Je dois avouer que c’est un honneur pour nous. Une visite de la direction aux cousins de la campagne. Le commandant vous transmet tous ses regrets de ne pouvoir vous accueillir lui-même. Il essayera de nous rejoindre dans l’après-midi. Je crains qu’il ne soit trop tard pour le déjeuner, mais du thé ? Une tasse de thé ? Quel sale temps… »

Jericho s’était attendu à des questions embarrassantes et avait passé la journée à essayer de préparer quelques réponses prudentes, mais le major se contenta de les entraîner sous son parapluie dégoulinant jusqu’à la maison. Il était jeune, grand, avec un crâne dégarni et des lunettes tellement maculées que Jericho se demanda comment il pouvait voir à travers. Il avait les épaules tombantes, genre bouteille de Saint-Galmier, et le col de sa veste était blanc de pellicules. Il les conduisit dans un salon glacé qui sentait le moisi et commanda du thé.

Il avait alors terminé l’histoire abrégée de la maison (« conçue, paraît-il, par le même type qui a construit la colonne Nelson ») et avait déjà bien entamé celle, plus détaillée, du service des interceptions radio (« démarré à Chatham jusqu’à ce que les bombardements deviennent trop impossibles… »). Hester hochait poliment la tête. Une auxiliaire féminine leur apporta du thé aussi brun et épais que du cirage, et Jericho se mit à boire en jetant des coups d’œil impatients sur les murs vides. Les crochets des tableaux avaient laissé des trous dans le plâtre et une ombre grisâtre dessinait les contours des grands cadres maintenant décrochés. Une demeure ancestrale sans ancêtres, une maison sans âme. Les fenêtres qui donnaient sur le jardin étaient barrées de bandes de papier adhésif.

Il sortit ostensiblement sa montre et l’ouvrit. Presque quinze heures. Il allait falloir se presser un peu.

Hester remarqua son impatience. « Peut-être, dit-elle en profitant d’une brève pause dans le monologue du major, pourrions-nous jeter un coup d’œil sur vos installations. »

Heaviside eut l’air surpris et reposa bruyamment sa tasse sur la soucoupe. « Oh, mince ! Excusez-moi. Bon. Si vous êtes prêts, alors, allons-y. »

La pluie se mêlait maintenant de neige et un vent du nord soufflait en rafales violentes. Il leur fouetta le visage lorsqu’ils sortirent sur le côté de la vaste demeure, et ils durent lever les bras tels des boxeurs assaillis par les coups pour traverser la boue d’une ancienne roseraie. Un son aigu, déchirant, comme Jericho n’en avait jamais entendu, retentissait de l’autre côté d’un mur.

« Bon Dieu, mais qu’est-ce que c’est ?

— Le parc d’antennes », répondit Heaviside.

Jericho n’avait visité de station d’interceptions radio qu’une seule fois auparavant, et il y avait des années de cela, à une époque où la science n’en était qu’à ses balbutiements : une baraque remplie de Wrens frissonnantes, perchée au sommet d’une falaise non loin de Scarborough. Il s’agissait ici de quelque chose d’un tout autre ordre. Ils franchirent une porte dans le mur et découvrirent des dizaines d’antennes radio disposées suivant un ordre curieux, un peu comme les cercles de pierres des druides, sur plusieurs hectares de terrain. Les pylônes métalliques étaient reliés entre eux par des kilomètres de câbles. Certaines portions d’acier tendu bourdonnaient, d’autres hurlaient.

« Configurations rhombiques et de Beveridge, cria le major pour couvrir le vacarme. Dipôles et quadra-headrons… Regardez ! » Il voulut désigner quelque chose, mais son parapluie se retourna brusquement. Il eut un sourire désespéré et agita son parapluie en direction des mâts d’antennes. « Nous sommes à une centaine de mètres d’altitude ici, c’est pour cela qu’il y a ce fichu vent. Le parc est divisé en deux. La première partie est orientée plein sud. Elle prend la France, la Méditerranée, la Libye. L’autre est orientée vers l’est, l’Allemagne et le front russe. Les signaux arrivent par câbles coaxiaux aux baraques d’interception. » Il écarta largement les bras et hurla : « Magnifique, n’est-ce pas ? Nous pouvons tout capter sur une étendue de quinze cents kilomètres environ. » Il rit et agita les mains comme s’il dirigeait une chorale imaginaire. « Chantez pour moi, espèces de bougres ! »

Le vent leur projetait de la neige fondue sur la figure, et Jericho posa les mains en coque sur ses oreilles. On aurait dit qu’ils interféraient avec la nature, qu’ils se branchaient sur une force élémentaire bouillonnante qu’ils n’auraient jamais dû déranger, un peu comme Frankenstein faisant venir les éclairs dans son laboratoire. Une nouvelle rafale de vent les projeta en arrière, et Hester dut se retenir à son bras.

« Partons d’ici », cria Heaviside. Il leur fit signe de le suivre. Dès qu’ils furent de l’autre côté du mur, ils se retrouvèrent protégés du vent. Une route bitumée cernait ce qui semblait de loin un village privé niché sur le domaine de la grande maison : chaumières, granges, une serre et même un pavillon de cricket avec une tour d’horloge. Rien que de fausses façades, expliqua facétieusement Heaviside, pour tromper la reconnaissance aérienne allemande. C’était là que se faisait le travail d’interception proprement dit. Quelque chose les intéressait-il en particulier ?

« Comment cela se passe-t-il pour le front oriental ? questionna Hester.

— Le front oriental, répéta Heaviside. Parfait. » Il ouvrit la marche entre les flaques, essayant toujours de remettre dans le bon sens son parapluie retourné. La pluie s’intensifia et leur marche rapide se mua bientôt en course pour gagner les baraques. La porte claqua bruyamment derrière eux.

« Nous nous appuyons sur l’élément féminin, comme vous pouvez vous en rendre compte », déclara Heaviside en ôtant ses lunettes pour les essuyer sur un coin de sa veste. « Des militaires et des civiles. » Il remit ses lunettes et regarda autour de lui en clignant des yeux. « Bonjour, dit-il à une femme solide qui portait des galons de sergent. “La directrice”, annonça-t-il, ajoutant dans un souffle : Un vrai dragon. »

Jericho dénombra vingt-quatre récepteurs télégraphiques branchés par paires, de chaque côté d’une longue allée, et devant chacun d’eux se trouvait une femme voûtée avec des écouteurs sur les oreilles. Le calme régnait dans la pièce, à l’exception du ronronnement des machines et du bruissement occasionnel des formulaires d’interception.

« Nous avons trois types d’appareils, expliqua tranquillement Heaviside. Des HRO, des Hallicrafter 28 Skyriders et des AR-88 américains. Chaque fille doit patrouiller ses propres fréquences, même si nous vérifions tout dès que les choses s’excitent un peu.

— Vous avez combien de personnes qui travaillent ici ? demanda Hester.

— À peu près deux mille.

— Et vous interceptez tout ?

— Absolument tout. À moins de recevoir l’ordre de ne pas le faire.

— Ce qui n’arrive jamais.

— C’est vrai, c’est vrai. » Le crâne chauve de Heaviside luisait de pluie. Alors le jeune homme se pencha en avant et s’ébroua comme un chien. « À part la semaine dernière, bien sûr. »


Ce dont Jericho se souviendrait le mieux par la suite, ce serait le calme avec lequel Hester écouta l’information. Elle ne cilla même pas. Elle préféra en fait changer de sujet et demanda à Heaviside quelle rapidité était exigée de la part des filles (« Nous exigeons une vitesse de quatre-vingt-dix caractères morse à la minute, c’est le minimum absolu »), puis ils se mirent tous les trois à remonter l’allée centrale.

« Ces appareils-ci sont réglés sur le front oriental », annonça Heaviside lorsqu’ils eurent parcouru la moitié de la salle. Il s’arrêta et montra les images élaborées de vautours collées sur le flanc de plusieurs récepteurs. « Vulture n’est pas la seule clé de l’armée allemande en Russie, bien sûr. Il y a aussi Kite (Buse), Kestrel (Crécelle), Smelt (Éperlan) pour l’Ukraine…

— Les réseaux sont-ils particulièrement actifs en ce moment ? demanda Jericho, qui sentait qu’il était temps pour lui d’intervenir.

— Très actifs, depuis Stalingrad. Des retraites et des contre-attaques sur tout le front. Des alertes et des sorties. Il faut reconnaître ça à ces Rouges, vous savez : ils ne se battent pas à moitié. »

Hester demanda alors le plus naturellement du monde : « C’est bien une station Vulture qu’on vous a demandé de ne plus intercepter ?

— C’est exact.

— Et on vous a demandé ça vers le 4 mars ?

— Pile. À minuit. Je m’en souviens parce que nous venions juste d’envoyer quatre longs messages et qu’on se sentait un peu essoufflés quand j’ai eu votre collègue, Mermagen, au bigophone. Il était complètement paniqué et il nous a dit : “Plus de ça, merci beaucoup, ni maintenant, ni demain ni jamais plus.”

— Il a expliqué pourquoi ?

— Pas du tout. Il a juste dit d’arrêter. J’ai cru qu’il allait avoir une crise cardiaque. C’est le truc le plus bizarre que j’aie jamais entendu.

— Peut-être, suggéra Jericho, qu’ils vous savaient très occupés et ont préféré vous décharger des transmissions qui n’étaient pas prioritaires ?

— Conneries, lâcha Heaviside. Pardon, mais vraiment ! » Sa fierté professionnelle avait été heurtée. « Vous pourrez dire de ma part à votre M. Mermagen qu’il n’y a rien que nous ne puissions maîtriser, n’est-ce pas, Kay ? » Il toucha l’épaule d’une opératrice des services auxiliaires territoriaux particulièrement ravissante qui retira ses écouteurs et recula sa chaise. « Non, non, ne vous levez pas, je ne voulais pas vous interrompre. Nous parlions juste de notre mystérieuse station. » Il roula les yeux au ciel. « Celle que nous ne sommes pas censés entendre.

