EFFEUILLER : ôter un niveau de chiffre d’un cryptogramme qui a fait l’objet d’un surchiffrement (US, qv), i.e., un message qui a été chiffré une fois puis rechiffré afin d’obtenir une double sécurité.
L’information filtrerait par la suite qu’on savait à Bletchley Park pratiquement tout ce qu’il y avait à savoir sur U-653.
On savait que c’était un bâtiment du Type VIIc, 67 mètres de long sur 7 mètres de large, avec un déplacement immergé de 871 tonnes et un rayon d’action de 6 500 milles, construit par les chantiers Howaldts Werke de Hambourg et des moteurs de Blohm und Voss. On savait qu’il n’avait que dix-huit mois d’existence parce qu’on avait décrypté les messages concernant ses essais en mer en automne 1941. On savait qu’il était commandé par le Kapitänleutnant Gerhard Feiler. Et on savait que dans la nuit du 28 janvier 1943 — la dernière nuit en fait que Tom Jericho avait passée avec Claire Romilly — U-653 avait largué les amarres dans le port français de Saint-Nazaire et s’était glissé par une nuit sombre sans lune dans le golfe de Gascogne afin d’entamer son sixième tour opérationnel.
Le sous-marin était parti depuis une semaine quand les analystes de la Hutte 8 lurent un signal en provenance de l’état-major des U-Boote — qui se trouvait encore à cette époque dans son grand immeuble du bois de Boulogne, à Paris — ordonnant au U-653 de se rendre par voie de surface au carré KD 63 de la grille navale « À LA VITESSE MAXIMALE POSSIBLE SANS CONSIDÉRATION D’UNE ÉVENTUELLE MENACE AÉRIENNE ».
Le 11 février, U-653 avait rejoint dix autres U-Boote pour former une nouvelle ligne de patrouille au milieu de l’Atlantique sous le nom de code Ritter. Durant l’hiver 1942–1943, les conditions météorologiques furent particulièrement mauvaises et, pendant une centaine de jours, les U-Boote firent état de coups de vent atteignant force 7 sur l’échelle de Beaufort. Les rafales soufflaient parfois à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure, ce qui donnait des creux de plus de 15 mètres. Neige, grésil, grêle et pluie glacée fouettaient de la même façon sous-marins et convois. Un navire allié chavira et coula en quelques minutes simplement à cause du poids de la glace accumulée sur sa superstructure.
Le 13 février, Feiler brisa le silence radio pour annoncer que son officier de quart, un certain Leutnant Laudon, avait été emporté par-dessus bord — violation patente de la procédure opérationnelle de la part de Feiler qui lui valut non des condoléances mais un sévère rappel à l’ordre de ses officiers traitants, rappel envoyé à la flotte des sous-marins tout entière :
MESSAGE DE FEILER ANNONÇANT PERTE OFFICIER DE QUART N’AURAIT PAS DÛ ÊTRE ENVOYÉ AVANT QUE SILENCE RADIO SOIT ROMPU PAR CONTACT GÉNÉRAL AVEC ENNEMI.
Ce ne fut que le 23, au bout de près de quatre semaines de mer, que Feiler se racheta en trouvant enfin un contact avec un convoi. À 18 heures, il plongea pour éviter un cuirassé d’escorte, puis, à la nuit tombée, émergea en position d’attaque. Il avait à sa disposition douze torpilles, chacune longue de 7 mètres et dotée d’un moteur électrique propre, capable de traverser un convoi, d’opérer un demi-tour, de retraverser le convoi et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrive au bout de son autonomie ou bien qu’elle coule un navire. Le mécanisme de détection était encore assez rudimentaire et il arrivait à certains U-Boote de se faire poursuivre par leurs propres torpilles. On appelait celles-ci des FAT : Flachenabsuchendertorpedo, ou « torpilles de détection en eaux peu profondes ». Feiler en tira quatre.
DE : FEILER
POSITION SUR GRILLE NAVALE BC 6956 À 01 H 16. QUATRE TORPILLES SUR CONVOI FAISANT ROUTE VERS SUD À 7 NŒUDS. UN VAPEUR DE 6 000 TONNEAUX DE JAUGE BRUTE : FORTE EXPLOSION ET NUAGE DE FUMÉE, PUIS PLUS RIEN DE VISIBLE. UN VAPEUR DE 5 500 TONNEAUX DE JAUGE BRUTE EN FEU. 2 AUTRES CHOCS ENTENDUS, PAS D’OBSERVATIONS.
Le 25, Feiler communiqua sa position.
Le 26, sa chance tourna à nouveau au vinaigre.
DE : U-653
SUIS SUR BC 8747 DE GRILLE NAVALE. HAUTE PRESSION GROUPE 2 ET RÉSERVOIR NÉGATIF DE FLOTTABILITÉ TRIBORD INUTILISABLE. RÉSERVOIR À LEST 5 PAS ASSEZ SERRÉ. PRODUIT CURIEUX BRUITS. DIESEL PRODUIT FUMÉE BLANCHE ÉPAISSE.
L’état-major passa la nuit à consulter ses ingénieurs et répondit à dix heures le lendemain matin :
À : FEILER
ÉTAT DU RÉSERVOIR À LEST N.5 EST SEULE CHOSE QUI PUISSE MOTIVER VOYAGE DE RETOUR. DÉCIDEZ VOUS-MÊME ET FAITES RAPPORT.
À minuit, Feiler avait pris sa décision :
DE : U-653
NE RENTRE PAS.
Le 3 mars, par une mer très grosse, U-653 se rangea le long d’un ravitailleur de U-Boote pour embarquer 65 mètres cubes de carburant et assez de provisions pour quatorze jours supplémentaires en mer.
Le 6, Feiler reçut l’ordre de se rendre sur une nouvelle ligne de patrouille, nom de code Raubgraf (le baron brigand).
Et ce fut tout.
Le 9 mars, les U-Boote reçurent l’ordre de changer leur code météo, Shark sombra dans l’obscurité et U-653, de même que cent treize autres sous-marins allemands, connus pour opérer dans l’Atlantique, disparurent des relevés de Bletchley.
Le mardi 16 mars à 5 heures Temps Universel, soit quelque neuf heures après que Jericho eut garé l’Austin pour se rendre à pied à la Hutte 8, U-653 mettait le cap plein est et rentrait par la surface en France. Il était 3 heures du matin dans l’Atlantique Nord.
Après dix jours de veille sur la ligne Raubgraf, et sans aucun signe du moindre convoi, Feiler avait finalement décidé de rentrer à la base. Il avait perdu, en plus du Leutnant Laudon, encore quatre hommes, tous emportés par-dessus bord. L’un de ses officiers était malade. Le diesel tribord donnait encore des signes d’inquiétude. La seule torpille qui restait était défectueuse. L’intérieur du bâtiment, qui ne disposait pas de chauffage, était froid et humide, et tout — casiers, aliments, uniformes — était recouvert d’une couche de moisissure verdâtre. Feiler était allongé sur sa couchette mouillée, recroquevillé contre le froid, se crispant à chaque raté du moteur, et il essayait de dormir.
Là-haut, sur le pont, quatre hommes étaient de quart pour la nuit, un à chaque point cardinal. Encapuchonnés tels des moines dans des cirés noirs et dégoulinants, attachés à la rambarde par des harnais métalliques, ils avaient chacun une paire de lunettes hermétiques et une paire de jumelles Zeiss rivées sur les yeux, et chacun scrutait la zone d’obscurité qui lui était impartie.
La couche nuageuse atteignait au-dessus d’eux dix dixièmes. Le vent coupait comme une lame. La coque du U-Boot s’agitait sous leurs pieds avec une violence qui les envoyait dinguer sur les lattes du pont trempé pour se rentrer les uns dans les autres.
Observant l’avant du bâtiment, vers la proue invisible, il y avait un jeune Obersteuermann, Heinz Theen. Il sondait une telle infinité de ténèbres qu’on aurait pu imaginer qu’ils étaient tombés par-dessus le bord du monde quand soudain, il aperçut une lumière. Elle jaillit de nulle part, à une centaine de mètres devant lui, vacilla pendant deux secondes puis disparut. S’il n’avait eu ses jumelles braquées directement dessus, il ne l’aurait certainement pas vue.
Aussi étonnant que cela pût paraître, il prit conscience qu’il venait de voir quelqu’un allumer une cigarette.
Un marin allié qui allumait une cigarette en plein milieu de l’Atlantique.
Il appela la tourelle pour parler au capitaine.
Le temps que Feiler gravisse l’échelle métallique glissante qui menait au pont, soit trente secondes plus tard, le nuage s’était légèrement déplacé et des formes se mouvaient tout autour d’eux. Feiler fit un tour à 360 degrés et compta les contours d’une vingtaine de navires, le plus proche à moins de cinq cents mètres des sabords.
Un cri chuchoté, exprimant autant la panique que le commandement : « Aleeeerte ! »
Le U-653 effectua un plongeon d’urgence et attendit, immobile sous les vagues.
Trente-neuf hommes se tenaient accroupis et silencieux dans la pénombre, en train d’écouter le convoi leur passer au-dessus de la tête. Ronronnement rapide des diesels modernes, vacarme lancinant des vapeurs, curieux bruits chantants des turbines de l’escorte guerrière.
Feiler les laissa tous passer. Il attendit deux heures, puis refit surface.
Le convoi était déjà si loin qu’on le distinguait à peine dans la faible lueur de l’aube — juste les mâts des navires et quelques taches de fumée à l’horizon puis, lorsqu’une vague propulsait le sous-marin assez haut, le métal des ponts et des cheminées.
Feiler avait pour tâche, suivant la règle établie, de ne pas attaquer — ce qui lui aurait été impossible vu son manque de torpilles — mais de garder sa proie en vue tout en ramenant les autres U-Boote dans un rayon d’une centaine de milles.
« Convoi se dirigeant à 070 degrés, annonça Feiler. Carré BD 1491 de la grille navale. »
Le premier officier griffonna une note au crayon puis dévala la tourelle afin de prendre le Code des signaux courts. Dans la cabine jouxtant le poste du capitaine, le radio appuya sur ses leviers. L’Enigma s’alluma avec un ronronnement.
À 7 heures, Logie avait renvoyé Pinker, Proudfoot et Kingcome chez eux pour qu’ils prennent un repos correct. « La loi du plus con est maintenant sur le point d’entrer en jeu », prédit-il en les regardant partir, et la loi du plus con n’y manqua pas. Vingt-cinq minutes plus tard, il était de retour dans la grande salle avec, sur le visage, l’expression nauséeuse d’excitation coupable qui allait caractériser toute cette journée.
« On dirait que ça a commencé. »
St Erith, Scarborough et Flowerdown avaient tous fait état d’un signal E-bar suivi par huit lettres en morse et, moins d’une minute plus tard, l’une des auxiliaires féminines de la salle d’Enregistrement apportait les premiers exemplaires. Jericho plaça soigneusement le sien au centre de son plan de travail.
RGHC DMIG. Son cœur se mit à s’accélérer.
— Réseau Hubertus, déclara Logie. 4 601 kilocycles. »
Cave écoutait quelqu’un parler au téléphone. Il plaqua sa main sur le micro. « Les capteurs de direction ont un relèvement. » Il claqua des doigts. « Un crayon. Vite ! » Baxter lui en lança un. « 49,4 degrés nord, répéta-t-il. 38,8 degrés ouest. Reçu. Bravo. » Il raccrocha.
Cave avait passé la nuit à relever les mouvements des convois sur deux grandes cartes de l’Atlantique Nord — l’une fournie par l’Amirauté, l’autre était une grille navale allemande, prise de mer sur laquelle l’océan était découpé en milliers de minuscules carrés. Les analystes se rassemblèrent autour de lui. Cave posa le doigt sur un point situé presque exactement entre Terre-Neuve et les îles Britanniques. « Le voilà. Il suit HX-229. » Il fit une croix sur la carte et écrivit 0725 à côté.
Jericho demanda : « C’est sur quel carré de la grille ?
— BD 1491.
— Et la direction du convoi ?
— 070. »
Jericho retourna s’asseoir à son bureau et, à l’aide du Code des signaux courts et du carnet d’adresses à chiffrer les carrés de la grille navale de la Kriegsmarine (« Alfred Krause, Blücherplatz 15 » : La Hutte 8 avait décrypté cela juste avant le black-out), il ne lui fallut pas deux minutes pour obtenir un crible de cinq lettres à glisser sous le rapport de contact.
R G H C D M I G
D D F G R X ? ?
Les quatre premières lettres annonçaient qu’un convoi avait été localisé en train de faire route à 070 degrés, les deux autres donnaient la position sur la grille et les deux dernières représentaient le nom de code de l’U-Boot, que Jericho ne connaissait pas. Il entoura R-D puis D-R. Une boucle de quatre lettres sur le premier signal.
« J’ai D-R/R-D, annonça Puck quelques secondes plus tard.
— Moi aussi.
— Moi aussi », renchérit Baxter.
Jericho hocha la tête et griffonna ses initiales sur le carnet. « C’est bon signe. »
Après cela, le rythme des événements commença à s’accélérer.
À 8 h 25, on intercepta deux signaux longs en provenance de Magdebourg, qui devaient être, avança aussitôt Cave, l’ordre du quartier général des U-Boote à tous les sous-marins de l’Atlantique Nord de gagner la zone d’attaque. À 9 h 20, Cave raccrocha son téléphone pour annoncer que l’Amirauté venait de signaler au commandant du convoi qu’il était probablement suivi. Sept minutes plus tard, le téléphone sonna de nouveau. La station d’interception de Flowerdown. Un deuxième signal « é » en provenance du même endroit ou presque que le premier. Les Wrens se dépêchèrent de le distribuer : KLYS QNLP.
« Même corbillard, indiqua Cave. Il suit la procédure opérationnelle standard. Un rapport toutes les deux heures, ou presque.
— Position sur la grille.
— Même chose.
— Cap du convoi ?
— Toujours pareil. Pour le moment. »
Jericho retourna s’asseoir à son bureau et plaça le corrigé de départ sous le nouveau cryptogramme.
K L Y S Q N L P
D D F G R X ? ?
Une fois encore, il n’y avait pas de doublé. La règle d’or d’Enigma, sa faiblesse fatale : rien ne retrouve jamais son état initial — un A ne sera jamais un A, un B ne sera jamais un B… cela fonctionnait toujours. Ses pieds accomplirent un joyeux petit numéro de claquettes sous la table. Il leva les yeux et s’aperçut que Baxter l’observait. Alors il prit conscience avec horreur qu’il souriait.
« Content ?
— Bien sûr que non. »
Mais sa honte était telle que lorsque Logie revint une heure plus tard annoncer qu’un deuxième U-Boot venait d’envoyer un signal de contact, il se sentit personnellement responsable. SOUY YTRQ.
