7 TEXTE EN CLAIR

TEXTE EN CLAIR : texte original intelligible tel qu’il se présentait avant tout chiffrement, révélé après un décodage ou un décryptement réussi.

Lexique de cryptographie

(Top Secret, Bletchley Park, 1943)

1

Les pommiers pleuraient leurs fleurs au vent. Les pétales blancs balayaient le cimetière et s’entassaient comme de la neige contre les tombes d’ardoise et de marbre.

Hester Wallace appuya sa bicyclette contre le muret de brique et observa la scène. Aucun doute, pensa-t-elle, c’était bien la vie ; la nature poursuivait son œuvre, quoi qu’il arrive. De l’intérieur de l’église lui parvinrent les accords puissants de l’orgue. « Seigneur ! Tu as été pour nous un refuge… » fredonna-t-elle à mi-voix tout en tirant sur ses gants. Puis elle rangea quelques cheveux épars sous son chapeau, redressa les épaules et remonta l’allée dallée en direction du porche.

Il est vrai que, sans elle, il n’y aurait jamais eu de service religieux. C’est elle qui avait persuadé l’abbé d’ouvrir les portes de St Mary de Bletchley même s’il lui avait fallu admettre que la « défunte », comme l’appela l’abbé de son air compassé, n’était pas croyante. C’est elle qui avait engagé l’organiste et lui avait indiqué quoi jouer (prélude et fugue en mi bémol majeur de Bach pour l’arrivée des fidèles, le Sanctus du Requiem de Fauré pour la sortie). C’est encore elle qui avait choisi les prières et les textes, qui avait fait imprimer les faire-part, qui avait décoré la nef de fleurs printanières, qui avait rédigé les annonces et les avait affichées un peu partout dans le parc (« une courte cérémonie aura lieu en sa mémoire le vendredi 16 avril à 10 heures… ») et elle qui venait de passer une nuit blanche à redouter que personne ne prenne la peine de venir.

Mais ils étaient là.

Le lieutenant Kramer dans son uniforme de la marine américaine, le vieux docteur Weitzman sorti de son poste de garde de la Hutte 3, Mlle Monk et les filles de la bibliothèque allemande, les chefs de l’index de l’armée de l’air et ceux de l’index de l’armée de terre, divers jeunes gens plus ou moins embarrassés avec leur cravate noire et beaucoup d’autres dont Hester n’avait jamais entendu parler mais dont l’existence avait été visiblement affectée par les six mois que Claire Alexandra Romilly, née le 21/12/22 et morte (d’après l’estimation la plus précise de la police) le 14/3/43 — paix à son âme —, avait passés à Bletchley.

Hester prit place au premier rang, sa bible ouverte au passage qu’elle avait l’intention de lire (I, Corinthiens, XV,51 : « Voici, je vous dis un mystère… »). Elle se retournait à chaque fois que quelqu’un entrait pour voir si ce n’était pas lui et, à chaque fois, se redressait, déçue.

« Il faut vraiment que nous commencions, déclara le prêtre en regardant sa montre avec ostentation. J’ai un baptême à dix heures et demie.

— Rien qu’une minute encore, mon père, si vous voulez bien. La patience est une vertu chrétienne. »

Un parfum de fleurs pascales emplissait la nef — lis d’un blanc virginal aux tiges vertes et charnues, tulipes blanches et anémones bleues…

Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas vu Tom Jericho. Il pouvait tout aussi bien être mort pour ce qu’elle en savait. Elle n’avait que la parole de Wigram pour lui assurer qu’il était vivant, et encore Wigram avait-il refusé de lui dire dans quel hôpital il avait été admis, sans même parler de l’autoriser à aller le voir. Il avait cependant accepté de lui transmettre le faire-part et, le lendemain, avait rapporté que la réponse était oui, Jericho serait heureux de venir. « Mais le malheureux n’est pas encore très en forme, alors je vous conseille de ne pas trop y compter. » Wigram avait ajouté que Jericho allait bientôt partir, partir pour un long repos bien mérité. Hester n’avait pas beaucoup apprécié la manière dont il avait dit cela, comme si Jericho était d’une certaine façon devenu la propriété de l’État.

À dix heures cinq, l’organiste était arrivé au bout de son morceau et il y eut un trou embarrassé, peuplé de frottements et de toux sèches. L’une des filles de la bibliothèque allemande se mit à glousser jusqu’à ce que Mlle Monk la rappelle vigoureusement à l’ordre.

Cantique numéro 477, annonça l’abbé en foudroyant Hester du regard. « Le jour que Tu nous as donné, Seigneur, est terminé… »

L’assemblée se leva. L’organiste frappa un ré tremblotant. Tous se mirent à chanter. Quelque part dans le fond s’éleva la belle voix de ténor du docteur Weitzman. Ils en étaient déjà au cinquième verset (« Ainsi soit-il, Seigneur ; Ton trône ne périra jamais comme les empires orgueilleux de la terre ») quand Hester entendit la porte s’ouvrir derrière eux. Elle se retourna, comme près de la moitié des autres, et là, sous l’arche de pierre grise — maigre, frêle et soutenu par le bras de Wigram mais en vie, Dieu merci, indiscutablement en vie, apparut Jericho.


Debout au fond de l’église dans son pardessus fraîchement raccommodé à l’endroit où les balles l’avaient troué, Jericho souhaitait plusieurs choses en même temps. Il espérait d’abord que Wigram enlève ses sales pattes parce que son simple contact lui donnait la chair de poule. Il souhaita qu’on chante un autre hymne parce que celui-ci lui rappelait immanquablement le dernier jour de l’année scolaire. Et puis il aurait voulu ne pas être obligé de venir. Mais il le fallait. Il n’aurait pas pu se dérober.

Il s’écarta poliment du bras de Wigram et s’avança, sans aide, jusqu’au banc le plus proche. Il salua d’un signe de tête Weitzman et Kramer. L’hymne touchait à sa fin. Le trajet avait réveillé la douleur de l’épaule. « Ton Royaume s’élèvera et croîtra à tout jamais, chantait l’assemblée, Jusqu’au jour où toutes Tes créatures posséderont Ton empire. » Jericho ferma les yeux et respira l’arôme si riche des lis.


La première balle, celle qui l’avait heurté comme une voiture, l’avait atteint au quart inférieur gauche du dos, avait traversé quatre couches de muscles, entaillé une côte puis était sortie par le flanc. La seconde, celle qui l’avait fait tournoyer sur lui-même, s’était enfoncée profondément dans l’épaule droite et avait broyé une partie du deltoïde. C’était celle-ci qu’il avait fallu extraire chirurgicalement. Il avait perdu beaucoup de sang, puis il avait eu une infection.

Il était resté enfermé sous bonne garde, dans une sorte d’hôpital militaire situé juste à la sortie de Northampton — isolé sans doute pour le cas où il aurait livré des secrets d’Enigma dans son délire ; sous bonne garde au cas où il aurait tenté de s’enfuir : supposition ridicule dans la mesure où il ne savait même pas où il en était.

Il rêvait — et ce rêve lui parut durer des jours, mais peut-être que cela aussi faisait partie du rêve, il ne put jamais le déterminer — qu’il se trouvait au fond de la mer, sur du sable blanc et fin, bercé par un courant chaud. Il lui arrivait de refaire surface et il voyait alors de la lumière dans une chambre à haut plafond, et aussi des arbres par une grande fenêtre à barreaux. D’autres fois, quand il remontait, tout était noir sauf une lune jaune et ronde, et il y avait quelqu’un penché au-dessus de lui.

Le premier matin de son réveil, il demanda à voir un médecin. Il voulait savoir ce qui s’était passé.

Le médecin arriva et lui expliqua qu’il avait été pris par accident dans une fusillade. Il s’était apparemment approché trop près de la ligne de mire d’un commando de l’armée (« quelle espèce d’imbécile ») et il avait eu de la chance de ne pas avoir été tué.

Non, non, protesta Jericho. Ce n’était pas cela du tout. Il essaya de se redresser, mais la douleur qui lui vrilla le dos lui fit pousser un cri.

On lui fit une piqûre et il replongea au fond de la mer.

