BAISER : la coïncidence de deux cryptogrammes différents, transmis chacun dans un chiffre différent mais tous les deux porteurs du même texte en clair, la résolution de l’un d’eux entraînant forcément la résolution du second.
Il ne sait pas ce qui le réveille — un bruit ténu, un mouvement dans l’espace qui le tire des profondeurs de son rêve et le propulse à la surface.
Au premier abord, la chambre obscure lui paraît tout à fait normale — la barre d’un noir de jais de la poutre basse en chêne, les étendues lisses et grises des murs et du plafond — puis il s’aperçoit soudain qu’une faible lueur remue au pied de son lit.
« Claire ? appelle-t-il en se redressant brusquement. Chérie ?
— Tout va bien chéri. Rendors-toi.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je fouille juste dans tes affaires.
— Tu… quoi ? »
Il cherche à tâtons l’interrupteur sur la table de nuit et allume la lampe. Son réveil lui indique qu’il est trois heures et demie.
« C’est mieux comme ça, commente-t-elle en éteignant sa torche de black-out. Ça ne marche pas, de toute façon, ces trucs-là.
Et elle fait exactement ce qu’elle dit. Elle est nue, à l’exception d’une chemise qu’elle lui a empruntée, elle est à genoux et elle fouille son portefeuille. Elle en retire deux billets d’une livre, retourne complètement le portefeuille et se met à le secouer.
« Pas de photos ? demande-t-elle.
— Tu ne m’en as pas encore donné.
— Tom Jericho, dit-elle avec un sourire tout en remettant les billets en place. Je t’assure que tu es presque en train de devenir un beau parleur. »
Elle inspecte les poches de la veste et du pantalon puis se traîne à genoux jusqu’à la commode. Il noue ses mains sous la nuque et s’appuie contre la tête de lit en fer pour la regarder. Ce n’est que la deuxième fois qu’ils couchent ensemble — une semaine après la première — et elle a insisté pour que cela se passe non dans la chaumière, mais chez lui. Ils ont donc traversé subrepticement le bar de la White Hart Inn pour gravir l’escalier grinçant. La chambre de Jericho est assez écartée du reste de la maisonnée, aussi ne craignent-ils pas d’être surpris. Des livres sont alignés sur la commode et Claire les prend un par un, les retourne et en fait défiler les pages.
Trouve-t-il cela bizarre ? Non, pas vraiment. Cela lui paraît simplement amusant, flatteur même — une intimité de plus, une continuation du reste, une partie du rêve éveillé qu’est devenue sa vie, gouvernée par des règles oniriques. De plus, il n’a pas de secrets pour elle — ou du moins, il pense qu’il n’en a pas. Elle découvre l’article de Turing et l’examine attentivement.
« Et qu’est-ce que les nombres calculables avec une application au Entscheidungsproblem, quand ça reste chez nous ? »
Il remarque avec surprise qu’elle a une prononciation allemande impeccable.
« C’est une machine théorique capable d’un nombre infini d’opérations numériques. Elle reprend les thèses de Hilbert et s’oppose à celles de Gödel. Reviens au lit, chérie.
— Mais ce n’est qu’une théorie ? »
Il pousse un soupir et tapote le matelas près de lui. Ils dorment dans un lit d’une personne. « Turing pense que rien ne s’oppose à ce qu’une machine puisse faire tout ce qu’un cerveau humain peut faire. Calculer. Communiquer. Écrire des vers.
— Tomber amoureuse ?
— Si l’amour est logique.
— Et ça l’est ?
— Viens au lit.
— Ce Turing, il travaille au Park ? »
Il ne répond pas. Elle parcourt l’article en plissant les yeux avec dégoût sur tant de mathématiques, puis le range avec les livres et ouvre l’un des tiroirs. Comme elle se penche, la chemise remonte et le bas de son dos se détache en blanc dans la pénombre. Il contemple, hypnotisé, le triangle de chair tendre à la base des vertèbres tandis qu’elle fouine dans ses vêtements.
« Ah ! s’exclame-t-elle. Enfin, voilà quelque chose. » Elle brandit un morceau de papier. « Un chèque de cent livres à ton nom de la caisse des faux frais du Foreign Office…
— Donne-moi ça !
— Pourquoi ?
— Range ça.
Il a traversé la chambre et se retrouve près d’elle en deux secondes, mais elle est plus rapide que lui. Elle se dresse sur la pointe des pieds et tient le chèque à bout de bras, avec son centimètre — absurde — de plus que lui. Le chèque s’agite comme un fanion, hors d’atteinte.
« Je savais bien que je trouverais quelque chose. Allez, chéri, qu’est-ce qui t’a valu ça ? »
Il y a des semaines qu’il aurait dû déposer ce fichu truc à la banque. Il l’avait complètement oublié. « Claire, je t’en prie…
— Tu as dû faire quelque chose de sacrément calé dans ta hutte de la marine. Un nouveau code ? C’est ça ? Tu as brisé un nouveau code d’une importance capitale, mon brillant chéri, si brillant ? »
Elle est peut-être plus grande que lui, mais il a l’avantage du désespoir. Il saisit le biceps musclé de la jeune femme et baisse son bras pour la faire tourner. Ils luttent quelques instants et il la rejette sur le lit étroit. Il prend alors le chèque de ses doigts aux ongles rongés et bat en retraite de l’autre côté de la chambre.
« Ce n’est pas drôle, Claire. Il y a des choses qui ne sont tout simplement pas drôles. »
Il est debout sur la natte grossière, nu, mince, le souffle court après l’effort. Il plie le chèque et le glisse dans son portefeuille puis range le portefeuille dans sa veste et se tourne pour suspendre la veste dans l’armoire. Il perçoit alors un son bizarre derrière lui — un son animal et effrayant, quelque chose qui tient à la fois du souffle rauque et du sanglot. Elle s’est recroquevillée sur le lit, les genoux serrés contre le ventre, les avant-bras pressés contre le visage.
Mon Dieu, qu’a-t-il fait ?
Il commence à bredouiller des excuses. Il n’a pas voulu l’effrayer et encore moins la blesser. Il s’approche du lit et s’assoit près d’elle. Il lui touche l’épaule avec hésitation. Elle ne semble pas le remarquer. Il essaye de l’attirer vers lui, de l’allonger sur le dos, mais elle est devenue aussi raide qu’un cadavre. Les sanglots secouent le lit tout entier. C’est comme une congestion, une attaque d’apoplexie. Elle est quelque part au-delà du chagrin, quelque part très loin, hors de portée.
« Tout va bien, dit-il. Tout va bien. »
Il n’arrive pas à tirer les draps coincés sous elle, aussi prend-il son pardessus pour la recouvrir, puis il s’allonge près d’elle, frissonnant dans la nuit de janvier, et lui caresse les cheveux.
Ils demeurent ainsi une demi-heure, au bout de laquelle, lorsqu’elle a enfin recouvré son calme, elle se lève et commence à s’habiller. Il n’arrive pas à se forcer à la regarder et il sait qu’il vaut mieux ne rien dire. Il peut simplement l’entendre remuer dans la chambre pour ramasser ses affaires éparpillées. Puis la porte se referme doucement. L’escalier craque. Une minute plus tard, il perçoit le cliquetis de sa bicyclette qui s’éloigne de sous sa fenêtre.
C’est à présent que son cauchemar à lui commence.
Il y a d’abord la culpabilité, la plus corrosive des émotions, plus taraudante encore que la jalousie (quoique la jalousie ne lui soit pas non plus épargnée quelques jours plus tard, lorsqu’il voit par hasard Claire qui se promène en compagnie d’un homme qu’il ne reconnaît pas : il peut s’agir de n’importe qui, bien sûr — cousin, ami, collègue —, mais son imagination ne saurait évidemment s’en tenir à cette version). Pourquoi a-t-il réagi aussi violemment à une si petite provocation ? Ce chèque aurait pu être une récompense pour n’importe quoi, après tout. Il n’avait pas besoin de lui dévoiler la vérité. Maintenant qu’elle est partie, une multitude d’explications plausibles à une telle récompense lui vient à l’esprit. Qu’a-t-il fait pour provoquer une telle terreur chez elle ? Quel horrible souvenir a-t-il réveillé ?
Il gémit et rabat les couvertures sur sa tête.
Le lendemain matin, il porte le chèque à la banque et l’échange contre vingt grands billets de cinq livres tout blancs et craquants. Puis il écume la morne petite bijouterie sur Bletchley Road et demande une bague, n’importe quelle bague du moment qu’elle coûte cent livres. Alors le bijoutier — une espèce de furet aux verres épais comme des culs de bouteille et qui visiblement n’en croit pas sa chance — sort un diamant qui ne vaut pas plus de la moitié de la somme, et Jericho l’achète. Il réparera tout. Il s’excusera. Tout ira bien.
Mais la chance n’est pas avec Jericho. Il est devenu victime de son propre succès. Un message Shark décrypté annonce qu’un U-Boot ravitailleur — le U-459, sous le commandement du Korvetten-kapitän von Williamowitz-Mollendorf et avec une cargaison de 700 tonnes de carburant — doit ravitailler le sous-marin italien Kalvi à 300 milles à l’est du rocher de Saint-Paul, au plein milieu de l’Atlantique. Et un crétin de l’Amirauté, oubliant qu’aucune action, aussi tentante soit-elle, ne doit jamais être tentée qui puisse mettre en danger le secret d’Enigma, envoie une escadre de cuirassés l’intercepter. L’attaque est lancée. Elle échoue. Le U-459 s’échappe. Et, dans son repaire parisien, Dönitz, fin renard, se méfie aussitôt. Au cours de la troisième semaine de janvier, la Hutte 8 décrypte une série de messages ordonnant à la flotte des U-Boote de resserrer la sécurité de son chiffre. Les communications de Shark se raréfient. Il y a à peine de quoi alimenter les Bombes. À Bletchley, toutes les permissions sont annulées. Les équipes de huit heures travaillent douze heures d’affilée, seize heures… La bataille quotidienne menée pour briser les codes devient un cauchemar presque aussi épouvantable qu’aux pires heures du trou noir de Shark, et le fouet de Skynner n’épargne aucune échine.
Le monde de Jericho est passé du soleil perpétuel au morne ciel d’hiver en l’espace d’une semaine. Ses messages à Claire, de prière et de remords, sombrent, sans réponse, dans le vide. Il ne peut sortir de la hutte pour la voir. Il ne peut travailler. Il ne peut dormir. Et il n’a personne à qui parler. Logie, lointain et caché derrière son écran de fumée ? Baxter, qui considérerait un badinage avec une femme comme Claire Romilly comme une trahison du prolétariat ? Atwood — Atwood ! — dont les aventures sexuelles se limitent jusqu’à présent à emmener les étudiants les plus mignons jouer au golf à Brancaster, où ils ne tardent pas à découvrir que plus aucune serrure de salle d’eau ne fonctionne ? Puck pourrait convenir, mais Jericho devine déjà son conseil : « Sors avec quelqu’un d’autre, mon cher Thomas, et baise-la ». Et comment pourrait-il admettre qu’il n’a nullement envie de « baiser » quelqu’un d’autre, qu’il n’a même jamais « baisé » quelqu’un d’autre ?