— Entendre ? » Jericho regarda Hester avec insistance. « Vous voulez dire que cette station émet toujours ?

— Kay ?

— Oui, monsieur. » Elle avait un accent gallois assez mélodieux. « Moins souvent en ce moment, monsieur, mais elle n’a pas arrêté la semaine dernière. » Elle hésita. « Ce n’est pas que je cherche à l’écouter exprès, monsieur, mais elle a un style tellement superbe. L’ancienne école. Pas comme certains de ces mômes » — elle cracha presque le mot — « qu’ils emploient aujourd’hui. Ceux-là sont presque aussi mauvais que les Italiens.

— Le style d’un opérateur de morse, fit Heaviside sur un ton professoral, est aussi reconnaissable que sa signature.

— Et quel est le style de celui-ci ?

— Très rapide, mais très clair, répondit Kay. Comme des arpèges, je dirais. Il a une vraie main de pianiste, ce type-là.

— Je crois qu’elle en pince pour ce type, vous ne croyez pas, monsieur Jericho ? » Heaviside se mit à rire et redonna une petite tape sur l’épaule de Kay. « Très bien Kay. Bon travail. On y retourne. »

Ils avancèrent. « L’une de mes meilleures, confia-t-il. Ça peut être affreusement pénible, vous savez, d’écouter comme ça huit heures de rang pour noter du charabia. Surtout la nuit, en plein hiver. Il fait affreusement froid ici. Il faut qu’on leur donne des couvertures. Ah, tenez ici, regardez : en voilà un qui arrive. »

Ils se tinrent à distance respectueuse d’une opératrice qui copiait un message. De la main gauche, elle ne cessait de régler le cadran du récepteur télégraphique, et de la droite, elle assemblait formulaires et carbones. La rapidité avec laquelle elle commença alors à noter le message était proprement ahurissante, « GLPES, lut Jericho par-dessus son épaule, KEMPG NXWPD…

— Deux formulaires, expliqua Heaviside. Une fiche sur laquelle elle note les murmures : c’est-à-dire les émissions de réglage, le code et ainsi de suite. Et puis le formulaire rouge pour le message proprement dit.

— Que se passe-t-il ensuite, chuchota Hester.

— Il y a deux exemplaires de chaque formulaire. Le premier exemplaire part à la hutte des téléscripteurs afin d’être expédié immédiatement chez vous. C’est la baraque déguisée en pavillon de cricket devant laquelle nous sommes passés. Nous gardons les autres exemplaires ici, pour le cas où il y aurait du rebut ou quelque chose qui manque.

— Combien de temps les conservez-vous ?

— Deux mois.

— Nous pourrions y jeter un coup d’œil ? »

Heaviside se gratta la tête. « Si vous voulez. Mais il n’y a pas grand-chose à voir. »

Il les conduisit au bout de la baraque, ouvrit une porte, alluma la lampe et s’effaça pour leur montrer l’intérieur de ce qui apparut comme un très grand placard. Une accumulation d’une douzaine de fichiers vert sombre. Pas de fenêtre. Commutateur électrique à gauche.

« C’est rangé comment ? demanda Jericho.

— Par ordre chronologique. » Il referma la porte.

Pas verrouillée, nota Jericho en continuant son inventaire. Et l’entrée n’est pas très visible non plus, sinon pour les quatre opératrices qui travaillent à côté. Il sentit les battements de son cœur s’intensifier.

« Major Heaviside, monsieur ! »

Ils se retournèrent et virent Kay, debout, qui leur faisait signe, un écouteur collé contre son oreille.

« Mon mystérieux pianiste, monsieur. Il recommence à faire ses gammes, si cela vous intéresse, monsieur. »

Heaviside prit le casque en premier. Il écouta avec une expression judicieuse, les yeux fixés à mi-distance, comme un docteur éminent avec son stéthoscope à qui l’on aurait demandé un deuxième avis. Il secoua la tête, haussa les épaules et passa le casque à Hester.

« Ce n’est pas à nous de chercher pourquoi, mon vieux », dit-il à Jericho.

Quand ce fut au tour de Jericho, il retira son écharpe et la déposa soigneusement par terre, près de la configuration de câbles qui reliait l’appareil radio aux antennes et à l’alimentation électrique. Mettre les écouteurs ressemblait un peu à mettre la tête sous l’eau. Il y eut un étrange afflux de sons. Un hurlement qui lui rappela le vent dans le parc d’antennes. Une rafale de parasites. Deux ou trois transmissions différentes de morse entremêlées mais très faibles. Puis, soudainement et de la manière la plus incongrue qui fût, une cantatrice allemande chanta un air d’opéra qu’il reconnut comme provenant du deuxième acte de Tannhauser.

« Je n’entends rien.

— La fréquence a dû bouger », dit Heaviside.

Kay tourna à peine le cadran vers la gauche et le son prit puis perdit une octave, la cantatrice s’évapora, il y eut une nouvelle rafale de parasites puis, comme s’il avançait en terrain découvert, le ta-ta-ti-ta-ta rapide, staccato, de la transmission morse, avec ses palpitations claires et pressées, distantes de plus de quinze cents kilomètres, venues de quelque part en Ukraine occupée.


Ils arrivaient à mi-chemin de la hutte des téléscripteurs quand Jericho porta la main à sa gorge et s’exclama : « Mon écharpe ! »

Ils s’arrêtèrent sous la pluie.

« Je vais demander à une fille de vous la rapporter.

— Non, non, je vais la chercher. Je vous rattrape. »

Hester saisit la balle au bond. « Et de combien de machines disposez-vous, déjà ? » Et elle reprit sa marche.

Heaviside hésita entre eux deux, puis courut après Hester. Jericho l’aurait embrassée. Il n’entendit jamais la réponse du major, emportée par le vent.

Tu es calme, se répéta-t-il. Tu es sûr de toi. Tu ne fais rien de mal.

Il retourna dans la baraque. La femme sergent lui présentait son large dos en se tenant penchée au-dessus d’une opératrice. Elle ne le vit même pas. Il remonta rapidement l’allée centrale, regardant droit devant lui, et s’introduisit dans le débarras. Il ferma la porte derrière lui et alluma la lumière.

Combien de temps avait-il ? Pas beaucoup.

Il tira le premier tiroir du premier fichier. Fermé à clé. Merde ! Il essaya encore. Attends. Non, il n’était pas fermé. Le fichier était simplement équipé de ce système irritant qui empêche deux tiroirs de s’ouvrir en même temps. Il baissa les yeux et vit que le tiroir du bas dépassait légèrement. Il le ferma du bout du pied et, à son grand soulagement, le tiroir du haut s’ouvrit aussitôt.

Des chemises brunes en carton. Des piles de carbones utilisés accrochés ensemble par des trombones métalliques. Des fiches de registre et des formulaires rouges. Jour, mois et année dans le coin supérieur droit. Fatras dépourvu de sens de lettres manuscrites. Cette chemise-ci portait la date du 15 janvier 1943.

Il recula et fit une rapide évaluation. Quinze fichiers de quatre tiroirs chacun. Soixante tiroirs. Deux mois. En gros, un tiroir par jour. Pouvait-il tomber juste ?

Il s’avança vers le sixième fichier et ouvrit le troisième tiroir en partant du haut.

Le 6 février.

Bingo.

Il garda l’image des notes bien nettes d’Hester Wallace dans son esprit. 6.2./1215. 9.2./1427. 20.2./1807. 2.3./1639, 1901…

Cela aurait été plus facile si ses doigts ne s’étaient pas mis à ressembler à de grosses saucisses, s’ils avaient cessé de trembler et si la transpiration ne les avait pas rendus glissants, s’il avait pu, d’une certaine façon, reprendre sa respiration.

Quelqu’un n’allait pas manquer d’entrer. Quelqu’un allait sûrement l’entendre ouvrir et fermer les tiroirs métalliques comme autant de jeux d’orgues, pour s’emparer de deux, trois, quatre cryptogrammes et des feuilles de registre aussi (Hester avait dit qu’elles pourraient être utiles), puis les fourrer dans la poche intérieure de son pardessus, cinq, six, zut ! Il est tombé, sept cryptogrammes. Il faillit en rester là — « Arrête pendant qu’il en est encore temps, mon vieux » — mais il lui fallait les quatre derniers, ceux que Claire avait dissimulés dans sa chambre.

Il ouvrit le tiroir du haut du treizième fichier, et ils étaient là, vers le fond, rangés à la suite, merci mon Dieu.

Un bruit de pas devant le débarras. Il attrapa les formulaires de registres et les feuilles rouges, et eut juste le temps de les fourrer dans sa poche et de refermer le tiroir avant que la porte ne s’ouvre et qu’apparaisse la silhouette impeccable de Kay, la fille des interceptions.

« Il me semblait bien vous avoir vu entrer, déclara-t-elle. Vous avez oublié votre écharpe ? Elle la brandit et referma la porte derrière elle avant d’avancer lentement vers lui dans le réduit étroit. Jericho restait paralysé, un sourire idiot plaqué sur le visage.

« Je ne voudrais pas vous déranger, monsieur, mais tout cela est important, n’est-ce pas ? » Ses yeux sombres étaient grands ouverts. Il remarqua à nouveau confusément qu’elle était très jolie, même dans son uniforme militaire. La veste était ceinturée, bien serrée à la taille. Quelque chose en elle lui rappela Claire.

« Pardon ?

