CAPTURER :v., dérober du matériel cryptographique à l’ennemi ; CAPTURE : n., tout objet dérobé à l’ennemi qui renforce les chances de percer ses codes ou chiffres.
Bletchley était une ville de chemin de fer. La ligne principale Londres-Écosse la coupait en deux, et la voie secondaire qui allait d’Oxford à Cambridge la coupait encore en deux dans l’autre sens, ce qui faisait que partout où vous vous trouviez, il n’y avait aucun moyen d’échapper aux trains : leur bruit, l’odeur de suie, la vision de leur fumée brunâtre s’élevant au-dessus des toits imbriqués. Les maisons des lotissements étaient elles aussi marquées par le chemin de fer, bâties avec les mêmes briquettes rouges que la gare et les hangars à locomotives, dans le même style industriel austère.
La Pension du Commerce, Albion Street, se trouvait à environ cinq minutes de marche de Bletchley Park et tournait le dos à la voie ferrée principale. Sa propriétaire, Mme Ethel Armstrong, avait, comme son établissement, une bonne cinquantaine d’années, une solide constitution et une physionomie rébarbative de fin d’époque victorienne. Son mari avait succombé à une crise cardiaque un mois après le début de la guerre, à la suite de quoi elle avait converti leur maison de trois étages en un petit hôtel. À l’instar des autres habitants de la ville — et ils étaient à peu près sept mille —, elle n’avait aucune idée de ce qui se passait au manoir du bout de la rue, et cela ne l’intéressait pas le moins du monde. Tout ce qui comptait pour elle, c’était le côté lucratif de la situation. Elle réclamait trente-huit shillings par semaine et attendait de ses cinq pensionnaires qu’ils lui cèdent contre des repas la totalité de leurs tickets de rationnement. Au printemps 1943, elle avait fini par accumuler un millier de livres en bons de la Défense nationale et assez de vivres entreposés dans sa cave pour ouvrir une épicerie de taille convenable.
L’une de ses chambres s’était libérée le mercredi et, dès le vendredi, on lui avait fait parvenir un avis de cantonnement lui demandant de loger un certain M. Thomas Jericho. Les biens dudit Jericho avaient été transférés d’une précédente adresse à sa porte le matin même : deux cartons d’affaires personnelles et une vieille bicyclette de fer. Elle avait poussé la bicyclette dans la cour, derrière la maison, et porté les cartons dans la chambre.
L’une des caisses était remplie de livres. Deux Agatha Christie. Un Mémento des résultats élémentaires de mathématiques pures et appliquées, deux volumes signés d’un type nommé George Shoobridge Garr. Principia mathematica, etc. Un opuscule, qui avait une inquiétante consonance germanique — Des nombres calculables, avec une application au Entscheidungsproblem — dédicacé « à Tom, avec mon respect amical, Alan ». D’autres livres encore, bourrés de mathématiques, l’un d’eux ayant été tant de fois lu qu’il tombait en morceaux et était hérissé de tickets de bus et de tram servant de marque-pages, un dessous de verre frappé d’une marque de bière et même un brin d’herbe. Il s’ouvrit sur un passage souligné d’un trait épais :
« Il y a en tout cas un but que peuvent servir les mathématiques réelles en temps de guerre.
Lorsque le monde sombre dans la folie, le mathématicien peut trouver dans les mathématiques un calmant incomparable. Car les mathématiques sont, parmi l’ensemble des arts et des sciences, les plus éloignées de tout. »
La dernière phrase au moins dit vrai, pensa Mme Armstrong. Elle referma le livre, le retourna et en examina le dos : A Mathematician’s Apology (Justification d’un mathématicien) de G. H. Hardy, Cambridge University Press.
L’autre carton ne présentait guère d’intérêt non plus. Une gravure victorienne de King’s College Chapel. Un réveil Waralarm bon marché dans son boîtier de fibre noire, réglé pour sonner à onze heures. Un poste de radio. Une toque universitaire et une toge poussiéreuse. Une bouteille d’encre. Un télescope. Un exemplaire du Times daté du 23 décembre 1942 et ouvert à la page des mots croisés dont la grille avait été remplie par deux écritures différentes, l’une précise et très petite, l’autre plus ronde, certainement féminine. Le nombre 2 712 815 figurait au-dessus. Et enfin, tout au fond du carton, une carte qui, lorsqu’elle l’eut dépliée, se révéla non pas une carte d’Angleterre ni même (comme elle l’avait soupçonné et secrètement espéré) d’Allemagne, mais une carte du ciel.
Mme Armstrong fut tellement désappointée par ses mornes trouvailles que, lorsque l’on frappa à sa porte à minuit passé et qu’un petit homme à l’accent du nord lui livra deux valises, elle ne prit même pas la peine de les ouvrir et se contenta de les laisser tomber dans la chambre déserte.
Leur propriétaire arriva le samedi matin à neuf heures. Elle était sûre de l’heure, comme elle l’expliqua plus tard à sa voisine, Mme Scratchwood, parce que c’était la fin du service religieux à la radio et que les informations allaient commencer. De plus, il était exactement tel qu’elle se l’était imaginé. Pas très grand. Maigre. Genre rat de bibliothèque. Il avait l’air maladif et se frottait le bras, comme s’il venait de se faire mal. Il n’était pas rasé et avait le teint blanc comme… enfin, elle allait dire « blanc comme un linge », sauf qu’elle n’avait pas vu de linge aussi blanc que ça depuis le début de la guerre, en tout cas pas dans son établissement. Il portait des vêtements de bonne qualité, mais chiffonnés, et elle remarqua qu’il manquait un bouton à son pardessus. Il se révélait cependant plutôt agréable. S’exprimait bien. Très bien élevé. Une voix douce. Mme Armstrong n’avait jamais eu d’enfant, jamais eu de fils, mais, si elle en avait eu, il aurait eu à peu près cet âge-là. Bon, disons qu’il avait besoin de se remplumer un peu. Tout le monde pouvait s’en rendre compte.
Elle était très stricte au sujet du loyer. Elle exigeait un mois d’avance — la demande en était faite en bas, dans le hall, avant de conduire les pensionnaires à leur chambre — et cela provoquait toujours une dispute au bout de laquelle elle acceptait en grognant une avance de quinze jours. Mais celui-ci régla sans un murmure. Elle lui demanda sept livres et six shillings. Il lui donna huit livres et, lorsqu’elle prétendit ne pas avoir de monnaie, il se contenta de dire : « Ce n’est pas grave, vous me les rendrez plus tard. » Puis, quand elle lui réclama son carnet de rationnement, il la regarda un instant, l’air fort surpris, et demanda (elle s’en souviendrait jusqu’à la fin de ses jours) : « Vous parlez de ceci ? »
Vous parlez de ceci ? répéta-t-elle, éberluée. Comme s’il n’en avait jamais vu ! Il lui donna le petit livret brun — le précieux passeport hebdomadaire pour cent grammes de beurre, deux cent cinquante grammes de bacon et trois cents grammes de sucre — et lui dit qu’elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. « Je ne m’en suis jamais servi. »
Elle était alors tellement décontenancée qu’elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Elle fourra donc l’argent et les tickets dans son tablier avant qu’il puisse changer d’avis et le conduisit en haut.