Peu à peu, à mesure qu’il commençait à guérir, l’équilibre de sa souffrance se mit à se modifier. Il s’agissait au début d’une douleur aux neuf dixièmes physique et un dixième mentale ; puis la proportion passa à huit dixièmes et deux dixièmes ; à sept dixièmes contre trois dixièmes et ainsi de suite jusqu’à ce que la proportion du début soit exactement inversée et qu’il attendît presque avec impatience la torture quotidienne du changement des pansements comme dérivatif au souvenir de ce qui s’était passé.

Il conservait une partie du tableau, pas la totalité. Mais dès qu’il essayait de poser une question, de demander à voir un responsable — en bref, dès qu’il faisait preuve d’un comportement qui pouvait passer pour « difficile » — la petite aiguille surgissait aussitôt, porteuse de sa charge d’oubli.

Il apprit à donner le change.

Il passa son temps à lire des romans policiers, surtout Agatha Christie, qu’on lui apportait de la bibliothèque de l’hôpital — petits ouvrages à reliure rouge, déformés par l’usage et présentant de mystérieuses taches qu’il préférait ne pas étudier de trop près. Meurtre au champagne, La Mystérieuse Affaire de Styles, Les Sept Cadrans, Un, deux, trois… Il en avalait deux, parfois trois par jour. Il y avait aussi quelques Sherlock Holmes et, un après-midi, grâce aux Danseurs, il se perdit avec délice deux heures durant dans les dédales du chiffre d’Abe Slaney (il aboutit à la conclusion qu’il s’agissait d’un système de grille de Playfair simplifiée qui mettait en jeu des symétries et des images inversées) mais sans pouvoir vérifier la solution car on refusa de lui donner ne fût-ce que du papier et un crayon.

À la fin de la première semaine, il avait repris assez de forces pour faire quelques pas dans le couloir et se rendre aux toilettes sans aide.

Pendant tout le temps que dura son séjour, il ne reçut que deux visiteurs : Logie et Wigram.

Logie dut venir le voir vers le début du mois d’avril. C’était en début de soirée, mais il faisait encore jour et des ombres divisaient la petite chambre — celle du lit de métal tubulaire peint en blanc et tout éraflé, celle de la table roulante avec son pichet et sa cuvette émaillée, celle de la chaise. Jericho était vêtu d’un pyjama à rayures bleues, très délavé ; ses poignets semblaient très fragiles sur le couvre-lit. Après le départ de l’infirmière, Logie se percha inconfortablement au bord du lit et lui annonça que tout le monde lui envoyait ses vœux.

« Même Baxter ?

— Même Baxter.

— Même Skynner ?

— Enfin non, peut-être pas Skynner. Mais il faut avouer que je ne l’ai pas beaucoup vu ces derniers temps. Il a d’autres chats à fouetter. »

Logie lui donna des nouvelles d’un peu tout le monde puis se mit à lui parler de la bataille des convois qui, comme l’avait prédit Cave, avait duré pratiquement toute la semaine. Vingt-deux navires marchands coulés lorsque les convois atteignirent enfin la zone de couverture aérienne qui permit de chasser les U-Boote. 150 000 tonneaux de navires alliés anéantis et 160 000 tonnes de marchandises perdues — y compris la ration de deux semaines de lait en poudre sur laquelle Skynner s’était permis sa déplorable plaisanterie, tu t’en souviens ? Il paraît que, quand le bateau a coulé, la mer est devenue toute blanche. La radio allemande avait appelé ça die grösste Geleitzugschlacht aller Zeiten, et, pour une fois, ces salauds n’avaient pas menti. La plus grande bataille de convois de tous les temps.

« Combien de morts ?

— Près de quatre cents. Surtout des Américains. »

Jericho grogna. « Des U-Boote coulés ?

— Un seul. D’après ce que nous savons.

— Et Shark ?

— On tient le bon bout, vieille branche. » Il donna une petite tape sur les genoux de Jericho à travers le couvre-lit. « Tu vois, ça valait le coup au bout du compte, et grâce à toi. »

Il avait fallu quarante heures aux Bombes pour établir toutes les positions de Shark, du mardi minuit au jeudi en fin d’après-midi. Mais, dès le week-end, la salle des Cribles avait reconstitué une bonne partie du code météo — suffisamment en tout cas pour leur donner un appui — et ils arrivaient pour l’instant à lire Shark six jours sur sept, même si la solution arrivait parfois un peu tard. Mais cela irait. Cela permettrait de tenir jusqu’à ce qu’ils obtiennent la première Bombe Cobra, prévue pour juin.

Un avion passa très bas au-dessus de leur tête — un Spitfire, a en juger par le fracas des moteurs.

Au bout d’un moment, Logie annonça tranquillement : « Skynner a dû remettre les plans des Bombes à quatre rotors aux Américains.

— Ah !

— Enfin, bien sûr, tout cela est présenté comme de la coopération, commenta Logie en croisant les bras. Mais personne n’est dupe. En tout cas, pas moi. À partir de maintenant, nous sommes censés envoyer par téléscripteur un exemplaire de tout message de U-Boot atlantique à Washington à la minute même où nous le recevons. Et alors ce sont deux équipes qui travaillent dans la concertation la plus amicale. Et bla-bla-bla. C’est ce qui s’appelle se faire rouler dans la farine. Au bout du compte, ça se termine toujours par des rapports de forces. Ça ne rate jamais. Et quand ils auront dix fois plus de Bombes que nous — ce qui ne prendra pas longtemps, moi je dirais dans les six mois — on se battra pour quoi ? On n’aura plus qu’à faire les interceptions et ils se chargeront de tout le décryptage.

— On peut difficilement se plaindre.

— Non, non. Je le sais bien. C’est juste que… Eh bien, on aura connu la bonne époque, toi et moi. » Il soupira et étendit les jambes, contemplant ses pieds immenses. « Pourtant, je crois quand même qu’il y a un côté positif.

— C’est quoi ? » Jericho le regarda, puis comprit ce qu’il voulait dire. Alors ils prononcèrent tous les deux « Skynner ! » simultanément et se mirent à rire.

« Ça lui en a foutu un sacré coup, fit Logie avec satisfaction. Au fait, je suis désolé pour ta copine.

— Tu sais… » Jericho fit un petit geste de la main et tressaillit de douleur.

Un silence pesant s’ensuivit, brisé heureusement par l’arrivée de l’infirmière venue dire à Logie que la visite était terminée. Il se leva avec soulagement et serra la main de Jericho. « Alors maintenant, mon vieux, tu vas me faire le plaisir de te remettre, tu entends ce que je te dis. Je reviens te voir bientôt.

— Quand tu veux, Guy. Merci. »

Mais ce fut la dernière fois qu’il le vit.


Mlle Monk s’approcha de la chaire pour lire le premier texte : « Ne dis point que la lutte à rien ne sert » d’Arthur Hugh Clough, poème qu’elle déclama avec grande conviction en foudroyant de temps à autre l’assemblée du regard, comme pour la défier de la contredire. Jericho trouva que c’était un bon choix. D’un optimisme provocant. Il aurait plu à Claire :


« Lorsque le jour se lève, la lumière n’entre pas

Seulement par les fenêtres donnant sur l’orient,

À l’assaut du ciel le soleil monte lentement, si lentement,

Mais à l’occident, regarde, tout est brillant. »

« Prions », dit le prêtre.


Jericho s’agenouilla précautionneusement. Il se couvrit les yeux et remua les lèvres, comme les autres, mais il ne croyait en rien de tout cela. Il avait foi dans les mathématiques, oui ; foi dans la logique, bien sûr ; foi dans la trajectoire des étoiles, soit, peut-être. Mais foi en un Dieu, qu’il fût chrétien ou autre ?

À côté de lui, Wigram prononça un « Amen » sonore.


Les visites de Wigram s’étaient faites nombreuses et pleines de sollicitude. Il serrait la main de Jericho toujours de la même manière curieuse et fuyante. Il lui réinstallait ses oreillers, lui servait de l’eau, remettait de l’ordre dans ses draps. « On vous traite bien ? Vous n’avez besoin de rien ? » Alors Jericho assurait que oui, merci, on s’occupait bien de lui et Wigram souriait immanquablement en disant que c’était extra, que tout était vraiment extra — qu’il avait une mine extra, qu’il avait été d’une aide extra, et même, une fois, que la vue était vraiment extra de la fenêtre de sa chambre, comme si, d’une certaine façon, c’était Jericho qui l’avait créée. Oh oui, Wigram se montrait charmant. Wigram distribuait son charme comme d’autres distribuent la soupe aux pauvres.