— Je sais que je ne devrais pas vous demander cela, monsieur — nous ne sommes jamais censées rien demander, n’est-ce pas ? — mais, bon, est-ce que ça l’est ? Personne ne nous dit jamais rien, vous comprenez ? Du charabia, voilà ce que c’est pour nous, rien que du charabia, du charabia toute la journée. Et toute la nuit aussi. On essaye de dormir et on continue de l’entendre — bip, bip, saleté de bip. Ça vous monte au ciboulot, au bout d’un moment. Je me suis engagée, voyez, j’étais volontaire, mais ce n’était pas ce que j’attendais, cet endroit. Je ne peux même pas en parler à mon père et ma mère. » Elle s’était approchée tout près de lui. « Tout cela a-t-il un sens pour vous ? Est-ce que c’est important ? Je ne dirai rien, assura-t-elle solennellement. Promis.

— Oui, assura Jericho. Tout cela a un sens pour nous et c’est très important. Je vous le jure. »

Elle hocha pensivement la tête, sourit, passa l’écharpe autour du cou de Jericho et la noua, puis sortit lentement du débarras en laissant la porte ouverte. Il attendit une vingtaine de secondes et la suivit. Personne ne l’arrêta tandis qu’il retraversait la baraque puis sortait sous la pluie.

4

Heaviside ne voulait pas les laisser partir. Jericho essaya faiblement de protester — la lumière était mauvaise, dit-il, ils avaient une longue route à faire et ils devaient être rentrés avant le couvre-feu — mais Heaviside fut horrifié. Il insista, insista pour qu’ils jettent au moins un coup d’œil sur les indicateurs de gisements et les récepteurs morse à grande vitesse. Il se montrait si enthousiaste qu’il semblait près d’éclater en sanglots si jamais ils refusaient. Aussi se traînèrent-ils à sa suite sur le ciment lisse et mouillé, d’abord jusqu’à une rangée de baraques en bois qui ressemblaient de l’extérieur à des écuries, puis jusqu’à une autre fausse chaumière.

Le chœur du parc d’antennes produisait un étrange bruit de fond. Heaviside devenait de plus en plus passionné pour décrire d’obscurs détails techniques sur les longueurs d’ondes et les fréquences. Hester feignait héroïquement de s’y intéresser et évitait soigneusement de croiser le regard de Jericho qui avançait sans rien entendre, dans un cocon d’angoisse, guettant le bruit lointain de la découverte et de l’alerte donnée. Jamais il n’avait été aussi pressé de quitter un endroit. De temps à autre, sa main se glissait dans la poche intérieure de son pardessus, et il finit même par la laisser là, rassuré de sentir le papier rugueux des formulaires en sûreté sous ses doigts, jusqu’au moment où il prit conscience qu’il allait donner l’impression de se prendre pour Napoléon, ce qui lui fit retirer sa main aussitôt.

Quant à Heaviside, il était tellement fier du travail effectué à Beaumanor qu’il les aurait volontiers gardés toute une semaine s’il l’avait pu. Mais lorsque, une interminable demi-heure plus tard, il suggéra une visite au groupe des moteurs et aux générateurs auxiliaires, ce fut Hester, si calme jusque-là, qui se montra finalement la plus ferme et déclara, rétrospectivement avec un peu trop de sécheresse, que non, merci, c’était très gentil mais il fallait vraiment qu’ils partent.

« C’est vrai ? C’est faire un sacré bout de chemin pour ne rester que deux heures. » Heaviside paraissait complètement dépassé. « Le commandant sera très déçu de vous avoir manqués.

— Hélas, repartit Jericho. Une autre fois.

— À vous de voir, mon vieux, fit Heaviside d’un ton bourru. Je ne voudrais pas qu’on s’impose. » Et Jericho s’en voulut de l’avoir vexé.

Il les reconduisit à leur voiture, s’arrêtant en chemin pour leur montrer une ancienne figure de proue à l’effigie d’un amiral hissée sur une mangeoire à chevaux ornementale. Un petit malin avait drapé l’épée de l’amiral d’une culotte de l’armée qui pendait mollement sous les trombes d’eau. « Cornwallis, indiqua Heaviside. On l’a trouvé sur le domaine. C’est notre mascotte. »

Lorsqu’ils se séparèrent, il leur serra la main chacun à leur tour, Hester d’abord, puis Jericho, et leur adressa un salut tandis qu’ils montaient dans l’Austin. Il se retourna alors, comme sur le point de partir, puis se figea et se pencha soudain vers la vitre.

« Qu’est-ce que vous m’avez dit que vous faisiez, monsieur Jericho ?

— En fait, je ne vous ai rien dit du tout. » Jericho sourit et mit le moteur en marche. « Du décryptement.

— Quelle section ?

— Je crains de ne pas être autorisé à vous le dire. »

Il écrasa le levier pour mettre la marche arrière et exécuta un assez vilain demi-tour. Ils s’éloignèrent alors et il vit dans le rétroviseur Heaviside qui les regardait, toujours debout sous la pluie, une main en visière pour se protéger les yeux. Le virage de l’allée les déporta sur la gauche et la vision disparut.

« Dix contre un qu’il court au téléphone le plus proche, marmonna Jericho.

— Vous les avez ? »

Il hocha la tête. « Attendons de nous éloigner un peu d’ici. »

Franchir les grilles, remonter la petite route, dépasser le village et s’enfoncer dans la forêt. La pluie s’abattait sur la pente de bois sombres en colonnes blanches et fantomatiques, telles les bannières d’une armée de spectres. Un grand oiseau solitaire et lointain survolait la nuée. Les essuie-glaces filaient d’un côté puis de l’autre. Les arbres se refermèrent sur eux.

« Vous avez été parfaite, déclara Jericho.

— Sauf vers la fin. Cela devenait insupportable de ne pas savoir si vous aviez réussi. »

Il allait lui parler du débarras lorsqu’il remarqua un sentier qui partait de la route et s’enfonçait sous le couvert des bois.

Le coin idéal.

Ils cahotèrent sur une centaine de mètres de sentier grossier, plongeant dans des flaques qui se révélaient en fait des nids-de-poule profonds de trente centimètres. L’eau jaillissait des deux côtés de l’auto, fouettant le dessous du châssis. Elle passa même par un trou situé aux pieds d’Hester et lui trempa les souliers. Lorsque les phares éclairèrent enfin une étendue marécageuse trop large pour qu’ils puissent passer à côté, Jericho coupa le moteur.

Il n’y eut alors plus d’autre bruit que celui de la pluie martelant le mince toit de métal. Les branches leur masquaient le ciel au-dessus d’eux et il faisait presque trop sombre pour lire. Jericho alluma la veilleuse.


« VVVADU QSA ? K, annonça Jericho en lisant les murmures de la première feuille de registre. Ce qui correspond, si je me souviens bien de mon expérience d’analyste, à peu près à : ici indicatif de station ADU, demande lecture de ma puissance de transmission. Terminé. » Il fit courir son doigt sur le double au carbone. Le code Q était une langue internationale, l’espéranto des télégraphistes, et il le connaissait par cœur. « Ensuite, nous avons : VVVCPQ BT QSA4 QSA ? K. Ici indicatif de station CPQ, stop, votre puissance de transmission est bonne, quelle est la mienne ? Terminé.

— CPQ, releva Hester en hochant la tête. Je reconnais cet indicatif. C’est en relation avec le haut commandement de l’armée de terre à Berlin.

— Bien. Un mystère de résolu, alors. » Il reporta son attention sur la feuille de registre. « VVVADU QSA3 QTCI K : Smolensk à Berlin, votre puissance de transmission est recevable. J’ai un message pour vous, terminé, QRV, répond Berlin : je suis prêt. QXH K : transmettez votre message. Terminé. Smolensk dit alors QXA109 : mon message consiste en 109 groupes chiffrés. »

Hester brandit le premier cryptogramme triomphalement : « Le voilà ! Cent neuf exactement.

— Très bien. Le message doit être transmis sur-le-champ, visiblement, car Berlin répond : VVVCPQ R QRU HH VA. Message reçu et compris, je n’ai rien pour vous, Heil Hitler et bonsoir. Le tout impeccable et méthodique. Comme sorti du manuel.

— La fille de la hutte d’interceptions disait qu’il était très précis.

— Ce que nous n’avons pas, malheureusement, c’est la réponse de Berlin. » Il parcourut les fiches de registre. « C’est sans problème aussi le 9, et encore le 20 février. Ah ! fit-il, mais ça a l’air de se corser le 2 mars. » Le formulaire présentait en effet un afflux de dialogue élégant et précis. Jericho l’orienta vers la lumière. Smolensk à Berlin : QZE, QRJ, QRO. (Votre fréquence est trop haute, votre émission est trop faible, augmentez votre puissance.) Et Berlin qui répond aussitôt : QWP, QRX10 (Respectez les règles, attendez dix minutes) et enfin, un QRX exaspéré (Fermez-la). « Tiens, voilà qui est intéressant. Pas étonnant qu’ils se conduisent brusquement comme des étrangers. » Jericho loucha sur l’exemplaire au carbone. « L’indicatif de Berlin a changé.

— Changé ? C’est absurde. C’est devenu quoi ?

— TGD.

— Quoi ? Faites-moi voir. » Elle lui prit le formulaire des mains. « Mais c’est impossible. Non, non. TGD n’est tout simplement pas un indicatif de la Wehrmacht.

— Comment pouvez-vous en être sûre ?

— Parce que je le sais, TGD recouvre en fait toute une clé d’Enigma. On ne l’a jamais brisée. C’est connu. » Elle s’était mise à enrouler nerveusement une mèche de cheveux autour de son index droit. « Tristement célèbre serait peut-être plus approprié.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est l’indicatif des quartiers généraux de la Gestapo à Berlin.

— La Gestapo ? » Jericho examina les feuilles de registre restantes. « Mais tous les messages à partir du 2 mars, dit-il, c’est-à-dire huit messages sur onze, tous les longs y compris les quatre de la chambre de Claire, tous sont adressés a cet indicatif. » Il lui tendit les formulaires afin qu’elle puisse vérifier par elle-même et se carra sur son siège.

Une rafale de vent agita les branches au-dessus d’eux, lâchant une pluie de gouttes qui crépita comme une salve sur le pare-brise.