Le dernier jour de janvier, alors qu’il prend le Times chez Brinklow, le marchand de journaux de Victoria Road, il l’aperçoit, de loin, avec l’autre homme, et il bat en retraite dans une encoignure de porte pour ne pas être vu. Cette fois mise à part, il ne la rencontre jamais : Bletchley Park est devenu trop énorme et les relèves sont trop nombreuses. Il finit par en être réduit à la guetter dans la rue qui longe la chaumière, comme un vulgaire voyeur, mais elle ne semble même plus rentrer chez elle.
Et puis un jour, il lui rentre pratiquement dedans.
C’est le 8 février, un lundi à quatre heures. Il fait d’un pas las le trajet de la cantine à la baraque ; elle fait partie du flot des employés qui se ruent vers le portail après la relève de fin d’après-midi. Il a répété ce moment bien des fois, mais au bout du compte, il n’arrive qu’à pleurnicher : « Pourquoi ne réponds-tu pas à mes lettres ?
— Salut, Tom. »
Elle essaye de passer, mais il ne la laissera pas filer cette fois-ci. Une pile de cryptogrammes Shark l’attend sur son bureau, mais il s’en moque. Il l’attrape par le bras.
« Il faut que je te parle. »
Leurs corps bloquent le passage et le flot humain doit les contourner, comme une rivière le fait d’un rocher.
« Faites gaffe », lance quelqu’un.
« Tom, siffle-t-elle. Mais pour l’amour de Dieu, tu nous fais remarquer.
— Tant mieux. Partons d’ici. »
Il la tire par le bras et la pression est si insistante qu’elle est obligée de s’y soumettre. Le mouvement de la foule les entraîne de l’autre côté des grilles, sur la route. Il ne pense qu’à mettre de la distance entre eux et le parc. Il ne sait pas combien de temps ils marchent ainsi — un quart d’heure, vingt minutes peut-être — jusqu’au moment où les trottoirs se désertifient et où ils arrivent de l’autre côté de la ville. C’est un après-midi vif et le ciel est clair. De chaque côté de la route, des villas jumelles de banlieue se dissimulent derrière des haies de troènes mal tenues, leurs jardins arborant depuis le début de la guerre des fientes de poulets et les cercles à demi enfouis de tôle ondulée des abris antiaériens. Claire dégage son bras d’une secousse.
« Ça ne sert à rien.
— Tu vois quelqu’un d’autre ? » Il ose à peine poser la question.
« Je vois toujours quelqu’un d’autre. »
Il s’arrête, mais elle continue de marcher. Il la laisse parcourir une cinquantaine de mètres, puis presse le pas pour la rattraper. Les maisons se sont raréfiées maintenant et ils se trouvent dans une sorte de no man’s land entre ville et campagne à l’ouest de Bletchley, là où les gens déposent leurs ordures. Une nuée de mouettes décolle en hurlant, pareille à un tourbillon de vieux papiers soulevés par le vent. La route s’est réduite à une simple piste qui mène, en passant sous la voie ferrée, à une rangée de fours à briques victoriens abandonnés. Trois cheminées de brique rouge qui évoquent un crématorium s’élèvent à quinze mètres d’altitude contre le ciel. Une pancarte annonce : DANGER : FOSSE D’ARGILE INONDÉE — EAU TRÈS PROFONDE.
Claire serre son manteau autour de ses épaules et frissonne — « Quel endroit répugnant ! » — mais continue d’avancer.
Pendant dix minutes, la briqueterie en ruine fournit une distraction bienvenue. Ils errent en effet parmi les fours et les ateliers dans un silence presque complice. Des couples d’amoureux ont gravé leurs formules sur les murs qui s’écroulent : AE + GS, Tony = Kath, Sal m Moi. Des débris de maçonnerie et de briques jonchent le sol. Certains bâtiments sont maintenant à ciel ouvert et les murs en sont calcinés. De toute évidence, il y a eu un incendie et Jericho se demande si les Allemands ont pu prendre ces ruines pour une usine en activité et l’ont bombardée. Il se retourne pour faire part à Claire de ses réflexions, mais elle a disparu.
Il la retrouve à l’extérieur, qui lui tourne le dos pour contempler la fosse d’argile inondée. C’est gigantesque, une quarantaine de mètres de diamètre. La surface de l’eau est d’un noir de charbon et d’une immobilité parfaite, cette immobilité même suggérant une profondeur insondable.
« Il faut que je rentre, dit-elle.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? demande-t-il. Je te dirai tout ce que tu veux savoir. »
Il est vraiment prêt à le faire, si elle le lui demande. Il se moque de la sécurité, il se moque de la guerre. Il lui parlera de Shark, de Dolphin et de Porpoise. Il lui parlera des cribles météo du golfe de Gascogne. Il lui racontera tous leurs petits trucs et secrets, il lui dessinera même le schéma de fonctionnement d’une Bombe, si c’est ce qu’elle veut. Mais elle se contente de répondre : « J’espère que tu ne vas pas jouer les casse-pieds avec ça, Tom. » Un casse-pieds. C’est vraiment ce qu’il est ? Un casse-pieds ?
« Attends, lui crie-t-il. Je voudrais quand même que tu prennes ça. »
Il lui donne la petite boîte contenant la bague. Elle l’ouvre et incline la bague pour saisir la lumière, puis elle la referme d’un coup sec et la lui rend.
« Pas mon style. »
Il se souvient de l’entendre dire, une ou deux minutes plus tard : « Mon pauvre, tu m’as réellement dans la peau, hein ? Mon pauvre Tom… » Dès la fin de la semaine, il se retrouve dans la Rover de l’adjoint du directeur et on le ramène sous la neige jusqu’à King’s.
Les bruits et les odeurs d’un petit déjeuner anglais dominical remontèrent la cage d’escalier de la Pension du Commerce et franchirent le palier comme un appel aux armes : le grésillement de la graisse brûlante dans la cuisine, les accords pareils à un chant funèbre du service religieux retransmis par la BBC, le crépitement étouffé des mules usées de Mme Armstrong battant le linoléum comme une paire de castagnettes.
C’était un des rites d’Albion Street que ces petits déjeuners dominicaux servis avec la solennité de rigueur dans de la faïence blanche ordinaire : un morceau de pain épais comme un bréviaire imbibé de graisse et frit avant d’être couronné par deux cuillerées d’œuf en poudre brouillé, le tout dérivant sur une pellicule de gras.
Ce n’était pas, comme Jericho put s’en apercevoir, un très bon repas, ni même un repas particulièrement mangeable. Le pain avait pris une teinte rouille, parsemée de noir, et exhalait l’obscur parfum des harengs qui avaient frit dans la même huile le vendredi précédent. L’œuf était jaune pâle et avait un goût de biscuit rassis. Mais Jericho se sentait un tel appétit après les émotions de la nuit que, malgré son inquiétude, il mangea tout jusqu’à la dernière miette, avala deux tasses d’un thé grisâtre pour faire passer et nettoya même son assiette avec un bout de pain avant de complimenter en passant Mme Armstrong sur la qualité de sa cuisine — fait sans précédent qui poussa la sainte femme à sortir la tête de sa cuisine pour chercher des traces d’ironie sur le visage de son pensionnaire. Elle n’en trouva aucune. Il essaya aussi un allègre « bonjour ! » à l’adresse de M. Bonnyman, qui descendait l’escalier accroché à la rampe (« À vrai dire, ce n’est pas la grande forme, mon vieux — la bière d’hier soir ne devait pas être très digeste ») et fut de retour dans sa chambre à sept heures quarante-cinq.
Si Mme Armstrong avait vu les changements intervenus dans cette chambre, elle aurait été étonnée. Loin de se préparer à l’évacuer au bout de la première nuit, à l’instar de tant de ses précédents locataires, Jericho avait défait ses affaires. Ses valises étaient vides, son bon costume était suspendu dans l’armoire et les livres s’alignaient sur la cheminée. En équilibre sur les reliures trônait la gravure de King’s College Chapel.
Il s’assit au bord du lit et contempla la gravure. Elle n’était pas de très belle facture. En fait, elle était même assez laide. Les deux flèches gothiques étaient esquissées à la hâte, le ciel était d’un bleu improbable et les silhouettes grossières qui s’agglutinaient autour de la bâtisse auraient pu être l’œuvre d’un enfant. Cependant l’art le plus médiocre peut parfois trouver son utilité. Derrière le verre éraflé et sous la gravure victorienne à deux sous reposaient, bien à plat et soigneusement fixés, les quatre messages non décryptés qu’il avait pris dans la chambre de Claire.
Il aurait dû les restituer à qui de droit, bien sûr. Il aurait dû foncer directement de la chaumière aux huttes et trouver Logie ou quelque autre personnage d’autorité pour les lui remettre.
Encore maintenant, il ne parvenait toujours pas à démêler tous les motifs qui l’avaient poussé à agir de la sorte, il n’arrivait pas à séparer le désintéressement (son désir de la protéger) de l’égoïsme (son désir de la tenir à sa merci, ne fût-ce qu’une fois). Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne pouvait se résoudre à la trahir et qu’il était capable de rationaliser cela en se disant qu’il n’y avait pas de mal à attendre le matin, pas de mal à lui donner une chance de s’expliquer.
Alors, il avait continué de pédaler, il avait dépassé les grilles, était monté sur la pointe des pieds jusqu’à sa chambre et avait dissimulé les cryptogrammes derrière la gravure, parfaitement conscient du fait qu’il avait à présent franchi la frontière qui sépare la folie de la raison et que chaque heure qui s’écoulait lui rendrait le retour à la raison plus difficile.
Pour la centième fois, assis sur son lit, il passa en revue toutes les possibilités. Qu’elle était folle. Qu’on la faisait chanter. Qu’on se servait de sa chambre comme cachette à son insu. Qu’elle était une espionne.
Une espionne ? L’idée lui en paraissait fantastique, mélodramatique, étrange, illogique. Tout d’abord, pourquoi une espionne dotée d’un tant soit peu de raison volerait-elle des cryptogrammes ? Elle prendrait les messages décodés, sûrement : les réponses et non pas les énigmes ; la preuve patente que l’on brisait les codes d’Enigma.
Il vérifia que la porte était bien fermée puis prit précautionneusement le cadre, retira les punaises avec les doigts et souleva le fond de carton rigide. Maintenant qu’il y réfléchissait, il trouvait réellement quelque chose de bizarre à ces cryptogrammes et, en les examinant attentivement, il comprit de quoi il s’agissait. Ils auraient dû avoir les minces bandes de papier de décodage qui sortaient des machines Type-X collées au dos. Or, non seulement il n’y avait pas de bande, mais il n’y avait pas non plus de traces de l’endroit où les bandes auraient été arrachées. Ainsi, à première vue, ces messages n’avaient même jamais été décryptés. Leur secret demeurait intact. Ils étaient vierges.
Tout cela n’avait pas beaucoup de sens.
Il caressa l’une des feuilles entre le pouce et l’index. Le papier jaunâtre exhalait une odeur légère mais perceptible. Qu’est-ce que c’était ? Il l’approcha de ses narines et le huma. Une odeur de bibliothèque ou d’archives peut-être ? Un arôme assez riche — chaud, presque enfumé — aussi évocateur qu’un parfum.