À 11 h 40, un troisième U-Boot se mit à suivre le convoi, 12 h 20, un quatrième, et Jericho se retrouva soudain avec sept messages sur son bureau. Il avait conscience des gens qui s’approchaient et regardaient par-dessus son épaule — Logie et la meule de foin enflammée qui lui servait de pipe, Skynner et son odeur forte, son haleine chargée. Mais il ne se retourna pas, ne parla pas. Pour lui, le monde extérieur semblait s’être dissous. Claire elle-même n’était plus qu’un fantôme. Ne subsistaient plus que ces boucles de lettres qui se formaient et s’étiraient vers lui depuis la masse grise de l’Atlantique, se multipliant sur ses feuilles de papier, se muant dans son esprit en minces chaînes de possibilités.
Ils ne s’arrêtèrent ni pour le petit déjeuner ni pour le déjeuner. Minute par minute, durant tout l’après-midi, les cryptologues suivirent, en troisième position, les progrès de la chasse qui se déroulait à deux mille milles de là. Le commandant du convoi envoyait ses messages à l’Amirauté, l’Amirauté tenait par téléphone Cave au courant de tous les développements, et Cave répercutait chaque nouvelle information susceptible de faire évoluer la chasse aux cribles.
Deux signaux arrivèrent à 13 h 40, le premier était un rapport court de contact, le second, plus long, émanait presque certainement du U-Boot qui avait lancé la chasse. Les deux sources étaient, pour la première fois, suffisamment proches pour être relevées par les radiogoniomètres situés sur les propres escortes du convoi. Cave écouta pendant une minute, le visage grave, puis annonça que le Mansfield, cuirassé de la flotte de Sa Majesté, avait été séparé du corps principal des navires marchands pour attaquer les U-Boote.
« Le convoi vient de virer de toute urgence vers le sud-est. Il va essayer de se débarrasser des corbillards pendant que le Mansfield les force à plonger. »
Jericho leva les yeux. « Quel est son cap ?
— Quel est son cap ? répéta Cave dans le combiné. Je vous demande quel cap il a pris, merde ! » hurla-t-il. Il adressa un clin d’œil à Jericho. Le récepteur était collé contre son oreille couturée. « D’accord, Oui. Merci. Le convoi a mis le cap à 118 degrés. » Jericho saisit le Code des signaux courts.
« Vont-ils réussir à se tirer ? » demanda Baxter. Cave se pencha sur sa carte avec une règle et un rapporteur. « Peut-être. C’est ce que je ferais si j’étais à leur place. »
Un quart d’heure s’écoula sans que rien ne se passe.
« Ils ont peut-être réussi, commenta Puck. Qu’est-ce qu’on fait alors ?
— Combien d’autres messages vous faut-il ? » interrogea Cave.
Jericho dénombra les signaux. « Nous en avons neuf. Il nous en faudrait encore vingt. Vingt-cinq, ce serait mieux.
— Seigneur ! » Cave les regarda avec dégoût. « J’ai l’impression de me trouver dans un troupeau de charognards. »
Quelque part derrière eux, un téléphone parvint à émettre une demi-sonnerie avant d’être arraché à son support. Logie entra un instant plus tard, sans cesser d’écrire.
« C’était St Erith qui rapporte un signal « é » à 49,4 degrés nord, 38,1 degrés ouest.
— Nouveau gisement », annonça Cave en étudiant ses cartes. Il fit une croix puis jeta brusquement son crayon sur la table et s’appuya contre le dossier de sa chaise en se frottant le visage. « Tout ce qu’ils arrivent à faire, c’est d’échapper à un corbillard pour tomber en plein sur un autre. C’est quoi ça ? Le cinquième ? Bon Dieu, mais la mer en est pleine de ces saloperies.
— Ils ne vont pas s’en sortir, déclara Puck, si ?
— Pas une chance. Pas si les corbillards arrivent de tous les côtés. »
Une Wren passa parmi les analystes pour leur distribuer le dernier cryptogramme : BKEL UUXS.
Dix signaux. Cinq U-Boote en contact.
« Position sur la grille ? » demanda Jericho.
Hester Wallace ne jouait pas au poker, ce qui était une erreur de sa part vu que son visage impassible aurait pu lui rapporter une fortune. En la regardant pousser sa bicyclette dans la remise jouxtant la cantine cet après-midi-là, en la voyant présenter son laissez-passer à la sentinelle, en se pressant contre le mur du couloir de la Hutte 6 pour lui céder le passage ou en s’asseyant en face d’elle au Contrôle des Interceptions, personne ne se serait douté du trouble qui agitait son esprit.
Elle avait, comme toujours, le teint pâle et le front légèrement plissé en un froncement qui décourageait la conversation. Elle portait ses longs cheveux noirs comme un mal de tête, entortillés avec sauvagerie et piqués d’épingles. Son costume était l’uniforme habituel des institutrices de l’Ouest : souliers plats, bas de laine gris, jupe droite grise avec un chemisier blanc et une veste de tweed usée mais bien coupée qu’elle ne tarderait pas à retirer pour la suspendre au dossier de sa chaise étant donné la douceur de l’après-midi. Ses doigts coururent sur le blist en un mouvement bref et staccato. Elle n’avait guère dormi de la nuit.
Nom de la station d’interception, heure d’interception, fréquence, indicatif, groupes de lettres…
Où gardait-on les archives des réglages d’Enigma ? C’était la première chose à découvrir. Pas au Contrôle, de toute évidence. Pas dans la salle d’index. Pas au Registre. Ni à côté, dans la salle des Enregistrements : elle y avait déjà procédé à sa petite inspection. La salle de Décodage restait une possibilité, mais les filles qui travaillaient sur les Type-X se plaignaient sans cesse du manque de place, et soixante clés d’Enigma distinctes, leurs positionnements étant changés quotidiennement — et même parfois deux fois par jour dans le cas de la Luftwaffe — eh bien, cela donnait un minimum de cinq cents pièces d’information chaque semaine et de 25 000 chaque année, en se disant qu’il s’agissait là de la quatrième année de guerre. Tout cela suggérait un catalogue de taille ; en fait, une vraie petite bibliothèque.
La seule conclusion qui s’imposait donc était qu’on devait les conserver là où travaillaient les cryptographes, dans la salle des Machines, ou tout près.
Elle acheva de mettre Chicksands sur blist, de midi à trois heures, puis se dirigea vers la porte.
Sa première incursion dans la salle des Machines fut gâchée par la peur : elle la traversa jusqu’à l’autre bout de la hutte sans même jeter un coup d’œil à droite ou à gauche. Tout en maudissant son émotivité, elle s’arrêta devant la salle de Décodage pour feindre d’examiner le panneau d’affichage et c’est d’une main tremblante qu’elle releva un concert, Die Fledermaus, donné par la Bletchley Park Music Society et auquel elle n’avait pas la moindre intention d’assister.
La deuxième traversée se révéla plus fructueuse.
Il n’y avait pas d’appareillage dans la salle des Machines — l’origine de son nom se perdait dans les brumes de 1940 — mais simplement des bureaux, des cryptologues, des corbeilles en fil de fer remplies de messages et, sur le mur de droite, des rayonnages et des rayonnages de dossiers. Elle s’immobilisa et regarda autour d’elle d’un air distrait, comme si elle cherchait un visage familier. Le problème était qu’elle ne connaissait personne. Mais son regard tomba alors sur un crâne quasi chauve entouré d’une couronne de rares cheveux blond roux trop longs, ramenés pathétiquement sur la tonsure couverte de taches de rousseur, et elle s’aperçut que cela n’était pas tout à fait vrai.
Elle connaissait Cordingley.
Ce cher vieux, ce pauvre vieux Donald Cordingley élu vainqueur — la concurrence était rude — du concours du Type le Plus Ennuyeux de Bletchley. Exempté de service militaire pour cause de problèmes de poitrine. Chef-comptable de profession. Dix ans de service à la Compagnie d’assurances des Veuves écossaises à la City de Londres, jusqu’à ce qu’une troisième place chanceuse au concours de mots croisés du Daily Telegraph lui vaille une place dans la salle des machines de la Hutte 6.
Sa place à elle.
Elle l’observa quelques secondes encore puis s’éloigna.
Lorsqu’elle retourna au Contrôle, Miles Mermagen l’attendait près de son bureau.
« Comment était Beaumanor ?
— Fascinant. »
Elle avait laissé sa veste sur le dossier de sa chaise, et il fit courir sa main sur le col, tâtant l’étoffe entre le pouce et l’index comme pour en vérifier la qualité.
— Comment y êtes-vous allée ?
— Un ami m’y a conduit en voiture.
— Un ami homme, donc. » Mermagen affichait un large sourire hostile.
« Comment le savez-vous ?
— J’ai mes espions », répliqua-t-il.
L’océan grouillait de signaux. Ils atterrissaient sur le bureau de Jericho à la cadence d’un toutes les vingt minutes.
À 16 h 00, un sixième U-Boot prit le convoi en chasse, et Cave annonça peu après que HX-229 effectuait un nouveau changement de cap, à 28 degrés, en un ultime essai (d’après lui) désespéré pour échapper à ses poursuivants.
À 18 h 00, Jericho avait une pile de dix-neuf messages dont il avait tiré trois boucles de quatre lettres et tout un tas de programmes à demi esquissés à l’intention des Bombes, programmes qui ressemblaient à des parties de marelle particulièrement élaborées. Il avait le cou et les épaules tellement noués qu’il avait du mal à se redresser.
La pièce était pleine de monde à présent. Pinker, Kingcome et Proudfoot avaient repris leur service. L’autre lieutenant de la marine britannique, Villiers, se tenait près de Cave qui lui expliquait quelque chose sur une de ses cartes. Une Wren chargée d’un plateau proposa à Jericho un sandwich desséché de jambon en conserve et une tasse en fer émaillée remplie de thé que Jericho accepta avec reconnaissance.
Logie arriva derrière lui et lui ébouriffa les cheveux.
« Comment ça va, mon vieux ?
— Franchement, je suis vanné.
— Tu veux arrêter ?
— Très drôle.
— Viens dans mon bureau, je vais te donner quelque chose. Prends ton thé. »
Le « quelque chose » se révéla être un gros comprimé de Benzédrine jaunâtre, que Logie conservait dans une boîte à pilules hexagonale avec une demi-douzaine d’autres.
Jericho hésita. « Je ne suis pas sûr de pouvoir. Ça a pas mal contribué à me rendre dingo la dernière fois.
— Mais c’est ce qui va t’aider à passer la nuit, non ? Allez, vieille branche. Les commandos ne jurent que par ça. » Il agita la boîte sous le nez de Jericho. « Tu t’écrouleras au petit déjeuner ? Et alors ? À ce moment-là, on aura eu cette espèce de saloperie. Ou non. Auquel cas cela n’aura plus d’importance. » Il prit un cachet et le fourra dans la paume de Jericho. « Vas-y. Je ne dirai rien à l’infirmière. » Il referma les doigts de Jericho dessus et ajouta doucement : « Parce que je ne peux pas te laisser partir, tu le sais bien, mon vieux. Pas cette nuit. Pas toi. Certains autres, peut-être, mais pas toi.
— Oh bon sang ! C’est si gentiment demandé ! »
Jericho avala le comprimé avec une gorgée de thé. Cela lui laissa un mauvais goût dans la bouche et il vida sa tasse pour essayer de s’en débarrasser. Logie le regardait avec affection.
« C’est bien, mon garçon. » Il rangea la boîte dans le tiroir de son bureau qu’il ferma à clé.
« Tiens, après tout, j’ai encore dû te couvrir aujourd’hui. Il a fallu que je lui dise que tu étais beaucoup trop important pour être dérangé.
— Mais à qui tu as dit ça ? À Skynner ?
— Non, pas à Skynner. À Wigram.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
— Toi, mon pote. C’est toi qu’il veut. Écorché, empaillé et empalé quelque part sur un piquet. Vraiment, je ne comprends pas, pour un mec aussi tranquille que toi, tu ne te fais pas des ennemis à moitié. Je lui ai dit de revenir après minuit. Ça te va ? »
Avant que Jericho n’eût le temps de répondre, le téléphone sonna et Logie décrocha.
« Oui ? C’est moi. » Il grogna et se pencha sur son bureau pour attraper un crayon. « Heure d’émission 19 h 02, 52,1 degrés nord, 37,2 degrés ouest. Merci, Bill. Garde espoir. »
Il raccrocha.
« Et puis il y en eut sept… »
Il faisait nuit à nouveau et l’on avait rallumé les lumières dans la Grande Salle. Dehors, les gardes remettaient les volets du couvre-feu en place tels des gardiens de prison enfermant leurs détenus pour la nuit.
Jericho n’avait pas mis le pied dehors depuis vingt-quatre heures, il n’avait même pas regardé par les fenêtres. Lorsqu’il reprit sa place sur sa chaise et toucha son manteau pour s’assurer que les cryptogrammes se trouvaient toujours là, il se demanda vaguement quelle sorte de journée s’était écoulée et ce qu’Hester était en train de faire.
Ne pense pas à cela maintenant.
Il sentait déjà la Benzédrine commencer à faire son effet. Les muscles de son cœur lui semblaient tout légers et son corps comme chargé. Quand il baissa les yeux sur ses notes, ce qui lui avait paru inerte et impénétrable une demi-heure plus tôt lui ; sembla soudain fluide et riche de possibilités.
Le nouveau cryptogramme se trouvait déjà sur son bureau : YALB DKYF.
« Carré BD 2742 de la grille navale, lança Cave. Cap à 055 degrés. Vitesse du convoi neuf nœuds et demi.
— Un message de M. Skynner, intervint Logie. Une bouteille de scotch au premier qui aura un programme pour les Bombes. »
Vingt-trois signaux reçus. Sept U-Boote en contact. Encore deux heures à attendre avant la tombée de la nuit dans l’Atlantique Nord.
20 h 00 : neuf U-Boote en contact.
20 h 46 : dix.
Les filles du Contrôle s’installèrent à une table située près du guichet pour leur dîner du soir. Celia Davenport leur montra des photos de son fiancé, qui se battait en plein désert, pendant qu’Anthea Leigh-Delamere leur rebattait les oreilles avec la chasse à courre de Bicester. Hester fit passer les photographies sans même y jeter un coup d’œil. Elle gardait les yeux rivés sur Donald Cordingley, qui faisait la queue pour avoir son morceau de cœlacanthe ou de Dieu savait quelle obscure créature aquatique qu’on leur servait maintenant à manger.
Elle était plus intelligente que lui, et il le savait.
Elle l’intimidait.
Bonjour, Donald, s’imagina-t-elle. Bonjour, Donald… Oh, pas grand-chose, à part cette nouvelle section de décryptement des archives, qu’on nous envoie à la pelle. On se croirait à la parade de la mairie de Londres… Ah oui, tiens, Donald, je voulais te parler de ce drôle de petit réseau radio, Konotop — Prihiki-Poltava, dans le sud de l’Ukraine. Rien de vital, mais nous n’avons jamais réussi à le décrypter complètement, et Archie — Tu connais Archie ? — Archie a une théorie comme quoi ce serait une variante de Vulture… Les messages datent tous du mois de février et des premiers jours de mars… C’est ça…
Elle le regarda s’asseoir tout seul puis avaler son repas solitaire. Elle l’observait en vérité avec un œil de vautour. Et lorsque, au bout d’un quart d’heure, il se leva pour jeter les restes de son assiette dans le collecteur de déchets, elle se leva aussi et lui emboîta le pas.