Ethel Armstrong était la première à admettre que la chambre cinq de la Pension du Commerce ne valait pas grand-chose. Elle était située au bout d’un corridor auquel on accédait par un escalier biscornu, et n’offrait pour tout mobilier qu’un lit étroit et une armoire. Elle était tellement exiguë qu’on ne pouvait ouvrir la porte convenablement à cause du lit qui bloquait le passage. Il y avait une fenêtre minuscule, tachée de suie, qui donnait sur un vaste tronçon de voie ferrée. En deux ans et demi, cette chambre avait dû voir passer une trentaine d’occupants différents. Aucun n’était resté plus de deux mois et certains avaient même refusé d’y dormir. Mais celui-ci se contenta de s’asseoir au bord du lit, coincé entre ses cartons et ses valises, et d’assurer d’une voix lasse : « Très agréable, madame Armstrong. »
Elle lui exposa rapidement les règles de la maison. Le petit déjeuner était servi à sept heures du matin, le dîner à dix-huit heures trente, « et une collation froide » était toujours disponible à la cuisine pour ceux qui avaient des horaires inhabituels. Il y avait une salle de bains à l’autre bout du corridor, à partager entre les cinq pensionnaires. On leur permettait un bain par semaine à chacun, la hauteur de l’eau ne devant pas excéder quinze centimètres — il y avait un trait sur l’émail —, et il faudrait qu’il s’entende sur un jour avec les autres. Il recevrait quatre boulets de charbon chaque soir pour chauffer sa chambre. Le feu qui brûlait au salon du rez-de-chaussée était éteint à vingt et une heures précises. Quiconque serait surpris à cuisiner, boire de l’alcool ou recevoir des visiteurs dans sa chambre, surtout s’il s’agissait du sexe opposé — il ne put empêcher un pauvre sourire à ces mots —, serait expulsé et le loyer confisqué à titre de dédommagement.
Elle demanda s’il avait des questions, mais il ne répondit pas, au grand soulagement de Mme Armstrong car ce fut l’instant que choisit l’express pour filer en hurlant à près de cent à l’heure tout près de la fenêtre. La petite chambre se mit à trembler avec une telle violence que Mme Armstrong eut la fugitive et épouvantable impression de voir le sol céder sous leurs pieds pour les précipiter tous deux dans sa propre chambre, en dessous, puis dans l’arrière-cuisine pour s’écraser enfin au sous-sol, parmi les jambons cireux et les conserves de pêches si soigneusement amassés dans sa caverne d’Ali Baba.
« Bon, eh bien, fit-elle dès que le bruit se fut apaisé (sinon la maison), je vous laisse au calme, bien tranquille. »
Tom Jericho resta assis sur le bord du lit pendant deux bonnes minutes après avoir entendu les pas descendre l’escalier. Puis il ôta sa veste et sa chemise pour examiner son bras douloureux. Il avait deux hématomes juste sous le coude, nets, violacés, pareils à deux pruneaux, et il se souvint brusquement que Skynner lui avait toujours rappelé un préfet de l’école qui s’appelait Fane, fils d’un évêque qui se plaisait à fouetter à coups de canne les nouveaux élèves dans son bureau, à l’heure du thé, puis à leur faire dire « merci, Fane » ensuite.
Il faisait froid dans la chambre et il se mit à frissonner, sa peau se hérissant de chair de poule. Il se sentait affreusement fatigué. Il ouvrit une de ses valises, en sortit un pyjama qu’il revêtit rapidement, suspendit sa veste et songea défaire le reste de ses vêtements, mais y renonça. Peut-être serait-il envoyé loin de Bletchley dès le lendemain matin. Il se passa la main sur le visage. Il venait juste de lâcher huit livres, plus d’une semaine de salaire, pour une chambre dont il n’aurait peut-être pas besoin. L’armoire s’ébranla lorsqu’il l’ouvrit, et les cintres métalliques émirent un son de carillon mélancolique. Une odeur d’antimite l’agressa et il fourra rapidement les cartons à l’intérieur avant de la fermer et de pousser les valises sous le lit. Puis il tira les rideaux, se coucha sur le matelas plein de bosses et remonta la couverture sous son menton.
Cela faisait trois ans que Jericho menait une existence nocturne, mais il ne s’y était jamais accoutumé. Le fait d’être couché, à écouter les bruits diffus de ce samedi matin, lui donnait l’impression d’être complètement invalide. En bas, quelqu’un se faisait couler un bain. La citerne se trouvait dans le grenier, juste au-dessus de sa tête, et le bruit qu’elle faisait en se vidant et en se remplissant était assourdissant. Il ferma les yeux, mais une carte de l’Atlantique Nord ne cessait de surgir devant lui. Il les rouvrit et le lit se mit à trembler au passage d’un train, ce qui lui rappela Claire. Le 15 h 06 au départ de Londres Euston — arrêts à Willesden, Watford, Apsley, Berkhamstead, Tring, Cheddington et Leighton Buzzard, arrivée à Bletchley à 16 h 19 — il pouvait encore réciter la litanie du trajet, et voir Claire aussi. C’était là qu’il l’avait aperçue la première fois.
Cela devait se passer — quand ? — une semaine après avoir brisé Shark ? Deux jours avant Noël en tout cas. Puck, Atwood, Logie et lui avaient reçu l’ordre de se présenter aux bureaux de Broadway Street, près de la station de métro St James, d’où Bletchley Park recevait toutes ses instructions. « C » lui-même leur avait adressé un petit discours concernant la valeur de leur travail. En remerciement de leur « percée vitale », et sur ordre du premier ministre, ils avaient reçu chacun une poignée de main vigoureuse et une enveloppe contenant un chèque de cent livres à tirer dans une vieille et obscure banque de la City. Ensuite, légèrement embarrassés, ils s’étaient quittés sur le trottoir pour suivre chacun leur chemin — Logie allait déjeuner à l’Amirauté, Puck devait retrouver une fille, Atwood avait un concert à la National Portrait Gallery — et Jericho était retourné à la gare d’Euston pour attraper le train de Bletchley, arrêts à Willesden, Watford, Apsley…
Il songea qu’il n’y avait plus de chèques en vue pour le moment. Churchill allait peut-être exiger qu’on lui rende son argent.
Une cargaison d’un million de tonneaux. Dix mille personnes. Quarante-six U-Boote. Et ce n’était que le début.
C’est tout un ensemble. C’est de la guerre tout entière qu’il s’agit.
Il se tourna vers le mur.
Un autre train passa. Puis un autre. Quelqu’un d’autre prit un bain. Dans la cour, juste sous la fenêtre de Jericho, Mme Armstrong suspendit le tapis du salon sur la corde à linge et entreprit de le battre, fort et en rythme, comme s’il s’agissait d’un pensionnaire en retard de paiement ou d’un inspecteur un peu trop curieux du ministère du Ravitaillement.
L’obscurité se referma sur lui.
Le rêve est une mémoire. La mémoire est un rêve.
Un quai de gare grouillant de monde — des poutrelles métalliques et des pigeons voletant au-dessus d’une marquise de verre sale. De petits groupes chantant des chants de Noël par-dessus les annonces des haut-parleurs. Lueurs d’acier, taches de kaki.
Un rang de soldats penchés de côté sous le poids de leur barda court vers le fourgon de queue. Un marin embrasse une femme enceinte en chapeau rouge et lui donne une tape sur les fesses. Des écoliers qui rentrent chez eux pour Noël, des voyageurs de commerce en pardessus râpé, deux mères maigres et inquiètes en fourrures mitées, une grande femme blonde en manteau gris, bien coupé, lui arrivant aux chevilles et bordé de velours noir au col et aux poignets. Un manteau d’avant-guerre, pense-t-il, on ne fait rien d’aussi beau en ce moment…
Elle passe devant la vitre et il se rend compte avec un petit choc qu’elle a remarqué son regard posé sur elle. Il consulte sa montre et en referme le couvercle d’un coup de pouce. Lorsqu’il relève les yeux, elle pénètre dans le compartiment. Toutes les places sont occupées. Elle hésite. Il se lève pour lui offrir la sienne. Elle le remercie d’un sourire et lui fait signe qu’elle peut se glisser entre lui et la fenêtre. Il acquiesce d’un hochement de tête et se rassoit avec difficulté.
Les portières claquent sur toute la longueur du train, un coup de sifflet retentit, les voitures s’ébranlent. Le quai n’est qu’un amas de monde qui agite la main.
Il est tellement coincé qu’il peut à peine bouger. Une telle promiscuité n’aurait jamais été tolérée avant la guerre, mais à présent, lors de ces trajets aussi interminables qu’inconfortables, hommes et femmes se retrouvent souvent littéralement pressés les uns contre les autres. La cuisse de la jeune femme est collée à la sienne, avec une telle force qu’il sent la fermeté des muscles et des os sous la douceur de la chair. Son épaule est contre la sienne. Leurs jambes se touchent. Son bas bruit contre son mollet. Il perçoit sa chaleur et respire son odeur.