Il prit soudain conscience que, malgré ses craintes, il commençait en fait à tenir à ces cryptogrammes comme un autre pourrait tenir à la photo d’une fille. Mais ces messages valaient en réalité beaucoup plus que n’importe quelle photo dans la mesure où un cliché ne donnait qu’une image alors que ces documents lui donnaient accès à qui elle était, et donc lui donnaient en les possédant l’impression de la posséder…
Il allait lui offrir encore une chance. Pas plus. Il regarda sa montre. Vingt minutes s’étaient écoulées depuis le petit déjeuner. Il était temps de partir. Il rangea les cryptogrammes derrière la gravure, remit le tout dans le cadre qu’il replaça sur la cheminée avant d’entrouvrir la porte. Les pensionnaires habituels de Mme Armstrong étaient tous rentrés de leur service de nuit. Il entendait les murmures de leurs voix en provenance de la salle à manger. Il enfila son pardessus et sortit sur le palier. Il fit tellement d’efforts pour paraître naturel que Mme Armstrong jurerait par la suite l’avoir entendu fredonner dans l’escalier.
À la lueur de la cigarette, je te vois sourire,
Bien que ton image trop tôt s’évanouisse,
Mais je vois tout ce que je veux savoir,
Car la lune, on ne peut pas la noircir…
Moins de huit cents mètres séparaient Albion Street de Bletchley Park — à gauche en sortant de la pension puis tout droit le long de la rue aux pavillons monotones, à gauche encore sous le pont noirci du chemin de fer et brusquement à droite le long des jardins potagers.
Il marcha d’un pas vif sur le sol gelé, son souffle formant un panache dans l’air clair et glacé. Officiellement, c’était pratiquement le printemps, mais on avait visiblement oublié d’en avertir l’hiver. Des plaques de glace pas encore fondues de la nuit précédente craquaient sous ses semelles. Des corbeaux croassaient du haut des ormes décharnés.
Il était huit heures passées lorsqu’il quitta le sentier pour pénétrer dans Wilton Avenue et s’approcher des grilles d’entrée. La relève était terminée et la route de banlieue était quasi déserte. La sentinelle — un jeune caporal gigantesque au visage rougi par le froid — sortit de sa guérite en tapant du pied et jeta à peine un coup d’œil sur son laissez-passer avant de lui faire signe d’entrer.
Il dépassa le manoir en gardant la tête baissée pour éviter d’avoir à parler à quiconque, dépassa le lac (qui était bordé de glace) et pénétra dans la Hutte 8, où le silence qui émanait de la salle de Décodage lui indiqua tout ce qu’il avait besoin de savoir. Les Type-X avaient passé en revue les vieux messages de Shark non décryptés et il ne leur restait plus rien à faire jusqu’à ce que la cuvée Dolphin et Porpoise arrive, sans doute dans le milieu de la matinée. Il aperçut la haute silhouette de Logie au bout du couloir et fonça dans la salle des Enregistrements. Là, il fut surpris de trouver Puck assis dans un coin sous le regard attentif de deux Wrens énamourées. Il avait la figure grisâtre, les traits tirés et il appuyait la tête contre le mur. Jericho crut qu’il dormait, mais Puck ouvrit alors un œil bleu et perçant.
« Logie te cherche.
— Vraiment ? » Jericho retira son manteau et son écharpe pour les accrocher derrière la porte. « Il sait où me trouver.
— Il paraîtrait que tu as frappé Skynner. Pour l’amour de Dieu, dis-moi que c’est vrai. »
L’une des Wrens se mit à glousser.
Jericho avait complètement oublié Skynner. Il se passa la main dans les cheveux. « Rends-moi un service, Puck, tu veux bien ? demanda-t-il. Fais comme si tu ne m’avais pas vu. »
Puck le dévisagea un instant puis referma les yeux. « Quel homme mystérieux tu fais », murmura-t-il d’une voix ensommeillée.
De retour dans le couloir, Jericho faillit rentrer dans Logie.
« Ah, te voilà, vieille branche. Je crains que nous ne devions avoir une petite conversation.
— Parfait, Guy, parfait. » Jericho donna une petite tape sur l’épaule de Logie et lui passa devant. « Donne-moi juste dix minutes.
— Non, pas dans dix minutes, lui cria Logie. Tout de suite ! »
Jericho feignit de ne pas avoir entendu. Il sortit au petit trot dans l’air glacé, marcha d’un pas vif jusqu’au coin de la bâtisse, passa devant la Hutte 6 et se dirigea vers l’entrée de la Hutte 3. Il n’en était plus qu’à une quinzaine de mètres quand il ralentit soudain le pas, puis s’arrêta tout à fait.
En vérité, il ne savait pratiquement rien de la Hutte 3 sinon que c’était là qu’on traitait les messages décodés de la Luftwaffe et de l’armée de terre allemande. Elle faisait à peu près le double des autres baraques et était disposée en forme de L. Elle avait été montée en même temps que les autres bâtiments temporaires, au cours de l’hiver 1939 — squelette de bois se dressant sur l’argile gelée du Buckinghamshire, recouvert d’une pellicule d’amiante et de minces planches de bois —, et Jericho se souvenait que pour la chauffer, on s’était approprié un gros poêle en fonte d’une des serres victoriennes. Claire se plaignait d’avoir toujours froid et que son travail était « assommant ». Mais où elle travaillait exactement dans ce dédale de pièces, sans même parler de la teneur de ce travail « assommant », cela demeurait un mystère.
Une porte claqua quelque part derrière lui. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit alors Logie surgir du coin de la hutte navale. Merde, merde. Il tomba sur un genou et fit mine de relacer sa chaussure ; Logie ne l’avait pas vu. Il se dirigeait d’une allure décidée vers le manoir. Cela parut renforcer Jericho dans sa décision. Dès que Logie fut hors de vue, il fit un petit compte à rebours puis se lança sur le chemin et franchit l’entrée de la hutte.
Il fit de son mieux pour avoir l’air de se trouver là de plein droit. Il prit un stylo et remonta le couloir central en jetant de part et d’autre des regards officiels dans les salles bourdonnantes d’activité, afin de donner le change aux officiers de l’armée et de l’aviation qu’il ne cessait de croiser. L’endroit était encore beaucoup plus peuplé que la Hutte 8 et le vacarme des machines à écrire et des téléphones était amplifié par les cloisons de bois mince, ce qui créait une ambiance de véritable maison de fous.
Il avait à peine parcouru la moitié du couloir quand un colonel moustachu sortit brusquement par une porte et lui bloqua le passage. Jericho hocha la tête et essaya de le contourner, mais le colonel fit un preste mouvement de côté.
« Attendez, étranger. Qui êtes-vous ? »
Suivant son instinct, Jericho tendit la main.
« Tom Jericho, se présenta-t-il. Et vous, vous êtes qui ?
— Ça ne vous regarde pas qui je suis. » Le colonel avait des oreilles en feuilles de chou et d’épais cheveux noirs séparés par une raie qui lui faisait comme un pare-feu sur le sommet du crâne. Il ignora la main tendue. « Vous êtes de quelle section ?
— Navale. Hutte 8.
— Hutte 8 ? Que venez-vous faire ici ?
— Je cherche le docteur Weitzman. »
Mensonge inspiré. Il avait connu le docteur Weitzman au club d’échecs : c’était un juif allemand, naturalisé britannique, qui avait toujours refusé de jouer le gambit de la reine.
« Mon Dieu, vraiment ? fit le colonel. Vous n’avez donc jamais entendu parler du téléphone, à la marine ? » Il lissa sa grosse moustache et examina Jericho de haut en bas. « Bon, venez donc avec moi. »
Jericho suivit le large dos du colonel dans le couloir puis dans une vaste salle. Deux groupes d’une douzaine d’hommes étaient installés devant deux rangées de tables disposées en demi-cercles et travaillaient sur les messages qui remplissaient des corbeilles grillagées. Walter Weitzman était perché sur un tabouret derrière eux, dans une cabine vitrée.
« Dites donc, Weitzman, vous connaissez ce type ? »
La grosse tête de Weitzman était penchée sur une pile de manuels allemands consacrés à l’armement. Il leva sur lui un regard vague et distrait, mais dès qu’il eut reconnu Jericho, son visage mélancolique s’éclaira d’un sourire. « Bonjour, Tom. Oui, bien sûr que je le connais. »
« Kriegsnachrichten für Seefahrer, lâcha Jericho, un brin trop précipitamment. Vous m’aviez dit que vous auriez sûrement trouvé quelque chose, maintenant. »
Pendant un instant, Weitzman resta sans réaction et Jericho pensa qu’il était fichu, mais alors, le cher homme lâcha lentement : « Oui, je crois que j’ai l’information que vous cherchez. » Il se leva prudemment de son tabouret. « Vous avez un problème, colonel ? »
Le colonel projeta le menton en avant. « Oui, Weitzman, maintenant que vous me le faites remarquer, j’ai effectivement un problème. “Les communications inter-huttes, sauf si elles sont autorisées, doivent se faire par téléphone ou par note écrite. Procédure standard.” » Il foudroya Weitzman du regard, qui le regarda à son tour, mais avec une exquise politesse. L’animosité sembla suinter par tous les pores du colonel. « Bon, marmonna-t-il. D’accord. Souvenez-vous-en à l’avenir. »
« Connard, siffla Weitzman tandis que le colonel s’éloignait. Bien, bien, vous feriez mieux de venir par ici. »
Il conduisit Jericho à un fichier à tiroirs, choisit un tiroir et entreprit de chercher une fiche. À chaque fois que les traducteurs tombaient sur un terme qu’ils ne comprenaient pas, ils consultaient Weitzman et son célèbre système de fiches. Il avait été philologue à Heidelberg jusqu’à ce que les nazis le forcent à émigrer. Le Foreign Office, dans un de ses rares moments d’inspiration, l’avait envoyé à Bletchley en 1940. Très peu d’expressions lui résistaient.
« Kriegsnachrichten für Seefahrer. “Notes de guerre pour les marins”, intercepté et catalogué pour la première fois le neuf novembre de l’an passé, ainsi que vous le savez déjà pertinemment. »
Il approcha la fiche cartonnée à deux centimètres de son nez et l’examina à travers ses verres épais.
« Dites-moi, ce bon colonel nous regarde-t-il toujours ?
— Je ne sais pas. Je pense que oui. » Le colonel s’était penché pour lire un message qu’un traducteur venait de rédiger, mais son regard ne cessait de revenir sur Jericho et Weitzman. « Il est toujours comme ça ?
— Notre colonel Coker ? Oui, mais il est pire aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi. » Weitzman parlait doucement, sans regarder Jericho. Il ouvrit un autre tiroir et en tira une carte, l’air très absorbé. « Je suggère que nous restions ici tant qu’il n’a pas quitté la pièce. Tenez, voici un terme de U-Boot sur lequel nous sommes tombés en janvier : Fluchttiefe. »
« Profondeur de fuite », répliqua Jericho. Il pouvait jouer à ce jeu pendant des heures. Vorhalt-Rechner était un calculateur d’angle d’écartement. Une soudure à froid était une kalte Lötstelle. Des fissures dans la cloison d’un U-Boot s’appelaient des Stirnwandrisse…
« Profondeur de fuite, acquiesça Weitzman. C’est bien ça. »
Jericho risqua un nouveau coup d’œil en direction du colonel. « Il se dirige vers la porte… maintenant. Tout va bien. Il est parti. »
Weitzman contempla la fiche un instant, puis la glissa de nouveau parmi les autres et referma le tiroir. « Bon. Pourquoi me posez-vous des questions dont vous connaissez déjà les réponses ? » Il avait les cheveux blancs et ses petits yeux bruns étaient plongés dans l’ombre d’un front proéminent. Les fines ridules qui les bordaient suggéraient un visage qui avait dû rire plus souvent qu’à son tour. Mais Weitzman ne riait plus guère et l’on disait qu’il avait laissé pratiquement toute sa famille en Allemagne.