Elle eut confusément conscience que les autres filles la regardaient avec un regard stupéfait, et elle choisit de les ignorer.
Elle le suivit jusqu’à la Hutte 6, lui donna cinq minutes pour s’installer puis entra à sa suite.
La salle des Machines était plongée dans la pénombre et la somnolence, comme une bibliothèque à la tombée de la nuit. Elle lui tapa légèrement sur l’épaule.
« Bonjour, Donald. »
Il se retourna et cilla de surprise. « Oh, bonjour. » Son effort de mémoire fut héroïque. « Bonjour, Hester. »
« Il fait pratiquement nuit, là-bas, indiqua Cave en consultant sa montre. Il n’y en a plus pour longtemps maintenant. Vous en avez combien ?
— Vingt-neuf, répondit Baxter.
— Vous aviez dit que cela suffirait, me semble-t-il, monsieur Jericho ?
— Un bulletin, fit Jericho sans lever la tête. Il nous faut un bulletin météo du convoi. Pression barométrique, couverture nuageuse, type de nuages, vitesse du vent, température. Avant qu’il fasse trop sombre.
— Ils ont dix U-Boote au cul et vous voulez qu’ils vous envoient un bulletin météo ?
— Oui, s’il vous plaît. Aussi rapidement que possible. »
Le bulletin météo arriva à 21 h 31.
Il n’y eut plus d’autre contact radio après 21 h 40.
Le convoi HX-229 donnait à 22 h 00 :
Trente-sept navires marchands allant du bateau-citerne britannique de 12 000 tonneaux, le Southern Princess, au cargo américain de 3 500 tonneaux, le Margaret Lykes, avançant lentement dans une mer démontée, suivant un cap de 055 degrés, droit sur l’Angleterre, éclairés comme une régate par une pleine lune qui donnait une visibilité de dix milles — une nuit comme il n’y en avait pas eu depuis des semaines dans l’Atlantique Nord. Navires d’escorte : cinq, y compris deux corvettes lentes et deux vieux cuirassés périmés, anciennement américains mais donnés à la Grande Bretagne en 1940 contre certaines bases et dont l’un — le Mansfield — avait perdu le contact avec le reste du convoi après avoir chargé les U-Boote parce que le capitaine (en première mission opérationnelle) avait oublié de signaler leur second changement de cap. Pas de navire de secours disponible. Pas de couverture aérienne. Pas de renforts dans un rayon de mille milles.
« Tout bien considéré, fit Cave en allumant une cigarette et en examinant ses cartes, c’est ce qu’on pourrait appeler un beau merdier. »
La première torpille frappa à 22 h 01.
À 22 h 32, on entendit Tom Jericho prononcer, très bas : « Oui. »
C’était l’heure de la fermeture à l’Auberge des huit cloches, sur Buckingham Road, et Mlle Jobey avait virtuellement épuisé avec M. Bonnyman leur principal sujet de conversation ce soir-là : ce que Bonnyman appelait théâtralement le « raid de la police » sur la chambre de M. Jericho.
Ils avaient appris tous les détails au dîner, de la bouche de Mme Armstrong, le visage encore empourpré par l’outrage au souvenir de cette violation de territoire. Un officier en uniforme avait monté la garde tout l’après-midi sur le pas de la porte (« À la vue de toute la rue, s’il vous plaît ! ») pendant que deux types en civil munis d’une boîte à outils et brandissant un mandat de perquisition passaient trois bonnes heures à fouiller la petite chambre du fond avant de repartir à cinq heures avec une pile de livres. Ils avaient démonté le lit et l’armoire, enlevé la moquette et soulevé le plancher, puis descendu un petit tas de cendres de la cheminée. « Le jeune homme est sorti, déclara Mme Armstrong en croisant des bras pareils à des jambons, et son loyer est confisqué. »
« “Son loyer est confisqué”, répéta pour la six ou septième fois Bonnyman dans son verre de bière. J’adore ça.
— Un garçon si tranquille », ajouta Mlle Jobey.
Une clochette retentit derrière le bar et les lumières clignotèrent.
« L’heure, messieurs ! C’est l’heure, s’il vous plaît ! »
Bonnyman termina sa bière trop légère, Mlle Jobey son porto-citron, puis il l’escorta d’un pas mal assuré au-delà de la cible de fléchettes et des gravures de chasse, en direction de la porte.
Le jour que Jericho avait manqué venait de donner à la ville sa première réelle bouffée de printemps. Sur le trottoir, il faisait encore doux malgré la nuit. L’obscurité teintait la rue morne de romantisme. Tandis que les clients du bar s’éparpillaient dans le black-out, Bonnyman attira malicieusement Mlle Jobey contre lui. Ils s’arrêtèrent sous une porte cochère. Elle entrouvrit les lèvres contre les siennes, se pressa contre lui et Bonnyman lui enserra la taille. Ce qui lui faisait défaut en beauté — et, avec le black-out, qui aurait pu le dire ? — , elle le rattrapait largement en ardeur. Sa langue forte et agile, parfumée au porto, se tortilla contre les dents de Bonnyman.
Bonnyman, ingénieur auprès des postes et télécommunications, avait bien été enrôlé à Bletchley, comme Jericho l’avait deviné, pour s’occuper des bombes. Mlle Jobey travaillait dans la chambre du fond, au premier étage du manoir, à classer les codes manuels Abwehr. Respectueux des règles, ils ne s’étaient jamais parlé de ce qu’ils faisaient, discrétion que Bonnyman avait quelque peu étendue au fait qu’il avait une femme et deux enfants qui l’attendaient à Dorking.
Il glissa la main le long des cuisses minces de Mlle Jobey et entreprit de soulever sa jupe.
« Pas ici », lui souffla-t-elle dans la bouche en repoussant les doigts trop entreprenants.
Bon (comme Bonnyman le confierait ensuite avec un clin d’œil à l’inspecteur de police impassible chargé de prendre sa déposition), c’est fou ce qu’un adulte doit faire, en temps de guerre pour une simple partie de vous-savez-quoi.
D’abord, une balade à bicyclette qui les conduisit le long d’une voie ferrée, sous un pont de chemin de fer. Ensuite, à la faible lueur d’une torche, par-dessus un portail cadenassé et, dans la boue et les débris, vers la masse d’un bâtiment en ruine. Il y avait une grande étendue d’eau, quelque part, tout près. On ne la voyait pas, mais on entendait un clapotis dans la brise et de temps en temps le cri du gibier d’eau dans la nuit, et puis on percevait une obscurité plus profonde encore, comme une grande fosse noire.
Protestations de Mlle Jobey qui fila ses précieux bas et se tordit la cheville ; imprécations plus fortes et plus amères dirigées contre M. Bonnyman et ses manigances qui n’auguraient rien de bon quant au but qu’il avait à l’esprit. Elle se mit à pleurnicher :
« Allez, Bonny ! J’ai peur, moi, rentrons. »
Mais Bonnyman n’avait aucunement l’intention de rentrer. Déjà en temps normal, Mme Armstrong enregistrait le moindre grincement perceptible à l’intérieur de la Pension du Commerce, une vraie station d’interception à elle toute seule ; et ce soir, elle ne manquerait pas d’être encore plus en alerte que d’habitude. De plus, il trouvait cet endroit excitant. Le faisceau de lumière braqué sur la brique brute montra des signes d’amours antérieures, — AE + GS, Tony = Kath. Cet endroit était porteur d’une charge érotique. Il s’était de toute évidence passé tant de choses ici même, il y avait eu tant de tâtonnements murmurés… Ils faisaient partie d’un grand flux de désir qui prenait sa source bien avant eux et continuerait bien après eux — un flux illicite, irrépressible, éternel. C’était la vie. C’était du moins le cours que suivaient les pensées de Bonnyman, même si, évidemment, il n’en parla pas sur le moment ni par la suite à la police « Alors, que s’est-il passé ensuite, monsieur ? Exactement. »
Il n’allait pas raconter cela non plus, merci bien, avec ou sans exactitude.
Bonnyman avait coincé ensuite la torche dans une cavité, à un endroit où l’on avait dû arracher quelque chose au mur de brique, puis il avait serré Mlle Jobey dans ses bras. Il avait d’abord affronté une toute petite résistance — quelques légères dérobades, quelques « arrêtez » et « pas ici », qui avaient rapidement perdu de leur conviction lorsque la langue de la jeune femme avait repris son ouvrage et qu’ils s’étaient retrouvés au point où ils avaient laissé les choses devant l’Auberge des huit cloches. Cette fois encore, il fit courir ses mains sous la jupe et cette fois encore, elle le repoussa, mais pas pour les mêmes raisons. Le front légèrement plissé, elle s’était baissée et avait retiré sa culotte, une jambe, l’autre jambe, et le bout d’étoffe avait disparu dans sa poche. Bonnyman la regardait, hypnotisé.
« Ce qui s’est passé ensuite, monsieur l’inspecteur, exactement, c’est que Mlle Jobey et moi-même nous avons remarqué des sacs de jute entassés dans un coin. »
Elle, la jupe relevée au-dessus des genoux, lui, le pantalon baissé sur les chevilles, avançant comme s’il avait des jambes de plomb puis tombant à genoux sur les sacs, soulevant un nuage de poussière qui s’épanouit à la lueur de la torche tandis qu’elle s’agitait et protestait qu’elle avait quelque chose qui lui rentrait dans le dos.
Ils s’étaient relevés et avaient écarté les sacs pour faire une couche plus confortable.
« Et c’est à ce moment-là que vous l’avez trouvé ?
— C’est à ce moment-là que nous l’avons trouvé. »
L’inspecteur de police abattit soudain le poing avec force sur la table de bois rustique et appela son sergent d’une voix forte.
« Des nouvelles de M. Wigram ?
— Nous le cherchons toujours, chef.
— Eh bien vous avez intérêt à le trouver, mon vieux. Trouvez-le. »
La Bombe était lourde — Jericho évalua qu’elle devait peser plus d’une demi-tonne — et, bien qu’elle fût montée sur roulettes, il lui fallut toute sa force, associée à celle de l’ingénieur, pour l’écarter du mur. Jericho tirait pendant que l’ingénieur passait derrière et posait son épaule contre le cadre pour pousser. L’appareil s’écarta enfin avec un crissement et les Wrens entrèrent pour le préparer.
Cette machine à décrypter était un monstre, une machine tirée des visions d’avenir de H. G. Wells : armoire métallique noire de deux mètres cinquante de large sur un mètre quatre-vingts de haut équipée de tout un tas de bobines d’une douzaine de centimètres de diamètre disposées à l’avant. L’arrière était monté sur des gonds et s’ouvrait sur un entrelacs considérable de câbles multicolores et l’éclat terne des cylindres métalliques. À l’endroit où se trouvait la machine, contre le mur, une grosse flaque d’huile maculait le sol en ciment.
Jericho s’essuya les mains sur un chiffon et s’écarta pour observer les choses à distance. La baraque contenait plein d’autres Bombes qui tournaient sur d’autres clés d’Enigma, et Jericho trouva que le bruit, mêlé à la chaleur, devait ressembler à la salle des machines d’un navire. Une auxiliaire féminine se dirigea vers l’arrière de l’armoire et entreprit de débrancher et de rebrancher les câbles. Une autre passa devant et vérifia chaque bobine. Dès qu’elle trouvait un défaut de montage, elle tendait la bobine à l’ingénieur qui remettait les minuscules filaments en place avec une paire de pinces. Les pinceaux de contact s’effilochaient sans cesse, tout comme la courroie qui reliait le mécanisme au gros moteur électrique avait tendance à se détendre et à glisser à chaque fois que la charge était trop lourde. Et comme les ingénieurs n’arrivaient jamais à obtenir une très bonne mise à la terre, les armoires avaient tendance à produire de puissantes décharges électriques.
Jericho trouvait que c’était la pire tâche de toutes. Vraiment un sale boulot. Huit heures par jour, six jours par semaine, enfermé dans cette cellule assourdissante et dépourvue de fenêtre. Il se détourna pour consulter sa montre car il ne voulait pas qu’on voie son impatience. Il était près de vingt-trois heures trente.
On faisait en ce moment même entrer son programme dans la majorité des Bombes du territoire de Bletchley. À une douzaine de kilomètres au nord du parc, à l’intérieur d’une baraque située dans le domaine forestier de Gayhurst Manor, une poignée de Wrens fatiguées qui attendaient la relève reçurent l’ordre d’arrêter les trois Bombes qui fonctionnaient sur Nuthatch (administration militaire de Berlin-Vienne-Belgrade), de les dépouiller et de les apprêter pour Shark. Dans l’écurie d’Adstock Manor, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest, les filles se la coulaient douce, pieds relevés à côté de leurs machines silencieuses, une tasse d’Ovomaltine à la main et l’oreille collée à la douce voix de Tommy Dorsey sur l’émission de variétés de la BBC, quand le directeur avait déboulé, porteur d’une liasse de programmes, en leur disant de se manier un peu le train. Et il en alla de même à Wavendon Manor, à cinq kilomètres au nord-est : on dépouilla quatre Bombes dans un bunker aveugle et humide de leur programme Osprey (ce busard-là recouvrait la clé non prioritaire d’Enigma concernant l’organisation Todt) et l’on ordonna aux opérateurs de se préparer à une mission urgente.
Ces machines, avec les deux qui se trouvaient dans la Hutte 11 de Bletchley, donnaient le total des douze Bombes promises.
Une fois la vérification mécanique terminée, la Wren retourna à la première rangée de cylindres et entreprit de les régler sur les combinaisons indiquées sur le programme. Elle épelait les lettres afin que l’autre fille puisse les contrôler.
« Freddy, Beurre, Quartier…
— Oui.
— Alligator, Xylophone, Édouard…
— Oui. »
Les cylindres glissèrent sur leur axe et furent fixés en place avec un fort déclic métallique. Chacun d’eux était monté pour reproduire l’action d’un seul rotor d’Enigma : il y en avait 108 en tout, ce qui équivalait à 36 Enigma fonctionnant en parallèle. Lorsque tous les cylindres furent réglés, la Bombe fut remise en place et le moteur lancé.
Les cylindres se mirent à tourner, sauf un, dans la rangée supérieure, qui était resté coincé. L’ingénieur lui donna un petit tour de clé, et celui-ci aussi rejoignit le mouvement. La Bombe fonctionnerait maintenant en continu sur ce programme — en tout cas pendant au moins une journée ; deux ou trois selon les prévisions de Jericho —, ne s’interrompant qu’occasionnellement, quand les cylindres se retrouveraient alignés de telle sorte qu’il y aurait un circuit fermé. On vérifierait alors à nouveau les positions des cylindres, on procéderait à des essais et on ferait repartir la machine, cela jusqu’à ce que la combinaison exacte des positions ait été obtenue, permettant alors aux analystes de lire les signaux Shark de la journée. Telle était en tout cas la théorie.