Il fixe les yeux au loin et feint de contempler par la vitre les vilaines maisons qui défilent. Elle est beaucoup plus jeune qu’il ne l’a cru tout d’abord. De profil, son visage n’offre rien d’une joliesse conventionnelle, il est fort, anguleux, et le mot qui lui vient à l’esprit est « harmonieux ». Elle a les cheveux très blonds, noués en arrière. En essayant de faire un mouvement, il lui frôle le sein du coude et il a l’impression qu’il va mourir de honte. Il se confond en excuses, mais elle ne semble pas s’en apercevoir. Elle a un exemplaire du Times replié très petit afin de pouvoir le tenir d’une seule main.
Le compartiment est bondé. Des soldats sont assis par terre et encombrent le couloir. Un caporal de la RAF s’est endormi sur le porte-bagages, serrant son barda dans ses bras comme une belle fille. Quelqu’un se met à ronfler. L’air est lourd des relents de cigarettes bon marché et de corps malpropres. Mais, peu à peu, pour Jericho, tout cela disparaît. Il n’y a plus qu’eux deux qui se balancent avec le train. La peau le brûle là où elle le touche. Les muscles de son mollet sont raidis sous l’effort qu’il fait pour ne pas peser davantage contre elle ni s’écarter.
Il se demande jusqu’où elle va. À chaque fois qu’ils s’arrêtent dans l’une des petites gares du trajet, il craint qu’elle ne descende. Mais non : elle continue à se concentrer sur son petit carré de journal. Les mornes banlieues du nord de Londres s’effacent devant une morne campagne, monochrome en ce sombre après-midi de décembre — des champs gelés, vides de tout bétail, des arbres nus et les lignes sombres et disséminées des haies, des chemins déserts et des hameaux dont les cheminées fumantes font comme des taches de suie sur le paysage blanc.
Une heure s’écoule. Ils ont quitté Leighton Buzzard et sont à cinq minutes de Bletchley quand elle dit soudain : « Ville allemande qui mêle la célébrité de Hamelin à une ville portugaise moins L. »
Il n’est pas sûr d’avoir bien entendu, ni même si la remarque s’adresse bien à lui.
« Pardon ?
— Ville allemande qui mêle la célébrité de Hamelin à une ville portugaise moins L. » Elle répète sa définition comme s’il était stupide. « Sept vertical. Dix lettres.
— Ah, oui, dit-il. Ratisbonne.
— Comment faites-vous ? Je ne crois pas en avoir jamais entendu parler. » Elle tourne son visage vers lui — un nez pointu, une bouche large — mais ce sont les yeux qui le retiennent. Des yeux gris — un gris froid, sans la moindre nuance de bleu. Il ne s’agit pas d’un gris tourterelle, décide-t-il plus tard, ni d’un gris perle. Ils sont du gris qu’ont les nuages de neige juste avant la bourrasque.
« C’est une ville avec une cathédrale. Sur le Danube, je crois. Ville portugaise moins L–Lisbonne moins L, isbonne. La célébrité de Hamelin, bon, ça c’est facile : le rat. Le joueur de flûte qui attirait les rats. Ça donne donc Ratisbonne. »
Il se met à rire mais s’interrompt. Mords-toi donc les doigts, se dit-il. Tu pérores comme un imbécile.
« Il se rationna, en douze lettres.
— C’est une anagramme, réplique-t-il aussitôt. Nationaliser.
— Quand le soleil est connaisseur. Six lettres.
— Ragoût. »
Elle secoue la tête et remplit les cases en souriant. « Comment faites-vous pour trouver si vite ?
— Ce n’est pas difficile. Il faut apprendre à penser comme eux. Le soleil, c’est la divinité Râ, et s’il est connaisseur, c’est qu’il a du goût. Ragoût. Je peux ? »
Il tend le bras et lui prend le journal. La moitié de son cerveau étudie la grille, l’autre moitié l’étudie, elle, sa façon de prendre une cigarette dans son sac et de l’allumer, sa façon de le regarder, la tête légèrement appuyée de côté. Aster, lasso, lavage, landau… C’est la première et la seule fois qu’il restera parfaitement maître de lui durant toute leur relation, et, le temps qu’il trouve les trente définitions et lui rende son journal, ils arrivent aux abords d’une petite ville où se succèdent jardins étroits et hautes cheminées. Derrière la tête de la jeune femme, il voit défiler le spectacle familier des cordes à linge, des abris anti-aériens, des potagers et des petites maisons de brique rouge noircies par la suie des trains. Le compartiment s’assombrit lorsqu’ils arrivent sous la marquise métallique de la gare. « Bletchley, annonce le chef de gare. Bletchley ! »
Il s’excuse : « Je crains que ce ne soit mon arrêt.
— Oui. » Elle contemple pensivement la grille remplie des mots croisés puis se tourne vers lui et lui sourit. « Oui. Je l’avais pratiquement deviné, vous savez ? »
« Monsieur Jericho ! appelle-t-on. Monsieur Jericho ! »
« Monsieur Jericho ! »
Il ouvrit les yeux. Pendant un instant, il ne sut plus où il était. L’armoire se profilait devant lui comme un cambrioleur dans la pénombre.
« Oui. » Il se redressa sur le lit étranger. « Excusez-moi. Madame Armstrong ?
— Il est six heures et quart, monsieur Jericho. » Elle l’appelait en fait du milieu de l’escalier. « Vous voudrez dîner ? »
Six heures et quart ? Il faisait pratiquement nuit dans la chambre. Il tira sa montre de sous son oreiller et l’ouvrit d’un mouvement sec. Il s’aperçut avec surprise qu’il avait dormi presque toute la journée.
« Ce serait très aimable à vous, madame Armstrong. Merci. »
Son rêve lui avait semblé d’une réalité troublante — plus consistant en tout cas que cette chambre remplie d’ombres — et, lorsqu’il rejeta les couvertures pour poser les pieds sur le sol glacé, il eut l’impression de se trouver dans un no man’s land entre deux mondes. Il avait l’étrange conviction que Claire avait pensé à lui, que son subconscient avait en quelque sorte servi de récepteur et qu’il avait capté un message d’elle. C’était une pensée absurde de la part d’un mathématicien, d’un rationaliste, mais il ne pouvait s’en débarrasser. Il trouva sa trousse de toilette et enfila son pardessus sur son pyjama.
Au premier étage, une silhouette en peignoir de flanelle bleue et papillotes blanches sur la tête sortit précipitamment de la salle de bains. Il la salua poliment, mais la femme laissa échapper un petit cri de confusion et remonta le corridor en trottinant. Debout devant le lavabo, il disposa ses affaires de toilette : une mince tranche de savon au phénol, un rasoir mécanique doté d’une lame vieille de plus de six mois, une brosse à dents en bois dont les poils n’étaient plus qu’un maigre friselis, une boîte de poudre dentifrice rose presque vide. Les robinets faisaient un bruit métallique. Il n’y avait pas d’eau chaude. Il se racla le menton pendant une dizaine de minutes au bout desquelles il se retrouva la peau rouge et tachetée de sang. Tout en se frottant le visage avec la serviette rêche, il se dit que c’était en cela que résidait le côté malfaisant de la guerre, dans les détails, les mille petites humiliations : de ne jamais avoir assez de papier hygiénique, de savon, d’allumettes, de bains ou de vêtements propres. C’était la paupérisation des civils. Tous sentaient mauvais, force était de le constater. Une odeur de transpiration flottait sur les îles Britanniques comme un grand brouillard aigre.