« Essayons d’échafauder une thèse », proposa Jericho au bout d’une minute ou deux, tout autant pour entendre une voix humaine qu’autre chose. Le crépitement aléatoire de la pluie et la pénombre crépusculaire de la forêt commençaient à lui porter sur les nerfs. Hester avait ramené les pieds sur son siège et se tenait toute recroquevillée, les bras passés autour des genoux, se massant parfois les orteils à travers ses chaussettes mouillées et scrutant la forêt.

« Le jour important, c’est le 4 mars », poursuivit-il. (Où étais-je le 4 mars ? Dans un autre monde : en train de lire Sherlock Holmes devant un poêle à gaz de Cambridge, en train d’éviter M. Kite ou de réapprendre à marcher.) « Jusque-là, tout se passe normalement. Une unité de transmissions qui hiberne en Ukraine, qui tourne au ralenti tout l’hiver, se réveille au dégel. D’abord, quelques signaux envoyés au QG de Berlin, ensuite toute une série de transmissions plus longues adressées à la Gestapo…

— Ce n’est pas normal, coupa Hester avec virulence. Une unité de l’armée de terre qui transmet des rapports en clé d’Enigma du front russe au QG de la police secrète ? C’est normal, ça ? Je dirais, moi, que c’est sans précédent.

— Effectivement. » Cela ne le dérangeait pas d’être interrompu. Il était au contraire content d’avoir la preuve qu’elle écoutait. « En fait, c’est même tellement sans précédent que quelqu’un à Bletchley se rend compte de ce qui se passe et panique complètement. Tous les messages antérieurs sont retirés du Registre. Et le même jour, juste avant minuit, votre M. Mermagen téléphone à Beaumanor pour leur ordonner de cesser les interceptions. Cela s’est-il déjà produit auparavant ?

— Jamais. » Elle s’interrompit puis haussa légèrement une épaule en signe de concession. « Enfin, bon, peut-être, à un moment de programme trop chargé, on a pu laisser tomber un objectif non prioritaire pendant un jour ou deux. Mais vous avez vu la taille de Beaumanor. Et c’est plus petit que la station de la RAF de Chicksands. Et puis il doit y avoir encore une douzaine de lieux de moindre importance, peut-être davantage. Les gens comme vous nous ont toujours répété que l’essentiel de ce genre d’exercice, c’était de tout contrôler. »

Il acquiesça d’un hochement de tête. C’était vrai. Cela avait été leur philosophie depuis le début : tout englober, ne rien manquer. Ce ne sont pas les champions qui vont vous donner les cribles — ils sont trop forts. Ce sont les petits de rien du tout — les nuls oubliés, paumés dans des coins écartés, qui commencent toujours leurs messages par « Situation normale, rien à signaler » et utilisent toujours les mêmes zéros aux mêmes endroits, ou qui ont l’habitude de chiffrer leur propre indicatif ou qui positionnent les rotors chaque matin sur les initiales de leur petite amie…

Jericho demanda : « Donc, il ne leur aurait pas ordonné d’arrêter de son propre chef ?

— Miles ? Oh Seigneur, non !

— De qui reçoit-il ses ordres ?

— Ça dépend. Généralement de la salle des Machines de la Hutte 6. Parfois du poste de la Hutte 3. Ce sont eux qui décident des priorités.

— Aurait-il pu faire une erreur ?

— Dans quel sens ?

— Eh bien, Heaviside a dit que Miles avait appelé Beaumanor le 4 juste avant minuit et qu’il était complètement paniqué. Je me demandais : est-ce que Miles n’aurait pas reçu l’ordre de ne plus intercepter les transmissions de cette unité plus tôt dans la journée, et oublier de transmettre cet ordre ?

— Tout à fait possible. Probable même, connaissant Miles. Oui, oui, bien sûr. » Hester se tourna pour le regarder. « Je vois où vous voulez en venir. Entre le moment où Miles a reçu l’ordre de stopper les interceptions et celui où cet ordre est arrivé à Beaumanor, quatre messages ont été interceptés.

— Exactement. Qui sont arrivés Hutte 6 tard dans la nuit du 4. Mais à ce moment-là, l’ordre avait déjà été donné de ne pas les décrypter.

— Ils ont donc simplement suivi la marche bureaucratique.

— Pour atterrir dans la bibliothèque allemande.

— Sous le nez de Claire.

— Non décryptés. »

Jericho hocha lentement la tête. Non décryptés. C’était le point crucial. Cela expliquait pourquoi les messages de la chambre de Claire ne présentaient aucune trace d’aucune sorte. Ils n’avaient jamais eu la moindre bande de décryptage Type-X collée au dos. Ils n’avaient jamais été lus. Il fixa les bois du regard mais ne vit aucun arbre. À leur place, il vit la bibliothèque allemande le matin suivant la nuit du 4 mars, à l’heure où les cryptogrammes arrivaient pour être classés et indexés.

Mlle Monk avait-elle appelé elle-même l’officier de service de la Hutte 6 ou avait-elle dépêché une de ses filles ? « Nous avons ici quatre messages orphelins, laissés sans solution. Que sommes-nous censées en faire, je vous prie ? » Et la réponse avait dû être : Quoi ? Oh bon Dieu ! Les classer ? Les oublier, les fourrer dans la poubelle indiquant : DÉCHETS CONFIDENTIELS ?

Seulement aucune de ces réponses n’avait été appliquée.

Parce que Claire avait subtilisé les documents.

« En théorie ? avait assuré Weitzman. Sur une journée ordinaire ? Une fille comme Claire doit probablement voir défiler plus d’informations opérationnelles sur les armées allemandes qu’Adolf Hitler lui-même. Absurde, n’est-ce pas ? »

Oui, mais elles n’étaient pas censées les lire, Walter, tout était là. Il ne viendrait même pas à l’esprit de jeunes demoiselles bien élevées de lire un courrier qui ne leur serait pas destiné, à moins d’en recevoir l’ordre au nom du roi et de la patrie. Mais elles ne le liraient pas pour elles-mêmes. C’était pour cela que Bletchley les employait.

Mais qu’avait dit Mlle Monk à propos de Claire, déjà ? « Elle était plutôt devenue plus attentive, ces derniers temps… » Évidemment. Elle avait commencé à lire ce qui lui passait entre les mains. Et puis, vers la fin février, début mars, elle avait vu quelque chose qui avait bouleversé son existence. Quelque chose qui avait à voir avec une unité de transmissions allemande de seconde zone dont le radio jouait du morse pour la Gestapo comme si c’était une sonate de Mozart. Quelque chose de tellement « anti-barbant, chéri », que quand Bletchley avait décidé qu’on ne pouvait se permettre de continuer à lire ces transmissions-là, elle s’était sentie contrainte de subtiliser elle-même les quatre messages.

Et pourquoi les avait-elle subtilisés ?

Il n’eut même pas besoin de poser la question. Hester était arrivée à la même conclusion que lui, même si sa voix était faible, incrédule et presque noyée par la pluie.

« Elle les a volés pour les lire. »

Elle les a volés pour les lire. La réponse se glissait sous le dessin aléatoire des faits et s’y adaptait comme un crible.

Elle a volé les cryptogrammes pour les lire.

« Mais est-ce que c’est vraiment faisable ? » demanda Hester. Elle semblait ahurie par la direction que lui avait fait prendre sa propre logique. « Je veux dire, a-t-elle réellement pu le faire ?

— Oui. C’est possible. Difficile à imaginer. Mais possible. »

Oh, mais quel culot il avait fallu ! pensa-t-il. Avec quel aplomb monstre et ahurissant, avec quelle froide délibération elle avait dû préparer son coup. Claire, ma chérie, tu m’étonneras toujours.

« Mais elle n’aurait pas pu y arriver toute seule, ajouta-t-il. Pas en étant coincée au fond de la Hutte 3. Elle aurait eu besoin d’aide.

— De qui ? »

Il leva les mains du volant en un mouvement d’impuissance. Il était difficile de savoir par où commencer. « Quelqu’un qui avait accès à la Hutte 6, pour commencer. Quelqu’un qui pouvait vérifier les réglages d’Enigma pour la clé Vulture de l’armée de terre allemande du 4 mars.

— Les réglages ? »

Il la regarda avec étonnement, puis se rappela que le fonctionnement d’Enigma n’entrait pas dans les informations qu’elle avait besoin de connaître. Or, à Bletchley, on ne vous mettait jamais au courant de ce que vous n’aviez pas besoin de savoir.

« Walzenlage, dit-il. Ringstellung. Steckerverbindungen. L’ordre des rotors, la position des bagues et des branchements. Si on a lu Vulture tous les jours, ces informations se trouvaient déjà à la Hutte 6.

— Qu’aurait-il fallu faire ensuite ?

— Avoir accès à une Type-X. La régler exactement suivant les données. Taper les cryptogrammes et en sortir les textes en clair.

— Claire aurait-elle pu le faire ?

— Non, certainement non. Elle n’aurait jamais obtenu le droit d’approcher de la salle de Décodage. Et puis de toute façon, elle n’avait pas eu la formation.

— Il aurait donc fallu que son complice ait certaines compétences ?

— Des compétences, oui, et de sacrés nerfs. Et du temps aussi, si l’on y réfléchit. Quatre messages. Un millier de groupes chiffrés. Cinq mille caractères. Même un opérateur expert aurait besoin d’une bonne demi-heure pour décoder tout ça. Cela aurait pu se faire. Mais elle aurait eu besoin d’un superman.

— Ou d’une superwoman.

— Non. » Il se rappelait ce qui s’était passé le samedi soir. Le bruit au rez-de-chaussée de la chaumière, les grandes empreintes masculines dans la neige, les traces de pneus et le feu rouge arrière d’une bicyclette s’échappant à toute vitesse dans la nuit. « Non. C’est un homme. »

Si seulement j’avais mis trente secondes de moins, se dit-il, j’aurais peut-être vu son visage.