L’ingénieur entreprit d’écarter l’autre Bombe du mur et Jericho s’avança pour lui prêter main-forte, mais sentit qu’on le tirait par le bras.
« Viens donc, vieille branche, lui cria Logie par-dessus le vacarme. Nous ne pouvons rien faire de plus ici. » Il le tira à nouveau par la manche.
Jericho se retourna à contrecœur et sortit derrière lui de la baraque.
Il ne ressentait aucune allégresse. Le lendemain soir, peut-être, ou jeudi, les Bombes allaient leur donner les réglages d’Enigma pour la journée qui s’achevait. Et alors le vrai travail commencerait — la tâche laborieuse qui consistait à reconstituer le nouveau Précis du code météo. Il s’agirait de prendre le bulletin météo du convoi et de le faire correspondre aux signaux météorologiques déjà reçus de la part des U-Boote qui l’encerclaient, il faudrait deviner, essayer, élaborer une nouvelle série de cribles… La bataille contre Enigma n’aurait jamais de fin. C’était un tournoi d’échecs à un millier de manches contre un joueur d’une force défensive prodigieuse, et où, chaque jour, les pièces reprenaient leur place initiale et la partie repartait à zéro.
Logie semblait lui aussi assez à plat en remontant le chemin goudronné jusqu’à la Hutte 8.
« J’ai renvoyé les autres chez eux pour qu’ils prennent un peu de repos, disait-il. Et c’est ce que je vais faire aussi. Tu devrais faire la même chose si tu n’es pas trop excité pour dormir.
— Je vais juste mettre un peu d’ordre ici avant de partir, si ça ne te dérange pas. Je dois aller ranger le code dans le coffre.
— D’accord, merci.
— Et puis, j’imagine que je ferais mieux d’affronter Wigram.
— Ah oui, Wigram. »
Ils pénétrèrent dans la baraque. Une fois dans son bureau, Logie lança à Jericho les clés du musée noir. « Et ton prix, dit-il en brandissant une demi-bouteille de scotch. N’oublions pas ça. »
Jericho sourit. « Je croyais que tu avais dit que Skynner offrait une bouteille entière.
— Euh, oui, bon, je l’ai dit, mais tu connais Skynner.
— Donne-la aux autres.
— Arrête tes bondieuseries. » Du même tiroir, Logie fit apparaître deux tasses émaillées. Il souffla dessus pour en chasser la poussière et en essuya l’intérieur avec son index. « À quoi allons-nous boire ? Ça ne te gêne pas si je t’accompagne ?
— À la fin de Shark ? À l’avenir. »
Logie versa une bonne rasade de whisky dans chacune des tasses. « Et qu’est-ce que tu dirais, dit-il d’un air rusé en tendant une tasse à Jericho, de boire à ton avenir ? »
Ils trinquèrent.
« À mon avenir, alors. »
Ils s’assirent sans quitter leur pardessus et burent en silence.
« Je suis mort, déclara enfin Logie en s’appuyant sur le bureau pour s’aider à se lever. Je ne pourrais même pas te dire en quelle année on est, vieille branche, sans parler du jour. » Il y avait trois pipes posées sur un râtelier, et il souffla bruyamment dans chacune d’elles avant de les glisser dans sa poche. « Et n’oublie pas ton scotch.
— Je n’en veux pas, de ce putain de scotch.
— Prends-le. S’il te plaît. Fais-le pour moi. »
Dans le couloir, il serra la main de Jericho et celui-ci craignit qu’il ne dise quelque chose d’embarrassant. Mais, quoi qu’il ait eu à l’esprit, il se ravisa et se contenta d’adresser à Jericho un petit salut triste avant de remonter le couloir en titubant et de claquer la porte derrière lui.
La Grande Salle, dans l’attente de la relève de minuit, était pratiquement vide. On effectuait un petit travail décousu sur Dolphin et Porpoise à l’autre bout de la pièce. Deux jeunes femmes en bleu de travail étaient agenouillées près du bureau de Jericho et ramassaient le moindre fragment de papier pour le mettre dans un sac destiné à l’incinération. Seul Cave se trouvait encore là, courbé au-dessus de ses cartes. Il leva la tête à l’entrée de Jericho.
« Alors ? Comment ça marche pour vous ?
— Trop tôt pour le dire », fit Jericho. Il trouva le code et le glissa dans sa poche. « Et de votre côté ?
— Trois touchés pour le moment. Un navire de charge norvégien et un cargo hollandais. Ils ont coulé aussitôt. Le troisième est en flammes et ne cesse de tourner en rond. La moitié de l’équipage est porté disparu, l’autre essaye de sauver le navire.
— C’est lequel ?
— Un Liberty Ship américain. Le James Oglethorpe. Sept mille tonneaux, transportant de l’acier et du coton.
— Américain », répéta Jericho. Il pensa à Kramer.
Mon frère est mort, parmi les premiers…
« C’est un massacre, commenta Cave, un épouvantable massacre. Et faut-il que je vous dise le pire ? C’est que ça ne va pas se terminer ce soir. Ça va continuer de cette façon pendant des jours. On va les pourchasser, les traquer, les torpiller jusqu’au bout de ce fichu Atlantique Nord. Pouvez-vous imaginer l’impression que ça fait ? De voir le bateau qui est à côté de vous exploser ? De ne pas avoir le droit de s’arrêter pour sauver les survivants ? D’attendre votre tour ? » Il toucha sa cicatrice puis parut se rendre compte de ce qu’il faisait et laissa retomber sa main en un geste qui exprimait une effroyable résignation. « Et maintenant, apparemment, on a capté des signaux de U-Boote qui grouillent autour de SC-122. »
Son téléphone se mit à sonner et il pivota sur lui-même pour répondre. Pendant qu’il avait le dos tourné, Jericho déposa doucement la demi-bouteille de scotch à moitié vide sur le bureau, et sortit dans la nuit.
Son esprit, chargé à la Benzédrine et au scotch, semblait suivre un itinéraire propre et tournait comme les Bombes de la Hutte 11, établissant des connexions curieuses et aléatoires : Claire, Hester, Skynner, Wigram et son holster sur l’épaule, les traces de pneus dans le givre, devant la chaumière, et le Liberty Ship en flammes qui tournait et tournait sur les corps de la moitié de l’équipage.
Il s’arrêta près du lac afin de prendre un peu l’air et repensa à toutes les fois où il s’était tenu au même endroit, dans l’obscurité, à observer les contours estompés du manoir contre les étoiles. Il plissa les paupières et vit la bâtisse telle qu’elle avait dû être avant la guerre. Un soir d’été. Les accords d’un orchestre et une bulle de voix dérivant sur la pelouse. Une rangée de lanternes chinoises, roses, mauves et jaunes qui s’agitait dans l’arboretum. Des lustres dans la salle de bal. Le cristal blanc fracturant la surface lisse du lac.
La vision fut si forte qu’il s’aperçut qu’il transpirait sous son pardessus avec la chaleur imaginaire. Tandis qu’il gravissait la côte conduisant à la grande demeure, il s’imagina voir une rangée de Rolls-Royce argentées, les chauffeurs appuyés contre les interminables capots. Mais en se rapprochant, il se rendit compte qu’il s’agissait en fait de simples cars venus décharger la prochaine équipe et embarquer la dernière, et que les accords de musique n’étaient que les percussions des sonneries de téléphone et le martèlement des pas sur les dalles.
Dans le dédale du manoir, il salua prudemment les quelques personnes qu’il croisa — un vieillard en costume gris sombre, un capitaine de l’armée de terre, une auxiliaire féminine de l’Air Force. Ils paraissaient tous miteux dans la lumière terne et il devina à leur expression qu’il devait avoir l’air assez bizarre lui aussi. La Benzédrine pouvait produire un effet curieux sur la pupille de l’œil, crut-il se rappeler, et il ne s’était ni changé ni rasé depuis plus de quarante heures. Cependant, personne à Bletchley n’avait jamais été mis dehors à cause de son apparence, ou le centre aurait été vidé depuis le début. Il y avait le vieux Dilly Knox qui venait travailler en peignoir, Turing, qui faisait de la bicyclette avec un masque à gaz pour essayer de soigner son rhume des foins et les décrypteurs de la section japonaise qui s’étaient un jour baignés nus dans le lac à l’heure du déjeuner. En comparaison, Jericho avait l’allure conventionnelle d’un comptable.
Il ouvrit la porte qui conduisait à la cave. L’ampoule avait dû griller depuis sa dernière visite car il se retrouva devant un puits obscur aussi glacial et insondable que des catacombes. Une très vague lueur apparaissait au bas de l’escalier, aussi descendit-il les marches à tâtons dans cette direction. Il s’agissait en fait de la serrure du musée noir entourée de peinture luminescente : stratagème qu’ils avaient appris pendant le Blitz.
À l’intérieur de la pièce, l’interrupteur fonctionnait. Il ouvrit le coffre-fort, rangea le code et eut pendant un instant l’idée folle de dissimuler les cryptogrammes à l’intérieur. Pliés dans une enveloppe, ils pourraient passer inaperçus pendant des mois. Mais quand aurait-il la possibilité de les récupérer ? Et puis on ne manquerait pas de les trouver un jour. Il suffirait alors d’un coup de fil à Beaumanor pour que tout soit découvert — son implication, celle d’Hester…
Non, non.
Il referma la porte d’acier.
Mais il n’arrivait pas à se décider à partir. Tant de sa vie était ici. Il effleura le coffre puis les murs, rêches et secs. Il passa le doigt sur la poussière de la table puis contempla la rangée d’Enigma sur l’étagère métallique. Elles étaient enchâssées dans du bois léger, la plupart disposaient encore de leur boîtier d’origine et, quoique au repos, elles semblaient exprimer une puissance irrésistible, presque menaçante. Il se dit que c’était là bien autre chose que de simples machines. Ces machines — mystérieuses, complexes, animées — représentaient en fait les synapses du cerveau ennemi.
Il les examina pendant quelques minutes et s’apprêta à s’éloigner.
Mais il s’immobilisa.
« Tom Jericho, chuchota-t-il, tu n’es qu’un pauvre imbécile. »
Les deux premières Enigma qu’il descendit de leur perchoir et examina se révélèrent très abîmées et inutilisables. La troisième avait une étiquette à bagage fixée à la poignée par un bout de ficelle : Sidi-Bou-Saïd 14/2/43. Une Enigma de l’Afrika Korps, prise de guerre de la 8e Armée lors de leur attaque contre Rommel le mois précédent. Il la déposa précautionneusement sur la table et ouvrit les clapets de métal. Le couvercle se souleva sans problème.
Celle-ci était en parfait état : une vraie beauté. Les lettres du clavier n’étaient pas usées, le boîtier de métal noir ne présentait aucune rayure, les ampoules de verre étaient transparentes et lumineuses. Les trois rotors — arrêtés, comme il le découvrit, en position ZDE — luirent d’un éclat argenté sous la lumière crue. Jericho caressa tendrement la machine. Elle devait tout juste sortir des mains de ses fabricants. « Chiffriermaschine Gesellschaft » pouvait-on lire sur leur plaque. « Heimsoeth und Rinke, Berlin-Wilmersdorf, Uhlandstrasse 138 ».
Il pressa une touche. Elle était plus ferme que sur une machine à écrire normale. Lorsqu’il l’eut suffisamment enfoncée, la machine émit un bruit métallique et le rotor droit pivota d’un cran. En même temps, l’une des ampoules s’alluma.
Alléluia !
La batterie était chargée. L’Enigma n’était pas morte.
Il vérifia le mécanisme. Il se pencha au-dessus de l’appareil et tapa C. La lettre J s’alluma. Il tapa L et obtint un U. A, I, R et E donnèrent successivement X, P, Q et encore Q.
Il souleva le couvercle interne d’Enigma et défit la broche, remit les rotors en position ZDE et les fixa à nouveau. Il tapa le cryptogramme JUXPQQ, et C–L-A-I-R-E fut épelé lettre par lettre par les ampoules, sous forme de petites explosions de lumière.
Il chercha sa montre dans sa poche. Minuit moins deux. Il remit le couvercle en place et remonta Enigma sur son étagère. Puis il s’assura que la porte était bien fermée derrière lui.
Qui était-il pour les gens qu’il croisa brièvement dans le couloir ? Rien ni personne. Un de ces drôles de cryptologues complètement débordés.
Comme convenu, Hester Wallace se trouvait dans la cabine téléphonique à minuit, récepteur en main, se sentant plus stupide qu’effrayée tandis qu’elle feignait de téléphoner. De l’autre côté de la vitre, deux flots d’éclairs pâles se croisaient dans l’obscurité alors qu’une équipe se dirigeait vers la grille d’entrée et qu’une autre arrivait en sens contraire. Hester avait dans la poche une feuille de ce papier brunâtre et grossier caractéristique de Bletchley sur laquelle elle avait noté six informations.
Cordingley avait avalé son histoire sans problème — il avait même été, à vrai dire, un tout petit peu trop empressé. Incapable au départ de trouver le bon dossier, il avait demandé l’aide d’un tout jeune type couvert de taches de rousseur et aux oreilles en feuilles de chou couronnées de cheveux filasse. Elle s’était demandé comment cet enfant, cette tête de fœtus, pouvait réellement être cryptographe. Mais Donald lui avait murmuré que, oui, c’était même l’un des meilleurs : maintenant que les boîtes privées et les universités avaient été pillées, on se tournait vers des gamins tout juste sortis de l’école. Sans formation. Qui ne posaient pas de questions. La nouvelle élite.
Le dossier avait été trouvé, on lui avait fait une petite place dans un coin et jamais Mlle Wallace n’avait écrit aussi vite de sa vie. Le pire avait été la fin : conserver son calme et ne pas s’enfuir une fois les informations obtenues, mais au contraire vérifier les chiffres, rendre le dossier au fœtus et respecter les codes sociaux établis avec Donald…
« Il faut vraiment qu’on prenne un verre ensemble, un de ces soirs.
— Oui, absolument.
— On s’appelle alors.
— Oui, on s’appelle. »
… ni l’un ni l’autre n’ayant bien entendu la moindre intention de le faire.
Allez, Tom Jericho.
Plus de minuit. Le premier bus passa, quasi invisible s’il n’y avait eu ses gaz d’échappement qui formaient comme un petit nuage rose à la lueur des feux arrière.
Et puis, juste au moment où elle commençait à perdre espoir, un halo blanc. Une main tapa doucement sur la vitre. Elle lâcha le combiné et braqua sa torche sur le visage d’un fou plaqué contre la vitre. Des yeux sombres d’illuminé et le masque de barbe d’un repris de justice. « Ce n’était vraiment pas la peine de me faire mourir de peur », marmonna-t-elle, mais dans l’intimité de la cabine téléphonique. En sortant, elle se contenta de dire : « J’ai laissé vos numéros sur le téléphone. »
Elle lui tint la porte ouverte. Il posa la main sur la sienne. Une brève pression de doigts lui exprima sa gratitude — trop brève cependant pour qu’elle pût déterminer qui de lui ou d’elle avait les mains les plus froides.