Deux autres pensionnaires se trouvaient déjà dans la salle à manger, une certaine Mlle Jobey et un certain M. Bonnyman, et ils entamèrent tous trois une conversation discrète en attendant le dîner. Mlle Jobey était vêtue tout de noir, avec un camée en broche pour fermer le col. Bonnyman portait une tenue de tweed rouille avec tout un assortiment de stylos dépassant de sa poche de poitrine, et Jericho supposa qu’il devait être un des ingénieurs qui travaillaient sur les Bombes. La porte de la cuisine s’ouvrit, et Mme Armstrong apporta leurs assiettes.
« Nous y voilà, chuchota Bonnyman. Courage, mon vieux.
— Arthur, vous n’allez pas encore la mettre en colère », fit Mlle Jobey. Elle lui pinça facétieusement le bras, sur quoi Bonnyman glissa la main sous la table pour lui caresser le genou. Jericho feignit de ne rien remarquer et leur servit à tous un verre d’eau.
« C’est un pâté de pommes de terre, annonça Mme Armstrong sur un ton de défi. Avec de la sauce. Et des pommes de terre. »
Chacun contempla son assiette fumante.
« Comme ça a l’air, euh, nourrissant », finit par commenter Jericho.
Le repas se déroula en silence. Le dessert consistait en une sorte de pomme bouillie agrémentée de custard en poudre. Lorsque la dernière assiette eut été débarrassée, Bonnyman alluma sa pipe et annonça que, comme c’était samedi soir, Mlle Jobey et lui allaient se rendre à l’auberge des Huit Cloches, sur la route de Buckingham.
« Naturellement, nous serions ravis de vous avoir avec nous, ajouta-t-il sur un ton qui impliquait clairement que, naturellement, il ne serait pas ravi du tout. Avez-vous prévu quelque chose ?
— C’est très gentil à vous, mais j’ai déjà prévu quelque chose. Une chose bien particulière en fait. »
Une fois les autres partis, il aida Mme Armstrong à débarrasser la table puis sortit dans le jardin pour examiner sa bicyclette. Il faisait presque nuit et l’air avait un mordant qui annonçait le gel. Les lumières fonctionnaient encore. Il nettoya la bande blanche réglementaire sur le garde-boue et gonfla un peu les pneus.
À huit heures, il était remonté dans sa chambre. À dix heures et demie, Mme Armstrong s’apprêtait à ranger son tricot pour aller se coucher quand elle l’entendit descendre. Elle entrouvrit alors sa porte, juste à temps pour le voir atteindre le bout du corridor et sortir dans la nuit.
La lune défiait le couvre-feu en projetant une lueur bleutée sur les champs gelés, une lueur assez vive pour qu’on pût circuler à bicyclette. Oscillant d’un côté puis de l’autre pour gravir la côte à la sortie de Bletchley, Jericho se mit en danseuse et appuya fort sur les pédales, comme s’il cherchait à rattraper son ombre qui se détachait nettement devant lui, sur la chaussée. Le ronronnement d’un bombardier qui rentrait à la base se fit entendre au loin.
La route s’aplatit bientôt et Jericho se rassit sur la selle. Il avait eu beau s’échiner sur sa pompe, les pneus restaient à demi dégonflés et le manque d’huile grippait un peu les roues et la chaîne. La progression était difficile, mais cela ne dérangeait pas Jericho. Il agissait, et c’était tout ce qui comptait. Un peu comme quand on brisait des codes. Quelque désespérée que pût paraître la situation, la règle était de ne jamais cesser de faire quelque chose. Alan Turing disait toujours qu’on ne trouvait pas la solution d’un cryptogramme en se contentant de le regarder.
Il parcourut trois bons kilomètres sans quitter la route qui montait en pente douce vers Shenley Brook End. Il s’agissait à peine d’un village, guère plus qu’un hameau en fait, une douzaine de maisons, principalement des logements d’ouvriers agricoles. Il ne voyait pas encore les habitations, abritées dans un léger creux, mais un certain virage et l’odeur du feu de bois lui indiquèrent qu’il ne devait plus être loin.
À l’entrée du hameau, sur la gauche, il y avait une trouée dans une haie d’aubépine où un sentier semé d’ornières conduisait à une petite chaumière isolée. Jericho s’y engagea puis freina, ses pieds glissèrent sur la boue gelée. Une chouette blanche d’une taille incroyable s’envola d’une branche toute proche et traversa le champ à coups d’ailes silencieux. Jericho examina la maison. Était-ce le fruit de son imagination ou un soupçon de lumière filtrait-il par la fenêtre du rez-de-chaussée. Il descendit de bicyclette et poussa son engin vers la maison.
Il se sentait merveilleusement calme. Au-dessus du toit de chaume, les constellations brillaient comme les lumières d’une ville — la Petite Ourse et l’Étoile polaire, Pégase et Céphéide, le M aplati de Cassiopée avec la Voie lactée qui passait à travers. Aucune lueur terrestre ne ternissait leur éclat. On peut au moins remercier le black-out pour ça, pensa-t-il. Il nous a rendu les étoiles.
La porte était massive et cloutée de fer. Il eut l’impression de frapper sur de la pierre. Il attendit trente secondes puis recommença.
« Claire ? appela-t-il. Claire ? »
Il y eut un silence, puis : « Qui est là ?
— C’est Tom. »
Il respira à fond et se prépara, comme pour recevoir un coup. La poignée tourna et la porte s’ouvrit légèrement, juste assez pour montrer une femme brune d’une bonne trentaine d’années et à peu près de la taille de Jericho. Elle portait des lunettes rondes et un manteau épais, et tenait à la main un livre de prières.
« Oui ? »
Pendant un instant, il demeura sans voix. « Excusez-moi, dit-il enfin. Je cherche Claire.
— Elle n’est pas là.
— Pas là ? » répéta-t-il, désespéré. Il se souvint brusquement que Claire habitait avec une certaine Hester Wallace (« Elle travaille à la Hutte 6 et elle est adorable »). Curieusement, il l’avait complètement oubliée. Elle ne parut pas si adorable que ça à Jericho. Elle avait un visage mince, comme coupé en deux par un nez long et acéré. Ses cheveux étaient tirés en arrière sur un front inquisiteur. « Je suis Tom Jericho. » Elle ne répliqua rien. « Claire vous a peut-être parlé de moi ?
— Je lui dirai que vous êtes passé.
— Rentrera-t-elle bientôt ?
— Je n’en ai aucune idée, je suis désolée. »
Elle voulut refermer la porte mais Jericho l’en empêcha en posant son pied devant. « Je sais que ceci est terriblement grossier de ma part, mais ne me serait-il pas possible de l’attendre à l’intérieur ? Vraiment pas ? »
La femme examina son pied puis son visage. « Je crains que ce ne soit impossible. Bonsoir, monsieur Jericho. » Puis elle repoussa la porte avec une force étonnante.
Jericho recula d’un pas sur l’allée. Il n’avait pas prévu cette situation. Il consulta sa montre. Onze heures venaient de sonner. Il ramassa sa bicyclette et retourna vers la route, mais, au dernier moment, au lieu de remonter dessus, il la poussa vers la gauche et suivit la haie. Il finit par coucher la bicyclette par terre et s’enfonça dans l’ombre pour attendre.
Au bout de dix minutes, la porte de la chaumière s’ouvrit et se referma, puis il entendit qu’on poussait une bicyclette sur la pierre. C’était bien ce qu’il avait escompté : Mlle Wallace était habillée parce qu’elle travaillait dans l’équipe de nuit. Une petite tache de lumière jaune apparut, oscilla brièvement de côté puis se dirigea droit sur lui. Hester Wallace passa à moins de six mètres de lui sous le clair de lune, les genoux en mouvement, les coudes décollés, aussi anguleuse qu’un vieux parapluie. Elle s’arrêta à l’entrée de la route et enfila un brassard fluorescent. Jericho s’enfonça davantage dans les buissons d’aubépine. Trente secondes plus tard, elle avait disparu. Il attendit un quart d’heure plein au cas ou elle aurait oublié quelque chose, puis retourna vers la maison.