Puis il pensa : Oui, et je me serais peut-être pris une balle dans le mien pour la peine : une balle d’un Smith & Wesson calibre 38, fabriqué à Springfield, Massachusetts.

Il sentit une soudaine pointe d’humidité glacée lui toucher le poignet et il leva les yeux. Il suivit alors la trajectoire de la goutte jusqu’à un point du toit, juste au-dessus du pare-brise. Pendant qu’il regardait, une nouvelle bulle sombre d’eau de pluie se mit à enfler lentement, prit une belle couleur rouille puis tomba.

Shark.

Jericho s’aperçut non sans honte qu’il l’avait presque oublié.

« Quelle heure est-il ?

— Presque cinq heures.

— Il faut rentrer. »

Il se frotta la main et tourna la clé de contact.


La voiture refusa de démarrer. Jericho fit tourner la clé à plusieurs reprises tout en pompant frénétiquement sur l’accélérateur, mais il ne parvint à obtenir qu’une toux brève et piteuse.

— Et merde ! »

Il releva son col, descendit de voiture et passa devant le capot. Lorsqu’il le souleva, une volée de pigeons décolla dans son dos, leurs ailes claquant comme des pétards. Il y avait une manivelle sous le bidon d’essence de secours. Il l’introduisit dans le petit trou situé dans le pare-chocs avant. « Si tu t’y prends à l’envers, mon gars, lui avait dit son beau-père, tu peux te casser le poignet. » Mais quel sens était le bon ? Vers la droite ou vers la gauche ? Il donna un petit coup de manivelle plein d’espoir. C’était horriblement dur.

« Tirez le starter, cria-t-il à Hester, et appuyez sur la troisième pédale si jamais ça démarre. »

La petite auto oscilla tandis qu’Hester se glissait derrière le volant.

Il se pencha à nouveau sur son ouvrage. La terre forestière ne se trouvait qu’à une cinquantaine de centimètres de son visage, tapis âcre de feuilles et de pommes de pin en décomposition. Il donna deux tours de manivelle et se retrouva les épaules complètement endolories. Il commençait à transpirer et la sueur se mêlait à la pluie pour goutter au bout de son nez et lui couler dans le cou. La folie de toute leur entreprise semblait concentrée dans cet instant. La plus grande bataille de convois de la guerre allait commencer et lui, que faisait-il ? Il se trouvait en plein cœur d’une forêt antique, dans un coin complètement paumé, en train de lorgner des cryptogrammes piqués à la Gestapo en compagnie d’une femme qu’il connaissait à peine. Pouvaient-ils seulement expliquer ce qu’ils étaient en train de faire ? Il fallait qu’ils soient… — il resserra son étreinte — dingues… Il donna un coup vicieux sur la manivelle, et le moteur ronronna soudain, toussa et faillit s’éteindre quand Hester appuya violemment sur l’accélérateur. Ce fut le plus doux rugissement que Jericho eût jamais entendu. La forêt en fut tout ébranlée.

La boîte de vitesses gémit lorsqu’il passa en marche arrière pour remonter tout le sentier en direction de la route.


Les branches des arbres formaient comme un tunnel sur la route détrempée. Les phares se reflétaient sur une pellicule d’eau courante. Jericho conduisait lentement, toujours sur la même voie, en essayant de trouver un repère dans la pénombre, en essayant de ne pas paniquer. Il avait dû se tromper en sortant du bois. Le volant sous ses doigts lui paraissait aussi mouillé et glissant que la chaussée. Ils finirent par arriver à un croisement tout près d’un gigantesque chêne à demi pourrissant. Hester se pencha à nouveau sur la carte. Une mèche de longs cheveux noirs lui tomba sur les yeux. Elle dut s’y prendre à deux mains pour la remettre dans son chignon, et c’est avec une épingle entre les dents qu’elle marmonna : « À droite ou à gauche ?

— Vous êtes le navigateur.

— Mais c’est vous qui avez décidé de prendre les petites routes. » Elle fixa sauvagement ses cheveux en place. « Prenez à gauche. »

Lui aurait choisi l’autre côté, mais, Dieu merci, il écouta Hester car c’est elle qui avait raison. Bientôt la route commença à s’éclaircir et ils purent distinguer des bouts de ciel pluvieux. Il appuya sur l’accélérateur, l’aiguille atteignit le soixante au compteur et ils quittèrent rapidement les bois pour déboucher en terrain découvert. Quand, près de deux kilomètres plus loin, ils arrivèrent à un village, Hester lui demanda de s’arrêter devant le minuscule bureau de poste.

« Pourquoi ?

— Il faut que je sache où nous sommes.

— Vous feriez mieux de vous dépêcher.

— Je n’ai aucune intention de faire du tourisme. »

Elle claqua la portière derrière elle et courut sous la pluie, évitant les flaques avec l’agilité d’une prof de gym. Une sonnette tinta à l’intérieur de la boutique lorsqu’elle ouvrit la porte.

Jericho jeta un coup d’œil en avant puis scruta le rétroviseur. Le village ne semblait pas dépasser cette rue. Il ne voyait aucun véhicule garé. Personne dehors. Il se douta qu’une voiture privée, surtout conduite par un étranger, devait être une rareté, un vrai sujet de curiosité. Il imaginait déjà les rideaux s’écarter dans les petits pavillons de brique rouge et maisons à colombage. Il arrêta les essuie-glaces et s’enfonça sur son siège. Pour la vingtième fois, sa main se porta au renflement que faisaient les cryptogrammes dans sa poche intérieure.

Deux Angleterre, pensa-t-il. Une Angleterre — celle-ci — familière, sûre, évidente, mais aussi à présent une autre Angleterre secrète, confinée dans les limites des domaines nationaux — Beaumanor, Gayhurst, Woburn, Adstock, Bletchley — une Angleterre de parcs d’antennes et d’indicateurs de gisements, de Bombes crépitantes et, bientôt, de tubes luminescents verts et orangés des machines de Turing (« cela devrait multiplier la vitesse de calcul par cent, peut-être même par mille »). Une ère nouvelle prenait naissance sur les terres de l’ancienne. Qu’avait écrit Hardy dans son Apology ? « Les mathématiques pures n’ont aucune influence sur la guerre. Personne n’a encore découvert de buts guerriers qui puissent être servis par la théorie des nombres. » Ce cher vieux n’en avait pas même deviné la moitié.

La sonnette tinta à nouveau et Hester sortit du bureau de poste en tenant un journal en guise de parapluie au-dessus de la tête. Elle ouvrit la portière, secoua le journal et le lança sans ménagement sur les genoux de Jericho.

« Pour quoi faire ? » Il s’agissait du Leicester Mercury, la feuille de chou locale : édition de l’après-midi même.

« On fait paraître des appels à témoins, non ? La police ? Quand quelqu’un disparaît. »

L’idée était bonne. Il devait en convenir. Mais ils eurent beau examiner le journal attentivement — deux fois en fait — ils ne purent trouver aucune photo de Claire ni aucune mention sur les recherches dont elle faisait l’objet.


Direction plein sud, retour à la maison. Une route différente pour le trajet de retour — c’était le plan d’Hester. Pour garder le moral, elle égrenait occasionnellement des noms de villages qu’elle cherchait dans le guide pendant qu’ils remontaient en cahotant leur grand-rue déserte. Oadby, dit-elle (« remarquez l’église anglaise primitive »), Kibworth Harcourt, Little Bowden et ainsi de suite du Leicestershire au Northamptonshire. Le ciel s’éclaircit au-dessus des collines pâles et lointaines, passant du noir au gris pour se stabiliser sur une sorte de blanc neutre et glacé. La pluie ralentit, puis cessa complètement. Oxendon, Kelmarsh, Maidwell… Des tours romanes carrées percées de meurtrières, des pubs au toit de chaume, de minuscules gares victoriennes nichées dans des paysages broussailleux de haies libres et de taillis touffus. C’était assez pour vous donner envie de chanter à tue-tête « L’Angleterre sera toujours l’Angleterre », sauf que ni l’un ni l’autre n’avaient vraiment le cœur à chanter.

Pourquoi s’était-elle enfuie ? C’était ce qu’Hester assurait ne pas comprendre. Tout le reste semblait relativement logique : comment elle avait pu au départ s’emparer des cryptogrammes, pourquoi elle avait voulu les lire, pourquoi il lui avait fallu un complice. Mais pourquoi alors commettre le seul acte qui ne manquerait pas d’attirer l’attention sur elle ? Pourquoi ne pas prendre son service du matin ?

« Vous », dit-elle à Jericho après y avoir réfléchi pendant plusieurs kilomètres. Sa voix n’était pas exempte d’une nuance d’accusation. « Je pense que ce doit être à cause de vous. »

Telle l’avocate d’un plaignant, elle passa en revue les événements de la nuit du samedi. Il était bien allé à la chaumière, oui ? Il avait découvert les cryptogrammes, oui ? Un homme avait surgi au rez-de-chaussée, oui ?

— Oui.

— Vous a-t-il vu ?

— Non.

— Avez-vous dit quelque chose ?

— J’ai dû crier “Qui est là ?” ou quelque chose de ce genre.

— Il aurait donc pu reconnaître votre voix ?

— C’est possible. »

Mais cela voudrait dire que je le connais, songea-t-il, ou du moins qu’il me connaît.

« À quelle heure êtes-vous parti ?

— Je ne sais pas exactement. Vers une heure et demie.

— Nous y voilà, fit-elle. C’est bien vous. Claire rentre à la maison après votre départ. Elle s’aperçoit que les cryptogrammes ont disparu. Elle se doute que c’est vous qui devez les avoir parce que cet homme mystérieux lui a déjà dit que vous étiez venu. Elle croit que vous allez les porter directement à qui de droit. Elle s’affole et elle s’enfuit…

— Mais c’est de la folie. Il quitta la route des yeux pour la regarder. Je ne l’aurais jamais trahie.