Au début, c’était Jericho qui faisait presque toute la conversation en répondant aux questions de Wigram. Pourquoi n’avait-il pas remis les cryptogrammes trouvés dans la chambre de Claire aux autorités ? Pourquoi s’était-il rendu à Beaumanor ? Qu’y avait-il pris ? Comment ? Comment avait-il pu lire les signaux ? Que lui avait dit Puck avant de sauter du train ?

Puis Wigram s’en allait et revenait le lendemain, ou le surlendemain pour lui poser d’autres questions. Jericho essayait bien lui aussi de lui soutirer quelques renseignements, mais Wigram balayait toujours ses questions d’un geste. Plus tard, disait-il. Plus tard. Tout viendrait en son temps.

Alors, un après-midi, il était arrivé plus rayonnant encore qu’à l’habitude pour annoncer qu’il en avait terminé avec son enquête. Un réseau de fines ridules apparut au coin de ses yeux bleus lorsqu’il sourit à Jericho. Il avait des cils épais d’un blond roux, comme ceux d’une vache.

« Alors, mon cher ami, si vous n’êtes pas trop épuisé, j’imagine que je vais devoir vous raconter toute l’histoire. »


Il était une fois, commença Wigram en s’asseyant au bout du lit, un homme appelé Adam Pukowski, dont la mère était anglaise et le père polonais, qui vécut à Londres jusqu’à dix ans et qui, au divorce de ses parents, partit vivre avec son père à Cracovie. Le père était professeur de mathématiques, le fils montrait les mêmes aptitudes et, le moment venu, trouva sa place au bureau du chiffre polonais de Pyry, au sud de Varsovie. Puis la guerre arriva. Le père fut appelé à rejoindre l’armée polonaise sous le rang de commandant. Puis ce fut la défaite. La moitié du pays subit l’occupation allemande, l’autre celle de l’Union soviétique. Le père disparut. Le fils s’enfuit en France où il devint l’un des quinze cryptologues polonais employés au centre de décryptement français de Gretz-Armainvilliers. Et ce fut encore la défaite. Le fils fuit la France de Vichy au Portugal neutre où il fit la connaissance d’un certain Rogerio Raposo, type d’une nature assez roublarde qui travaillait au service diplomatique portugais.

« L’homme du train, murmura Jericho.

— Exactement. » Wigram semblait irrité d’avoir été interrompu : c’était son moment de gloire, tout de même. « L’homme du train. »

Du Portugal, Pukowski se rendit en Angleterre.

Mille neuf cent quarante s’écoula sans la moindre nouvelle du père de Pukowski ni, d’ailleurs, des dix mille autres officiers polonais disparus. En 1941, après l’invasion de la Russie par l’Allemagne, Staline devint contre toute attente notre allié. Des démarches furent dûment entreprises au sujet des Polonais disparus. Des assurances furent dûment données : ces prisonniers ne se trouvaient pas aux mains des Soviétiques, et ceux qui avaient pu s’y trouver avaient été libérés depuis longtemps.

« Quoi qu’il en soit, fit Wigram pour abréger une très longue histoire, il semble qu’à la fin de l’année dernière, des rumeurs ont commencé à circuler parmi les exilés polonais de Londres, comme quoi les officiers en question avaient été fusillés et ensevelis dans une forêt à proximité de Smolensk. C’est moi, ou il fait chaud ici ? » Il se leva pour ouvrir la fenêtre, n’y parvint pas et revint se percher au bout du lit. Il sourit. « Dites-moi, est-ce vous qui avez présenté Claire à Pukowski ? »

Jericho fit non de la tête.

« Ah, bon, soupira Wigram. Je suppose que ça n’a pas d’importance. Nous ne connaîtrons jamais toute l’histoire. Inévitablement. Nous ne savons pas comment ils se sont rencontrés ni quand ni pourquoi elle a accepté de l’aider. Ni même ce qu’elle lui a montré exactement. Mais je crois que nous pouvons deviner ce qui a pu se passer. Elle faisait une copie des signaux de Smolensk et les sortait dans sa culotte, ou quelque chose comme ça. Puis elle les cachait sous son plancher et le chéri les récupérait. Ce petit manège a dû durer une semaine ou deux. Jusqu’au jour où Pukowski a vu le nom de son père sur la liste des morts. De plus, le lendemain, Claire n’a rien eu d’autre à lui apporter que les messages non décryptés parce que quelqu’un… » Wigram secoua la tête pour montrer qu’il n’en revenait toujours pas, « quelqu’un de très, très haut placé, comme je l’ai découvert depuis, avait décidé qu’on ne voulait tout simplement rien savoir. »

Il tendit soudain la main et s’empara d’un des romans policiers lus par Jericho, puis il le feuilleta, sourit et le reposa.

« Vous savez, Tom, dit-il pensivement, il n’y a jamais rien eu qui ressemblât à Bletchley Park dans toute l’histoire du monde. Il n’y a jamais eu d’époque où l’une des parties puisse en connaître autant sur son ennemi. En fait, je me dis même parfois qu’il peut arriver d’en savoir trop. Quand Coventry a été bombardé, vous vous souvenez ? Notre cher Premier Ministre a su par Enigma ce qui allait se passer peut-être quatre heures à l’avance. Et vous savez ce qu’il a fait ? »

Jericho secoua à nouveau la tête.

« Il a dit à son personnel que Londres allait être attaqué et qu’ils devaient tous descendre aux abris, mais que lui montait pour regarder. Alors il est monté sur le toit du ministère de l’Aviation et il a passé une heure à attendre dans un froid glacial un raid dont il savait pertinemment qu’il aurait lieu ailleurs. Il faisait son job, vous comprenez ? Pour protéger le secret d’Enigma. Encore un autre exemple : prenez les ravitailleurs des U-Boote. Grâce à Shark, nous savons où ils vont être, et quand. Si nous les éliminions, nous pourrions sauver des centaines de vies alliées… à court terme. Mais nous mettrions Enigma en danger car, si nous utilisions ces informations, Dönitz se douterait que nous lisons ses codes. Vous voyez où je veux en venir ? Bon, Staline a tué dix mille Polonais ? Eh bien moi, je dis pardon, mais l’oncle Joe est un héros national. Il est en train de gagner cette putain de guerre à notre place. Il vient au troisième rang de popularité ici, juste après Churchill et le roi. Quel est ce proverbe juif déjà ? “L’ennemi de mon ennemi est mon ami” ? Alors, Staline étant le plus grand ennemi de Hitler, il devient donc, pour le moment et en ce qui nous concerne, un sacrément bon ami. Le massacre de Katyn ? Le putain de massacre de Katyn ? Merci mille fois mais, je vous en prie, bouclez-la.

— Je ne suis pas sûr que Puck ait vu les choses tout à fait de cette façon.

— Non, je ne crois pas non plus. Et même, je peux vous dire quelque chose ? Je crois qu’il nous détestait plutôt. Après tout, s’il n’y avait pas eu les Polonais, nous n’aurions peut-être jamais réussi à décrypter Enigma. Mais ceux qu’il détestait le plus, c’était surtout les Russes. Et il était prêt à faire n’importe quoi pour se venger d’eux. Même si cela impliquait d’aider les Allemands.

— “L’ennemi de mon ennemi est mon ami”, murmura Jericho, mais Wigram n’écoutait pas.

— Et comment s’y prendre pour aider les Allemands ? En les prévenant qu’Enigma n’était plus sûre. Oui, mais encore ? » Wigram sourit et écarta les mains. « Eh bien, grâce à la complicité de son vieil ami de 1940, Rogerio Raposo, récemment muté de Lisbonne à Londres et employé maintenant comme courrier à la légation portugaise de Londres. Que diriez-vous d’un peu de thé ? »

Pour ceux qui nous sont chers et nous ont été retirés,

Nous élevons nos chants de prière ;

Au tendre amour qui veille

Partout sur Tes enfants…

Le Senhor Raposo, dit Wigram en sirotant son thé après le départ de l’infirmière, le Senhor Raposo, maintenant pensionnaire de la prison de Sa Majesté à Wandsworth, a tout avoué.