Il n’y avait qu’une seule clé — une grosse clé ouvragée en fer qui aurait mieux convenu à une cathédrale. Il se rappela qu’elle était cachée sous un morceau d’ardoise, à l’abri d’un pot de fleurs. L’humidité avait fait gonfler le bois et il dut pousser la porte fort pour l’ouvrir, laissant un arc imprimé sur le dallage de pierre. Il alla remettre la clé à sa place et referma la porte derrière lui avant d’allumer la lumière.
Il n’était entré dans cette maison qu’une seule fois auparavant, mais il n’y avait pas grand-chose à se rappeler. Deux pièces au rez-de-chaussée : un salon aux poutres basses et une cuisine attenante.
Sur sa gauche, un escalier étroit conduisait à un petit palier. La chambre de Claire donnait en façade, sur la route, celle d’Hester était au fond.
La salle d’eau se limitait à des waters chimiques auxquels on accédait par la cuisine, juste derrière la porte de service. Il n’y avait pas de salle de bains. Un tub en métal galvanisé se rangeait dans la remise, à côté de la cuisine, et l’on prenait son bain devant le fourneau. La maison dans son ensemble était froide, étriquée et sentait le moisi.
Il se demandait pourquoi Claire restait là.
Oh, mais chéri, c’est tellement mieux que d’avoir une horrible logeuse derrière mon dos…
Jericho fit deux pas sur le tapis usé et s’immobilisa. Pour la première fois, il commença à se sentir mal à l’aise. Partout où il regardait, il voyait les signes d’une vie qui se déroulait parfaitement sans lui — la porcelaine bleu et blanc dépareillée dans le buffet, le vase rempli de jonquilles, les piles de Vogue d’avant-guerre, jusqu’à la disposition des meubles (les deux fauteuils et le canapé rassemblés douillettement autour de l’âtre). Le moindre minuscule détail domestique semblait prémédité et significatif.
Il n’avait rien à faire ici.
Il faillit vraiment partir à ce moment-là. La seule chose qui l’arrêta fut la pensée plus ou moins pathétique qu’il n’avait nulle part en particulier où aller. Bletchley Park ? Albion Street ? King’s ? Sa vie semblait devenue un labyrinthe d’impasses.
Mieux valait rester ici plutôt que de fuir à nouveau, pensa-t-il. Elle ne manquerait pas de revenir bientôt.
Bon sang, mais qu’est-ce qu’il faisait froid ! Ses os étaient de glace. Il arpenta la pièce exiguë en baissant la tête pour ne pas heurter les grosses poutres. Le foyer contenait des cendres blanches et quelques morceaux de bois noircis. Il prit place d’abord sur un fauteuil, puis il essaya l’autre. Il faisait ainsi face à la porte. Le canapé se trouvait à sa droite. Le jeté de lit était en soie rose élimée et les coussins n’avaient plus de consistance tant ils avaient perdu de plumes. Les ressorts avaient cédé depuis longtemps et, dès qu’on y prenait place, on touchait pratiquement le sol et on avait toutes les peines du monde à en sortir. Il se rappelait ce canapé et le contempla longuement, comme un soldat pourrait contempler le champ de bataille d’une guerre irrémédiablement perdue.
Ils descendent du train ensemble et remontent le sentier jusqu’au parc. Sur leur gauche, le stade a été labouré et divisé en lopins pour l’« effort de guerre en vue de la campagne pour la victoire ». Sur leur droite, l’enchevêtrement familier de constructions basses apparaît derrière la clôture. Les gens marchent d’un pas vif pour échapper au froid. Cet après-midi de décembre est âpre et brumeux et le jour se laisse gagner par la pénombre.
Elle lui explique qu’elle est allée fêter son anniversaire à Londres. Quel âge lui donne-t-il ?
Il n’a aucun indice. Dix-huit ans peut-être ?
Vingt, réplique-t-elle, triomphante. La sagesse. Et lui, que faisait-il en ville ?
Il ne peut pas le lui révéler, évidemment. Pour affaires, dit-il. Juste pour affaires.
Pardon, s’excuse-t-elle, elle n’aurait pas dû poser cette question. Elle n’arrive pas encore à se faire à « ce qu’il faut et ne faut pas savoir ». Il y a trois mois qu’elle est à Bletchley Park et elle déteste ça. Son père travaille au Foreign Office et lui a obtenu ce poste pour la mettre en sécurité. Il est là depuis combien de temps ?
Trois ans, répond Jericho, et il ne faut pas qu’elle s’inquiète : ça va aller mieux.
Ah ! soupire-t-elle. C’est facile à dire pour lui, mais lui au moins, il doit faire quelque chose d’intéressant ?
Pas vraiment, répond-il, mais il se dit qu’il va avoir l’air ennuyeux, alors il ajoute : « Enfin, si, c’est relativement intéressant, je crois. »
En réalité, il a du mal à soutenir sa part de conversation. Le seul fait de marcher près d’elle le trouble suffisamment. Ils sombrent dans le silence.
Il y a près de la grille d’entrée un panneau où est annoncé un concert de la Bletchley Park Music Society qui doit interpréter le Musikalisches Opfer de Bach. « Oh, regardez ça ! s’exclame-t-elle. J’adore Bach. » Ce à quoi Jericho réplique avec un enthousiasme non feint que c’est son compositeur préféré. Heureux d’avoir enfin un sujet de conversation, il se lance dans un long discours sur la fugue à six voix du Musikaliches Opfer, que Bach est censé avoir improvisée à main levée pour le roi Frédéric le Grand, exploit équivalent à celui de disputer et de gagner simultanément soixante parties d’échecs en aveugle. Peut-être sait-elle que la dédicace de Bach à son souverain — Regis Iussu Cantio et Reliqua Canonica Arte Resoluta — donne de façon assez intéressante l’acrostiche ricercar, qui signifie « chercher » ?
Non, curieusement, elle ne le sait pas.
Ce monologue de plus en plus désespéré les conduit aux huttes où ils s’arrêtent tous les deux, puis, après un nouveau silence gêné, ils finissent par se présenter. Elle lui tend la main — sa poignée de main est chaude et ferme, mais ses ongles le surprennent : ils sont affreusement rongés, la chair presque à nu. Elle s’appelle Romilly, Claire Romilly. Cela sonne bien, Claire Romilly. Il lui souhaite un joyeux Noël et s’éloigne, mais elle le rappelle. Elle espère qu’il ne la trouvera pas trop effrontée, mais n’aimerait-il pas l’accompagner au concert ?
Il n’est pas sûr, il ne sait pas…
Elle note l’heure et la date sur le Times, juste au-dessus de la grille de mots croisés — le 27 décembre, à vingt heures quinze — et le lui fourre dans les mains. Elle achètera les billets. Elle le retrouvera là-bas.
Je vous en prie, ne dites pas non.
Et elle disparaît avant qu’il ait le temps de trouver une excuse.
Il est censé être de service le soir du 27, mais il ne sait pas où la trouver pour se décommander. Et puis il se rend compte que, de toute façon, il a plutôt envie d’y aller. Il rappelle donc à Arthur Brooke une faveur que celui-ci lui doit et attend devant la salle des fêtes. Il attend, et attend encore. Enfin, alors que tout le monde est déjà entré et qu’il s’apprête à abandonner, elle surgit de l’obscurité en courant, souriant ses excuses.
Le concert est meilleur qu’il ne l’a espéré. Tous les membres du quintette travaillent au parc et ont joué autrefois professionnellement. La harpiste est particulièrement remarquable. Dans le public, les femmes portent des robes longues et les hommes sont en tenue de soirée. Soudain, et pour la première fois dont il puisse se souvenir, la guerre lui semble très loin. Alors que les dernières notes du troisième canon (per motum contrarium) s’éteignent, il risque un regard en direction de Claire et découvre qu’elle le regarde aussi. Elle lui touche le bras et, quand le quatrième canon (per augmentationem, contrario motu) commence, il se sent complètement perdu.
Il lui faut ensuite filer directement aux baraques : il a promis d’être rentré avant minuit. « Pauvre monsieur Jericho, dit-elle, exactement comme Cendrillon… » Mais c’est elle qui propose qu’ils se retrouvent au concert de la semaine suivante (Chopin) et, à la fin de ce second concert, ils descendent la colline jusqu’à la gare pour prendre un chocolat au buffet.