« Retrouvez-moi ici à cinq heures. »
La joie donnait une nouvelle énergie à ses jambes lasses tandis qu’elle remontait en pédalant la côte qui l’éloignait de Bletchley.
Il devait la voir à cinq heures. Comment interpréter cela sinon en comprenant qu’il avait trouvé un moyen ? Victoire ! Victoire contre tous les Mermagen et Cordingley !
La côte se raidit. Elle se mit en danseuse. La bicyclette oscillait d’un côté puis de l’autre comme un métronome. La lumière dansait sur la route.
Hester se reprocha ensuite sévèrement cette joie prématurée, mais elle ne les aurait probablement pas vus de toute façon. Ils s’étaient garés très soigneusement, parallèlement à l’allée et dissimulés par la haie d’aubépines — du travail de professionnels —, de sorte que, lorsqu’elle déboucha de la route et commença à remonter l’allée en cahotant sur les nids-de-poule, elle les dépassa dans l’ombre sans un regard.
Elle n’était plus qu’à deux mètres de la porte de la chaumière quand les phares s’allumèrent — des phares apprêtés pour le couvre-feu, mais assez lumineux tout de même pour projeter son ombre contre le mur blanchi à la chaux. Elle entendit le moteur rugir et se retourna, en s’abritant les yeux, pour regarder la grosse voiture venir vers elle, lente, tranquille, implacable, tressautant sur le sol inégal.
Jericho se dit qu’il fallait prendre son temps. Inutile de se presser. Tu t’es donné cinq heures. Utilise-les.
Il s’enferma dans la cave et laissa la clé à moitié tournée dans la serrure, de sorte que quiconque essayerait d’insérer sa propre clé par l’autre côté la trouverait obligatoirement bloquée. Il savait qu’il lui faudrait finir par ouvrir — sinon qu’est-ce qu’il deviendrait ? Un rat pris au piège. Mais cela lui permettrait d’avoir au moins trente secondes afin de se retourner. Alors, pour donner le change, il rouvrit le coffre-fort de la section navale et étala quelques cartes et codes sur la table étriquée. Il leur ajouta ensuite les cryptogrammes dérobés et les positions clés, puis sa montre, qu’il posa devant lui, boîtier ouvert. Il pensa que cela ressemblait à un examen en temps limité. « Les candidats doivent laisser une marge réservée aux corrections et commentaires de l’examinateur. »
Puis il redescendit Enigma de son étagère et souleva le couvercle.
Il tendit l’oreille. Rien. Un bruit de tuyauterie quelque part, rien d’autre. Les murs gonflaient sous la pression du sol gelé ; il respirait une odeur de terre, goûtait des spores de plâtre chaulé. Il souffla sur ses doigts et les remua pour les assouplir.
Il décida de commencer par la fin, c’est-à-dire de déchiffrer d’abord le dernier cryptogramme en se disant que ce qui avait causé la disparition de Claire se trouvait sûrement quelque part dans ces derniers messages.
Il parcourut du bout des doigts les colonnes de notes pour trouver les positions de Vulture du 4 mars — jour de panique au Registre de Bletchley.
III V IV G AH CX AZ DV KT HU LW GP EY MR FQ
Les chiffres romains lui indiquèrent les trois rotors utilisés ce jour-là sur les cinq que comptait la machine, et dans quel ordre il convenait de les insérer. GAH lui donnait la position de départ. Les dix paires de lettres suivantes représentaient les branchements qu’il convenait d’effectuer sur le tableau de connexions, à l’arrière d’Enigma. Six lettres restaient débranchées, ce qui, par quelque prodigieux tour des lois de la statistique, portait le nombre des connexions possibles de huit milliards (25 × 23 × 21 × 19 × 17 × 15 × 13 × 11 × 9 × 7 × 5 × 3) à plus de cent cinquante milliards.
Il commença par les branchements. Petites sections de fil torsadé de couleur chocolat terminées à chaque bout par une fiche de cuivre gainée de bakélite qui s’emboîtait avec une délicieuse précision dans les prises correspondant aux lettres : C et X, A et Z…
Il souleva ensuite le capot d’Enigma, défit la broche et retira les trois rotors qui se trouvaient déjà en place. Il prit les deux autres rotors dans un compartiment à part.
Chaque rotor avait la taille et l’épaisseur d’un palet de hockey sur glace, mais en plus lourd : c’était une roue de code à vingt-six entrées — en forme d’épingle et tendues par un petit ressort d’un côté, rondes et plates de l’autre côté — portant chacune une lettre de l’alphabet gravée près du bord. Tandis que les rotors tournaient les uns contre les autres, la forme du circuit électrique obtenu variait. Le rotor de droite avançait toujours d’une lettre à chaque fois qu’on frappait sur une touche. Une fois toutes les vingt-six lettres, une encoche pratiquée dans sa bague d’alphabet faisait avancer le rotor du milieu d’un cran lui aussi. Et c’est lorsque le rotor du milieu accomplissait lui aussi un tour complet que le troisième rotor se mettait en marche. À Bletchley, on appelait deux rotors tournant ensemble un crabe ; trois rotors, cela devenait un homard.
Il sélectionna les rotors selon l’ordre du jour — III, V et IV — et les enfila sur la broche. Il fit tourner III et le positionna sur la lettre G, puis il mit V sur A et IV sur H, et referma le capot.
La machine était maintenant dans l’état exact où s’était trouvée sa jumelle à Smolensk, le soir du 4 mars.
Il effleura les touches.
Il était prêt.
L’Enigma fonctionnait selon un principe simple. Si, une fois la machine réglée d’une façon particulière, la touche A enclenchait un circuit qui allumait l’ampoule X, il s’ensuivait — à cause de la réciprocité du courant électrique — que la touche X allumait l’ampoule A. Le décodage devait donc être aussi simple que l’encodage.
Or, Jericho s’aperçut rapidement que quelque chose ne collait pas. Il tapait une lettre du cryptogramme avec son index de la main gauche et notait de la main droite la lettre qui s’allumait sur le panneau d’affichage. T lui donna H, R lui donna Y, X lui donna C… Cela ne ressemblait à aucun mot allemand qu’il pût identifier. Il continua cependant dans l’espoir de plus en plus fragile que quelque chose finirait par apparaître, et il n’y renonça qu’à la quarante-septième lettre.
HYCYKWPIOROKDZENAJEWICZJPTAKJHRUTBPYSJMOTYLPCIE
Il se passa la main dans les cheveux.
Il arrivait qu’un opérateur d’Enigma insère des groupes de lettres dépourvus de sens entre les mots pour déguiser le sens de son message, mais sûrement pas à ce point, si ? Jericho n’arrivait pas à retrouver le moindre mot caché quelque part dans ce charabia.
Il poussa un grognement, s’appuya contre le dossier de sa chaise et contempla le plafond dont le plâtre s’écaillait.
Deux possibilités, toutes deux aussi déplaisantes l’une que l’autre.
Un : le message avait été surchiffré. Le texte en clair avait été brouillé une première fois, puis une seconde, afin de rendre le message doublement obscur. Une technique longue, réservée généralement aux communications particulièrement confidentielles.
Deux : Hester avait commis une erreur de transcription — d’une seule lettre peut-être — auquel cas il pourrait rester là pour le restant de ses jours sans jamais faire rendre au cryptogramme son secret.
De ces deux explications, la seconde était la plus vraisemblable. Il arpenta sa cellule pendant un moment, pour essayer de faire circuler un peu le sang dans ses bras et ses jambes. Puis il positionna les rotors sur GAH et tenta de déchiffrer le deuxième message du 4 mars. Même résultat :
SZULCJK UKAH…
Il ne prit même pas la peine d’essayer avec le troisième et le quatrième mais préféra jouer avec les positions des rotors — GEH, GAN, CAH — dans l’espoir qu’Hester n’ait pu se tromper que d’une seule lettre. Mais l’Enigma ne lui clignota que du galimatias.
Quatre dans la voiture. Hester assise à l’arrière avec Wigram. Deux hommes à l’avant. Toutes portes fermées, le chauffage allumé, une odeur de cigarette et de sueur si puissante que Wigram tenait son écharpe de cachemire délicatement pressée contre son nez. Il se garda de regarder Hester pendant tout le trajet et ne prononça pas un mot tant qu’ils n’eurent pas rejoint la grand-route. Ils franchirent alors les lignes blanches pour doubler une autre voiture, et leur chauffeur déclencha la sirène de police.
« Oh, pour l’amour de Dieu, éteignez-moi ça, Leveret. »
Le bruit cessa. La voiture tourna à gauche, puis à droite. Ils passèrent sur une voie ferrée rouillée et Hester enfonça les doigts plus profondément encore dans le cuir de la banquette pour se retenir de tomber sur Wigram. Elle non plus n’avait pas prononcé un mot — ce silence constituait son seul mouvement significatif de défi. Elle n’allait sûrement pas lui montrer sa nervosité en papotant comme une femmelette.
Deux minutes plus tard, ils s’arrêtèrent quelque part et Wigram resta immobile, tel un homme d’État, pendant que ses acolytes assis à l’avant descendaient de voiture. L’un d’eux lui ouvrit la portière. Des torches s’allumèrent dans la nuit. Des ombres se dessinèrent. Un comité d’accueil.
« Vous avez encore de la lumière, inspecteur ? s’enquit Wigram.
— Oui, chef. » Une profonde voix masculine ; un accent des Midlands. « Mais pas mal de plaintes de la part des types des raids aériens.
— Qu’ils aillent se faire foutre. Si les Boches veulent bombarder ce coin-là, qu’ils ne se gênent surtout pas. Vous avez les plans ?
— Oui, chef.
— Parfait. » Wigram s’accrocha au toit et s’extirpa de la voiture. Il attendit une seconde ou deux, puis, voyant qu’Hester n’esquissait pas un mouvement, se pencha à l’intérieur et fit jouer ses doigts avec irritation. « Allons, allons. Vous attendez que je vous porte ou quoi ? »
Elle se laissa glisser de l’autre côté de la banquette.
Deux autres véhicules, non, trois autres, tous phares allumés, montraient les silhouettes découpées d’hommes en train de s’agiter, puis un petit camion militaire et une ambulance. Ce fut l’ambulance qui lui causa un choc. Les portières en étaient ouvertes et, tandis que Wigram la guidait, la main posée légèrement sur son coude, elle perçut une odeur de désinfectant et vit les bouteilles d’oxygène brun grisâtre, les civières et leurs grossières couvertures brunes, leurs sangles de cuir, leurs draps blancs et innocents. Deux hommes étaient assis sur le pare-chocs arrière, en train de fumer, jambes tendues devant eux.
« Vous êtes déjà venue ici ? demanda Wigram.
— Où sommes-nous ?
— Un rendez-vous d’amoureux. Pas tellement votre truc, j’imagine. »
Il tenait une lampe électrique et, lorsqu’il s’effaça pour lui faire franchir un portail, elle vit une pancarte indiquant : DANGER : FOSSE D’ARGILE INONDÉE — EAU TRÈS PROFONDE. Elle entendait un bruit de moteur guttural quelque part devant eux, et des cris d’oiseaux de mer. Elle se mit à trembler.
« La main du Seigneur était sur moi et m’emporta dans l’esprit du Seigneur, puis me posa au milieu d’une vallée remplie d’ossements. »
« Vous avez dit quelque chose ? demanda Wigram.
— Je ne crois pas, non. »
Claire, Oh, Claire, Claire…
Le bruit du moteur s’intensifiait et semblait venir de l’intérieur d’un bâtiment de brique, sur sa gauche. Une faible lueur blanche passait par les interstices du toit pour révéler une grande cheminée carrée dont la base était recouverte de lierre. Hester eut vaguement conscience d’être à la tête d’une sorte de procession. Derrière eux venaient Leveret, le chauffeur, puis l’autre homme de la voiture qui portait une gabardine fermée par une ceinture et enfin l’inspecteur de police.
« Faites attention ici », lui conseilla Wigram en essayant de lui reprendre le bras, mais elle le repoussa. Elle se fraya sans aide un chemin parmi les débris de briques et les hautes herbes, entendit des voix, tourna à un angle et fit face à une rangée éblouissante de lampes illuminant un chemin assez large. Six policiers le parcouraient de front, à quatre pattes dans un amas de verres brisés et de moellons. Derrière eux, un soldat s’occupait d’un générateur vrombissant ; un autre déroulait un rouleau de câble ; un troisième installait de nouveaux spots.
Wigram sourit et lui adressa un clin d’œil, comme pour dire : Voyez ce que je peux obtenir. Il enfilait une paire de gants en veau brun clair. « J’ai quelque chose à vous montrer. »
Dans un coin de la bâtisse, un sergent de police se tenait près d’un tas de sacs de jute. Hester dut se forcer à avancer. Seigneur, je Vous en prie, faites que ce ne soit pas elle.
« Sortez votre calepin, ordonna Wigram au sergent. Il releva les pans de son pardessus et s’accroupit sur le sol. « Je montre au témoin premièrement : un manteau féminin, longueur apparemment aux chevilles, couleur grise, bordé de velours noir. » Il le sortit complètement du sac et le retourna. « Doublure de satin gris. Très taché. Probablement du sang. Il faudra vérifier. Étiquette au col : “Hunters, Burlington Arcade”. Et le témoin a répondu ? » Il présenta le manteau sans même la regarder.
Tu te souviens quand j’ai dit « Il est beaucoup trop beau pour tous les jours », et que tu as répondu : « Ma pauvre vieille Hester, c’est justement pour ça qu’il faut le mettre » ?
« Et le témoin a répondu ?
— C’est le sien.
— “C’est le sien.” Vous avez noté. Bien. D’accord. Suivant. Une chaussure de femme. Pied gauche. Noire. Haut talon. Talon arraché. La sienne, d’après vous ?
— Comment savoir ? Une chaussure…
— Plutôt grande. Pointure trente-neuf. Quarante. Elle faisait du combien ? »
Un silence, puis Hester lâcha d’une voix calme : « Trente-neuf.
— Nous avons retrouvé l’autre dehors, chef, intervint l’inspecteur. Près de la rive.
— Et une culotte. Blanche. En soie. Pleine de sang. » Il la brandit à bout de bras, la tenant entre le pouce et l’index. « Vous reconnaissez cela, mademoiselle Wallace ? » Il laissa retomber la pièce de lingerie et fouilla le fond du sac. « Dernier article ? Une brique. » Il braqua sa torche dessus et quelque chose brilla. « Maculée de sang elle aussi. Avec des cheveux blonds collés dessus. »
« Onze bâtiments principaux, annonça l’inspecteur. Huit sont équipés de fours et quatre ont encore leur cheminée debout. Il y a ici un épi de voie ferrée qui rejoint le chemin de fer principal, et un embranchement qui part de ce côté, en plein milieu du site. »
Ils étaient sortis à présent, à l’endroit où l’on avait retrouvé la seconde chaussure, et l’on avait déplié une carte sur une vieille citerne rouillée. Hester se tenait à l’écart et Leveret la regardait, mains pendantes. D’autres hommes s’agitaient au bord de l’eau, leurs torches trouant l’obscurité.