Le 6 mars, Pukowski était allé voir Raposo à Londres et lui avait remis une petite enveloppe scellée en lui disant qu’il pouvait gagner beaucoup d’argent en la remettant aux personnes concernées.

Le lendemain, Raposo prit le vol régulier de la British Imperial Airways pour Lisbonne, porteur de ladite enveloppe qu’il remit à un contact appartenant au personnel de l’attaché naval allemand.

Deux jours après, le service des U-Boote changeait de code météo et l’on procédait à une révision générale de la sécurité du chiffre — Luftwaffe, Afrika Korps… Oh, l’information intéressait les Allemands, évidemment, mais ils n’étaient pas prêts à renoncer à ce que leurs spécialistes continuaient à considérer comme le système de chiffrement le plus sûr jamais conçu. Pas en se fondant sur une seule lettre. Ils soupçonnaient un piège. Ils voulaient des preuves. Ils voulaient avoir ce mystérieux informateur en personne, à Berlin, « C’est en tout cas ce que nous avons supposé. »

Le 14 mars, soit deux jours avant le début de la bataille des convois, Raposo s’acquitta à nouveau de son petit voyage hebdomadaire à Lisbonne et revint avec des instructions précises pour Pukowski. Un U-Boot devait l’attendre au large de la côte nord-ouest irlandaise dans la nuit du 18.

« C’est donc ce qu’ils mettaient au point dans le train, intervint Jericho.

— C’est ce qu’ils mettaient au point dans le train. Parfaitement. Notre Puck prenait d’une certaine façon son billet. Et je peux vous dire ce qu’il y a de plus effrayant dans tout ça ? » Wigram prit une nouvelle gorgée de thé, le petit doigt délicatement arrondi, et il regarda Jericho par-dessus le bord de sa tasse. « Si vous n’aviez pas été là, il aurait très bien pu s’en tirer comme ça.

— Mais Claire n’aurait jamais marché dans ce genre de projet, protesta Jericho. Passer quelques signaux… d’accord. Pour rigoler. Par amour, même. Mais elle n’avait rien d’un traître.

— Seigneur, non. » Wigram semblait choqué. « Non, je suis sûr que Pukowski ne lui a pas parlé un seul instant de ce qu’il projetait de faire. Mettez-vous à sa place. Elle représentait le maillon faible. Elle aurait pu le donner à tout moment. Imaginez-vous donc ce qu’il a dû penser quand il vous a vu revenir de Cambridge, le vendredi soir. »

Jericho se rappela l’expression horrifiée sur le visage de Puck, puis sa tentative désespérée de sourire. Il avait déjà imaginé ce qui avait dû se passer : Puck laissant un message à la chaumière pour dire à Claire qu’il avait besoin de lui parler, Claire retournant au parc à quatre heures du matin — clac clac clac sur ses hauts talons dans l’obscurité. Il dit calmement, presque pour lui-même : « J’ai été son arrêt de mort.

— C’est très possible. Il a dû se douter que vous essayeriez de reprendre contact avec elle. Alors, le lendemain soir, quand il est allé chez elle pour récupérer les cryptogrammes volés et qu’il vous a trouvé là… Eh bien… »

Jericho se rallongea et regarda le plafond pendant que Wigram égrenait le reste de son histoire. Comment, la nuit où avait commencé la bataille des convois, il avait été appelé par la police juste avant minuit pour lui apprendre qu’on avait retrouvé un sac plein de vêtements féminins. Comment il avait essayé de mettre la main sur Jericho, mais celui-ci ayant disparu, comment il s’était rabattu sur Hester et l’avait conduite au bord du lac. Comment ce qui avait dû se produire était apparu soudain évident : Claire avait été assommée, ou peut-être assommée puis étranglée, et son corps avait été emmené en barque au milieu du lac avant d’être largué.

« Ça vous dérange si je fume ? » Il alluma une cigarette sans attendre de réponse, se servant de sa soucoupe comme cendrier. « Où en étais-je exactement ? »

Jericho ne le regarda pas. « À la nuit de la bataille des convois. »

Ah, oui. Bien, Hester avait refusé de parler au début, mais rien ne vaut un petit choc pour délier les langues, et elle avait fini par tout lui raconter. C’est à ce moment-là que Wigram avait compris que Jericho n’était pas un traître ; compris en fait que, si Jericho avait réussi à lire les cryptogrammes, il était très certainement plus près de découvrir l’identité du vrai traître que lui-même ne l’était.

Alors, il avait déployé ses hommes. Et observé.

Cela avait dû se passer vers cinq heures du matin.

D’abord, on avait aperçu Jericho qui descendait rapidement Church Green Road en direction de la ville. Puis on l’avait vu entrer dans la maison d’Alma Terrace. Ensuite on l’avait remarqué alors qu’il montait dans le train.

Wigram avait des hommes dans le train.

« À ce moment-là, vous n’étiez plus que trois mouches dans un bocal, franchement. »

Tous les passagers descendus à Northampton furent interceptés et interrogés, ce qui régla la question de Raposo. Entre-temps, Wigram s’était chargé de faire aiguiller le train sur une voie secondaire où il attendait de le fouiller à loisir.

Ses hommes avaient ordre de ne pas tirer tant qu’on ne leur aurait pas tiré dessus d’abord. Mais il n’était pas question de prendre le moindre risque. L’enjeu était trop important.

Et Pukowski avait fait usage de son arme. On avait donc tiré.

« Vous étiez dans le champ. Je le regrette. » Néanmoins, et il était sûr que Jericho ne le contredirait pas, l’objectif le plus important avait été de préserver le secret d’Enigma. Et cela avait été fait. Le U-Boot envoyé pour prendre Puck avait été intercepté et coulé au large du Donegal, ce qui faisait d’une pierre deux coups dans la mesure où les Allemands pensaient certainement maintenant que toute l’affaire n’avait été qu’un coup monté destiné à piéger l’un de leurs sous-marins. En tout cas, ils n’avaient pas abandonné Enigma.

« Et Claire ? » Jericho avait toujours les yeux fixés sur le plafond. « L’avez-vous retrouvée ?

— Donnez-nous un peu de temps, mon cher ami. Elle repose par au moins cinquante mètres de fond au milieu d’un lac large de quatre cents mètres. Cela va nous prendre un moment.

— Et Raposo ?

— Le ministre des Affaires étrangères a parlé à l’ambassadeur portugais ce matin. Vu les circonstances, il a accepté de lever l’immunité diplomatique. À midi, nous avons fouillé l’appartement de Raposo de fond en comble. Un endroit affreux du mauvais côté de Gloucester Road. Pauvre type. Il a vraiment fait ça pour de l’argent. Nous avons retrouvé deux mille dollars que les Allemands lui avaient donnés, cachés dans une boîte à chaussures sur le dessus de son armoire. Deux briques ! Pathétique.

— Qu’est-ce qu’il va devenir ?

— Il sera pendu, répondit affablement Wigram. Mais ne vous en faites pas pour lui. C’est du passé. La question est plutôt de savoir ce que vous allez devenir. »

Après le départ de Wigram, Jericho resta longtemps éveillé, essayant de déterminer quels éléments de son récit étaient véridiques.


« Voici, je vous dis un mystère, dit Hester.

« Nous ne mourrons pas, mais tous nous serons changés.

« En un instant, en un clin d’œil, à la dernière trompette. La trompette sonnera, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons changés.

« Car il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité.

« Lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité, alors s’accomplira la parole qui est écrite :

« La mort a été engloutie dans la victoire.

« Ô mort, où est ta victoire ?

« Ô mort, où est ton aiguillon ? »

Elle referma lentement sa bible et contempla l’assemblée d’un œil égal et sec. Elle parvint tout juste à apercevoir Jericho, pâle et le regard fixe, au dernier rang.

« Grâces soient rendues à Dieu. »


Elle le retrouva qui l’attendait à la sortie de l’église, les pétales blancs l’arrosant comme des confettis. Tout le monde était parti. Il avait le visage levé vers le soleil et, à la façon dont il semblait en boire la chaleur, elle devina qu’il ne l’avait pas vu depuis longtemps. Il se retourna en l’entendant approcher et lui sourit. Elle espéra que son propre sourire parviendrait à masquer le choc qu’elle éprouvait. Il avait les joues creuses et le teint aussi cireux que les cierges de l’église. Le col de sa chemise flottait sur son cou décharné.