« Alors, dit-elle, lorsqu’il revient du comptoir avec deux tasses de mousse brunâtre. Qu’ai-je le droit d’apprendre à votre sujet ?
— À mon sujet ? Oh, je suis bien ennuyeux.
— Je ne crois pas que vous soyez ennuyeux du tout. En fait, j’ai même entendu dire que vous étiez plutôt brillant. » Elle allume une cigarette et il remarque une nouvelle fois la façon particulière qu’elle a d’inhaler la fumée, l’avalant presque entièrement puis rejetant la tête en arrière pour l’exhaler par les narines. Il se demande s’il s’agit d’une nouvelle mode. « Je suppose que vous êtes marié ? » avance-t-elle.
Il manque s’étrangler avec son chocolat. « Mon Dieu, non. Enfin, je veux dire, je serais difficilement…
— Fiancée ? Petite amie ?
— Vous me faites marcher. » Il prend un mouchoir et se tamponne le menton.
« Des frères ? Des sœurs ?
— Non, non.
— Des parents ? Même vous, vous devez avoir des parents.
— Je n’en ai plus qu’un.
— Pareil pour moi, intervient-elle. Ma mère est morte.
— Comme c’est horrible. Je suis désolé. Ma mère, elle, est particulièrement vivante, je dois dire. »
Et la conversation se poursuit ainsi, avec ce plaisir jusqu’alors jamais goûté de parler de soi. Les yeux gris ne quittent pas un instant son visage. Les trains se succèdent dans l’obscurité, laissant derrière eux un jet de suie et d’air chaud. Les clients vont et viennent. « Mais je vois tout ce que je veux savoir », chante un crooner à la radio, dans un coin de la salle. « Car la lune, on ne peut pas la noircir… » Il se surprend à dire à sa compagne des choses dont il n’a jamais parlé auparavant — au sujet de la mort de son père et du remariage de sa mère, de son beau-père (un homme d’affaires qu’il déteste), de ses découvertes en astronomie, puis en mathématiques…
« Et ce que vous faites ici maintenant ? dit-elle. Vous en êtes heureux ?
— Heureux ? » Il se réchauffe les mains sur la tasse et examine la question. « Non, je ne dirais pas cela. C’est trop exigeant… c’est même effrayant, en un sens.
— Effrayant ? » Les grand yeux s’agrandissent encore sous l’effet de la curiosité. « Comment ça, effrayant ?
— À cause de ce qui peut arriver… » (Tu te vantes, se dit-il. Arrête ça tout de suite.) « À cause de ce qui peut arriver si l’on se trompe, je suppose. »
Elle allume une autre cigarette. « Vous travaillez dans la Hutte 8, n’est-ce pas ? Et la Hutte 8, c’est la section navale ? »
Cela le ramène à la réalité avec un sursaut. Il regarde vivement autour de lui. Un autre couple se tient la main et chuchote à la table d’à côté. Quatre types de l’armée de l’air jouent aux cartes. Une serveuse en tablier graisseux frotte le comptoir. Personne ne semble avoir entendu.
« D’ailleurs, dit-il d’un ton léger, je crois qu’il faut que j’y aille. »
Au coin de Church Green Road et de Wilton Avenue, elle dépose un baiser rapide sur sa joue.
La semaine suivante, c’est du Schumann, suivi d’un steak aux rognons et d’un pudding fourré à la confiture au restaurant anglais de Bletchley Road (Deux plats pour onze pence), et cette fois, c’est à son tour à elle de parler. Sa mère est morte quand elle avait six ans, raconte-t-elle, et son père l’a traînée d’ambassade en ambassade. Sa famille avait été une procession de nounous et de gouvernantes. Du moins avait-elle appris quelques langues étrangères. Elle avait voulu s’enrôler dans les Wrens, mais son père ne l’avait pas laissée faire.
Jericho lui demande à quoi ressemblait Londres pendant le Blitz.
« Oh, c’était très drôle, en fait. Plein d’endroits où aller. Le Milroy, le Four Hundred. Une sorte de gaieté du désespoir. Nous avons tous dû apprendre à vivre pour le moment présent, vous ne pensez pas ? »
Lorsqu’ils se séparent, elle l’embrasse à nouveau, ses lèvres sur une joue, sa main fraîche sur l’autre.
En y repensant, c’est vers cette époque, à la mi-janvier, qu’il aurait dû commencer à tenir un descriptif de ses symptômes, car c’est à ce moment-là qu’il commence à perdre son équilibre mental. Il se réveille avec une sensation d’euphorie légère. Il se précipite dans la hutte en sifflotant. Pendant ses heures de repos, il fait de grandes balades autour du lac en emportant du pain pour les canards — juste pour faire de l’exercice, se dit-il, mais c’est en fait pour scruter la foule au cas où il la verrait. Par deux fois d’ailleurs, il l’aperçoit, et, en une occasion, elle le voit aussi et lui fait signe.
Lors de leur quatrième rencontre (la cinquième si l’on compte leur rencontre dans le train), elle insiste pour faire quelque chose de différent, aussi se rendent-ils au cinéma municipal, sur High Street, pour voir le dernier film de Noël Coward, In Which We Serve.
« Et vous voulez vraiment me faire croire que vous n’avez jamais mis les pieds ici ? »
Ils font la queue pour les tickets. Le film n’est sorti que depuis la veille et la file d’attente s’étire jusqu’au coin d’Aylesbury Street.
« Non, je vous assure, pour être honnête, non.
— Mon Dieu, Tom, vous êtes un drôle de bonhomme. Je crois que je mourrais de rester coincée à Bletchley sans même pouvoir aller au cinéma. »
Ils prennent place au fond de la salle, et elle passe son bras sous le sien. La lueur du projecteur, juste au-dessus d’eux, projette un kaléidoscope de bleus et de gris dans la poussière et la fumée de cigarette. Le couple assis près d’eux s’embrasse. Une femme rit. Une fanfare de trompettes annonce les informations, et là, sur l’écran, de longues colonnes de prisonniers allemands, un nombre incroyable, marchent péniblement dans la neige pendant que le commentateur parle avec excitation de la percée de l’Armée rouge sur le front oriental. Staline apparaît, bardé de médailles, sous un tonnerre d’applaudissements. Quelqu’un crie : « Hip, hip, hip, hourra pour l’oncle Joe ! » Les lumières s’allument puis s’éteignent à nouveau et Claire lui serre le bras. Le grand, film commence — « C’est l’histoire d’un navire… » — avec Coward dans le rôle d’un capitaine de la Royal Navy d’une courtoisie invraisemblable. L’action éclate par rafales. « Vaisseau en feu… Torpille à tribord, mon capitaine… Continuez de tirer… » Au plus fort de la bataille qui se déroule sur l’eau, Jericho regarde autour de lui les reflets des explosions de celluloïd sur les visages captivés, et il prend soudain conscience qu’il participe à tout cela — qu’il y tient un rôle distant mais vital — et que personne ne le sait, que personne ne le saura jamais… Après le générique de fin, les haut-parleurs entament « God Save the King » et tout le monde se lève, beaucoup de spectateurs se sentant tellement émus par le film qu’ils se mettent à chanter aussi.
Ils ont laissé leurs bicyclettes pratiquement au bout d’une ruelle qui longe le cinéma. À quelques pas de là, une forme semble se frotter contre le mur. Alors qu’ils se rapprochent, ils s’aperçoivent qu’il s’agit d’un soldat dont le manteau enveloppe une fille. Celle-ci a le dos collé à la brique et son visage blanc les regarde dans l’ombre comme un animal du fond de son terrier. Le mouvement s’interrompt le temps que Claire et Jericho récupèrent leurs bicyclettes, puis reprend de plus belle.
« Quelle attitude curieuse. »
Il dit cela sans réfléchir. À sa surprise, Claire éclate de rire.
« Qu’y a-t-il ?