« Le club de pêche local a un hangar ici, près de la jetée. Il y a habituellement trois barques rangées dedans.
— Habituellement ?
— La porte a été enfoncée, chef. La saison est terminée. C’est pour ça que personne ne s’en est aperçu. Il manque un bateau.
— Depuis ?
— Eh bien, il y a eu un peu de pêche dimanche dernier. Des lignes profondes, pour les carpes. C’était le dernier jour de la saison. Tout était normal. Cela a donc pu être fait n’importe quand entre dimanche soir et aujourd’hui.
— Dimanche. Et nous sommes aujourd’hui mercredi. » Wigram soupira et secoua la tête.
L’inspecteur ouvrit les mains. « Sauf votre respect, monsieur, j’ai déjà trois hommes postés à Bletchley. Bedford nous en a prêté six et Buckingham neuf. Nous sommes à plus de trois kilomètres du centre-ville. Il y a une limite, chef. »
Wigram ne parut pas l’entendre. « Et il est grand comment ce lac ?
— À peu près quatre cents mètres de large.
— Profond ?
— Oui, chef.
— C’est-à-dire, six mètres, huit mètres ?
— Sur les bords, oui. Plutôt dix-huit, voire vingt mètres au milieu. C’est un ouvrage très ancien. La ville a été construite avec ce qu’on a sorti d’ici.
— Vraiment ? » Wigram braqua sa lampe sur le lac. « C’est assez logique en fait. Construire un trou à partir d’un trou. » La brume se levait et tournoyait dans le vent comme de la vapeur au-dessus d’un chaudron. Il fit pivoter le faisceau de sa lampe pour éclairer à nouveau le bâtiment. « Alors, que s’est-il passé là-dedans ? fit-il doucement. Notre homme l’attire ici dimanche soir pour une partie de jambes en l’air. Il la tue, probablement avec cette brique. Il la traîne ici… » Le rayon lumineux suit le chemin qui mène du four à l’eau. « Il fallait qu’il soit costaud — elle était grande. Et puis ? Il prend une barque. Fourre le corps dans un sac peut-être. Le leste avec des briques. C’est évident. Il part à la rame et la laisse tomber. Un bruit d’eau étouffé à minuit, comme dans les films… Il devait avoir l’intention de revenir chercher les vêtements, mais quelque chose l’en a empêché. Un autre couple d’amoureux peut-être. » Il fit à nouveau jouer sa lampe sur la brume. « Vingt mètres de profondeur. Putain ! C’est un sous-marin qu’il faudrait foutre là-dedans pour la retrouver.
— Je peux partir, maintenant ? » demanda Hester. Elle avait réussi à garder son calme et sa maîtrise d’elle-même jusque-là, mais les larmes commençaient à couler et elle aspirait de grandes goulées d’air.
Wigram braqua sa lampe sur son visage trempé. « Non, répondit-il tristement. Je crains bien que non. »
Jericho rebranchait la machine à coder aussi rapidement que le lui permettaient ses doigts engourdis.
Les positions d’Enigma pour la clé de l’armée de terre allemande le 6 février 1943 étaient :
I V III DMR EY JL AK NV FZ CT HP MX BQ GS
Les quatre derniers cryptogrammes étaient sans espoir, un désastre, un véritable chaos sorti du chaos. Il avait déjà perdu trop de temps. Il allait recommencer, mais cette fois avec le premier signal. E en Y, J en L, A en K, N en V… Il souleva le capot, défit la broche, retira les rotors. Le manoir était silencieux au-dessus de sa tête. Il était trop bien enseveli pour entendre ne fût-ce qu’un bruit de pas. Il se demanda ce qu’on faisait là-haut. Le cherchait-on ? Probablement. Et s’ils réveillaient Logie, il ne leur faudrait pas longtemps pour le retrouver. Il introduisit les rotors — le premier, le cinquième et le troisième — et les positionna sur DMR.
Le parfum de la réussite lui parvint presque aussitôt. D’abord C et X, qui ne comptaient pas, puis A, N, O, K, H.
An OKH…
À OKH. Oberkommando des Heeres. Le haut commandement de l’armée.
Miracle.
Ses doigts martelèrent les clés, les ampoules s’illuminaient.
An OKH/BEFEHL. Au bureau du commandant en chef.
Dringend.
Urgent.
Melde Auffindung zahlreicher menschlicher Überreste zwölf Km westlich Smolensk…
Découverte hier à douze kilomètres à l’ouest de Smolensk de restes humains…
Hester était enfermée dans la voiture avec Wigram, Leveret montant la garde à côté.
Jericho. Il l’interrogeait sur Jericho. Où était-il ? Que faisait-il ? Quand l’avait-elle vu pour la dernière fois ?
« Il a quitté la Hutte 8. Il n’est pas chez lui. Il n’est pas à la chaumière. Alors je vous demande : que reste-t-il comme endroit où aller dans cette putain de ville ? »
Elle ne répondit pas.
Il essaya de crier en frappant le siège avant à coups de poing puis, voyant que cela ne marchait pas, il lui tendit son mouchoir et essaya la sympathie, mais le parfum d’eau de Cologne qui imprégnait la soie et le souvenir des cheveux blonds accrochés à la brique donnèrent à Hester envie de vomir, et il dut abaisser sa vitre pour demander à Leveret d’aller lui ouvrir la portière.
« On a retrouvé la barque, monsieur, annonça Leveret. Il y a du sang au fond. »
Juste avant trois heures, Jericho avait déchiffré le premier message :
AU BUREAU DU COMMANDANT EN CHEF. URGENT.
DÉCOUVERTE À DOUZE KILOMÈTRES À L’OUEST DE SMOLENSK DE SIGNES DE RESTES HUMAINS. APPAREMMENT BEAUCOUP, PEUT-ÊTRE DES MILLIERS. COMMENT DOIS-JE PROCÉDER ? LACHMAN, OBERST, POLICE MILITAIRE.
Jericho se redressa et contempla le prodige. Eh bien, oui, Herr Oberst, comment allez-vous procéder ? Je meurs d’envie de le savoir.
Une fois de plus, il recommença la procédure des réglages des connexions et positions d’Enigma. Le signal suivant avait été émis de Smolensk trois jours plus tard, le 9 février. A, N, O, K, H, B, E, F, E, H, L… L’exquise rigueur de l’armée germanique s’afficha devant lui. Puis vint un caractère nul et G, E, S, T, E, R, N, U, N, D, H, E, U, T, E.
Gestern und Heute. Hier et aujourd’hui.
Et ainsi de suite, lettre par lettre, implacablement, impitoyablement — presser, clac, lumière, noter —, en s’interrompant de temps à autre pour se masser les doigts et redresser son dos, l’épouvantable récit rendu plus terrible encore du fait de la lenteur avec laquelle il lui fallait le lire, les yeux pressés contre le crime. Certains mots lui donnèrent du mal. Que signifiait mumifiziert ? Pouvait-il s’agir de « momifié » ? et Sagemehl geknebelt ? « Bâillonné avec de la sciure » ?
EXCAVATION PRÉLIMINAIRE ENTREPRISE EN FORÊT AU NORD DU CHÂTEAU DU DNIEPR HIER ET AUJOURD’HUI. SITE APPROXIMATIVEMENT DE DEUX CENTS MÈTRES CARRÉS. COUVERTURE DE TERRE ATTEIGNANT UN MÈTRE CINQUANTE ET PLANTÉE DE JEUNES SAPINS. CINQ COUCHES DE CADAVRES. COUCHES SUPÉRIEURES MOMIFIÉES, COUCHES INFÉRIEURES LIQUÉFIÉES. VINGT CORPS RÉCUPÉRÉS. MORT CAUSÉE PAR BALLE UNIQUE DANS LA TÊTE. MAINS LIÉES AU FIL DE FER. BOUCHES BÂILLONNÉES AVEC ÉTOFFE ET SCIURE. UNIFORMES MILITAIRES. BOTTES HAUTES ET MÉDAILLES INDIQUENT VICTIMES SONT OFFICIERS POLONAIS. GRAND FROID ET CHUTE DE NEIGE NOUS CONTRAIGNENT À SUSPENDRE OPÉRATIONS EN ATTENDANT DÉGEL. JE POURSUIVRAI MON ENQUÊTE. LACHMAN, OBERST, POLICE MILITAIRE.
Jericho fit le tour de sa petite cellule en se donnant des claques sur les bras et en tapant des pieds. Elle lui paraissait peuplée de fantômes qui lui souriaient de leur bouche édentée, explosée vers l’arrière de leur tête. Lui-même marchait en pleine forêt et le froid lui entaillait la chair. Lorsqu’il s’immobilisait pour tendre l’oreille, il croyait entendre le son des arbres que l’on déracinait, des pelles et des pics heurtant la terre gelée.
Des officiers polonais ?
Puck ?
Le troisième message, après un silence de onze jours, avait été envoyé le 20 février. Nach Eintreten Tauwetter Exhumierungen im Wald bei Katyn fortgesetzt…
APRÈS DÉGEL EXCAVATION REPRISE DANS FORÊT DE KATYN À HUIT HEURES HIER. CINQUANTE-DEUX CADAVRES EXAMINÉS. NOMBREUSES LETTRES PERSONNELLES, MÉDAILLES ET PIÈCES POLONAISES RÉCUPÉRÉES. AUSSI DOUILLES BALLES PISTOLET CALIBRE SEPT SOIXANTE-CINQ MARQUE OUVREZ GUILLEMETS GECO D FERMEZ GUILLEMETS. INTERROGATOIRE POPULATION LOCALE ÉTABLIT PRIMO EXÉCUTIONS CONDUITES PAR NKVD PENDANT OCCUPATION SOVIÉTIQUE DE MARS ET AVRIL MIL NEUF CENT QUARANTE. SECONDO VICTIMES APPAREMMENT AMENÉES PAR TRAIN DU CAMP DÉTENTION DE KOZIELSK À GARE GNIEZDOVO ET CONDUITES EN FORÊT DE NUIT PAR GROUPES DE CENT D’APRÈS COUPS DE FEU ENTENDUS. TERTIO NOMBRE TOTAL VICTIMES ESTIMÉ DIX MILLE JE RÉPÈTE DIX MILLE. AIDE URGENTE EXIGÉE SI EXCAVATION DOIT CONTINUER.
Jericho demeura immobile pendant un quart d’heure, les yeux fixés sur Enigma, s’efforçant de saisir l’ampleur des implications. Il se dit qu’il s’agissait d’un secret dangereux à connaître. Un secret susceptible de vous engloutir complètement. Dix mille Polonais — nos vaillants alliés, survivants de l’armée qui avait chargé les Panzer de la Wehrmacht à cheval, sabre au poing —, dix mille d’entre eux donc, ligotés, bâillonnés et abattus par notre autre mais non moins vaillante, quoique plus récente alliée, l’héroïque Union soviétique ? Pas étonnant que le Registre eût été nettoyé.
Une idée lui vint et il retourna au premier cryptogramme qu’il avait essayé de déchiffrer. Si on le regardait ainsi en effet :
HYCYKWPIOROKDZENAJEWICZJPTAKJHRUTBPYSJMOTYLPCIE
cela n’avait aucun sens, mais si on le classait autrement, cela donnait :
HYCYK, W., PIORO, K., DZENAJEWICZ, J., PTAK. J., HRUT, B., PYS, J., MOTYL, P.,…
et du chaos surgissait l’ordre. Des noms propres.
Il en savait assez à présent. Il aurait pu s’arrêter, mais il continua tout de même, parce qu’il n’était pas homme à laisser un mystère à demi résolu, une preuve mathématique à moitié ébauchée. Il convenait de relever le chemin jusqu’à la réponse, même si l’on avait deviné la destination bien avant la fin du voyage.
Réglages d’Enigma pour la clé de l’armée allemande Vulture le 2 mars 1943 :
III IV II LUK JP DY QS HL AE NW CU IK FX BR
An Ostubaf Dorfmann. Ostubaf pour Obersturmbannführer. Un grade de la Gestapo.
À OBERSTURMBANNFÜHRER DORFMANN RSHA SUR ORDRES DU BUREAU DU COMMANDANT EN CHEF NOMS DES OFFICIERS POLONAIS IDENTIFIÉS À CETTE DATE DANS LA FORÊT DE KATYN COMME SUIT
Il ne prit pas la peine de les écrire. Il savait ce qu’il cherchait et le trouva au bout d’une heure, enfoui dans un murmure confus d’autres noms. Celui-ci n’avait pas été envoyé à la Gestapo le 2, mais le 3 mars :
PUKOWSKI, T.
Quelques minutes après cinq heures, Tom Jericho refit surface telle une taupe de son trou souterrain, et resta un moment dans le couloir du manoir, à écouter. L’Enigma était retournée sur son étagère, le coffre fermé, la porte du musée noir verrouillée. Les cryptogrammes et les réglages se trouvaient dans sa poche. Il n’avait laissé aucune trace derrière lui. Il entendit des pas et des voix masculines venir dans sa direction, et il se plaqua contre le mur, mais, qui que cela ait pu être, ils ne vinrent pas de son côté. L’escalier de bois grinça tandis qu’ils montaient, invisibles, vers les bureaux installés dans les chambres.
Il avança prudemment, en rasant les murs. Si Wigram était allé le chercher à la baraque à minuit et ne l’avait pas trouvé, qu’avait-il pu faire ? Il s’était sûrement rendu Albion Street. Et, en découvrant que Jericho n’était pas allé là-bas, il devait à présent avoir déclenché tout un plan de recherches. Mais Jericho ne voulait pas qu’on le trouve maintenant, pas encore. Il lui restait trop de questions à poser, et un seul homme en connaissait les réponses.
Il passa devant la cage d’escalier et ouvrit la double porte qui donnait sur le hall.
Tu es devenu son amant, n’est-ce pas, Puck ? Celui qui est arrivé juste après moi dans la grande porte à tambour des hommes de Claire Romilly. Je ne sais comment — comment ? — mais tu te doutais qu’il se passait quelque chose d’affreux dans cette épouvantable forêt. Et c’est pour cela que tu l’as draguée, non ? Parce qu’elle avait accès à des informations que tu ne pouvais obtenir, c’est ça ? Alors elle a dû accepter de t’aider, elle a dû commencer à copier tout ce qui lui paraissait intéressant. (« Elle était devenue beaucoup plus attentive, ces derniers temps… ») Puis il y a eu ce jour de cauchemar où tu as appris que… qui ? Ton père ? Ton frère ?… était enterré dans cet endroit horrible. Et le lendemain, tout ce qu’elle pouvait t’apporter, c’était des cryptogrammes parce que les Britanniques — les Britanniques : tes fidèles Alliés, tes protecteurs loyaux à qui les Polonais avaient confié le secret d’Enigma — les Britanniques avaient décidé qu’au nom de l’intérêt supérieur, ils ne voulaient tout simplement rien savoir.