« Salut, Hester.

— Salut, Tom. » Elle hésita, puis lui tendit sa main gantée.

— Extra, le service, intervint Wigram. Absolument extra. Tout le monde l’a dit, pas vrai, Tom ?

— Tout le monde, oui. » Jericho ferma les yeux un instant, et elle comprit immédiatement ce qu’il cherchait à lui dire : qu’il regrettait que Wigram soit là, mais qu’il ne pouvait absolument rien y faire. Il lui lâcha la main. « Je ne voulais pas partir sans vous demander comment vous alliez, dit-il.

— Oh, bien, répondit-elle avec une légèreté qu’elle n’éprouvait pas. On tient le coup, vous savez.

— De retour au travail ?

— Oui, oui. Des formulaires, encore des formulaires.

— Et toujours dans la chaumière ?

— Pour l’instant. Mais je crois que je déménagerai dès que je pourrai trouver un autre logement.

— Trop de fantômes ?

— Quelque chose comme ça. »

Elle se surprit soudain à détester la banalité de cette conversation, mais ne trouva rien d’autre à dire.

« Leveret attend, indiqua Wigram. Dans la voiture. Pour nous conduire à la gare. » Hester aperçut le long capot noir à travers la grille. Le chauffeur était appuyé dessus et les regardait en fumant une cigarette.

« Vous avez un train à prendre, monsieur Wigram ? demanda Hester.

Moi, non, fit-il, comme si c’était un reproche. Mais Tom, oui. N’est-ce pas, Tom ?

— Je retourne à Cambridge, expliqua Jericho. Je vais me reposer quelques mois là-bas.

— En fait, nous devrions vraiment ne pas tarder, insista Wigram en consultant sa montre. On ne sait jamais — il y a toujours un risque que le train soit à l’heure. »

Jericho demanda alors, non sans irritation : « Vous voudrez bien nous excuser, pour une petite minute, monsieur Wigram ? » Sans attendre sa réponse, il entraîna Hester vers l’église pour s’écarter de l’importun. « Ce mec ne me décolle pas d’une seconde, chuchota-t-il. Écoutez, si cela ne vous est pas trop pénible, pouvez-vous m’embrasser ?

— Quoi ? » Elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu.

— M’embrasser, vite ! S’il vous plaît.

— Bon, bon, ce n’est pas une si grande épreuve. »

Elle ôta son chapeau, se pencha et effleura des lèvres la joue maigre de Jericho. Il la retint par l’épaule et lui glissa à l’oreille : « Aviez-vous invité le père de Claire à la cérémonie ?

— Oui. » Il est devenu fou, pensa-t-elle. Le choc lui a troublé l’esprit. « Bien sûr que je l’ai invité.

— Que s’est-il passé ?

— Il n’a pas répondu.

— Je le savais », murmura-t-il. Elle sentit son étreinte se resserrer.

— Vous saviez quoi ?

Elle n’est pas morte…

— Comme c’est touchant, commenta Wigram d’une voix forte en surgissant derrière eux, et j’ai horreur d’interrompre quoi que ce soit, mais vous allez rater votre train, Tom Jericho. »

Jericho lâcha Hester et recula d’un pas. « Faites attention à vous », dit-il.

Elle resta un instant sans pouvoir parler. « Vous aussi.

— J’écrirai.

— Oui, je vous en prie. Je compte sur vous. »

Wigram tira Jericho par la manche. Ce dernier adressa à Hester un dernier sourire, puis haussa les épaules et se laissa entraîner par Wigram.

Elle le regarda remonter péniblement l’allée jusqu’à la grille. Leveret lui ouvrit la portière de la voiture et Jericho en profita pour se retourner et la saluer. Elle aussi lui adressa un geste de la main et le vit prendre place avec raideur à l’arrière de l’auto. La portière claqua, Hester laissa retomber sa main.

Elle resta là plusieurs minutes encore, longtemps après que la grande voiture noire se fut éloignée, puis elle remit son chapeau et retourna dans l’église.

2

« J’allais oublier, fit Wigram au moment où la voiture s’engageait dans la descente. Je vous ai acheté le journal. Pour le voyage. »

Il ouvrit sa serviette, en sortit un exemplaire du Times, l’ouvrit à la troisième page et le tendit à Jericho. L’article consistait en cinq paragraphes seulement, flanqué d’une illustration représentant un bus de Londres et un appel à la Poor Clergy Relief Corporation :

OFFICIERS POLONAIS
DISPARUS
ALLÉGATIONS ALLEMANDES

Le ministre polonais de la Défense nationale, le lieutenant général Marjan Kukiel, a fait une déclaration concernant quelque 8 000 officiers polonais disparus après avoir été libérés des camps de prisonniers soviétiques au printemps 1940. Étant donné certaines allégations allemandes selon lesquelles on aurait retrouvé le corps de plusieurs milliers d’officiers polonais près de Smolensk et que ceux-ci auraient été assassinés par les Russes, le gouvernement polonais a décidé de demander à la Croix-Rouge internationale d’ouvrir une enquête…


« J’aime tout particulièrement l’expression “libérés des camps de prisonniers soviétiques”, fit Wigram, pas vous ?

— C’est une façon de présenter les choses, j’imagine. » Jericho voulut lui rendre le journal, mais Wigram le repoussa.

« Gardez-le. En souvenir.

— Merci. » Jericho plia le journal et le fourra dans sa poche puis se tourna résolument vers la fenêtre afin de couper court à plus ample conversation. Il en avait assez de Wigram et de ses mensonges. Lorsqu’ils passèrent pour la dernière fois sous le pont de chemin de fer noirci, il effleura subrepticement sa joue et regretta soudain de n’avoir pu emmener Hester avec lui pour le dernier acte.

À la gare, Wigram insista pour monter avec lui dans le train bien que les bagages de Jericho eussent été expédiés dès le début de la semaine et qu’il n’eût donc rien à porter. Jericho consentit alors à accepter le soutien de la main de Wigram pour traverser la passerelle et longer le train de Cambridge afin de trouver une place libre. Jericho fit attention à ce que ce soit bien lui, et non Wigram, qui choisisse le compartiment.

« Eh bien, nous y voilà, mon cher Tom, fit Wigram avec une mimique de chagrin. Je vous dis au revoir. » Toujours cette poignée de main si particulière, avec le petit doigt qui semblait vous rentrer dans la paume. Dernière chose : Jericho avait-il son billet ? Oui. Savait-il que Kite devait l’attendre à Cambridge pour l’escorter en taxi jusqu’à King’s ? Oui. Se souvenait-il qu’une infirmière de l’hôpital Addenbrooke passerait chaque matin lui refaire son pansement à l’épaule ? Oui, oui, oui.

« Au revoir, monsieur Wigram. »

Il appuya son dos douloureux contre un dossier opposé au sens de la marche. Wigram ferma la porte. Trois autres passagers occupaient le compartiment : un gros en imperméable fauve crasseux, une vieille en manteau de renard argenté et une fille à l’air rêveur plongée dans un numéro d’Horizon. Ils paraissaient tous relativement innocents, mais comment en être sûr ? Wigram cogna à la vitre et Jericho se leva pour la baisser. Lorsqu’il l’eut enfin ouverte, les coups de sifflet avaient déjà retenti et le train commençait à avancer. Wigram se mit à trotter le long de la voie.

« Nous reprendrons contact quand vous serez en forme, d’accord ? Vous savez où me joindre s’il arrivait quoi que ce soit.

— Mais oui, bien sûr », répliqua Jericho qui referma la vitre d’un coup sec. Mais Wigram continuait de courir pour rester à la hauteur de la voiture — souriant, agitant les bras. C’était devenu une sorte de défi pour lui, une formidable farce. Il ne s’arrêta que quand il eut atteint l’extrémité du quai, et ce fut la dernière image que Jericho conserva de Bletchley : Wigram plié en deux, les mains sur les genoux, en train de secouer la tête en riant.