« Je cherche une certaine Claire Romilly. Vous la connaissez ?
— Bien sûr. La belle Claire. Tout le monde la connaît.
— Où travaille-t-elle ?
— Elle travaille ici.
— Je sais que c’est ici. Mais où, ici ?
« “Les communications inter-huttes, sauf si elles sont autorisées, doivent se faire par téléphone ou par note écrite. Procédure standard.” » Weitzman claqua des talons. « Heil Hitler !
— J’emmerde les procédures standard. »
Un traducteur se retourna avec irritation. « Vous ne voulez pas la fermer tous les deux, non ?
— Pardon. » Weitzman prit Jericho par le bras et l’entraîna. « Savez-vous, Tom, chuchota-t-il, que c’est la première fois en trois ans que je vous entends jurer ?
— Walter, je vous en prie, c’est important.
— Et ça ne peut pas attendre la prochaine relève ? » Il dévisagea Jericho attentivement. « De toute évidence, non. Bon, et encore bon. Par quel côté Coker est-il parti ?
— Il est retourné vers la porte d’entrée.
— Tant mieux. Suivez-moi. »
Weitzman emmena Jericho derrière le coin des traducteurs, lui fit traverser deux petites pièces peuplées de femmes qui s’activaient autour de deux gigantesques classeurs, le fit tourner à un angle et pénétrer dans une salle bordée de téléscripteurs et située pratiquement à l’autre bout de la hutte. Là, le bruit était assourdissant. Weitzman pressa les mains sur ses oreilles, regarda par-dessus son épaule et sourit. Le bruit les poursuivit le long d’un petit couloir qui aboutissait à une porte fermée. Juste à côté, d’une belle écriture d’écolière, une pancarte indiquait : BIBLIOTHÈQUE ALLEMANDE.
Weitzman frappa à la porte, l’ouvrit et entra. Jericho lui emboîta le pas. Il découvrit une grande salle. Des étagères chargées de registres et de dossiers. Une demi-douzaine de plateaux posés sur des tréteaux et accolés les uns aux autres afin de former une grande surface de travail. Des femmes, six peut-être, ou sept, qui lui tournaient presque toutes le dos. Deux d’entre elles tapaient à la machine, très vite, et les autres allaient et venaient pour ranger des feuilles de papier en piles.
Avant qu’il pût enregistrer quoi que ce fût d’autre, une femme replète, visiblement épuisée, en ensemble de tweed, s’avança à leur rencontre. Weitzman rayonnait à présent, il exsudait le charme et donnait pour le moins l’impression qu’il se trouvait encore au salon de thé de l’Europäischer Hof de Heidelberg. Il prit alors la main de la dame et s’inclina pour la baiser.
« Guten Morgen, mein liebes Fraulein Monk. Wie geht’s ?
— Gut, danke, Herr Doktor. Und dir ?
— Danke, sehr gut. »
Il s’agissait de toute évidence d’un rite entre eux. Le teint luisant de Mlle Monk rosit de plaisir. « Que puis-je faire pour vous ?
— Mon collègue et moi-même, ma chère mademoiselle Monk » — Weitzman lui tapota alors la main puis la laissa partir pour désigner Jericho — « nous cherchons la charmante Mlle Romilly. »
À la mention du nom de Claire, le sourire enjôleur de Mlle Monk s’évanouit. « En ce cas, vous n’avez plus qu’à vous joindre à la queue, docteur Weitzman. Prenez la queue.
— Pardon. La queue ?
— Nous essayons tous de trouver Claire Romilly. Alors peut-être votre collègue et vous-même avez-vous une idée de par où nous pourrions commencer ? »
C’est un solipsisme de dire que le monde s’arrête, et Jericho le savait, bien qu’il eût l’impression que cela arrivait tout de même — il savait que ce n’est jamais le monde qui ralentit mais plutôt l’individu qui, confronté à un danger inattendu, reçoit une décharge d’adrénaline et se met à accélérer. Quoi qu’il en soit, durant un court instant, tout sembla se figer autour de lui. L’expression de Weitzman se mua en un masque de stupéfaction tandis que la dame en affichait un d’indignation. Pendant que son cerveau s’efforçait d’envisager les implications, Jericho entendit sa propre voix, très lointaine, commencer à bredouiller : « Mais je croyais… on m’avait dit — assuré — hier, qu’elle était censée prendre son service à huit heures ce matin…
— C’est tout à fait vrai, répliquait Mlle Monk. C’est vraiment très inconséquent de sa part. Et terriblement incommode. »
Weitzman adressa à Jericho un regard de biais qui semblait signifier : dans quoi m’avez-vous entraîné ? « Peut-être est-elle malade ? suggéra-t-il.
— Alors un mot n’aurait sûrement pas été de trop ? Un message ? Avant que je laisse partir toute l’équipe de nuit. Nous avons déjà du mal à nous en sortir à huit, alors quand nous sommes sept… »
Elle se mit alors à parler à Weitzman des 3A et des 3M et de toutes les notes de personnel qu’elle avait rédigées sans que jamais personne prenne en compte ses difficultés. Comme pour souligner son propos, la porte s’ouvrit à cet instant et une femme entra avec une pile de dossiers si haute qu’elle devait appuyer le menton dessus pour l’empêcher de s’écrouler. Elle lâcha les documents sur la table, suscitant un grognement collectif de la part des filles de Mlle Monk. Deux feuillets passèrent par-dessus le bord de la table et tombèrent par terre. Jericho se précipita pour les ramasser. Il eut le temps de jeter un bref coup d’œil sur l’un d’eux…
ZZZ
QUARTIERS GÉNÉRAUX TACTIQUES DES AFRIKA KORPS ALLEMANDS REPÉRÉS LE MATIN DU TREIZE £ TREIZE À QUINZE KILOMÈTRES DE BEN GARDANE £ BEN GARDANE
… avant que Mlle Monk ne le lui arrache des mains. Elle parut pour la première fois s’apercevoir de sa présence et le foudroya du regard tout en serrant les précieux secrets contre sa poitrine généreuse.
« Je vous demande pardon, vous êtes… qui êtes-vous exactement ? » demanda-t-elle. Elle se déplaça légèrement afin de l’empêcher de voir la table. « Vous êtes… quoi ?… un ami de Claire, si je comprends bien ?
— Tout va bien, Daphne, intervint Weitzman. C’est un ami à moi. »
Mlle Monk rougit à nouveau. « Je vous demande pardon, Walter, dit-elle. Bien entendu, je ne voulais pas suggérer… »
Jericho intervint : « Je me demande, enfin, puis-je vous poser une question ? S’est-elle déjà comportée de cette façon auparavant ? De ne pas venir, je veux dire, sans vous prévenir ?
— Oh non ! Jamais. Je ne tolérerais pas de relâchement dans ma section. Le docteur Weitzman en attestera.
— Effectivement, assura gravement Weitzman. Pas de relâchement ici. »
Mlle Monk appartenait à un type de personne que Jericho en était venu à bien connaître depuis trois ans : légèrement hystérique dans les moments de crise ; jalouse de sa précieuse position et de ses cinquante livres supplémentaires par an ; convaincue que la guerre serait perdue si l’on refusait à son tout petit fief quelques douzaines de crayons à mine de plomb ou une dactylo de plus. Il se dit qu’elle devait détester Claire : la détester de la voir si jolie, si sûre d’elle et si décidée à ne rien prendre au sérieux.
« Elle n’avait pas un comportement bizarre, ces derniers temps ?
— Nous avons du travail important à faire. Nous n’avons pas de temps à perdre avec des bizarreries.
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— C’était vendredi. » Mlle Monk s’enorgueillissait visiblement d’avoir la mémoire des détails. « Elle a pris son service à seize heures et elle est partie à minuit. Hier, c’était son jour de repos.
— J’imagine donc qu’il est peu vraisemblable qu’elle soit revenue à la hutte, disons, très tôt samedi matin ?
— Non, j’y étais. De toute façon, pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ? Habituellement, elle est toujours très pressée de partir. »
Ça, je veux bien le croire. Il jeta un nouveau coup d’œil en direction des filles qui se trouvaient derrière Mlle Monk. Qu’est-ce qu’elles pouvaient bien faire ? Chacune avait un tas de trombones, un pot de colle, une pile de classeurs bruns et un enchevêtrement d’élastiques devant elle. Elles avaient l’air — mais il se trompait peut-être — de rassembler de nouveaux dossiers avec les anciens. Il essaya d’imaginer Claire dans cette pièce sinistre, parmi ces abeilles raisonnables. C’était un peu comme d’imaginer un splendide perroquet enfermé dans une cage pleine d’hirondelles. Il ne savait quel parti prendre. Il saisit sa montre et en souleva le couvercle. Huit heures trente-cinq. Il y avait déjà une demi-heure qu’elle aurait dû prendre son service.
« Qu’allez-vous faire, maintenant ?
— Évidemment — étant donné le niveau confidentiel de nos occupations — il y a une procédure à suivre. J’ai déjà averti les services sociaux. Ils vont envoyer quelqu’un chez elle pour la tirer du lit.
— Et si elle n’y est pas ?
— Alors ils contacteront sa famille pour voir si elle sait où elle se trouve.
— Et si elle ne le sait pas ?
— Eh bien, ça devient grave. Mais ça ne va jamais jusque-là. » Mlle Monk serra sa veste contre sa poitrine généreuse et croisa les bras. « Je suis certaine qu’il doit y avoir un homme là-dessous. » Elle frissonna. « C’est généralement le cas. »
Weitzman n’avait cessé d’adresser à Jericho des regards implorants. Il lui toucha le bras. « Il faut qu’on parte, maintenant, Tom.
— Auriez-vous l’adresse de sa famille ? Ou un numéro de téléphone ?
— Oui, je crois, mais je ne suis pas sûre de pouvoir… » Elle se tourna vers Weitzman qui hésita une fraction de seconde, fusilla une nouvelle fois Jericho du regard puis se força à sourire avec un hochement de tête.
« Je me porte garant de lui.
— Bon, fit Mlle Monk d’un air dubitatif, si vous pensez que ce n’est pas interdit… » Elle se dirigea vers un fichier qui jouxtait son bureau et le déverrouilla.
« Coker me tuera pour ça, chuchota Weitzman pendant qu’elle avait le dos tourné.
— Il n’en saura jamais rien. Je vous le promets.
— Le plus curieux, déclara Mlle Monk, presque pour elle-même, c’est qu’elle était plutôt devenue plus attentive, ces derniers temps. Quoi qu’il en soit, voici sa fiche. »
Parent le plus proche : Edward Romilly.
Lien de parenté : père.
Adresse : 27 Stanhope Gardens, Londres SW.
Téléphone : Kensington 2257.
Jericho la parcourut rapidement puis la rendit.
« Je ne pense pas qu’il soit besoin de le déranger maintenant, n’est-ce pas ? demanda Mlle Monk. Pas encore, du moins. Claire va sans doute arriver d’un moment à l’autre avec une excuse stupide comme quoi elle aura oublié de se réveiller…
— Certainement, la rassura Jericho.
— … auquel cas, ajouta-t-elle d’un ton rusé, qui dois-je lui dire qui la cherchait ?
— Auf Wiedersehen, Fraulein Monk. » Weitzman en avait assez. Il était déjà à moitié sorti de la pièce et tirait Jericho à sa suite avec une force surprenante. Jericho eut une dernière vision de Mlle Monk debout, à la fois étonnée et soupçonneuse, avant que la porte ne se refermât sur son allemand impeccable.