— Rien », assure-t-elle.
Ils sont debout sur le trottoir et tiennent leurs bicyclettes pour laisser passer un camion aux phares assombris et dont la boîte de vitesses grince tandis qu’il remonte Watling Street en direction du nord. Claire cesse de rire.
« Venez voir ma maison, Tom, propose-t-elle d’une voix presque plaintive. Il n’est pas si tard et je voudrais tellement vous la montrer. »
Aucune excuse ne lui vient et il n’a pas envie d’en trouver une.
Elle lui fait traverser la ville et continue de rouler devant bien au-delà du parc. Ils ne parlent pas pendant plus d’un quart d’heure et il commence à se demander où elle l’emmène. Enfin, alors qu’ils tressautent sur le sentier qui conduit à la chaumière, elle lui lance par-dessus son épaule : « C’est chouette, non ?
— C’est, heu, à l’écart des sentiers battus.
— Allons, ne soyez pas cruel », proteste-t-elle en feignant d’être vexée.
Elle lui raconte comment elle l’a dénichée, complètement à l’abandon, et comment elle a convaincu le fermier qui la possède de la lui louer. À l’intérieur, le mobilier, qui a connu des jours meilleurs, provient de la maison d’une vieille tante de Kensington, qui a été fermée pendant le Blitz et jamais rouverte.
L’escalier craque de façon si inquiétante que Jericho se demande si leur poids conjugué ne va pas l’arracher du mur. La maison n’est qu’une ruine, glaciale de surcroît. « Et c’est là que je dors, » annonce-t-elle. Il la suit dans une chambre tout de rose et de crème, remplie de plumes, fourrures et soieries d’avant la guerre, pareille à une grosse boîte de déguisements. Une lame de parquet mal scellée claque sous ses pieds comme un coup de feu. Il y a trop de détails pour que l’œil puisse tout enregistrer, trop de cartons à chapeaux, boîtes à chaussures, coffrets à bijoux, flacons de maquillage… Elle ôte son manteau et le laisse tomber par terre pour se jeter à plat ventre sur le lit. Puis elle se soulève sur les coudes et fait tomber ses souliers. Quelque chose semble l’amuser.
« Et ça, qu’est-ce que c’est ? » Jericho, affolé, a battu en retraite sur le palier et regarde la seule autre porte.
« Oh, c’est la chambre d’Hester, lance-t-elle.
— Hester ?
— Une saleté de bureaucrate a découvert où j’habitais et a décrété que si j’avais deux chambres, il fallait que je partage. Alors Hester est arrivée. Elle travaille à la Hutte 6 et elle est vraiment adorable. Elle m’a à la bonne. Vous pouvez regarder. Ça ne la dérangera pas. »
Il frappe. Il n’y a pas de réponse, alors il ouvre la porte. Une autre toute petite chambre, mais celle-ci est quasi spartiate, semblable à une cellule : un lit de cuivre, un broc et une cuvette sur la table de toilette, quelques livres empilés sur une chaise. Premier manuel d’allemand de Ableman. Il l’ouvre. « Der Rhein ist etwas langer als die Elbe ». Le Rhin est d’une certaine façon plus long que l’Elbe. Il entend la détonation du plancher derrière lui, et Claire lui prend le livre des mains.
« On ne fouille pas, mon chéri. Ce n’est pas poli. Venez, allumons un feu et prenons un verre. »
En bas, il s’agenouille devant l’âtre et froisse un exemplaire du Times en boule. Il empile du petit bois et coiffe le tout de deux bûches minuscules avant d’enflammer le papier. La cheminée tire avec voracité et aspire la fumée avec un grondement.
« Regardez-vous, vous n’avez même pas retiré votre manteau ! »
Il se relève, chasse la poussière de son pardessus et se tourne vers elle. Jupe grise, pull de cashmere bleu marine, un rang de perles d’un blanc crémeux sur sa gorge laiteuse — l’uniforme immuable et passe-partout de la bourgeoise anglaise. Elle parvient miraculeusement à paraître à la fois très jeune et très mûre.
« Venez ici. Laissez-moi faire. »
Elle pose les verres et commence à déboutonner son pardessus.
« Ne me dites pas, souffle-t-elle, ne me dites pas que vous ne saviez pas ce qu’ils faisaient, derrière ce cinéma ? »
Même pieds nus, elle est aussi grande que lui.
« Bien sûr que je savais…
— À Londres, ces temps-ci, les filles appellent ça une “partie au mur”. Qu’en pensez-vous ? On dit qu’on ne peut pas tomber enceinte comme ça… »
Instinctivement, il ramène son manteau autour d’elle. Elle passe ses bras derrière lui.
Merde, merde, merde.
Il se lança en avant pour s’arracher à son fauteuil et envoya les images se fracasser sur la pierre froide. Il fit deux fois le tour du salon minuscule puis pénétra dans la cuisine. Tout était propre, balayé, bien rangé. L’œuvre d’Hester, devina-t-il, sûrement pas celle de Claire. Le feu avait brûlé très doucement dans le fourneau, et celui-ci était encore tiède mais Jericho résista à la tentation de rajouter un peu de charbon. Il était une heure moins le quart. Où était-elle ? Il retourna dans le salon, hésita au pied de l’escalier et commença à monter. Le plâtre du mur était humide et s’effritait sous les doigts. Il décida d’essayer d’abord la chambre d’Hester. Elle était exactement telle qu’elle se présentait six semaines plus tôt. Une paire de souliers de marche au pied du lit. Un placard plein de vêtements sombres. Le même manuel d’allemand. An Seinen Ufern sind Berge, Felsen und malerische Schlösser aus den ältesten Zeiten. Sur ses rives se dressent des montagnes, des rochers et des châteaux pittoresques des temps anciens. Il le referma et retourna sur le palier.
Et là, enfin, la chambre de Claire.
Il savait à présent ce qu’il allait faire, même si sa conscience lui disait que c’était mal et si sa raison lui assurait que c’était stupide. Sur le principe, il était tout à fait d’accord. Comme n’importe quel bon garçon, il avait appris son Ésope et savait que « qui écoute aux portes entend plus qu’il ne désire » — mais depuis quand, se dit-il en commençant à ouvrir la porte, depuis quand ce trait de pieuse sagesse arrêtait-il qui que ce soit ? Une lettre, un journal intime, un message — tout ce qui pourrait l’aider à comprendre pourquoi. Il fallait qu’il sache, il le fallait, même si les chances d’en tirer le moindre réconfort étaient nulles. Où était-elle ? Se trouvait-elle avec un autre homme ? Était-elle en train de faire ce que toutes les filles de Londres appelaient, mon chéri, une partie au mur ?
Il se sentit soudain furieux et se comporta dans la chambre comme un cambrioleur : il tira et renversa les tiroirs, balaya bijoux et babioles des étagères, jeta les vêtements par terre puis arracha draps et couvertures avant de retourner le matelas dans un nuage de poussière, de parfum et de plumes d’autruche.
Dix minutes plus tard, il allait se terrer dans un coin et posait sa tête sur une pile de fourrures et de soie.
« Vous êtes une épave, lui avait dit Skynner. Vous êtes fini. Vous avez tout fichu par terre. Peut-être rencontrerez-vous quelqu’un de plus adapté que la personne que vous fréquentiez ici. »
Skynner était donc au courant, et Logie avait paru connaître lui aussi l’existence de Claire. Comment l’avait-il appelée, déjà ? La « blonde arctique » ? Peut-être étaient-ils tous au courant ? Puck, Atwood, Baxter, tout le monde ?
Il fallait qu’il sorte, qu’il s’éloigne de l’odeur de son parfum, de la vision de ses vêtements.
Et ce fut cette décision qui changea tout car c’est seulement lorsqu’il fut sorti sur le palier, le dos appuyé contre le mur et les yeux clos, qu’il prit conscience d’avoir manqué quelque chose.