Trente-cinq minutes après être monté à bord du train de Cambridge, Jericho descendit à Bedford, acheta un aller simple pour Londres et attendit au soleil en bout de quai, en faisant les mots croisés du Times. Il faisait chaud et les rails brillaient ; une odeur de poussière de charbon brûlé et d’acier réchauffé emplissait l’air. Lorsqu’il eut complété la dernière case, Jericho fourra sans le lire le journal dans une poubelle et marcha lentement le long du quai pour reprendre peu à peu le contrôle de ses jambes. Une foule de voyageurs commençait à se rassembler autour de lui, et il se mit à étudier automatiquement tous les visages, même si la logique voulait qu’il eût peu de chance d’être suivi : si Wigram avait soupçonné un instant qu’il puisse filer, il n’aurait pas manqué de le faire accompagner par Leveret jusqu’à Cambridge.

Les rails se mirent à gémir. Les voyageurs s’avancèrent. Un convoi militaire passa lentement en direction du sud, avec des soldats armés postés sur le tablier de la locomotive. Une rangée de visages hâves et épuisés apparurent aux fenêtres des wagons, et un murmure parcourut la foule. Des prisonniers allemands ! Des prisonniers allemands sous bonne garde ! Jericho croisa fugitivement le regard d’un des captifs — un regard de chouette, privé de lunettes, sans rien de militaire : un gratte-papier davantage qu’un guerrier — et quelque chose passa entre eux, comme un courant de reconnaissance par-dessus le gouffre de la guerre. Une seconde, et le visage blême se brouillait avant de disparaître. L’express de Londres arriva peu après, sale et déjà bondé. « Pire que le train de ces putains de boches », se plaignit un voyageur.

Jericho ne put trouver de place assise, aussi resta-t-il debout, appuyé contre la porte du couloir, jusqu’au moment où son teint crayeux et le voile de transpiration qui apparaissait sur son front poussèrent un jeune officier de l’armée de terre à lui céder son siège. Jericho s’assit avec reconnaissance, somnola et se mit à rêver du prisonnier allemand au triste visage de chouette, puis de Claire, lors de ce premier voyage, juste avant Noël, avec leurs corps qui se touchaient.

À quatorze heures trente, il était à Londres, à la gare St Paneras, et avançait difficilement dans le flot humain en direction de la bouche du métro. L’ascenseur était en panne, aussi dut-il prendre l’escalier et s’arrêter à chaque palier pour reprendre des forces. Le dos lui élançait et quelque chose d’humide gouttait le long de sa colonne vertébrale, sans qu’il sache vraiment s’il s’agissait de sueur ou de sang.

Sur le quai de la Circle Line en direction de l’est, un rat détala entre les rails, parmi les détritus, et s’enfonça dans la bouche du tunnel.

Voyant que Jericho ne descendait pas du train de Bletchley, Kite fut irrité, mais nullement inquiet. Le train suivant devait arriver deux heures plus tard et il y avait un bon pub juste au coin de la gare. C’est donc là que le concierge de l’université passa le temps, en l’aimable compagnie de deux demis de Guinness et d’un pâté de porc.

Mais lorsque le deuxième train entra en gare de Cambridge et qu’il n’y eut toujours pas le moindre signe de Jericho, Kite fut pris d’une mauvaise humeur qui ne le lâcha pas pendant toute la demi-heure que dura son retour à pied à King’s.

Il informa l’économe de l’absence de Jericho, l’économe en parla au principal et le principal médita longuement pour savoir s’il devait ou non prévenir le Foreign Office.

« Aucune considération, se plaignit Kite auprès de Dorothy Saxmundham dans la loge du concierge. Pas une once de considération, et c’est tout. »


La solution en poche, Tom Jericho quitta Somerset House et se dirigea lentement vers l’ouest en suivant les quais vers le cœur de la ville. La rive sud de la Tamise n’était plus qu’un champ de ruines. Au-dessus du port de Londres, des ballons de barrage argentés tournaient, luisaient et s’agitaient dans le soleil de fin d’après-midi.

Juste au-delà de Waterloo Bridge, devant l’entrée du Savoy, il parvint enfin à trouver un taxi et indiqua au chauffeur Stanhope Gardens, dans South Kensington. Les rues étaient désertes et ils y arrivèrent rapidement.

La maison était assez grande pour être une ambassade, vaste, ornée d’une façade de stuc et d’une entrée à colonnes. Elle avait dû produire un certain effet autrefois, mais le stuc avait pris une teinte grisâtre et s’écaillait quand un shrapnel n’en avait pas fait sauter de gros morceaux. Les fenêtres des deux étages étaient aveugles, obturées par des rideaux. La maison voisine avait été bombardée et de l’herbe poussait à présent dans le sous-sol. Jericho gravit le perron et appuya sur la sonnette. Elle parut retentir loin dans les entrailles de la maison morte et laissa après elle un silence lourd. Il essaya encore une fois, bien qu’il sût que c’était inutile, puis il traversa la route et alla s’asseoir sur les marches de la maison d’en face pour attendre.

Un quart d’heure s’écoula quand, venant de la direction de Cromwell Place, un grand homme chauve apparut, étonnamment maigre — un vrai squelette en costume — et Jericho sut instantanément que ce devait être lui. Veste noire, pantalon rayé de gris et cravate de soie grise : il ne manquait plus pour compléter le cliché que le chapeau melon et le parapluie roulé. Mais de manière assez incongrue, il portait avec sa serviette un filet rempli de provisions. Il se dirigea d’un pas las vers la grande porte, l’ouvrit et disparut à l’intérieur.

Jericho se releva, brossa sommairement ses vêtements et le suivit.

La sonnette de la porte retentit de nouveau ; de nouveau, rien ne se passa. Jericho essaya une deuxième fois puis une troisième, alors, non sans difficulté, il s’agenouilla et ouvrit le rabat de la boîte aux lettres.

Edward Romilly se tenait au bout d’un couloir obscur, tournant le dos à la porte, parfaitement immobile.

« Monsieur Romilly ? » Jericho devait crier dans la fente. « Il faut que je vous parle, je vous en prie. »

Le grand type ne bougea pas. « Qui êtes-vous ?

— Tom Jericho. Nous nous sommes parlé une fois au téléphone. Bletchley Park. »

Romilly voûta ses épaules. « Pour l’amour de Dieu, vous n’allez donc jamais me laisser tranquille ?

— Je suis allé Somerset House, monsieur Romilly, dit Jericho, au registre des naissances, mariages et décès. J’ai son certificat de décès. » Il le tira de sa poche. « Claire Alexandra Romilly. Votre fille. Morte le 4 juin 1929. À l’hôpital St Mary de Paddington. D’une méningite cérébro-spinale. À l’âge de six ans. » Il le laissa tomber dans la fente et le regarda glisser sur le carrelage noir et blanc, vers les pieds de Romilly. « Je crains de devoir rester là aussi longtemps qu’il le faudra, monsieur. Je vous préviens. »

Il laissa le rabat se refermer. Fatigué, dégoûté de lui-même, il se détourna et appuya son épaule valide contre l’une des colonnes. Il contempla le petit jardin public, de l’autre côté de la rue. D’au-delà des maisons d’en face lui parvenait le bourdonnement agréable de la circulation en ce début de soirée sur Cromwell Road. Il fit une grimace. La douleur commençait à se propager maintenant, établissait des lignes de communication qui partaient du dos pour aller dans les jambes, les bras, le cou, partout.

Il ne sut pas vraiment combien de temps il resta agenouillé ainsi, en train de contempler les arbres en bourgeons et d’écouter les voitures, quand enfin, derrière lui, Romilly se décida à ouvrir la porte.


Il avait une cinquantaine d’années et un visage ascétique, presque un visage de moine, et, tandis qu’il le suivait dans le large escalier, Jericho se surprit à penser, comme souvent lorsqu’il rencontrait des hommes de cette génération, que son père aurait eu à peu près le même âge s’il avait vécu. Romilly conduisit Jericho dans une pièce plongée dans l’obscurité et alla ouvrir une paire de lourds rideaux. Le jour pénétra dans un salon rempli de meubles recouverts de draps blancs. Seul un sofa était découvert, et une table aussi, poussée tout contre la cheminée de marbre. Il y avait de la vaisselle sale sur la table et, sur la cheminée, trônait une paire de grands cadres à photos en argent.