« Auf Wiedersehen, Herr Doktor, und Herr… »
Weitzman ne fit pas emprunter à Jericho le chemin qu’ils avaient pris en venant mais le traîna vers la sortie de derrière. Maintenant, à la froide lumière du jour, Jericho comprenait pourquoi il avait eu tant de mal à avancer sur ce même terrain en pleine nuit. Ils se trouvaient à la limite du secteur construit et l’on avait creusé dans l’herbe des tranchées de plus d’un mètre de profondeur. Des pyramides de sable et de gravier étaient recouvertes d’un moule de givre blanc. C’était un miracle qu’il ne se fût pas cassé le cou.
Weitzman fit jaillir une cigarette d’un paquet tout écrasé de Passing Cloud et l’alluma. Il prit appui contre le mur de la hutte et exhala un soupir de buée et de fumée. « Je suppose qu’il est inutile pour moi de demander ce qui peut bien se passer.
— Vous n’avez pas vraiment envie de savoir, Walter. Croyez-moi.
— Des problèmes de cœur ?
— Quelque chose comme ça. »
Weitzman marmonna en yiddish quelques mots qui pouvaient passer pour des jurons et continua à fumer.
À une trentaine de mètres de là, plusieurs ouvriers s’étaient rassemblés autour d’un feu et finissaient leur thé. Ils se dispersèrent à contrecœur, traînant derrière eux pelles et pioches sur le sol gelé, et Jericho se remémora soudain une image de lui, enfant, qui tenait la main de sa mère et faisait traîner sa pelle sur la chaussée bitumée. Quelque part derrière les arbres, un générateur démarra, soulevant un vol de corneilles qui s’enfuirent en croassant dans le ciel.
« Walter, qu’est-ce que la bibliothèque allemande ?
— Je ferais mieux de rentrer », fit Weitzman. Il s’humecta le bout de l’index et du pouce et moucha l’extrémité incandescente de sa cigarette, replaçant le reste dans sa poche de poitrine. Le tabac était un bien trop précieux pour qu’on en gaspillât la moindre miette.
« Walter, je vous en prie…
— Ach ! » Weitzman eut du bras un brusque mouvement de répulsion, comme s’il voulait écarter Jericho, et il se mit à dévaler, d’une allure quelque peu instable mais incroyablement rapide pour un homme de son âge, la pente qui longeait la baraque en direction du sentier. Jericho dut faire effort pour rester à sa hauteur.
« Vous en demandez trop, vous savez…
— Je le sais.
— Enfin, Bon Dieu, Coker me soupçonne déjà d’être un espion à la solde des nazis. Vous pouvez croire une chose pareille ? Je suis peut-être juif, mais pour lui, un Allemand ne diffère pas vraiment d’un autre Allemand. Ce qui, bien sûr, est exactement l’argument que nous défendons. Je devrais être flatté.
— Je ne voulais pas… c’est juste… il n’y a personne d’autre… »
Deux sentinelles armées de fusils surgirent à un coin et se dirigèrent vers eux. Weitzman serra la mâchoire et quitta abruptement le sentier pour foncer vers le court de tennis. Jericho le suivit. Weitzman ouvrit le portail et ils mirent pied sur l’asphalte. Le court avait été installé — sur l’initiative personnelle de Churchill, disait-on — deux ans plus tôt. On ne s’en servait plus depuis l’automne. Les lignes blanches étaient à peine visibles sous le givre. Des tas de feuilles mortes s’étaient agglutinées contre la clôture de grillage. Weitzman referma la porte et alla se placer près d’un piquet de filet.
« Tout a changé depuis que nous avons commencé, Tom. Je ne connais même plus les neuf dixièmes des gens qui travaillent dans la hutte. » Il donna un coup de pied rageur dans les feuilles, et Jericho remarqua pour la première fois combien il avait de petits pieds ; des pieds de danseur. « J’ai vieilli dans cet endroit. Je me souviens encore de l’époque où nous nous prenions pour des génies quand nous lisions cinquante messages par semaine. Vous connaissez le taux maintenant ? »
Jericho fit non de la tête.
« Trois mille par jour.
— Nom de Dieu. » Cela fait cent vingt-cinq à l’heure, calcula Jericho, soit un message toutes les trente secondes.
« Elle a des problèmes, alors, votre amie ?
— Je crois que oui. Enfin si… oui, elle a des ennuis.
— J’en suis désolé. Je l’aime bien. Elle rit à mes plaisanteries. Les femmes qui rient à mes plaisanteries méritent toute notre affection. Surtout quand elles sont jeunes. Et jolies.
— Walter… »
Weitzman se tourna vers la Hutte 3. Il avait choisi son terrain avec l’instinct de quelqu’un qui a été contraint, à une époque, d’apprendre à s’isoler pour survivre. Personne ne pouvait arriver derrière eux sans pénétrer sur le court de tennis. Personne ne pouvait approcher par-devant sans être vu. Et si jamais quelqu’un les observait de loin — eh bien, qu’y avait-il d’autre à voir que deux vieux collègues en train d’avoir une petite discussion privée ?
« C’est organisé comme une chaîne de montage. » Il enroula ses doigts autour du grillage. Ses mains étaient blêmes de froid et s’accrochaient à l’acier comme des serres. « Les messages décryptés arrivent par tapis roulant de la Hutte 6. Ils vont ensuite au poste pour être traduits — cela, vous le savez, c’est là que je travaille. Deux postes par équipe, un pour le matériel urgent, l’autre pour les messages en retard. Les messages traduits de la Luftwaffe sont transmis aux 3A et ceux de l’armée aux 3M. A pour aviation, M pour militaire. Seigneur, qu’il fait froid ! Avez-vous froid ? Moi, je tremble. » Il sortit un mouchoir sale de sa poche et se moucha. « Les officiers de service décident de ce qui est important ou pas et attribuent les Z de priorité. Un Z ne vaut pas très cher — le Hauptmann Fischer doit être muté à la flotte aérienne allemande basée en Italie. Un rapport météo peut obtenir trois Z. Cinq Z, c’est de l’or pur : l’endroit où se trouvera Rommel demain ou une attaque aérienne imminente. Les renseignements sont résumés et on en envoie trois exemplaires : un au SIS de Broadway, un au service du ministère approprié à Whitehall et un au général concerné sur le terrain.
— Et la bibliothèque allemande ?
— Chaque nom propre est indexé : chaque officier, chaque pièce de matériel, chaque base. Par exemple, le transfert du Hauptmann Fischer peut paraître de peu d’intérêt du point de vue de l’information. Mais si l’on consulte l’index de l’aviation, on découvre que son dernier poste était une station radar en France. Il est muté à Bari. Donc les Allemands installent un radar à Bari. Qu’ils le construisent et puis, dès qu’il est terminé, qu’on le bombarde !
— Et qu’est-ce que la bibliothèque allemande ?
— Non, non ! » Weitzman secoua la tête avec emportement, comme si Jericho était un élève borné du fond de sa classe, à Heidelberg. « La bibliothèque allemande, c’est la dernière étape du processus. Tous ces documents — les messages interceptés, les messages décryptés, les traductions, les Z de priorité, les tables de correspondances, bref, tous ces milliers de pages — doivent être archivés. La bibliothèque allemande est une transcription mot pour mot de tous les messages décodés dans leur langue d’origine.
— Est-ce que c’est un travail important ?
— Du point de vue intellectuel ? Non. C’est du travail de bureau.
— Mais du point de vue du secret ? De l’accès à des informations confidentielles ?
— Ah ! c’est différent. » Weitzman haussa les épaules. « Cela doit dépendre de la personne impliquée, bien sûr, du fait qu’elle prend ou non la peine de lire le matériel qu’elle manipule. La plupart ne le font pas.
— Mais en théorie ?
— En théorie ? Sur une journée moyenne ? Une fille comme Claire doit probablement voir défiler plus d’informations opérationnelles sur les armées allemandes qu’Adolf Hitler lui-même. » Il contempla l’expression incrédule de Jericho et sourit. « Absurde, n’est-ce pas ? Quel âge a-t-elle ? Dix-neuf ? Vingt ans ?
— Vingt, marmotta Jericho. Elle m’a toujours dit qu’elle faisait un travail assommant.
— Vingt ans ! Ma parole, c’est la plus grosse blague de l’histoire de la guerre. Regardez-nous : la débutante à la cervelle de moineau, l’intellectuel sans force et le juif à moitié aveugle. Si seulement la race des seigneurs voyait comment on la traite… Il arrive que cette pensée soit tout ce qui me reste pour tenir. » Il approcha sa montre très près de son visage. « Il faut que j’y retourne. Coker a déjà dû lancer un mandat d’arrêt contre moi. Je crains d’avoir beaucoup trop parlé.
— Pas du tout.
— Oh si, si. »
Il se tourna vers le portail. Jericho fit le mouvement de le suivre, mais Weitzman l’interrompit en levant la main. « Pourquoi n’attendriez-vous pas ici, Tom ? Rien qu’un instant. Le temps que je m’éloigne. »
Il se glissa hors du court. Au moment où il passait de l’autre côté du grillage, quelque chose parut lui traverser l’esprit. Il ralentit le pas et fit signe à Jericho d’approcher de la clôture.
« Écoutez, lui dit-il d’une voix douce. Si vous croyez que je peux vous aider encore, si vous avez besoin de plus amples informations, je vous en prie, demandez à quelqu’un d’autre. Je ne veux rien savoir. »
Avant que Jericho puisse répondre, il avait traversé le sentier et disparu derrière le coin de la Hutte 3.
Dans l’enceinte de Bletchley Park, juste derrière le manoir, une cabine téléphonique rouge ordinaire se dressait à l’ombre d’un grand sapin. À l’intérieur, un jeune homme en tenue de cuir de motard terminait une conversation. Jericho, appuyé contre l’arbre, entendait son accent chantant, étouffé mais audible :
« Tu as tout à fait raison… d’accord, poupée… À bientôt. »
L’estafette raccrocha le combiné avec un bruit sec et poussa la porte.
« Je vous la laisse. »
Le motard ne s’éloigna pas tout de suite. Jericho resta planté dans la cabine, feignant de chercher des pièces dans sa poche, et l’observa à travers la vitre. Le motard fixa ses jambières, mit son casque, resserra la courroie sous le menton…
Jericho attendit qu’il se soit éloigné avant de composer le zéro.
Une voix féminine répondit : « Oui ? Ici le standard.
— Bonjour, je voudrais téléphoner à Kensington, s’il vous plaît. Le vingt-deux cinquante-sept. »
La standardiste répéta le numéro. « Cela vous coûtera quatre pence, monsieur. »
Une ligne de campagne de près de cent kilomètres reliait l’ensemble des téléphones de Bletchley Park au standard de Whitehall. Pour autant que la standardiste pouvait s’en rendre compte, Jericho appelait simplement un quartier de Londres à partir d’un autre quartier. Il inséra quatre pièces dans la fente et perçut, après quelques déclics successifs, le bruit d’une sonnerie.
Il lui fallut attendre une quinzaine de secondes avant que quelqu’un ne décroche.