— C’est ce que vous dites. Mais le savait-elle ? »

Le savait-elle ? Il prit conscience que non en reportant son attention sur le volant, non, elle n’en savait rien. Et même, si elle s’était fondée sur l’attitude qu’il avait eue la nuit où elle avait trouvé le chèque, elle avait eu de bonnes raisons de croire que c’était un fanatique de la sécurité — conclusion plutôt ironique si l’on considérait qu’il avait maintenant onze cryptogrammes volés dans la poche intérieure de son pardessus.

Un car vieux d’au moins vingt ans avec un escalier extérieur pour accéder à l’impériale, une vraie pièce de musée, se rangea sur le bas-côté pour les laisser passer. Les écoliers qui l’occupaient agitèrent frénétiquement la main.

« Avec qui sortait-elle ? Qui voyait-elle à part moi ?

— Vous n’avez pas vraiment envie de savoir. Croyez-moi. » Ce n’était pas sans un certain plaisir qu’elle lui renvoyait les paroles qu’il lui avait adressées dans l’église. Il ne pouvait pas le lui reprocher.

« Allons, Hester. » Il serra sombrement le volant et regarda dans le rétroviseur. Le car disparaissait peu à peu et une voiture surgissait derrière. « N’ayez pas peur de me faire rougir. Soyons simples et tenez-vous-en aux hommes de Bletchley Park. »

— Enfin, dit-elle, il s’agissait davantage d’impressions que de noms. Claire n’avait jamais mentionné de noms.

— Donnez-moi les impressions alors.

C’est ce qu’elle fit.

Le premier dont Claire avait fait la connaissance était un jeune homme rasé de frais et aux cheveux blond roux. Elle l’avait rencontré un matin du début du mois de novembre, alors qu’il se trouvait dans un escalier, ses chaussures à la main.

Cheveux blond roux, rasé de frais, répéta Jericho. Cela ne lui disait rien.

Une semaine plus tard, à bicyclette, elle avait croisé un colonel à bord d’une voiture de l’armée garée dans la rue, tous feux éteints. Et puis il y avait eu un type de l’Air Force qui s’appelait Ivo quelque chose et qui parlait toujours de « zincs », de « raids » et de « parades », vocabulaire limité que Claire imitait affectueusement. Était-il de la Hutte 6 ou de la Hutte 3 ? Elle était à peu près sûre que c’était la Hutte 3. Il y avait un Honorable Evelyn Machin Chose, un nom à rallonge — « franchement peu honorable, ma chérie » — que Claire avait rencontré à Londres pendant le Blitz et qui travaillait maintenant au manoir. Il y avait un type plus âgé qui devait avoir, si elle avait bien compris, quelque chose à voir avec la marine. Et puis il y a eu un Américain : celui-ci était à coup sûr de la marine.

« Ce doit être Kramer, commenta Jericho.

— Vous le connaissez ?

— C’est celui qui m’a prêté la voiture. Ça date de quand ?

— Un mois à peu près. Mais j’ai eu l’impression qu’il n’était qu’un ami. Une source pour les Camel et les bas Nylon, rien d’autre.

— Et avant Kramer, il y avait eu moi.

— Elle n’a jamais parlé de vous.

— Je suis flatté.

— Vu la façon dont elle parlait des autres, vous pouvez l’être.

— Quelqu’un d’autre ? »

Elle hésita. « Il y a peut-être eu quelqu’un de nouveau depuis le mois dernier. En tout cas, elle était souvent sortie. Et une fois, il y a deux semaines environ, comme j’avais la migraine, j’ai quitté mon service de bonne heure et il me semble avoir entendu une voix masculine sortir de sa chambre. Mais si c’était le cas, ils ont arrêté de parler dès qu’il m’ont entendue monter l’escalier.

— Cela fait donc huit, si je compte bien. Avec moi. Et sans compter tous ceux que vous avez oubliés ou dont vous ne connaissez pas l’existence.

— Je suis désolée, Tom.

— Tout va très bien. » Il réussit à produire une parodie de sourire. « En fait, c’est même plutôt moins que ce que j’imaginais. » Il mentait, bien sûr, et il devinait qu’elle le savait. « Je me demande bien pourquoi, mais je n’arrive pas à la détester.

— Parce qu’elle est comme ça, tout simplement, s’exclama Hester avec une férocité inattendue. Elle n’en a jamais fait vraiment mystère, non ? Et la détester d’être ce qu’elle est… cela voudrait dire que vous ne l’avez en fait jamais vraiment aimée, non ? » Son cou était passé au rouge foncé. « Si tout ce qu’on cherche, c’est un reflet de soi-même, alors, honnêtement, on peut toujours trouver un miroir. »

Elle s’appuya sur le dossier de son siège, apparemment aussi surprise que lui par sa sortie.

Il vérifia la route derrière eux. Toujours déserte à l’exception de la voiture isolée. Depuis combien de temps l’avait-il remarquée ? Dix minutes environ ? Mais maintenant qu’il y pensait, cela faisait sans doute beaucoup plus longtemps que cela, sans doute depuis le moment où ils avaient doublé le car. Elle roulait à une centaine de mètres derrière eux, large, basse et foncée, le ventre au ras du sol, pareille à un cafard. Il pressa le pied sur l’accélérateur et fut soulagé de voir l’écart s’élargir entre eux jusqu’à ce que la route s’enfonce et tourne, et que la grosse voiture disparaisse complètement.

Une minute plus tard, elle était là de nouveau, maintenant exactement la même distance entre eux.

La route étroite sillonnait entre de hautes haies sombres couvertes de bourgeons. Jericho saisit au passage, comme à travers une lanterne magique, des images de tout petits champs, d’une grange en ruine, d’un orme noirci et dépouillé, pétrifié par la foudre. Ils atteignirent une portion de route un peu plus plate.

Il n’y avait pas de soleil. Il évalua qu’il ne devait leur rester qu’une demi-heure de jour.

« Combien de kilomètres jusqu’à Bletchley ?

— Nous arrivons à Stony Stratford, cela fait donc encore une dizaine de kilomètres. Pourquoi ? »

Il consulta à nouveau son rétroviseur et commençait tout juste à dire « J’ai peur que… » quand un bruit de corne se mit à retentir derrière eux. La grosse voiture en avait eu soudain assez d’attendre et lui faisait maintenant des appels de phares pour qu’il s’arrête.

Jusque-là, les rencontres de Jericho avec la police avaient été rares, brèves et immanquablement marquées par cet étalage exagéré de respect mutuel si coutumier entre les représentants de l’ordre et la classe moyenne respectueuse de la loi. Mais cette fois-ci, Jericho n’en doutait pas, il risquait d’en aller autrement. Un voyage sans autorisation entre deux lieux classés secret-défense, sans titre de propriété de la voiture, sans ticket d’essence, à un moment où l’on passait la région au peigne fin pour retrouver une femme disparue : qu’est-ce que cela leur vaudrait ? Une expédition au poste de police le plus proche, certainement. Beaucoup de questions. Un coup de fil à Bletchley, une fouille en règle.

C’était hors de question.

Aussi, à son propre étonnement, il s’aperçut qu’il évaluait la route devant lui, comme un sauteur en longueur au départ de la course. Les toits rouges et la flèche grise de l’église de Stony Stratford avaient commencé à poindre au-dessus de la ligne lointaine des arbres.

Hester s’accrocha aux bords de son siège. Jericho appuya résolument son pied contre le plancher.


L’Austin prit de la vitesse lentement, comme dans un cauchemar, et la voiture de police, relevant le défi, commença à les rattraper. Le compteur dépassa le soixante, le soixante-dix, le quatre-vingts pour atteindre pratiquement le cent à l’heure. La campagne semblait leur sauter dessus pour ne s’écarter qu’au dernier moment et filer de chaque côté. Une route plus importante apparut devant eux. Il fallait qu’ils s’arrêtent et si Jericho avait été un conducteur plus expérimenté, il n’aurait pas manqué de le faire, police ou pas. Mais il hésita tellement qu’il ne put rien faire d’autre que freiner aussi fort qu’il l’osa, passer en deuxième et tourner brutalement le volant à gauche. Le moteur hurla. Ils virèrent sur deux roues, Hester et lui se sentant déportés de côté par la force du mouvement. La sirène de la voiture de police fut noyée par le rugissement d’un moteur et, soudain, la grille de radiateur d’un camion-citerne surgit derrière eux à folle allure et remplit le rétroviseur. Son pare-chocs les toucha, un coup d’avertisseur outragé, aussi puissant qu’une corne de brume, sembla les projeter en avant. Ils franchirent le pont du Grand Union Canal d’un bond, et un cygne se tourna paresseusement pour les regarder s’enfoncer en cahotant dans les petites rues de cette ville de marché — à droite, à gauche, à droite en tressautant dans les ruelles pavées, le volant vibrant entre les mains de Jericho —, prêts à tout pour quitter cette saleté de voie romaine. Abruptement, les maisons s’espacèrent et ils se retrouvèrent en pleine campagne, suivant le canal. Un cheval de trait fatigué charriait une péniche le long de la berge. Le marinier, allongé près de la barre, souleva son chapeau en guise de salut.

« À gauche ici », indiqua Hester, et ils quittèrent le bord du canal pour s’enfoncer sur une petite route qui n’était guère plus qu’un sentier de forêt : deux simples bandes de bitume pleines de trous, pareilles à des traces de pneus séparées par un petit monticule d’herbes qui frottaient le châssis de la voiture. Hester se retourna et s’agenouilla sur son siège pour s’assurer que la police ne les suivait pas, mais la campagne s’était refermée sur eux comme une jungle. Jericho conduisit ainsi pendant trois bons kilomètres. Ils traversèrent un hameau minuscule. Quinze cents mètres plus loin, un espace avait été ménagé pour permettre aux voitures, ou plus vraisemblablement aux charrettes, de se ranger. Jericho s’y engagea et coupa le moteur.


Ils n’avaient pas beaucoup de temps devant eux.