« Quand on vit seul, s’excusa Romilly en essayant de chasser la poussière, on ne reçoit jamais. » Il hésita puis s’avança jusqu’à la cheminée et prit l’une des photographies encadrées. « Voici Claire, dit-il d’une voix calme. Prise une semaine avant sa mort. »

Une petite fille grande et maigre aux boucles brunes sourit à Jericho.

« Et voici ma femme. Elle est morte deux mois après Claire. »

La mère avait les mêmes cheveux bruns et la même ossature que sa fille. Ni l’une ni l’autre ne rappelait de près ou de loin la jeune femme que Jericho avait connue sous le nom de Claire.

« Elle conduisait seule sa voiture, poursuivit Romilly. Elle est sortie d’une route déserte et a percuté un arbre. Le coroner a eu la délicatesse de conclure à un accident. » Il déglutit, faisant saillir sa pomme d’Adam. « Quelqu’un sait que vous êtes ici ?

— Non, monsieur.

— Wigram ?

— Non.

— Je vois. » Romilly lui prit les photos et les replaça sur le manteau de la cheminée, les alignant exactement comme elles étaient auparavant. Son regard passa de la mère à la fille, puis à la mère encore.

« Cela va vous paraître absurde, finit-il par dire. Cela me paraît absurde à présent… mais j’avais l’impression que c’était une manière de la faire revivre. Vous pouvez comprendre cela ? Vous voyez, l’idée qu’une autre jeune fille, du même âge exactement, puisse exister en portant son nom et en faisant ce qu’elle aurait pu faire… puisse vivre sa vie en quelque sorte… J’ai pensé que cela pourrait donner un sens à ce qui était arrivé, vous comprenez ? Que cela pourrait donner une raison à sa mort, après toutes ces années. C’était stupide, mais… » Il porta une main à ses yeux. Une minute s’écoula avant qu’il puisse continuer. « Qu’attendez-vous de moi, exactement, monsieur Jericho ? »


Romilly souleva un drap et trouva une bouteille de whisky et deux verres. Ils prirent place sur le sofa, contemplant tous deux le foyer éteint. « Qu’attendez-vous de moi, exactement ? »

La vérité peut-être, enfin ? Une confirmation ? La paix de l’esprit ? Une fin…

Et Romilly semblait désireux de lui donner tout cela, comme s’il reconnaissait en Jericho un compagnon d’infortune.

C’était Wigram qui avait eu l’idée géniale, raconta-t-il, de placer un agent à Bletchley Park. Une femme. Quelqu’un qui surveille ce curieux rassemblement de personnages, si essentiel à la défaite de l’Allemagne et pourtant si étranger au fonctionnement traditionnel du renseignement ; qui avait même en fait détruit cette tradition en transformant ce qui avait été un art — un jeu, si vous voulez, pour gentlemen — en une science appliquée à une production de masse.

« Qui étiez-vous, tous ? Quel était votre rôle ? Pouvait-on vous faire à tous confiance ? » Personne à Bletchley ne devait savoir qu’elle était un agent, c’était primordial, pas même le commandant. Et il fallait qu’elle ait les origines requises, cela était absolument vital, sans quoi on l’aurait affectée à quelque station perdue alors que Wigram avait besoin d’elle à Bletchley Park même, au cœur des opérations.

Romilly se resservit à boire et voulut remplir à nouveau le verre de Jericho, mais celui-ci posa la main dessus.

Voilà, fit-il avec un soupir en posant la bouteille à ses pieds, il était plus difficile qu’on pouvait le penser de fabriquer de toutes pièces ce genre de personne : de la faire naître avec carte d’identité, carnets de rationnement et tout ce qui allait avec la vie en temps de guerre, et de lui donner les origines nécessaires (« la légende nécessaire » comme Wigram avait appelé cela), sans mettre dans le secret ni le ministère de l’Intérieur ni la demi-douzaine d’agences gouvernementales qui ne connaissaient même pas l’existence d’Enigma.

Alors Wigram s’était rappelé Edward Romilly.

Ce pauvre vieil Edward Romilly. Le veuf. À peine connu en dehors du ministère, en poste à l’étranger depuis dix ans, disposant de toutes les relations nécessaires, initié au problème d’Enigma et, plus important encore, détenant le certificat de naissance d’une jeune fille qui aurait eu exactement l’âge requis. Tout ce qu’on attendait de lui, en dehors de pouvoir disposer du nom de sa fille, c’était une lettre d’introduction pour Bletchley Park. Pas même cela, en fait, puisque c’était Wigram qui avait rédigé la lettre : une signature suffisait. Romilly pourrait alors poursuivre son existence solitaire, heureux de savoir qu’il avait accompli son devoir de patriote. Et qu’il avait redonné à sa fille une sorte de nouvelle existence.

« Vous ne l’avez jamais rencontrée, j’imagine ? La jeune femme qui a pris l’identité de votre fille ? demanda Jericho.

— Grand Dieu, non. En fait, Wigram m’avait assuré que je n’entendrais plus jamais parler de toute cette histoire. J’en avais fait une condition. Et je n’en ai plus entendu parler pendant six mois. Jusqu’au dimanche matin où vous m’avez appelé pour me dire que ma fille avait disparu.

— Et vous avez aussitôt téléphoné à Wigram pour lui rapporter mon coup de fil ?

— Évidemment. J’étais horrifié.

— Vous avez naturellement voulu savoir ce qui se passait. Et Wigram vous a tout raconté. »

Romilly vida son scotch et fronça les sourcils sur son verre vide. « Le service religieux avait lieu aujourd’hui, je crois ? »

Jericho hocha la tête.

« Puis-je vous demander comment cela s’est déroulé ?

— “La trompette sonnera”, entonna Jericho, “et les morts ressusciteront, incorruptibles, et nous, nous serons changés…” » Il détourna les yeux du portrait de la petite fille, au-dessus de la cheminée. « Sauf que Claire — ma Claire — n’est pas morte, n’est-ce pas ? »


La pièce s’assombrit et la lumière prit la teinte du whisky. C’était à présent Jericho qui faisait presque toute la conversation.

Il s’aperçut ensuite qu’il n’avait pas réellement expliqué à Romilly comment il avait démêlé le vrai du faux. Il ne lui parla pas de la multitude de minuscules incohérences qui avaient rendu la version officielle impossible, même s’il reconnaissait que Wigram ne lui avait pas raconté que des mensonges.

L’étrangeté du comportement de Claire, d’abord ; et l’absence de réaction de son prétendu père à sa disparition, sans parler du fait qu’il ne soit pas venu au service religieux ; comment il se faisait qu’on ait pu retrouver ses vêtements aussi facilement alors que son corps demeurait introuvable ; la rapidité étonnante avec laquelle Wigram avait pu faire stopper le train… Tous ces éléments avaient fait tilt dans son esprit puis avaient basculé pour se replacer dans un contexte d’une logique parfaite.

Une fois accepté le fait qu’elle était une informatrice, tout le reste suivait. Les documents que Claire — il continuait à l’appeler Claire — avait transmis à Pukowski, l’avaient été avec l’approbation de Wigram, n’est-ce pas ?

« Parce que en réalité — au début, du moins — il ne s’agissait pas de grand-chose, simple roupie de sansonnet comparé à ce que Puck savait déjà sur l’Enigma navale. Où était le mal ? Wigram a alors laissé Claire transmettre tout ce qu’elle pouvait parce qu’il voulait voir ce que Puck allait en faire. Voir s’il y avait quelqu’un d’autre impliqué. C’était un hameçon, si vous voulez. Je me trompe ? » Romilly ne dit rien.

Wigram avait compris trop tard qu’il avait fait une monumentale erreur de calcul — que Katyn, et surtout la décision d’arrêter toute interception sur ce sujet, avait poussé Puck à franchir le pas de la trahison et qu’il avait réussi à avertir les Allemands du décryptage d’Enigma.

« Je suppose que la décision de faire cesser les interceptions ne venait pas de Wigram ? » Romilly eut un mouvement négatif de la tête à peine perceptible. « Plus haut.

— Haut à quel point ? »

Romilly ne voulut pas en dire plus.