« Ou-ii ? »
C’était exactement la voix que Jericho avait imaginée comme étant celle du père de Claire. Traînante et assurée, elle étirait ce tout petit mot en deux syllabes bien appuyées. Il y eut immédiatement une série de bips, et Jericho pressa la touche A. Ses pièces de monnaie tintèrent dans le compteur. Déjà, il se sentait à son désavantage — un indigent qui ne pouvait même pas se permettre d’avoir le téléphone.
« Monsieur Romilly ?
— Ou-ii ?
— Je suis tout à fait désolé de vous déranger, monsieur, surtout un dimanche matin. Mais je travaille avec Claire… »
Il y eut un léger bruit, puis un silence durant lequel il entendit Romilly respirer. Une explosion de parasites vint encombrer la ligne. « Vous êtes toujours là, monsieur ? »
La voix, lorsqu’elle retentit à nouveau, était calme et résonnait, comme si elle provenait d’une grande pièce vide. « Comment avez-vous eu ce numéro ?
— C’est Claire qui me l’a donné. » C’était le premier mensonge qui lui passait par la tête. « Je me demandais si elle était avec vous. »
Nouveau long silence. « Non, non, elle n’est pas avec moi. Pourquoi cela ?
— Elle n’a pas pris son service dans l’équipe de ce matin et elle avait son jour de congé hier. Je me suis demandé si elle n’était pas descendue à Londres.
— Qui est à l’appareil ?
— Je m’appelle Tom Jericho. » Silence. « Elle vous a peut-être parlé de moi.
— Je ne crois pas. » La voix de Romilly était à peine audible. Il se racla la gorge. « Je suis absolument désolé, monsieur Jericho. J’ai peur de ne pouvoir vous être d’aucune utilité. Les allées et venues de ma fille me sont aussi mystérieuses qu’elles semblent l’être pour vous. Bonsoir. »
Il y eut un mouvement à l’autre bout du fil, puis la ligne fut interrompue.
« Allô ? » insista Jericho. Il croyait toujours entendre quelqu’un respirer dans le micro. « Allô ? » Il continua de serrer le lourd combiné de bakélite pendant quelques secondes, l’oreille tendue, puis il raccrocha soigneusement.
Il s’appuya contre la paroi de la cabine téléphonique et se massa les tempes. Derrière la vitre, le monde vaquait silencieusement à ses affaires. Deux civils en chapeau melon et parapluie fermé, tout juste débarqués du train de Londres, étaient escortés jusqu’au manoir. Un trio de canards au plumage de camouflage hivernal vint se poser sur le lac, toutes palmes déployées, en labourant de profonds sillons dans l’eau grise.
Les allées et venues de ma fille me sont aussi mystérieuses qu’elles semblent l’être pour vous.
Quelque chose n’allait pas, si ? Ce n’était pas la réaction qu’on pouvait attendre d’un père à qui l’on apprend que sa fille unique a disparu.
Jericho saisit une poignée de pièces dans sa poche. Il les étala sur sa paume et les regarda d’un air stupide, comme un étranger tout juste arrivé dans un pays qu’il ne connaît pas.
Il composa à nouveau le zéro.
« Ici le standard.
— Kensington vingt-deux cinquante-sept. »
Une fois encore, Jericho introduisit quatre pennies dans la fente métallique. Une fois encore, il y eut une série de petits déclics, puis un silence. Il raidit son doigt sur la touche. Mais cette fois, il n’y eut pas de sonnerie, seul un bip-bip-bip indiquant que la ligne était occupée et qui lui cognait à l’oreille comme un battement de cœur.
Durant les dix minutes qui suivirent, Jericho fit encore trois tentatives pour obtenir le numéro. Il obtint à chaque fois la même réponse. Soit Romilly avait décroché son téléphone, soit il était engagé dans une longue conversation.
Jericho aurait bien essayé le numéro une quatrième fois, mais une femme de la cantine portant un manteau sur son tablier était arrivée et commençait à marteler la porte avec sa pièce pour réclamer son tour. Jericho finit par lui céder la place. Il demeura un instant sur le bord de la route à se demander ce qu’il convenait de faire.
Il lança derrière lui un coup d’œil sur les baraques. Leur forme grise et trapue, autrefois si morne et familière, lui semblait à présent vaguement inquiétante.
Merde ! Qu’avait-il à perdre ?
Il boutonna sa veste pour se protéger du froid et se tourna vers le portail.
L’église paroissiale St Mary, huit bons siècles de solide pierre blanche et de piété chrétienne, s’élevait au bout d’une avenue plantée d’ifs vénérables, à moins de cent mètres de Bletchley Park. Lorsque Jericho franchit les grilles, il vit les bicyclettes, une quinzaine ou une vingtaine, soigneusement rangées de part et d’autre du porche, et, un instant plus tard, il perçut les accords d’un orgue et la funèbre litanie d’une congrégation de l’Église d’Angleterre au plein milieu d’un cantique. Un silence parfait régnait sur le cimetière. Jericho eut l’impression d’être un invité qui arrive en retard dans une maison où la fête bat déjà son plein.
Nous poussons et nous épanouissons comme les feuilles de l’arbre,
Puis nous nous racornissons et périssons, mais rien ne vient Te changer…
Jericho tapa des pieds et battit des bras. Il envisagea de se glisser à l’intérieur et de rester au fond de la nef jusqu’à la fin du service, mais l’expérience lui avait appris qu’on ne pénètre pas discrètement dans une église. La porte allait claquer, les têtes se retourneraient, un marguillier empressé remonterait toute l’allée à petits pas rapides avec une feuille de prière et un recueil de cantiques. Et ce genre d’attention était ce qu’il voulait éviter à tout prix.
Il s’écarta du chemin et feignit de s’intéresser aux pierres tombales. Des toiles d’araignée givrées d’une taille et d’une finesse incroyables luisaient comme des ectoplasmes entre les stèles : monuments de marbre pour les parvenus, plaques d’ardoise pour les paysans, croix de bois battues par les vents pour les indigents et les petits enfants. Ebenezer Slade, quatre ans et demi, endormi dans les bras de Jésus. Mary Watson, épouse d’Albert, emportée par une longue maladie, repose en paix… Sur quelques tombes, des bouquets de fleurs mortes pétrifiées par la glace témoignaient qu’une petite flamme d’intérêt brûlait encore parmi les vivants. Sur d’autres, une mousse jaunie avait recouvert les inscriptions. Il se pencha pour les dégager tout en prêtant l’oreille aux voix des justes derrière les vitraux.
Ô rosées et frimas, bénissez le Seigneur : louez-le et glorifiez-le pour l’éternité.
Ô givre, ô froidure, bénissez le Seigneur : louez-le et glorifiez-le pour l’éternité…
De curieuses images lui traversèrent l’esprit.
Il pensa aux funérailles de son père, lors d’une journée toute pareille à celle-ci : une vilaine et glaciale église victorienne des Midlands industriels, des médailles sur le cercueil, sa mère en pleurs, ses tantes en noir, chacun l’examinant avec une curiosité attristée et lui qui se trouvait en fait à des millions de kilomètres de là, en train de calculer mentalement les numéros des cantiques (« Éloigne-toi de l’erreur,/Laisse la nuit derrière toi », numéro 392 de son Ancien et moderne, donnait un assez joli résultat, il s’en souvenait très bien : 2 × 7 × 2 × 7 × 2…).
Et, sans raison précise, il se mit à penser à Alan Turing qui, dans la hutte par une certaine nuit d’hiver, leur expliquait, complètement excité, comment la mort de son ami le plus proche lui avait fait découvrir le lien entre les mathématiques et l’esprit, et qui assurait qu’ils étaient à Bletchley en train de fabriquer un monde nouveau : que les Bombes allaient bientôt être modifiées, les systèmes électromécaniques remplacés par des relais de tubes à vide et des thyratrons GTIC pour créer des calculateurs, des machines qui pourraient un jour reproduire les actions du cerveau humain et découvrir les secrets de l’âme…
Jericho erra parmi les morts. Il y avait ici une petite croix de pierre ornée d’une guirlande de fleurs en pierre, là un ange à la mine sévère dont le visage rappelait celui de Mlle Monk. Et pendant tout ce temps, il prêta l’oreille au service religieux. Il se demanda s’il se trouvait quelqu’un de la Hutte 8 parmi les fidèles, et, si oui, qui. Alors que tout s’écroulait autour de lui, Skynner adressait-il des prières à Dieu ? Il essaya de se représenter quelles nouvelles réserves de flagornerie Skynner serait capable de déployer pour communiquer avec un être plus élevé en grade encore que le premier lord de l’Amirauté, et il s’aperçut que cela lui était impossible.
La bénédiction du Seigneur Tout-puissant, du Père, du Fils et du Saint-Esprit soit avec vous et le reste à tout jamais. Amen.
Le service était terminé. Jericho traversa rapidement le cimetière et s’éloigna de l’église pour aller se poster derrière deux gros buissons. Il avait là une bonne vue du porche.
Avant la guerre, les fidèles auraient surgi au son d’un exaltant carillon à trois temps. Mais les cloches des églises étaient désormais réservées aux annonces d’invasion, aussi lorsque la porte s’ouvrit et que le vieux prêtre lui-même se posta devant pour saluer ses paroissiens, le silence conféra-t-il à la cérémonie une atmosphère contenue, voire mélancolique. Un par un, les fidèles sortirent à la lumière du jour. Jericho n’en reconnut pas un seul et commençait à penser qu’il avait fait de mauvaises déductions. Mais alors apparut une jeune femme petite et mince dans son manteau noir, le missel de la veille toujours à la main.
Elle serra brièvement, sèchement même, la main du curé, sans rien dire, passa son petit sac de voyage par-dessus le guidon de sa bicyclette et poussa celle-ci vers la grille. Elle marchait rapidement, à petits pas pressés, le menton aigu tendu vers l’avant. Jericho attendit qu’elle l’eut dépassé puis sortit de sa cachette et appela : « Mademoiselle Wallace ! »
Elle s’arrêta et regarda en arrière, dans sa direction. Sa mauvaise vue lui fit plisser les sourcils tandis que sa tête se balançait vaguement de côté. Son visage ne s’éclaira que lorsqu’il fut à moins de deux mètres d’elle.
« Tiens, monsieur…
— Jericho.
— Bien sûr, monsieur Jericho. L’étranger dans la nuit. » Le froid avait rougi le bout pointu de son nez et avait dessiné deux disques rosés de la taille d’une demi-couronne sur ses joues blanches. Elle avait de longs cheveux noirs très épais qu’elle rassemblait et fixait sur sa tête à grand renfort d’épingles. « Comment avez-vous trouvé le sermon ?
— Inspiré ? » proposa-t-il. Cela lui parut plus simple que de dire la vérité.
« Vraiment ? J’ai trouvé que c’était le plus épouvantable que j’aie entendu depuis des années. “Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de prendre de l’autorité sur l’homme ; mais elle doit demeurer dans le silence…” » Elle secoua la tête avec fureur. « Trouvez-vous que ce soit une hérésie de dire que saint Paul est un vrai con ? »
Elle reprit sa marche rapide vers la rue. Jericho lui emboîta le pas. Il connaissait par Claire certains détails de la vie d’Hester Wallace — qu’elle était avant la guerre institutrice dans une école privée de filles du Dorset, qu’elle jouait de l’orgue et que son père était clergyman, qu’elle recevait la publication trimestrielle de la Jane Austen Society — soit juste assez pour suggérer le genre de femme qui devait passer directement de ses huit heures d’équipe de nuit à la messe dominicale.
« Vous venez souvent à l’office du dimanche ?