Il retourna lentement, à pas comptés, dans la chambre. Silence. Il franchit le seuil et recommença. Silence toujours. Il s’agenouilla. L’un des tapis de la tante de Kensington recouvrait le plancher, quelque chose d’oriental, taché et soigneusement râpé. Il ne faisait pas plus de deux mètres carrés. Jericho le roula et le posa sur le lit. Le parquet ainsi découvert se révélait gauchi par l’âge, patiné, fixé aux solives par des clous couleur de rouille auxquels on n’avait pas touché depuis deux siècles — à l’exception d’un seul endroit où un segment de la lame d’origine, d’une cinquantaine de centimètres peut-être, tenait grâce à quatre vis toutes neuves et rutilantes. Il assena une claque de triomphe sur le plancher.
« Y a-t-il un autre point sur lequel vous voudriez attirer mon attention, monsieur Jericho ?
— Oui, le curieux incident de la lame de parquet qui craque.
— Mais le parquet n’a pas craqué.
— Justement, c’est ça, le curieux incident. »
Il n’aperçut pas d’outil adéquat dans la chambre en fouillis, aussi descendit-il à la cuisine pour prendre un couteau. C’était un couteau à manche de nacre avec un R gravé dessus. Parfait. C’est tout juste s’il ne traversa pas le salon en bondissant. L’extrémité du couteau s’immisçait parfaitement dans la fente de la vis qui se desserra sans problème et sortit en douceur. Il en alla de même des trois autres. La lame de parquet se souleva et découvrit une masse de crin de cheval et le plâtre du plafond en dessous. La cavité était profonde d’une quinzaine de centimètres. Jericho retira son pardessus et sa veste puis roula sa manche avant de s’allonger sur le côté pour plonger la main dans le trou. Au départ, il ne ressortit que des débris divers, principalement de vieux bouts de plâtre et des fragments de brique, mais il continua de fouiller jusqu’à ce qu’il tombe sur un morceau de papier, et laissa alors échapper un cri de victoire.
Il remit tout en place, plus ou moins. Il remit les vêtements sur les cintres, rangea les sous-vêtements et les foulards dans les tiroirs et les tiroirs dans la commode d’acajou. Il entassa les bijoux dans leur coffret de cuir et en laissa artistiquement traîner d’autres sur les étagères, parmi les flacons, les pots et les paquets dont la plupart étaient vides.
Il exécuta tout cela mécaniquement, comme un automate.
Il refit le lit, poussa le tapis et lissa l’édredon avant de jeter le couvre-lit de dentelle dessus, où il se posa comme un filet de chasse. Puis Jericho s’assit au bord du matelas et contempla son œuvre. Pas mal. Bien sûr, dès qu’elle commencerait à chercher ses affaires, elle s’apercevrait que quelqu’un les avait déplacées, mais au premier coup d’œil, la chambre semblait telle qu’auparavant. À part pour le trou dans le plancher, évidemment. Il ne savait trop que faire. Cela dépendait s’il replaçait ou non les documents à l’intérieur. Il les tira de sous le lit et les étudia à nouveau.
Il s’agissait de quatre feuilles de format standard, 21 × 27 centimètres. Il en approcha une de la lumière. C’était du mauvais papier de guerre, de celui qu’on consommait à la tonne à Bletchley. C’est tout juste si Jericho ne distinguait pas une forêt pétrifiée dans sa grossière trame jaune — l’ombre des feuillages et des tiges, le contour estompé des écorces et des fougères.
Dans le coin supérieur gauche de chaque message figurait la fréquence sur laquelle il avait été transmis — 12 260 kHz — et dans le coin supérieur droit, son HDI, heure d’interception. Les quatre messages avaient été émis à très peu d’intervalle les uns des autres le 4 mars, soit neuf jours plus tôt, le premier à vingt et une heures trente et le dernier à minuit. Chaque message consistait en un signal d’appel, ADU, puis en environ deux cents groupes de cinq lettres. Cela constituait déjà un indice important. Cela signifiait en effet qu’il ne pouvait s’agir de messages de la marine : les signaux de la Kriegsmarine étaient émis par groupes de quatre lettres. Ils émanaient donc probablement de l’armée de terre allemande ou de la Luftwaffe.
Elle avait dû les voler dans la Hutte 3.
Pour la deuxième fois, l’importance des implications possibles le frappa comme un grand coup à l’estomac. Il classa les messages à la suite les uns des autres sur l’oreiller de Claire et, tel un avocat de la défense, essaya de toutes ses forces de trouver une explication innocente. Un acte de malveillance stupide ? C’était possible. Elle ne s’était certainement jamais beaucoup préoccupée de sécurité — lorsqu’elle avait parlé tout fort de la Hutte 8 au buffet de la gare, lorsqu’elle lui avait demandé ce qu’il faisait ou essayé de lui dire ce qu’elle faisait. Un défi ? Là encore, c’était possible. Elle était capable de n’importe quoi. Mais cette cavité dans le plancher, la froide détermination que cela sous-entendait, attira son regard et anéantit sa plaidoirie.
Un son, un bruit de pas en bas le tira de sa rêverie et le fit se relever promptement.
Il fit « Oui ? » d’une voix qui suggérait plus de courage qu’il n’en éprouvait. Il s’éclaircit la gorge. « Oui ? » répéta-t-il. Alors il entendit à nouveau quelque chose, de toute évidence un bruit de pas qui, de toute évidence, venait maintenant du dehors et déclencha en lui une décharge d’adrénaline. Il se dirigea prestement vers la porte de la chambre et éteignit la lumière de sorte que le seul éclairage de la maison proviendrait du salon. Si quelqu’un s’avisait de monter, il distinguerait ainsi les silhouettes sans qu’on puisse le repérer. Mais rien ne se produisit. Peut-être essayait-on de s’introduire par l’arrière de la maison ? Il se sentit affreusement vulnérable. Il entreprit de descendre précautionneusement l’escalier, tressaillant au moindre grincement. Un courant d’air froid l’assaillit.
La porte d’entrée était grande ouverte.
Il dévala la demi-douzaine de marches et se précipita dehors, juste à temps pour voir le feu arrière rouge d’une bicyclette déboucher du sentier et disparaître sur la route.
Il se lança à la poursuite de l’intrus mais abandonna au bout d’une vingtaine de foulées. Il n’avait aucune chance de rattraper le cycliste.
Il gelait en profondeur. Partout, le sol brillait d’un éclat bleuté à la fois morne et lumineux. Les branches de l’arbre dénudé se dressaient contre le ciel comme autant de vaisseaux sanguins. Deux traces de pneus étaient imprimées sur la glace lisse, celle de l’aller et celle du retour. Il les suivit jusqu’à la porte, où elles s’achevaient dans une série d’empreintes de pas bien appuyées.
Des empreintes de pas larges et bien nettes, des empreintes masculines.
Jericho les examina pendant une trentaine de secondes, frissonnant en manches de chemise. Une chouette ulula dans le taillis voisin, et il sembla à Jericho que son cri avait le rythme du morse : ti-ti-ti-ta, ti-ti-ti-ta.
Il rentra en hâte dans la maison.
Là-haut, il roula les messages en un cylindre très serré. Puis, à coups de dents, il ménagea un petit trou dans la doublure de son pardessus et y introduisit les feuilles de papier. Ensuite il revissa rapidement la lame de parquet et replaça le tapis dessus. Puis il enfila sa veste et son manteau, éteignit les lumières, verrouilla la porte et remit la clé à sa place.
Sa bicyclette laissa une troisième empreinte de pneus sur la terre gelée.
À l’entrée de la route, il s’arrêta et regarda derrière lui, vers la chaumière obscure. Il avait l’impression étrange — stupide, se dit-il — d’être observé. Il jeta un coup d’œil alentour. Une rafale de vent secoua les branches ; des glaçons s’entrechoquèrent et tintèrent dans la haie d’aubépine, près de lui.
Jericho frissonna de nouveau, remonta à bicyclette et se dirigea du côté de la descente, vers le sud, en direction d’Orion, de Procyon, et de l’Hydre, qui restait suspendue dans le ciel nocturne, pareille à un couteau au-dessus de Bletchley Park.