Jericho haussa les épaules. « Cela ne fait rien. À partir de ce moment, on a dû surveiller Puck vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour découvrir qui était son contact et les prendre tous les deux la main dans le sac.

« Mais un type qui est sous ce genre de surveillance n’est pas en position de commettre un meurtre, surtout contre un agent de ceux-là mêmes qui le surveillent. Pas à moins d’une incompétence monumentale. Non. Quand Puck a compris que j’avais les cryptogrammes, il a su que Claire devait disparaître pour ne pas être interrogée. Il fallait qu’elle se volatilise pendant une bonne semaine pour lui donner le temps de fuir. Plus longtemps si c’était possible. Ils ont donc mis en scène ensemble son assassinat — le bateau volé, les vêtements tachés de sang près du bord du lac. Il savait que cela suffirait à arrêter les recherches de la police. Et il avait vu juste : la police a cessé de rechercher Claire. Mais il n’a pas pensé une seconde qu’elle le doublait depuis le début. »

Jericho prit une gorgée de whisky. « Vous savez, je crois qu’il devait l’aimer vraiment — c’est l’ironie de toute cette histoire. L’aimer tellement que ses dernières paroles ont été un mensonge — “Je l’ai tuée Thomas, je regrette tellement” —, un mensonge délibéré, un dernier geste au bord de la tombe pour lui donner une chance de s’en sortir.

« Et, bien sûr, c’est ce qui a motivé Wigram, parce que, de son point de vue, cette confession emballait le tout bien proprement. Puck était mort. Raposo allait bientôt l’être. Pourquoi ne pas laisser “Claire” reposer tranquillement au fond du lac ? Il ne lui restait plus pour parfaire son histoire qu’à me convaincre que c’était moi qui l’avais conduite au traître.

« De sorte que ce n’est pas un acte de foi de dire qu’elle est vivante, mais simplement de la logique. Elle est vivante, n’est-ce pas ? »

Un long silence. Quelque part, une mouche emprisonnée se cognait contre une vitre.

Oui, répondit Romilly, désabusé. Oui, d’après ce qu’il avait compris, ce devait être le cas.


Qu’est-ce que Hardy avait écrit, déjà ? Qu’une preuve mathématique, comme un problème d’échecs, pour être esthétiquement satisfaisante, devait posséder trois qualités : inéluctabilité, soudaineté et économie de moyens ; qu’elle devait « ressembler à une constellation simple aux contours nettement définis et pas à un amas éparpillé dans la Voie lactée ».

Voilà, Claire, pensa Jericho. Voilà ma preuve.

Voilà ma constellation simple et nette.


Pauvre Romilly. Il ne voulait plus laisser partir Jericho. Il avait acheté à manger en rentrant de son bureau, assura-t-il. Ils allaient dîner ensemble. Jericho pouvait même passer la nuit là… Dieu savait qu’il avait de la place…

Mais en regardant les meubles recouverts tels des fantômes blancs, les assiettes sales, la bouteille de whisky vide et les portraits encadrés, Jericho se sentit soudain très pressé de sortir.

« Merci, mais je suis déjà en retard. » Il parvint à se relever. « On m’attend à Cambridge depuis plusieurs heures. »

La déception se peignit comme une ombre sur le visage mince de Romilly. « Si vous êtes certain que je ne parviendrai pas à vous persuader… » Il traînait légèrement sur les mots. De toute évidence, il était ivre. Sur le palier, il se cogna contre une table et alluma une lampe ornée de glands pour conduire d’un pas mal assuré Jericho au bas de l’escalier.

« Allez-vous essayer de la retrouver ?

— Je ne sais pas, répondit Jericho. Peut-être. »

Le certificat de décès était toujours posé devant la boîte aux lettres, dans l’entrée. « Vous aurez besoin de ça alors, dit Romilly en le ramassant. Il faudra que vous le montriez à Wigram. Vous pourrez lui dire que vous m’avez vu, si vous voulez. Au cas où il essayerait de tout nier. Je suis sûr qu’il sera obligé de vous laisser la voir. Si vous insistez.

— Cela ne risque pas de vous attirer des ennuis ?

— Des ennuis ? » Romilly laissa échapper un rire. Il montra, derrière lui, le mausolée qu’était devenue sa demeure. « Croyez-vous que je puisse encore craindre les ennuis ? Allons, monsieur Jericho. Prenez-le. »

Jericho hésita, et il eut à cet instant la vision de lui-même vieilli de quelques années, pareil à un autre Romilly, s’épuisant à tenter d’insuffler la vie à un fantôme. « Non, déclara-t-il enfin. C’est très gentil à vous. Mais je crois qu’il vaut mieux que je le laisse ici. »


Il quitta la rue silencieuse avec soulagement et se dirigea vers le bruit de la circulation. Il héla un taxi Cromwell Road.

La soirée printanière avait fait sortir la foule. Sur les trottoirs larges de Knightsbridge et dans Hyde Park, on se serait cru un jour de fête : une profusion d’uniformes, américains ou britanniques, du Commonwealth ou de l’exil — bleu sombre, kaki ou gris — et, partout, les taches de couleurs vives des petites robes d’été.

Elle devait se trouver là, pensa-t-il, ce soir même, quelque part dans Londres. À moins que cela n’ait été considéré comme trop risqué et qu’on l’ait envoyée à l’étranger se mettre au calme en attendant que toute l’affaire ait été oubliée. Il lui vint à l’esprit qu’une grande partie de ce qu’elle lui avait dit pouvait être vrai et qu’il était fort possible qu’elle soit la fille d’un diplomate.

Regent Street, une femme blonde sortit du Café Royal au bras d’un commandant de l’armée américaine.

Jericho dut se forcer à détourner la tête.

RÉUSSITE ALLIÉE DANS L’ATLANTIQUE NORD lisait-on sur l’affiche d’un journal, de l’autre côté de la rue. U-BOOTE NAZIS COULÉS.

Il baissa la vitre et laissa l’air tiède du soir lui caresser le visage.

Quelque chose de très étrange se produisit alors. Il contemplait les rues animées et commença soudain à ressentir une impression très nette de… enfin, il ne pouvait pas appeler ça du bonheur exactement. Délivrance, peut-être, eût mieux convenu.

Il se remémora leur dernière nuit ensemble. Lorsqu’il s’était couché à côté d’elle tandis qu’elle sanglotait. De quoi s’agissait-il alors ? de remords ? Auquel cas elle avait peut-être effectivement éprouvé quelque chose pour lui.

« Elle n’a jamais parlé de vous, avait dit Hester.

Je suis flatté.

— Vu la façon dont elle parlait des autres, vous devriez l’être… »

Puis il y avait eu la carte d’anniversaire : « Mon cher Tom… te considérerai toujours comme un ami… peut-être à l’avenir… désolée d’apprendre… pressée… je t’embrasse… »

C’était une solution. La meilleure solution qu’il puisse envisager en tout cas.

À la gare de King’s Cross, il acheta une carte postale et un carnet de timbres et envoya un mot à Hester pour lui demander de venir le voir à Cambridge dès qu’elle le pourrait.

Dans le train, il trouva un compartiment vide et regarda son reflet dans la vitre, image qui devint de plus en plus nette à mesure que le soir tombait et que le paysage plat s’estompait, puis il finit par s’endormir.


La grande grille de l’université était fermée. Seule la petite porte ménagée dans la grande demeurait ouverte, et il devait être dix heures lorsque Kite, qui somnolait près du fourneau à charbon, fut réveillé par le bruit qu’elle produisit en s’ouvrant et se refermant. Il souleva le bord de l’épais rideau juste à temps pour voir Jericho pénétrer dans la grande cour.

Kite sortit silencieusement de sa loge pour mieux regarder.

Il faisait étonnamment clair — il y avait beaucoup d’étoiles — et il crut un instant que Jericho l’avait entendu car le jeune homme se tenait debout au bord de la pelouse et semblait tendre l’oreille. Mais il comprit alors que Jericho avait en fait les yeux levés vers le ciel. Comme Kite le raconta par la suite, Jericho dut rester ainsi au moins cinq minutes, tourné d’abord vers la chapelle puis vers la prairie et enfin vers le hall, avant de se diriger d’un pas décidé vers l’escalier et de disparaître dans l’ombre.

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