Puck, Puck, qu’as-tu fait ?
Qu’as-tu fait d’elle ?
Il y avait une sentinelle dans le hall d’entrée gothique, deux cryptologues qui bavardaient tranquillement sur un banc et une auxiliaire féminine de l’Air Force chargée de dossiers qui essayait de trouver la poignée de la porte avec son coude. Jericho lui ouvrit la porte et elle le remercia d’un sourire, levant les yeux au ciel comme pour dire : Il n’y a pas idée de se trouver dans un endroit pareil à cinq heures du matin par un jour de printemps. Jericho lui rendit son sourire et hocha la tête en compagnon d’infortune : Oh oui, il n’y a pas idée…
La jeune femme prit une direction, il prit l’autre, celle de l’étoile du berger et des grilles d’entrée. Le ciel était très sombre et la cabine téléphonique presque invisible dans l’ombre de l’arboretum. Elle était vide. Il passa devant et s’enfonça dans la végétation. Sir Herbert Leon, dernier maître victorien du parc, avait été un botaniste distingué et avait peuplé son domaine de trois cents espèces d’arbres différentes. Quarante ans d’ensemencement suivis de quatre années sans taille avaient transformé l’arboretum en un labyrinthe de chambres secrètes, et c’est là que Jericho s’accroupit sur la terre sèche pour attendre Hester Wallace.
À cinq heures et quart, il lui parut évident qu’Hester ne viendrait plus, ce qui impliquait qu’elle était retenue. Auquel cas on le cherchait très certainement.
Il fallait qu’il sorte du parc et il ne pouvait risquer de passer par l’entrée principale.
À cinq heures vingt, lorsque ses yeux se furent suffisamment accoutumés à l’obscurité, il repartit vers le nord, c’est-à-dire vers le manoir, à travers l’arboretum, sa liasse de secrets pesant lourd dans sa poche. Il ressentait encore les effets de la Benzédrine — une légèreté dans les muscles, une sensibilité de l’esprit, surtout au danger — et il rendit grâce à Logie de l’avoir poussé à en prendre. Sans cela, il serait tombé depuis longtemps.
Puck, Puck, qu’as-tu fait ?
Qu’as-tu fait d’elle ?
Il sortit prudemment d’entre deux sycomores et s’avança sur la pelouse, le long du manoir. Devant lui se dressait la silhouette basse de la vieille Hutte 4 et, derrière, la masse de la grande maison. Il la contourna pour gagner l’arrière, passa devant quelques poubelles et pénétra dans la cour. Là se trouvaient les écuries où il avait commencé à travailler en 1939 et, encore au-delà, se nichait le pavillon où Dilly Knox s’était au départ attaqué aux mystères d’Enigma. Il parvint tout juste à distinguer, rangés en demi-cercle sur le pavé, les cylindres et pots d’échappement rutilants d’une demi-douzaine de motos. Une porte s’ouvrit et, à la lueur fugitive, il distingua une estafette rembourrée, casquée et gantée, pareille à un chevalier du Moyen Âge. Jericho se plaqua contre le mur de brique et attendit que le motocycliste ajuste sa selle, lance le moteur d’un coup de pédale et fasse partir son engin. Le feu arrière rouge diminua bientôt puis disparut par le portail de derrière. Jericho envisagea brièvement d’essayer d’utiliser la même voie de sortie, mais la raison lui dit que si l’entrée principale était sous surveillance, celle-ci le serait certainement aussi. Il dépassa le pavillon en trébuchant, dépassa les courts de tennis par l’arrière et dépassa enfin la hutte des Bombes, palpitant comme un garage à locomotives dans l’obscurité.
Une légère tache bleue avait commencé de s’étendre en bordure du ciel. La nuit — son amie et alliée, sa seule couverture — se préparait à l’abandonner. Il commençait à discerner le contour d’un site en construction devant lui. Des pyramides de terre et de sable. Des parallélépipèdes de briques et de bois de construction odorant.
Jericho n’avait jamais prêté grande attention à la clôture de Bletchley Park, qui, après inspection, se révéla être une gigantesque palissade en pieux métalliques de plus de deux mètres de haut, taillés en trois pointes à leur extrémité supérieure et légèrement cintrées vers l’extérieur pour prévenir toute incursion intempestive. Il passait la main sur le métal galvanisé quand il entendit un frottement dans les fourrés, tout près, sur sa gauche. Il recula de quelques pas et se tapit derrière une pile de poutrelles d’acier. Un instant après, une sentinelle passait devant lui, mais sans grande vigilance à en juger par sa silhouette voûtée et son pas traînant.
Jericho s’accroupit plus bas encore et écouta le bruit de pas diminuer. Le périmètre de clôture atteignait peut-être quinze cents mètres. Il fallait donc, disons, un quart d’heure à une sentinelle pour en faire le tour. Il y avait sans doute deux sentinelles. Peut-être trois.
Si elles étaient trois, il avait cinq minutes devant lui.
Il regarda autour de lui pour voir ce qu’il pourrait prendre.
Une cuve se révéla trop lourde à déplacer, mais il y avait des planches, et des sections de grosses canalisations en ciment qu’il était capable de traîner jusqu’à la clôture. Il se remit à transpirer. Il ne savait pas ce qu’on allait construire ici, mais cela allait sûrement être grand — grand et à l’épreuve des bombes. Les excavations paraissaient insondables dans la pénombre. « CINQ COUCHES DE CADAVRES. COUCHES SUPÉRIEURES MOMIFIÉES, COUCHES INFÉRIEURES LIQUÉFIÉES… »
Il plaça les canalisations à la verticale, à environ un mètre cinquante l’une de l’autre, et posa une planche dessus. Puis il hissa d’autres conduites sur les premières, souleva un nouveau morceau de bois et le posa en équilibre sur une épaule. Il le déposa alors soigneusement, formant ainsi une plate-forme à deux degrés — c’était le premier exercice pratique ou presque qu’il ait réalisé depuis son enfance. Il grimpa sur la structure branlante et saisit les flèches métalliques. Puis il chercha des pieds un appui sur les barres. La clôture était heureusement conçue pour empêcher les gens d’entrer mais pas de sortir. Mû par les substances chimiques et le désespoir, Jericho réussit à passer à califourchon par-dessus, puis, d’une torsion, à se laisser glisser de l’autre côté. Il lâcha prise à un mètre du sol et resta un instant tapi par terre, dans les hautes herbes, pour recouvrer son souffle et écouter.
Son dernier geste fut de passer le pied entre les barres et de faire tomber son édifice.
Il n’attendit pas de voir si le bruit avait attiré l’attention et partit à travers champs, au pas d’abord, puis au petit trot et finalement au pas de course tout en glissant et dérapant sur l’herbe humide de rosée. Il y avait un grand camp militaire sur la droite, dissimulé par une rangée d’arbres qui se matérialisait seulement maintenant. Il sentait l’aube peser sur ses épaules, plus lumineuse à chaque minute. Il ne regarda en arrière que lorsqu’il atteignit la route, et ce fut sa dernière vision de Bletchley Park : une mince ligne de bâtiments bas et sombres — guère plus que des points et des taches à l’horizon — et, au-dessus d’eux dans le ciel d’orient, un arc immense de lumière bleue et froide.
Il était déjà allé chez Puck une fois, un an plus tôt et par un dimanche après-midi, pour jouer aux échecs. Il se souvenait vaguement d’une vieille logeuse qui s’était entichée de Puck et leur servait le thé dans un salon encombré pendant que son mari invalide respirait avec peine, toussait et crachait au premier. Il se rappelait très clairement la partie qui s’était déroulée curieusement : Jericho très fort à l’ouverture, Puck en milieu de jeu et Jericho reprenant le dessus à la fin. Partie déclarée nulle.
Alma Terrace. C’était cela. Alma Terrace. Au numéro neuf.
Il avançait rapidement — à longues enjambées entrecoupées de course au pas allongé — en restant bien au bord du trottoir ; il dévala ainsi la colline puis pénétra dans la ville endormie. L’odeur doucereuse de la bière de la veille flottait encore devant le pub. La chapelle méthodiste, quelques maisons plus loin, était sombre et cadenassée, une pancarte cloquée laissée telle quelle depuis le début de la guerre : « Repens-toi : car le royaume des cieux est à portée de main. » Il passa sous le pont de chemin de fer. Albion Street partait de l’autre côté de la rue, et, un peu plus loin, il y avait le club des travailleurs de Bletchley (« La société coopérative présente une conférence de A. E. Braithwaite, membre du conseil : L’économie soviétique et les leçons qu’elle nous propose »). Au bout d’une vingtaine de mètres, Jericho tourna dans Alma Terrace.
C’était une rue semblable à tant d’autres : une double rangée de toutes petites maisons de brique rouge, parallèle à la voie ferrée. Le numéro neuf était un clone du reste : deux petites fenêtres en haut et une en bas, toutes trois obturées par des rideaux noirs, comme pour un deuil ; un jardinet grand comme un timbre-poste où trônait une poubelle et un portail en bois donnant sur la rue. Le portail était cassé, son bois gris et lisse comme du bois flotté fracassé de telle sorte que Jericho dut le soulever pour l’ouvrir. Puis il essaya la porte d’entrée — fermée à clé — et cogna dessus à coups de poing.
Une toux violente — aussi sonore et immédiate que l’aboiement d’un chien de garde. Il recula d’un pas et, au bout d’une ou deux secondes, vit un rideau s’entrouvrir au premier. Il cria : « Puck ! Il faut que je te parle ! »
Un clop-clop régulier de sabots. Jericho leva les yeux sur la route et vit une charrette de charbonnier déboucher dans la rue. Elle passa lentement devant la maison, et le cocher examina longuement et soigneusement l’intrus avant de faire claquer ses rênes, le grand cheval réagissant aussitôt en accélérant le pas. Jericho entendit alors qu’on tirait un verrou derrière lui et il se retourna. La porte s’entrouvrit. Une vieille dame regarda dehors.
« Excusez-moi, commença Jericho, mais il s’agit d’une urgence. Je dois parler à M. Pukowski. » Elle hésita, puis le fit entrer. Elle ne faisait guère plus d’un mètre cinquante et semblait une apparition avec son peignoir matelassé bleu pâle serré contre sa chemise de nuit. Elle parlait en gardant la main devant la bouche et il s’aperçut qu’elle se sentait gênée parce qu’elle n’avait pas son dentier. « Il est dans sa chambre.
— Vous pourriez me montrer où c’est ? »
Elle se dirigea d’un pas traînant dans le couloir et il la suivit. La toux s’était encore intensifiée à l’étage et semblait faire trembler le plafond, osciller l’abat-jour poussiéreux. « Monsieur Puck ? » Elle frappa à la porte.
« Monsieur Puck ? » Elle se tourna vers Jericho.
« Il doit dormir profondément. Il est rentré tard. « Laissez-moi entrer. Je peux ? »
La petite chambre était vide. Jericho la traversa en trois enjambées afin d’écarter les rideaux. Une lumière grise éclaira alors le royaume de l’exilé : un lit étroit, une table de toilette, une armoire, une chaise en bois, un petit miroir encadré de gros verre taillé rose orné d’oiseaux gravés était accroché par une chaîne au-dessus de la cheminée. On s’était visiblement allongé sur le lit plutôt que couché dedans, et une soucoupe placée à la tête du lit débordait de mégots.
Il se tourna vers la fenêtre. L’inévitable carré de potager et l’arceau de l’abri antiaérien. Un mur.
« Qu’y a-t-il de l’autre côté ?
— Mais, la porte était fermée à clé…
— De l’autre côté du mur ? Qu’est-ce qu’il y a ? » Elle avait l’air complètement ahuri avec sa main devant sa bouche. « La gare. »
Il essaya la fenêtre. Elle était coincée.
« Y a-t-il une porte de service ? »
Elle lui fit traverser la cuisine, qui n’avait pas dû beaucoup changer depuis l’époque victorienne. Une essoreuse à rouleaux. Une pompe à main pour faire venir l’eau à l’évier…
La porte de service n’était pas verrouillée.
« Il va bien, n’est-ce pas ? » Elle avait cessé de se préoccuper de son dentier et sa bouche tremblait, la chair plissée tout autour, comme aspirée, brunie.
« J’en suis certain. Retournez auprès de votre mari. »
Il suivait maintenant la piste de Puck dont les empreintes — de grandes empreintes — traversaient le potager. Une caisse à thé était appuyée contre le mur. Elle ploya et se brisa lorsque Jericho monta dessus, mais il put tout de même se hisser sur le mur de brique noirci par la suie. Il faillit un instant atterrir tête la première sur le chemin bétonné, mais il parvint au dernier moment à se ressaisir et à ramener ses jambes à la verticale.
Le sifflement d’un train dans le lointain.
Il y avait bien quinze ans qu’il n’avait pas couru comme cela, pas depuis qu’écolier, il avait disputé son huit mille mètres steeple sous les hurlements de l’assistance. Mais il retrouvait, plus terribles que jamais, les vieux instruments de torture familiers : le couteau qui lui taraudait le flanc, l’acidité dans les poumons et le goût de rouille dans la bouche.
Il fonça dans la gare de Bletchley par l’entrée de service et prit au pas de course le coin qui menait au quai, soulevant sur son passage un nuage de pigeons couleur de plomb qui s’éleva d’un vol lourd pour retomber aussitôt. Ses pieds faisaient résonner la passerelle métallique. Il gravit les marches deux par deux et franchit le portique en courant. Un jet de fumée blanche fusa sur sa gauche, sur sa droite, puis filtra entre les planches tandis que la locomotive passait lentement au-dessous.
Il était tôt et les voyageurs n’étaient pas nombreux à attendre sur le quai. Jericho en était à la moitié de l’escalier qui conduisait au quai quand il repéra Puck, une cinquantaine de mètres plus loin, tout près des rails, une petite valise à la main et la tête tournée pour suivre la lente parade des compartiments. Jericho s’arrêta et s’accrocha à la rampe, plié en deux, à court d’air. Il se rendait compte que l’effet de la Benzédrine s’atténuait. Lorsque le train s’immobilisa dans un dernier sursaut, Puck jeta un coup d’œil alentour, se dirigea avec naturel vers l’avant, ouvrit une portière et disparut.
En s’appuyant sur la rampe, Jericho réussit à descendre les dernières marches et alla s’écrouler dans un compartiment vide.