— Toujours, répondit-elle. Quoique je me demande de plus en plus pourquoi. Et vous ? » !
Il hésita. « De temps en temps. »
C’était une erreur et elle ne manqua pas de la relever.
« Où vous asseyez-vous ? Je ne me souviens pas de vous avoir vu.
— J’essaye de rester au fond.
— Moi aussi. Au dernier rang. » Elle le dévisagea avec insistance, ses lunettes rondes à monture métallique renvoyant un rayon de soleil hivernal.
« Vraiment, monsieur Jericho, un sermon que vous n’avez de toute évidence pas entendu, un banc que vous n’avez jamais occupé : on pourrait pratiquement vous suspecter de revendiquer une piété que vous êtes loin d’avoir…
— Euh…
— Je vous souhaite une bonne journée. »
Ils avaient atteint la grille. Elle se hissa sur la selle de sa bicyclette avec une grâce surprenante.
Ce n’était pas ce que Jericho avait projeté et il dut saisir le guidon avec force pour l’empêcher de s’en aller.
« Je n’étais pas dans l’église. Je vous demande pardon. Je voulais vous parler.
— Ayez l’amabilité de retirer votre main de ma bicyclette, monsieur Jericho. » Un couple de vieux fidèles se retourna pour les observer. « Immédiatement, je vous prie. » Elle voulut tourner le guidon de droite et de gauche mais il resserra son étreinte.
« Je suis vraiment désolé. Cela ne prendra qu’un instant. »
Elle le foudroya du regard et il crut une fraction de seconde qu’elle allait ôter l’un de ses solides souliers de marche pour lui taper sur les doigts. Mais la curiosité le disputait à la colère dans son regard, et la curiosité l’emporta. Elle soupira et descendit de son engin.
« Merci. Il y a un arrêt d’autobus, là-bas. » Il désigna d’un mouvement de tête un abri situé de l’autre côté de Church Green Road. « Accordez-moi à peine cinq minutes, je vous en prie.
— Absurde, proprement absurde. »
Les roues de sa bicyclette cliquetaient comme des aiguilles à tricoter tandis qu’ils traversaient la route. Elle refusa de s’asseoir et resta debout, les bras croisés, le regard fixé sur la côte qui menait en ville.
Il essaya de trouver comment aborder le sujet.
« Claire m’a dit que vous travaillez dans la Hutte 6. Cela doit être intéressant.
— Claire n’a pas à vous dire où je travaille. Elle n’a d’ailleurs pas à en parler à quiconque. Et non, ce n’est pas intéressant. Tout ce qui est intéressant semble réservé aux hommes. Les femmes font le reste. »
Il pensa qu’elle pourrait être jolie si elle s’en donnait la peine. Elle avait une peau d’albâtre douce et blanche, un nez et un menton fins quoiqu’un peu aigus. Mais elle ne mettait aucun maquillage et adoptait une expression perpétuellement mécontente, ses lèvres pincées en une ligne mince et sarcastique. Derrière ses lunettes, ses petits yeux vifs brillaient d’intelligence.
« Claire et moi, nous… » Il agita les mains en cherchant le terme qui convenait. Tout cela le désespérait tellement. « “Nous sortions ensemble”, je crois qu’on peut dire ça ainsi. Jusqu’à il y a un mois. Puis elle a refusé du jour au lendemain d’avoir quoi que ce soit à faire avec moi. » Il sentait sa résolution fléchir devant l’hostilité de la jeune femme. Il se trouvait stupide de s’adresser ainsi à son dos étroit. Mais il continua tout de même. « Pour être franc, mademoiselle Wallace, je suis inquiet pour elle.
— Comme c’est curieux. »
Il haussa les épaules. « Nous formions un couple mal assorti, je vous l’accorde.
— Non. » Elle se tourna vers lui. « Je veux dire que c’est curieux que les gens se sentent toujours obligés de déguiser le souci qu’ils ont d’eux-mêmes en un souci qui aurait pour objet les autres. »
Elle abaissa les coins de sa bouche en une expression qui pouvait passer pour un sourire, et Jericho s’aperçut qu’il commençait à détester Mlle Hester Wallace, et que le fait qu’elle eût raison n’y était pas pour rien.
« Je ne nie pas que cela me touche personnellement, concéda-t-il, mais le fait est que je suis inquiet. Je pense qu’elle a disparu. »
Elle renifla. « N’importe quoi !
— Elle n’est pas venue travailler ce matin.
— Une heure de retard à son travail ne constitue pas encore une preuve de disparition. Elle a simplement dû oublier de se réveiller.
— Je ne crois pas qu’elle soit rentrée chez elle la nuit dernière. En tout cas, elle n’était toujours pas rentrée à deux heures du matin.
— Alors, peut-être a-t-elle oublié de se réveiller ailleurs », répliqua malicieusement Mlle Wallace.
Les lunettes s’illuminèrent à nouveau. « Mais puis-je vous demander en passant comment vous savez qu’elle n’est pas rentrée ? »
Il avait compris que mieux valait éviter de mentir. « Parce que je me suis introduit chez vous et que je l’ai attendue.
— D’accord. Et cambrioleur avec ça. Je comprends pourquoi Claire ne veut plus rien avoir à faire avec vous. »
J’en ai marre de tout ça, pensa Jericho.
« Il y a autre chose que vous devriez savoir. Un homme est venu chez vous la nuit dernière pendant que je m’y trouvais. Il s’est enfui quand il a entendu ma voix. Et puis je viens juste d’appeler le père de Claire. Il prétend qu’il ne sait pas où elle est, mais j’ai l’impression qu’il ment. »
Cela parut l’ébranler. Elle se mordilla les lèvres et regarda au loin, vers le bas de la colline. Un train, un express à en juger par le bruit, traversait Bletchley. Un rideau de fumée brunâtre s’élevait en bouffées percutantes sur plusieurs centaines de mètres au-dessus de la ville.
« Tout cela ne me concerne pas, déclara-t-elle enfin.
— Elle ne vous a pas dit qu’elle partait ?
— Elle ne prévient jamais. Pourquoi le ferait-elle ?
— Et elle ne vous a pas paru bizarre ces derniers temps ? Tendue ou je ne sais quoi ?
— Monsieur Jericho, on pourrait certainement remplir cet abri — non, on pourrait certainement remplir un bus à impériale tout entier — avec les jeunes gens qui s’inquiètent du devenir de leurs relations avec Claire Romilly. Mais maintenant je suis vraiment très fatiguée. Trop fatiguée et trop néophyte en la matière pour parvenir à vous aider. Excusez-moi. »
Pour la seconde fois, elle enfourcha sa bicyclette, et Jericho ne chercha pas à la retenir cette fois-ci. « Est-ce que les lettres ADU vous évoquent quelque chose, par hasard ? »
Elle secoua la tête avec irritation et s’éloigna d’une ruade du trottoir.
« C’est un indicatif, lança-t-il. Sans doute de l’armée de terre allemande ou de la Luftwaffe. »
Elle freina avec une telle force qu’elle glissa de sa selle et que ses talons plats raclèrent le caniveau. Elle parcourut la rue déserte du regard. « Vous êtes complètement fou ou quoi ?
— Vous me trouverez dans la Hutte 8.
— Attendez un peu. Qu’est-ce que ça a à voir avec Claire ?
— Ou, sinon, à la Pension du Commerce, Albion Street. » Il salua poliment d’un mouvement de tête. « ADU, mademoiselle Wallace. Les Anges Dansent à l’Unisson. Je vous laisse tranquille.
— Monsieur Jericho… »
Mais il ne voulait pas répondre à ses questions. Il traversa la route et descendit vivement la colline. Puis il jeta un coup d’œil en arrière avant de tourner à gauche dans Wilton Avenue, en direction des grilles du parc. Mlle Wallace se trouvait toujours exactement là où il l’avait laissée, ses jambes minces plantées de chaque côté du pédalier et son regard fixé sur lui, comme pétrifiée d’étonnement.
Lorsqu’il retourna à la Hutte 8, Logie l’attendait. Il arpentait l’espace confiné de la salle des Enregistrements, ses mains osseuses nouées derrière le dos, le tuyau de sa pipe se balançant tandis qu’il mâchonnait furieusement l’embout.
« C’est ton manteau ? demanda-t-il en guise de salut. Tu ferais mieux de le prendre avec toi.
— Salut, Guy. Où est-ce qu’on va ? » Jericho décrocha son pardessus derrière la porte, et l’une des Wrens lui adressa un sourire lugubre.
« Nous allons avoir une petite conversation, vieux frère, et puis tu vas rentrer chez toi. »
Une fois dans son bureau, Logie se jeta sur son siège et mit ses pieds immenses sur le bureau. « Ferme donc la porte, mon vieux. Nous allons au moins essayer de garder ça entre nous. »
Jericho obéit. Comme il n’y avait nulle part où s’asseoir, il s’appuya le dos contre la porte. Il se sentait étrangement calme. « Je ne sais pas ce que Skynner t’a raconté, mais je ne lui ai pas donné le moindre coup. »
— Bon, eh bien c’est parfait. » Logie leva la main en un soulagement feint. « Enfin, je veux dire, du moment qu’il n’y a pas de sang ni aucun os cassé…
— Allons, Guy. Je ne l’ai pas touché. Il ne peut pas me virer pour ça.
— Il peut faire absolument tout ce qui lui chante. » Le siège grinça lorsque Logie se pencha au-dessus de son bureau pour attraper une chemise brune. Il l’ouvrit. « Voyons ce que nous avons ici. Ça dit : “Insubordination aggravée”. Ça dit : “tentative d’agression physique”. Et aussi : “Dernier en date d’une longue suite d’incidents qui suggère que l’individu en question n’est plus en état de rester en service actif » Il reposa la chemise sur le bureau. « En fait, je ne suis pas certain d’être d’un avis différent. J’attends de te voir te ramener ici depuis hier après-midi. Où étais-tu passé ? À l’Amirauté ? En train de boxer notre chef d’état-major de la Marine ?
— Tu m’avais dit de ne pas travailler pendant toute une équipe. Tu m’avais dit : “Tu vas et tu reviens quand tu veux.” Je te cite.
— Ne joue pas au plus malin avec moi, vieille branche. »
Jericho garda un instant le silence. Il pensa à la gravure de King’s College Chapel et aux messages dissimulés derrière. À la bibliothèque allemande et au visage effrayé de Weitzman. À la voix altérée d’Edward Romilly. Les allées et venues de ma fille me sont aussi mystérieuses qu’elles semblent l’être pour vous. Il avait conscience que Logie l’examinait attentivement. « Quand veut-il que je parte ?
— Mais sur-le-champ, espèce d’imbécile. “Renvoyez-le à King’s, et il n’a qu’à y aller à pied, cette fois-ci.” Je crois bien que ce sont ses indications précises. » Il poussa un soupir et secoua la tête. « Tu n’aurais pas dû le faire passer pour un crétin, Tom. Pas devant ses clients.
— Mais c’est un crétin. » L’indignation et un sentiment d’injustice le submergeaient. Il s’efforça de conserver une voix ferme. « Il n’a pas la moindre idée de ce dont il parle. Allez, Guy ! Tu crois sincèrement, ne serait-ce qu’une minute, que nous allons réussir à briser Shark dans les trois jours qui viennent ?