Jericho fit le guet pendant qu’Hester se changeait à l’arrière de l’Austin. D’après la carte, ils devaient se trouver à environ un kilomètre et demi de Shenley Brook End, et elle assura qu’elle pouvait très bien rentrer à pied à la chaumière avant la nuit en coupant à travers champs. Il s’émerveilla de son courage. Depuis leur poursuite avec la police, il trouvait, lui, que tout avait pris un aspect sinistre : les arbres qui gesticulaient dans le vent, les zones d’obscurité plus dense qui s’accumulaient maintenant à la lisière des champs, les corbeaux qui avaient jailli en croassant de leurs nids et tournoyaient à présent au-dessus d’eux.

« Ne pourrions-nous pas les lire ? » avait demandé Hester, une fois l’auto garée. Il avait sorti les cryptogrammes de sa poche afin qu’ils décident de ce qu’ils allaient en faire. « Enfin, Tom. Nous n’allons quand même pas les brûler. Si elle pensait pouvoir les lire, pourquoi pas nous ? »

Oh, pour une douzaine de bonnes raisons, Hester. Une centaine. Mais il y en avait trois avec lesquelles il fallait particulièrement compter. Premièrement, ils avaient besoin des réglages de Vulture utilisés les jours où l’on avait transmis les messages.

« Je peux essayer de les obtenir, avait-elle assuré. Ils doivent se trouver quelque part dans la Hutte 6. »

Très bien, admettons. Mais même si elle parvenait à les dégotter, il leur faudrait encore plusieurs heures d’accès à une machine Type-X — et pas l’une des Type-X de la Hutte 8, évidemment, car les Enigma navales n’étaient pas câblées de la même façon que les Enigma de l’armée de terre.

Elle n’avait rien trouvé à répondre à cet argument.

Et, troisièmement, il leur fallait trouver une bonne cachette pour les cryptogrammes, faute de quoi ils s’exposaient tous les deux à un procès à huis clos aux assises de Londres.

Pas de réponse à cela non plus.

Il y eut un mouvement dans la haie, à une trentaine de mètres de la voiture. Un renard pointa son nez hors des fourrés et s’avança sur la chaussée. Il s’immobilisa en plein milieu et fixa Jericho droit dans les yeux. Il se tint parfaitement immobile puis huma l’air et plongea sous la haie opposée. Jericho respira.

Et pourtant, pourtant… Même pendant qu’il égrenait les objections les plus sensées, il sentait confusément qu’elle avait raison. Ils ne pouvaient pas détruire purement et simplement les cryptogrammes maintenant, pas après ce qu’ils avaient enduré pour les obtenir. Alors, une fois cela admis, la seule raison logique de les conserver était d’essayer de les lire. Hester devrait chercher à se procurer les réglages pendant qu’il s’efforcerait de trouver un accès à une Type-X. Mais c’était dangereux — il priait pour qu’elle s’en rendît compte. Claire était la dernière personne à avoir détourné ces cryptogrammes, et personne ne savait ce qu’elle était devenue. Et quelque part — qui les cherchait peut-être déjà, pour ce qu’ils en savaient — il y avait un homme qui laissait de grandes empreintes dans la neige, un homme apparemment armé d’un pistolet volé ; un homme qui savait que Jericho avait pénétré dans la chambre de Claire et pris les cryptogrammes.

Je ne suis pas un héros, pensa-t-il. Il était à moitié mort de peur.

La portière s’ouvrit et Hester réapparut en pantalon, pull, veste et bottes. Il prit son sac et le fourra dans le coffre de l’Austin.

« Vous êtes sûre de ne pas vouloir que je vous conduise ?

— Nous en avons déjà parlé. C’est plus sûr de nous séparer.

— Pour l’amour de Dieu, alors, soyez prudente.

— Vous feriez mieux de vous inquiéter pour vous-même. » L’obscurité naissante donnait à l’air un aspect laiteux, froid et humide. Le visage d’Hester commençait à se brouiller. « À demain », dit-elle.

Elle se hissa sans peine par-dessus la barrière et partit directement à travers champs. Il crut qu’elle allait se retourner pour lui faire signe, mais elle ne regarda pas une seule fois derrière elle. Il l’observa pendant une ou deux minutes, le temps qu’elle atteigne la clôture opposée du champ. Elle chercha alors brièvement une brèche dans la haie, puis disparut de la même façon que le renard.

5

La petite route le conduisit derrière la Chase, au-delà des grands mâts télégraphiques de la station écartée de Bletchley Park, à Whaddon Hall, puis jusqu’à Buckingham Road, qu’il scruta attentivement.

D’après la carte, il n’y avait que cinq routes, y compris celle-ci, qui reliaient Bletchley au monde extérieur, et si la police surveillait encore la circulation, il était certain de se faire arrêter. Il ne manquait plus à l’Austin qu’une grande swastika pour avoir l’air plus suspecte. La boue maculait la carrosserie jusqu’à la hauteur des vitres. De l’herbe s’était entortillée autour des essieux. Le pare-chocs arrière était enfoncé là où le camion-citerne les avait heurtés et le moteur, depuis Stony Stratford, émettait une sorte de râle d’agonie. Jericho se demanda ce qu’il allait bien pouvoir raconter à Kramer.

La route semblait tranquille dans les deux sens.

Il passa devant deux fermes et, cinq minutes plus tard, arriva aux abords de la ville. Des villas de banlieue aux façades de crépi blanc et fausses poutres Tudor défilèrent jusqu’à ce qu’il quitte la colline pour se diriger vers Bletchley Park. Il tourna dans Wilton Avenue et freina aussitôt. Il y avait une voiture de police garée au bout de la rue, près de la guérite. Un officier en capote et képi s’entretenait gravement avec la sentinelle.

Une fois encore, Jericho dut s’y prendre à deux mains pour passer la marche arrière, puis il recula très lentement jusqu’à Church Green Road.

Il avait maintenant dépassé l’état de panique et se trouvait dans un espace calme au plein cœur de la tempête. « Agissez aussi normalement que possible », avait été son conseil à Hester lorsqu’ils avaient décidé de garder les cryptogrammes. « Vous ne travaillez pas avant seize heures, demain après-midi ? Parfait. Alors n’allez pas là-bas avant l’heure prévue. » L’injonction valait pour lui aussi. Normalité. Train-train. On l’attendait à la Hutte 8 pour s’attaquer à Shark cette nuit-là ? Eh bien il y serait.

Il remonta la côte et gara la voiture dans une rue pavillonnaire, à trois cents mètres environ de l’église St Mary. Où dissimuler les cryptogrammes ? L’Austin ? Trop risqué. Albion Street ? Trop susceptible d’être fouillé. C’est en procédant par élimination qu’il finit par trouver une solution. Où mieux cacher un arbre que dans une forêt ? Où mieux dissimuler un cryptogramme que dans un centre de décryptage ? Il allait les emporter dans le parc.

Il transféra la liasse de documents de la poche de son pardessus dans la cachette qu’il avait ménagée à l’intérieur de la doublure, puis ferma la voiture à clé. Alors il se rappela le guide d’Atwood et rouvrit la portière. Pendant qu’il se penchait pour récupérer le livre, il en profita pour examiner la rue. Dans la maison d’en face, une femme se tenait sur le seuil de sa porte, dans un rai de lumière, et appelait ses enfants. Un jeune couple passa à côté, bras dessus, bras dessous. Un chien boitillait misérablement le long du caniveau et s’arrêta pour lever la patte contre le pneu avant de l’Austin. Une rue provinciale anglaise ordinaire à la tombée de la nuit. Le monde pour lequel nous nous battons. Il referma silencieusement la portière, puis, tête baissée, mains dans les poches, il se dirigea d’un pas vif vers le parc.


Hester Wallace faisait de la marche une question de fierté : elle se targuait d’avoir la vigueur d’un homme. Mais ce qui lui avait paru sur la carte n’être qu’une balade de quinze cents mètres à vol d’oiseau se révéla en fait une progression pénible et trois fois plus longue à travers des champs minuscules cernés de haies touffues et de fossés devenus aussi larges que des douves remplies de boue brunâtre, de sorte qu’il faisait pratiquement nuit lorsqu’elle arriva chez elle.

Elle pensa qu’elle s’était peut-être perdue, mais, après une minute ou deux, la route commença de lui paraître familière — deux ormes poussés trop près l’un de l’autre, comme s’ils partaient d’une même racine ; un échalier délabré et couvert de mousse — et elle put rapidement sentir l’odeur des feux du village. On faisait brûler du bois vert qui dégageait une fumée blanche et âcre.

Elle guetta les policiers mais n’en vit aucun — ni dans le champ qui faisait face à la chaumière, ni dans la chaumière elle-même, qu’on avait laissée ouverte. Elle verrouilla la porte d’entrée derrière elle, se planta au bas de l’escalier et appela.

Silence.

Elle gravit lentement les marches.

La chambre de Claire était un véritable chaos. Désacralisée fut le terme qui lui vint à l’esprit. La personnalité qu’elle avait reflétée semblait à présent éparpillée, détruite. Ses vêtements jonchaient toute la pièce, les draps avaient été arrachés du lit, les bijoux répandus, les produits de maquillage ouverts et renversés par des mains masculines malhabiles. Elle crut tout d’abord qu’on avait renversé du talc un peu partout, mais la fine poudre blanche ne sentait aucun parfum et Hester s’aperçut qu’il devait s’agir de poudre à relever les empreintes.

Elle commença à remettre un peu d’ordre mais y renonça aussitôt et s’assit au bord du matelas dénudé, la tête dans les mains jusqu’à ce qu’une vague de colère la submerge et la pousse à se relever. Elle se moucha furieusement et descendit au rez-de-chaussée.