Il dut perdre connaissance pendant quelques minutes parce qu’il n’entendit pas la portière claquer derrière lui ni le coup de sifflet retentir. La première chose dont il eut ensuite conscience fut un mouvement berçant. La banquette était chaude et poussiéreuse sous sa joue qui ressentait à travers elle le rythme apaisant des roues — ta-ta-ti-ti, ti-ti-ta-ta, ta-ta-ti-ti… Il ouvrit les yeux. Des taches de nuages bleuâtres cernés de rose traversaient lentement un carré de ciel blanc. C’était très beau, comme dans une chambre d’enfant, et il aurait pu se rendormir sur-le-champ s’il n’avait eu la vague réminiscence qu’il y avait quelque part quelque chose d’obscur et de menaçant dont il était censé avoir peur. Et puis il se rappela. Il se redressa et tenta de soulager sa tête douloureuse — il la secoua, lui fit faire des huit puis baissa la vitre et la sortit dans le courant d’air froid. Aucune trace de ville. Rien que de la campagne plate et entrecoupée de haies, parsemée de granges et de mares qui scintillaient dans le soleil du matin. La voie ferrée tournait légèrement, et il aperçut, devant, la locomotive qui crachait son long panache de fumée au-dessus du mur noir des voitures. Ils se dirigeaient vers le nord sur la ligne principale de la côte ouest, ce qui signifiait — il essaya de se rappeler — qu’ils passaient par Northampton, puis Coventry, Birmingham, Manchester (probablement), Liverpool…
Liverpool ?
Liverpool. Et le ferry qui faisait la traversée de la mer d’Irlande.
Seigneur.
Il était frappé par le caractère irréel de la situation, et en même temps par sa simplicité, son évidence. Il y avait une sonnette d’alarme au-dessus de la rangée de sièges opposée. (« Amende pour tout usage abusif : 20 livres ») et sa première réaction fut de vouloir la tirer. Mais alors ? Réfléchis. Il serait là, pas rasé, sans billet, avec des yeux de drogué, en train d’essayer de convaincre un contrôleur sceptique qu’il y avait un traître à bord pendant que Puck… que ferait-il, Puck ? Il descendrait du train et s’évanouirait dans la nature, bien sûr. Jericho ressentit toute l’absurdité de sa situation. Il n’avait même pas assez d’argent sur lui pour acheter un billet. Il n’avait qu’une poche pleine de cryptogrammes.
Débarrasse-t’en.
Il les tira de sa poche et les déchira en mille morceaux, puis il pencha à nouveau la tête par la fenêtre et les lança dans la nature. Les fragments furent emportés puis soulevés et disparurent au-dessus de la voiture. Tendant le cou de l’autre côté, il essaya de deviner dans quelle voiture se trouvait Puck. Troisième ? Quatrième à partir de celle-ci ? Il rentra la tête à l’intérieur et ferma la vitre puis traversa le compartiment qui tanguait et ouvrit la porte du couloir.
Il jeta un coup d’œil prudent à droite et à gauche.
C’était du matériel roulant standard d’avant-guerre, sombre et malpropre. Le couloir, éclairé en fonction du couvre-feu par des ampoules bleues sans éclat, évoquait la couleur d’un flacon de poison. Quatre compartiments donnaient sur un côté. Une porte de communication, à l’avant et à l’arrière, ouvrait sur les voitures adjacentes.
Jericho se dirigea vers l’avant du train. Il jeta un coup d’œil dans chaque compartiment en passant devant. Il y avait là deux marins qui jouaient aux cartes, un jeune couple endormi dans les bras l’un de l’autre, une famille aussi — le père, la mère et le fils et la fille — qui se partageait des sandwiches et un thermos de thé. La mère donnait le sein à un bébé et se détourna, gênée, lorsqu’elle le vit regarder.
Il ouvrit la porte qui conduisait à la voiture suivante et pénétra d’abord dans un no man’s land.
Le plancher bougeait et se soulevait sous ses pieds comme une attraction de fête foraine. Il trébucha et se cogna le genou. Un interstice de près d’une dizaine de centimètres lui montrait les fixations qui s’agitaient et, en dessous, le sol qui défilait à toute vitesse. Il s’introduisit dans la voiture suivante juste à temps pour apercevoir la grande figure sévère d’un contrôleur qui sortait d’un compartiment. Jericho se glissa prestement dans les toilettes, et s’enferma à l’intérieur. Il crut un instant qu’un clochard ou un vagabond quelconque se trouvait déjà là, puis il s’aperçut que c’était son propre reflet qu’il contemplait dans la glace — le teint cireux, les yeux fiévreux et enfoncés, les cheveux hérissés par le vent et une barbe bleuâtre de deux jours. Les toilettes étaient bouchées et dégageaient une puanteur abominable. Une traînée de papier hygiénique trempé et souillé débordait de la cuvette pour se plaquer contre ses pieds tel un bandage défait.
« Votre billet, s’il vous plaît, lança le contrôleur d’une voix sonore. Glissez votre billet sous la porte, je vous prie.
— Il est dans mon compartiment.
— Oh, vraiment ? » La poignée s’agita. « Venez me le montrer alors.
— Je ne me sens pas très bien. » (Ce qui était vrai.) « Je l’ai laissé sorti à votre intention. » Il appuya son front brûlant contre le miroir froid. « Donnez-moi cinq minutes. »
Le contrôleur poussa un grognement. « Je reviens. » Jericho entendit le vacarme des roues pendant que l’on ouvrait la porte de communication, puis le fracas de cette même porte se refermant. Il attendit quelques secondes avant d’ouvrir le loquet.
Il n’y avait pas trace de Puck dans cette voiture, ni dans la suivante et, le temps qu’il franchisse les plaques mouvantes qui conduisaient à la troisième, il sentit le train qui commençait à ralentir. Il avança dans le couloir.
Deux compartiments remplis de soldats, six dans chaque, la mine morose, l’arme posée à leurs pieds.
Puis un compartiment vide.
Et enfin Puck.
Il était assis dans le sens contraire de la marche, penché en avant — ce bon vieux Puck, séduisant, concentré, les coudes appuyés sur les genoux, plongé dans une conversation avec quelqu’un qui n’entrait pas dans le champ de vision de Jericho. C’est Claire, pensa Jericho. Ce ne pouvait être que Claire. Il fallait que ce soit Claire. Puck l’emmenait avec lui. Jericho se plaça dos au compartiment et avança de côté, tel un crabe, feignant de regarder par la fenêtre poussiéreuse. Ses yeux enregistrèrent les abords d’une ville — terrains vagues, wagons de marchandises, entrepôts — puis un quai anonyme avec une pendule dont les aiguilles s’étaient figées sur midi moins dix et des affiches passées montrant de belles filles plantureuses qui vantaient les mérites de vacances depuis longtemps terminées à Bournemouth et Clacton-on-Sea.
Le train se traîna encore sur quelques mètres puis s’immobilisa abruptement devant le buffet de la gare.
« Northampton ! cria une voix masculine. Gare de Northampton ! »
Et si c’était Claire, qu’allait-il faire ?
Mais ce n’était pas elle. Il regarda et découvrit un homme, un homme jeune — soigné, brun, bronzé, le profil aquilin : profondément étranger —, mais il ne le vit que brièvement car l’étranger s’était déjà levé et lâchait la main de Puck après une double poignée de main. Le jeune homme sourit (il avait les dents très blanches) et hocha la tête — un marché venait d’être conclu — avant de quitter le compartiment pour s’éloigner rapidement sur le quai, l’épaule ferme, fendant la foule. Puck le regarda un moment puis ferma la portière et reprit sa place sur son siège, hors de vue.
Quels que fussent ses projets de fuite, ils ne semblaient pas inclure Claire Romilly.
Jericho détourna le regard.
Soudain, il eut la vision de ce qui avait dû se passer. Puck se rendant à bicyclette à la chaumière samedi soir pour récupérer les cryptogrammes… et trouvant Jericho à la place. Puck revenant plus tard dans la nuit mais s’apercevant que les cryptogrammes avaient disparu. Et Puck supposant, naturellement, que Jericho devait les avoir et ne manquerait pas d’agir comme le ferait n’importe quel serviteur loyal de l’État en pareille situation : courir livrer Claire aux autorités.
Il se retourna vers le compartiment. Puck semblait avoir allumé une cigarette. Des couches de fumée se superposaient en un épais nuage d’un bleu d’acier.
Mais tu ne pouvais laisser faire cela, n’est-ce pas, parce qu’elle était le seul lien entre toi et les documents subtilisés ? Et tu avais besoin de temps pour préparer ta fuite avec ton ami étranger.
Alors, qu’as-tu fait d’elle ?
Un coup de sifflet. Un puissant jet de vapeur. La plate-forme vibra et commença à s’éloigner. Jericho le remarqua à peine tant il était plongé dans la somme inéluctable de ses calculs.
Ce qui se produisit ensuite se produisit très rapidement, et s’il n’y eut jamais d’explication simple et cohérente des événements, cela s’explique par toute une combinaison de facteurs : l’amnésie induite par la violence, la mort de deux des participants et la machine à brouiller bureaucratique de la loi sur le secret.
Mais les choses se passèrent à peu près ainsi.
À trois kilomètres environ de la gare de Southampton, près du village de Kingsthorpe, un point d’embranchement reliait la ligne principale de la côte ouest à la ligne secondaire de Rugby. Cinq minutes après une annonce, le train fut détourné du circuit régulier et aiguillé sur une voie secondaire où, peu après, un feu rouge avertit le conducteur d’une obstruction de la voie en amont.
Le train ralentissait donc déjà sans qu’il s’en fût aperçu quand Jericho fit coulisser la porte du compartiment de Puck. Elle glissa sans problème, d’une simple pression du doigt. Les couches de fumée se ridèrent et se désagrégèrent.
Puck venait juste d’écraser sa cigarette (on retrouva par la suite cinq mégots dans le cendrier) et baissait la vitre — sans doute parce qu’il avait remarqué le ralentissement ou peut-être la dérivation, et qu’il se méfiait et voulait voir ce qui se passait. En entendant la porte s’ouvrir et se fermer derrière lui, il se retourna, et son visage, à cet instant, devint celui d’un squelette. La chair se tendit, se plaqua contre les os, tel un masque. Puck était mort et il le savait. Seuls ses yeux exprimaient encore un peu de vie et brillaient sous le front trop grand. Ils coururent de Jericho au couloir puis à la fenêtre, puis se reposèrent sur Jericho. On voyait bien que des rouages frénétiques s’activaient derrière, en un effort insensé et désespéré de calculer les impondérables, les angles et les trajectoires.
Jericho demanda : « Qu’as-tu fait d’elle, Puck ? »
Puck avait le Smith et Wesson volé dans la main, cran de sûreté défait. Il brandit le pistolet. Ses yeux refirent le même parcours : Jericho, le couloir, la fenêtre, Jericho encore et, enfin, la fenêtre. Il pencha la tête en arrière en gardant l’arme tendue à bout de bras et essaya de voir l’avant de la voie.
« Pourquoi nous arrêtons-nous ?
— Qu’as-tu fait d’elle ? »
Puck lui fit signe de reculer avec le canon de son arme, mais Jericho se moquait de ce qu’il allait advenir. Il approcha d’un pas.
Puck commença à dire quelque chose comme « je t’en prie, ne m’oblige pas à » quand, la farce ! la porte s’ouvrit et le contrôleur entra pour demander à Jericho son billet.
Pendant un long moment ils demeurèrent ainsi, en un curieux trio — le contrôleur avec sa grande figure débonnaire plissée par la surprise ; le traître avec son arme tremblante ; et l’analyste en cryptographie entre eux — et il se produisit alors plusieurs choses plus ou moins en même temps. Le contrôleur dit : « Donnez-moi ça » puis fit un mouvement en direction de Puck. Le coup partit. La détonation fit à Jericho l’effet d’un vrai coup. « Ouuf ! fit le contrôleur d’une voix stupéfaite en baissant les yeux sur son ventre comme s’il avait une crise d’indigestion. Les roues du train se bloquèrent en hurlant, et ils se retrouvèrent soudain tous trois par terre.
Jericho fut peut-être le premier à se dégager. En tout cas, il se rappela ensuite avoir aidé Puck à se relever, à l’avoir tiré de sous le contrôleur qui produisait un bruit affreux et funèbre en se vidant de son sang — par la bouche, par le nez, par le devant de sa tunique et même par le bas de son pantalon.
Jericho s’agenouilla au-dessus de lui et déclara, plutôt stupidement car il n’avait jamais vu de blessé auparavant : « Il a besoin d’un médecin. » Il y eut du mouvement dans le couloir. Il se retourna et vit que Puck avait ouvert la porte sur l’extérieur et tenait le Browning braqué sur lui. Il se serrait le poignet de la main tenant l’arme et cillait comme s’il se l’était foulé. Jericho ferma les yeux en attendant la balle, et Puck lui dit (de cela Jericho en est sûr car il prononça les mots avec un soin délibéré, dans son anglais précis) : « Je l’ai tuée, Thomas. Je suis terriblement désolé. »
Puis il disparut.
Il était à présent sept heures et quart passés — 7 h 17 d’après le rapport officiel — et la journée s’annonçait belle. Jericho se tenait sur le marchepied de la voiture et entendait des merles chanter dans le taillis tout proche et une alouette au-dessus du champ. Tout le long du train, des portières s’ouvraient sous le soleil et des gens sautaient sur le bas-côté. La locomotive soufflait un léger jet de vapeur et, au-delà, un groupe de soldats dévalait le petit terre-plein, mené — à la surprise de Jericho — par Wigram. D’autres soldats se déployaient à partir du train lui-même, sur la droite de Jericho. Puck n’était qu’à une vingtaine de mètres devant lui. Jericho sauta sur les graviers gris de la voie et se mit à le suivre.
Quelqu’un cria, très fort, juste derrière lui : « Barre-toi de là, espèce de connard ! » — sage conseil, que Jericho se garda de suivre.
Il se sentait épuisé. Il avait les jambes lourdes. Mais Puck n’avançait guère non plus. Il traversait une prairie en clopinant, traînant une cheville gauche qui se révélerait à l’autopsie fracturée — qu’il se soit fait cela lors de sa chute dans le compartiment ou en sautant du train, on ne le saurait jamais, mais chaque pas devait lui causer une douleur intolérable. Un petit troupeau de vaches de Jersey l’observait en ruminant, pareil à un groupe de spectateurs à une course d’athlétisme.
L’herbe sentait bon, les haies étaient en bouton et Jericho avait presque rattrapé Puck lorsque celui-ci se retourna et fit feu. Il n’avait pas pu viser Jericho — le coup passa loin de tout et ce n’était rien de plus qu’un geste d’adieu. Il avait le regard mort à présent. Aveugle, vide. Une pétarade jaillit du train en réponse. Des abeilles bourdonnèrent autour d’eux dans le matin printanier.
Cinq balles heurtèrent Puck et deux touchèrent Jericho. Là encore, l’ordre donné reste obscur. Jericho eut l’impression d’être renversé par une voiture venant derrière lui — le choc ne fut pas vraiment douloureux mais terriblement violent. Il fut comme remonté et poussé en avant. Sans même le vouloir, il continua d’avancer, les jambes en roue libre ; il vit alors de petits panaches jaillir du dos de Puck, un, deux, trois, puis la tête de son ami exploser dans un halo rouge au moment même où un second impact, irrésistible cette fois, fit tournoyer Jericho en un arc gracieux partant de l’épaule droite. Le ciel s’emplit de fines gouttelettes et sa dernière pensée fut que c’était dommage, que c’était trop dommage, vraiment trop dommage que la pluie puisse gâcher ainsi une si belle matinée.