Elle fit du feu dans le salon et mit une bouilloire pleine sur le foyer. Dans la cuisine, elle s’occupa du fourneau et parvint à tirer une lueur rougeâtre des cendres, ajouta du charbon et mit une casserole d’eau à bouillir. Elle alla chercher la bassine en fer-blanc dans la remise puis referma derrière elle la porte de service à double tour.

Elle allait étouffer sa terreur avec la routine. Elle allait se laver, puis manger le reste de flan de carotte de la veille. Puis elle monterait se coucher de bonne heure en espérant dormir tôt.

Parce que demain — demain — serait une journée terrifiante.


Il régnait à l’intérieur de la Hutte 8 une atmosphère fébrile et nerveuse, évoquant le foyer des artistes d’un théâtre un soir de générale.

Jericho retrouva sa place habituelle, près de la fenêtre. À sa gauche : Atwood, qui parcourait le bouquin de Dilly Knox. Pinker en face, habillé comme pour Covent Garden, sa veste de velours noir légèrement trop longue aux manches de sorte que seuls ses doigts boudinés dépassaient, pareils à des pattes de taupe. Kingcome et Proudfoot jouaient sur un échiquier de poche. Baxter roulait de très fines cigarettes à l’aide d’un petit appareil en fer-blanc qui ne fonctionnait pas parfaitement. Puck avait les pieds posés sur la grande table. On entendait le cliquetis sporadique des Type-X. Jericho salua l’assemblée d’un signe de tête, rendit son guide à Atwood — « Merci, mon garçon. Le voyage a été bon ? » — et posa son pardessus sur le dossier de sa chaise lattée. Il arrivait juste à temps.

« Messieurs ! » Logie apparut dans l’encadrement de la porte et frappa deux fois dans ses mains pour attirer leur attention, puis il s’écarta afin de laisser Skynner le précéder dans la pièce.

Il y eut un vacarme général de grincements de chaises tandis que tous se levaient. Quelqu’un passa la tête dans la salle de Décodage, et le cliquetis des Type-X cessa aussitôt.

« Je vous en prie », déclara Skynner qui leur fit signe de se rasseoir. Jericho s’aperçut qu’en fourrant les pieds sous sa chaise, il pouvait coller sa cheville contre les cryptogrammes dérobés. « Je passe juste pour vous souhaiter bonne chance. » Le gros corps de Skynner était sanglé comme celui d’un gangster de Chicago dans un vaste costume à fines rayures et double boutonnage d’avant-guerre. « Je suis sûr que vous êtes tous aussi conscients que moi des enjeux de ce soir.

— Ferme-la, alors », murmura Atwood.

Mais Skynner ne l’entendit pas. C’était tout ce qu’il aimait. Il se tenait, solide comme un roc, les pieds écartés, les mains derrière le dos. Il était Nelson avant Trafalgar. Il était Churchill pendant le Blitz. « Je ne pense pas exagérer quand je dis que cette nuit pourrait être l’une des plus cruciales de la guerre. » Son regard les scruta tour à tour, tombant enfin sur Jericho sur lequel il glissa non sans une nuance de dégoût. « Une terrible bataille — sans doute le plus grand combat de convois de la guerre — est sur le point de commencer. Lieutenant Cave ?

— D’après l’Amirauté, répliqua Cave, les convois HX-229 et SC-122 ont été avertis à dix-neuf heures ce soir qu’ils venaient de pénétrer dans la zone opérationnelle présumée des U-Boote.

— Nous y voilà donc. “De ces orties, le danger, puissions-nous arracher cette fleur, la sûreté”. » Skynner opina brusquement du chef. « Il faut vous y mettre. »

« N’ai-je pas déjà entendu cela quelque part ? demanda Baxter.

Henry IV, acte 1. » Atwood bâilla. « Chamberlain a déjà fait la même citation avant d’aller rencontrer Herr Hitler. »

Après le départ de Skynner, Logie fit le tour de la pièce pour distribuer des exemplaires de la section de contact des convois du Code des signaux courts. À Jericho, en signe de reconnaissance, il confia le précieux original.

« Ce que nous recherchons, ce sont des rapports de contact avec les convois, messieurs. Le plus possible pendant les vingt-quatre heures entre aujourd’hui minuit et demain minuit — autrement dit un maximum de cribles couvrant toute une journée de réglages d’Enigma. »

Dès que l’on capterait un signal de priorité l’officier de service de la station réceptrice les préviendrait par téléphone. Lorsque le rapport de contact arriverait, une minute plus tard, par téléscripteur, dix exemplaires en seraient aussitôt tirés et distribués. Non moins de douze Bombes — Logie avait l’assurance personnelle du contrôleur des Bombes de la Hutte 6 — seraient mises à leur disposition dès qu’ils auraient un programme suffisant à traiter.

Il avait à peine terminé son discours que l’on commença à fixer les volets du black-out sur les fenêtres, et la baraque fut condamnée pour la nuit.


« Alors, Tom, fit Puck avec affabilité. De combien de rapports de contact aurons-nous besoin, d’après toi, pour que ton petit stratagème fonctionne ? »

Jericho feuilletait le Code des signaux courts. Il leva les yeux. « J’ai essayé de calculer ça hier. Et je dirais une trentaine.

— Une trentaine ? répéta Pinker, l’horreur lui donnant une voix aiguë. Mais cela vou-vou-voudrait dire un mmm-mmm-mmm…

— Un massacre ?

— Oui, un massacre.

— Combien de U-Boote faudrait-il pour arriver à produire trente messages ? demanda Puck.

— Je ne sais pas, répondit Jericho. Cela dépendra du temps dont on disposera entre la première détection et le début de l’attaque. Huit. Peut-être neuf.

— Neuf, marmonna Kingcome. Bon Dieu ! À toi de jouer, Jack.

— Quelqu’un pourra-t-il me dire, s’il vous plaît, ce que je suis censé espérer ? interrogea Puck. Dois-je espérer que les U-Boote vont trouver ces convois ou pas ?

— Non, décréta Pinker en cherchant du soutien autour de la table. C’est évident. Nous v-v-voulons que les convois échappent aux U-Boote. C’est le but de toute l’opération. »

Kingcome et Proudfoot hochèrent la tête, mais Baxter eut un violent mouvement de dénégation. Sa cigarette se désintégra, projetant des particules de tabac sur son gilet. « Merde, fit-il.

— Tu s-s-s-sacrifierais vraiment un c-c-c-convoi ? demanda Pinker.

— Bien sûr. » Baxter récupéra soigneusement les parcelles de tabac dans ses mains. « Pour le bien général. Combien d’hommes Staline a-t-il dû sacrifier jusqu’à présent ? Cinq millions ? Dix millions. La seule raison qui fait que nous sommes encore dans la guerre, c’est la note du boucher sur le front oriental. Qu’est-ce qu’un convoi en comparaison, si ça nous remet dans Shark ?

— Qu’est-ce que tu en dis, Tom ?

— Je n’ai pas de réponse. Je suis mathématicien, pas professeur de morale.

— Ça, c’est typique, commenta Baxter.

— Non, non, en termes de logique morale, Tom a en fait donné la seule réponse rationnelle », assura Atwood. Il avait posé son ouvrage grec : c’était exactement le genre de discussion qu’il affectionnait. « Imaginez. Un fou menace vos deux enfants de la pointe d’un couteau et vous dit : “L’un d’eux doit mourir, faites votre choix.” À qui en voulez-vous ? Vous reprochez-vous à vous-même d’avoir à prendre cette décision ? Non. C’est au fou que vous en voulez, sûrement ! »

Sans quitter Puck du regard, Jericho répliqua : « Mais cette analogie ne répond pas à la question de Puck qui voudrait savoir ce qu’il doit espérer.

— Oh, mais je soutiendrais que cela ne traite absolument de rien d’autre dans la mesure où cette analogie annihile les fondements mêmes de sa question, à savoir la présomption qu’il nous revient de faire un choix moral. Quod erat demonstrandum.

— Il n’y a pas p-p-plus fort que Frank p-p-pour couper les cheveux en q-q-quatre, commenta Pinker avec admiration.

— La présomption qu’il nous revient de faire un choix moral », répéta Puck. Il sourit à Jericho par-dessus la table. « Comme ça sent son Cambridge. Excusez-moi, je crois que je dois faire un tour aux toilettes. »

Il se dirigea vers le fond de la hutte. Kingcome et Proudfoot retournèrent à leur partie d’échecs. Atwood reprit son Hérodas. Baxter joua avec sa machine à rouler les cigarettes. Pinker ferma les yeux. Jericho feuilleta le Code des signaux courts et se mit à penser à Claire.


Minuit arriva puis passa sans un souffle de l’Atlantique Nord, et la tension accumulée depuis le début de la soirée commença à se relâcher.

À deux heures, les mets proposés par les cuisiniers de Bletchley Park avaient de quoi faire blêmir même Mme Armstrong — barracuda et pommes de terre bouillies en sauce au fromage, suivis d’un dessert consistant en deux tranches de pain collées ensemble avec de la confiture puis plongées dans une pâte à beignets et enfin dans la friture — et à quatre heures, les effets digestifs d’un tel festin associés à la lumière terne de la Hutte 8 et aux émanations du chauffage à la paraffine jetaient un voile soporifique sur toute l’équipe des cryptographes.

Atwood fut le premier à succomber. Sa bouche s’ouvrit et la partie supérieure de son dentier se déboîta légèrement, produisant un curieux cliquetis à chaque respiration. Pinker plissa le nez de dégoût et alla se faire un petit nid dans un coin de la pièce. Puck s’endormit peu après, le corps penché en avant, la joue gauche appuyée sur ses avant-bras, sur la table. Jericho lui-même, malgré sa détermination à surveiller les cryptogrammes, se surprit à sombrer dans l’inconscience. Il se reprit une ou deux fois, sentant le regard de Baxter posé sur lui, mais finit par ne plus pouvoir se retenir plus longtemps et glissa dans un rêve agité d’hommes en train de se noyer, dont les cris résonnaient à ses oreilles comme le vent dans le parc d’antennes.

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