— Non. Mais il y a plusieurs façons de le dire, si tu me suis bien, surtout quand nous avons nos très chers cousins d’Amérique dans la même pièce. »
On frappa à la porte et Logie cria : « Pas maintenant, vieux, merci quand même ! »
Il attendit que la personne, qui qu’elle fût, se fût éloignée puis ajouta d’une voix calme : « Je ne crois pas que tu te rendes vraiment compte à quel point les choses ont changé par ici.
— Skynner me l’a déjà dit.
— Eh bien, il a eu raison. Pour une fois. Tu l’as vu par toi-même à la conférence d’hier. Nous ne sommes plus en 1940, Tom. La brave petite Angleterre n’est plus toute seule. Nous sommes passés à autre chose et nous devons prendre en compte ce que les autres pensent. Il suffit de regarder la carte, mon vieux. Lis les journaux. Tous ces convois partent de New York. Un quart des bâtiments sont américains. La cargaison est complètement américaine. Des troupes américaines. Des équipages américains. » Logie enfouit brusquement son visage dans ses mains. « Bon Dieu, je n’arrive pas à croire que tu as essayé de frapper Skynner. Tu es vraiment un peu timbré, non ? Je ne suis même pas certain que tu puisses marcher dans la rue sans danger. » Il descendit les pieds de son bureau et prit le téléphone. « Écoute, je me moque de ce qu’il va dire, mais je vais essayer d’avoir la voiture pour te ramener.
— Non ! » Jericho fut surpris lui-même par la véhémence de sa voix. Dans sa tête, il voyait avec une précision parfaite une reproduction de la carte atlantique — la masse brune de l’Amérique du Nord. Les taches d’encre sombre des îles Britanniques, le bleu de l’océan, les innocentes pastilles jaunes, les dents de requin — prêtes à se refermer sur leurs proies comme autant de chausse-trapes. Et Claire ? Il lui était déjà impossible de la trouver maintenant, alors qu’il avait accès au parc. Renvoyé à Cambridge, privé de son laissez-passer, autant se retrouver sur une autre planète. « Non, répéta-t-il plus calmement. Tu ne peux pas faire ça.
— Ce n’est pas moi qui décide.
— Donne-moi deux jours.
— Quoi ?
— Dis à Skynner que tu veux m’accorder deux jours. Donne-moi deux jours pour voir si je peux trouver un moyen de briser Shark à nouveau. »
Logie dévisagea Jericho pendant cinq bonnes secondes puis se mit à rire. « Tu deviens de plus en plus dingue à mesure que les semaines passent, mon petit vieux. Hier, tu disais qu’on ne pouvait pas briser Shark en trois jours. Et aujourd’hui tu voudrais le faire en deux.
— Je t’en prie, Guy. Je t’en supplie. » Et il ne faisait pas autre chose. Les mains appuyées sur le bureau de Logie, le corps penché en avant, il semblait se battre pour sauver sa peau. « Skynner ne veut pas seulement me renvoyer de la hutte, tu sais. Il veut me virer du parc complètement. Il veut me faire enfermer dans une cave de l’Amirauté devant des suites interminables de divisions.
— Il y a des endroits pires où passer la guerre.
— Pour moi, non. Je me pendrai. Ma place est ici.
— Je me suis déjà beaucoup mouillé pour toi, mon garçon. » Logie lui frappa la poitrine du bout de sa pipe. « Eux, ils me disent : “Jericho ? Tu rigoles. Nous sommes en pleine crise, et toi, tu appelles Jericho ?” » Nouveau coup de pipe. « Alors, moi je réponds : “Oui, je sais qu’il est à moitié givré et qu’il n’arrête pas de tomber dans les pommes comme une vieille fille qui a ses vapeurs, mais il a quelque chose en plus, il a juste le petit truc en plus qu’il faut. Faites-moi confiance.” » Coups de pipe redoublés. « Alors je quémande une voiture et ce n’est pas une mince affaire ici, comme tu l’as remarqué. Au lieu d’aller au plumard, je vais boire un thé immonde à King’s et je te supplie, oui je te supplie de venir, et toi, le premier truc que tu fais c’est de nous faire tous passer pour des imbéciles avant d’assommer le chef de la section — bon, bon, d’accord, avant d’essayer de l’assommer. Alors maintenant, je te pose la question : qui va encore m’écouter ?
— Skynner.
— Ôte-toi ça de l’idée.
— Il faudra bien que Skynner t’écoute, et il le fera si tu lui assures que tu as besoin de moi. Je sais… » Jericho eut une inspiration. « Tu pourrais menacer de dire à cet amiral, Trowbridge, que j’ai été viré — à un moment vital de la guerre de l’Atlantique Nord — simplement parce que j’avais dit la vérité.
— Oh, mais oui, pourquoi pas ? Merci. Merci beaucoup. On se retrouverait à deux devant de très longues divisions à l’Amirauté.
— Il y a des endroits pires où passer la guerre.
— Ne sois pas minable. »
Il y eut un nouveau coup frappé à la porte, beaucoup plus fort cette fois. « Oh, pour l’amour de Dieu ! hurla Logie. Allez vous faire voir ! » Mais la poignée se mit à tourner quand même. Jericho s’écarta afin de laisser la porte s’ouvrir, et Puck entra.
— « Désolé, Guy. Bonjour, Thomas. » Il leur adressa à chacun un sourire sans joie. « Il y a du nouveau, Guy.
— Dans le bon sens ?
— Franchement, non. Pour être complètement honnête, cela n’annonce probablement rien de bon. Tu ferais mieux de venir.
— Merde ! Merde ! » marmonna Logie. Il gratifia Jericho d’un regard meurtrier, saisit sa pipe et suivit Puck dans le couloir.
Jericho hésita un instant puis leur emboîta le pas le long du couloir et dans la salle des Enregistrements. Il ne l’avait jamais vue si bondée. Le lieutenant Cave se trouvait là avec, semblait-il, la plupart des cryptologues de la baraque — Baxter, Atwood, Pinker, Kingcome, Proudfoot, de Brooke — ainsi que Kramer, pareil à une idole de cinéma dans son uniforme de la marine américaine. Il adressa à Jericho un regard amical.
Logie lança un regard surpris à la ronde. « Ave, ave ! Mais toute la bande est là. » Personne ne rit. « Que se passe-t-il, Puck ? Il y a un meeting ? C’est un début de grève ? »
Puck désigna de la tête les trois jeunes auxiliaires féminines qui constituaient l’équipe de jour de la salle des Enregistrements.
« Ah oui, fit Logie. Bien sûr. » Et il leur adressa son sourire de fumeur aux dents jaunes. On a un peu de boulot, jeunes filles. Confidentiel. Je me demandais si vous seriez assez gentilles pour laisser les messieurs seuls pendant quelques instants. »
« Je montrais ceci au lieutenant Cave », expliqua Puck dès que les jeunes femmes furent sorties. Il brandit la feuille de grossier papier jaunâtre familier comme s’il s’apprêtait à faire apparaître quelque chose par magie. « Deux messages longs interceptés depuis douze heures en provenance du nouvel émetteur des nazis, près de Magdebourg. Un, juste avant minuit : cent quatre-vingts groupes de quatre lettres. Et un juste après : deux cent onze groupes. Retransmis à deux reprises, à la fois sur le réseau Diana et sur le Hubertus. Quatre mille six cent un kilocycles.
— Allez, qu’on en finisse », marmonna Atwood dans sa barbe.
Puck feignit de ne pas entendre. « Le nombre total de messages Shark en provenance des U-Boote de l’Atlantique Nord interceptés avant neuf heures ce matin : cinq.
— Cinq ? répéta Logie. Tu en es sûr, vieux ? » Il prit la feuille et fit courir son doigt sur les colonnes soigneusement encrées des entrées.
« Comment dit-on déjà ? commenta Puck. Muet comme une tombe ?
— Ce sont nos postes d’écoute, intervint Baxter qui lisait la feuille par-dessus l’épaule de Logie. Le problème doit venir de là. Ils ont dû s’endormir.
— J’ai appelé la salle de Contrôle des interceptions. Après avoir parlé au lieutenant. Ils assurent qu’il n’y a pas d’erreur. »
Un murmure excité de conversation s’éleva.
« Et toi, qu’en dis-tu grand sage ? »
Il fallut quelques secondes à Jericho pour qu’il s’aperçoive que c’était à lui qu’Atwood parlait. Il haussa les épaules. « C’est très peu. C’est sinistrement peu. »
Puck intervint : « Le lieutenant Cave pense que quelque chose se trame derrière tout ça.
— Nous venons d’interroger l’équipage d’un U-Boot capturé sur leurs tactiques. » Le lieutenant se pencha en avant et Jericho vit Pinker tressaillir à la vue de son visage couturé. « Quand Dönitz renifle un convoi, il place ses corbillards en ligne de front sur la route qu’il s’attend à le voir prendre. Avant le black-out, il y avait selon notre estimation quarante-six unités de grande manœuvre dans ce seul secteur de l’Atlantique Nord. » Il s’interrompit, comme pour s’excuser. « Pardon, dit-il. Arrêtez-moi si je vous raconte des trucs que vous connaissez par cœur.
— Notre travail est dans l’ensemble plus… théorique », répliqua Logie. Il regarda autour de lui et plusieurs analystes acquiescèrent alors d’un mouvement de tête.
« Très bien. Il y a en gros deux sortes de lignes. Il y a vos lignes en piquets, ce qui signifie à peu près que les U-Boote restent à la surface et attendent les convois pour leur foncer dessus. Et puis il y a vos lignes de patrouille, ce qui implique que les corbillards avancent en formation pour intercepter les convois. Une fois que les lignes sont établies, il y a une règle d’or. Silence radio complet jusqu’à ce que le convoi soit repéré. J’ai dans l’idée que c’est exactement ce qui se passe en ce moment. Les deux messages longs émis à Magdebourg — ceux-là sont certainement des ordres de Berlin indiquant aux U-Boote de se mettre en ligne. Et si ces bâtiments observent maintenant un silence radio… » Cave haussa les épaules. Il lui répugnait d’avoir à énoncer l’évidence. « Cela implique donc qu’ils doivent se trouver en position de bataille. »
Personne ne dit rien. Les abstractions intellectuelles de quelques cryptographes avaient soudain pris un aspect plus concret : deux mille marins des U-Boote allemands, dix mille marins et passagers alliés convergeaient vers un point de bataille situé au plein cœur de l’hiver dans l’Atlantique Nord, à environ mille milles de toute terre. Pinker donnait l’impression de devoir être malade à tout instant. Puis l’absurdité de leur situation le saisit soudain. Pinker était sans doute personnellement responsable de la mort de — combien ? — un millier de marins allemands envoyés par le fond, et pourtant, le visage de Cave représentait ce qu’il voyait de plus brutal touchant à la guerre atlantique.
Quelqu’un demanda ce qui allait se passer ensuite.
« Si l’un des U-Boote trouve le convoi ? Il va le suivre. Et envoyer un signal radio toutes les deux heures — position, vitesse, direction. Ce signal sera reçu par les autres corbillards qui convergeront tous vers le même point. Tous agiront de même pour essayer d’attirer autant de chasseurs que possible. La plupart du temps, ils essayent de se glisser à l’intérieur même du convoi, parmi nos navires. Ils attendent la tombée de la nuit. Ils préfèrent attaquer de nuit. Les feux des navires qui sont touchés éclairent les autres cibles. Cela crée plus de panique encore. Et puis, il est encore plus difficile pour nos cuirassés de les trouver la nuit.
« Et puis, bien sûr, le temps est épouvantable, ajouta Cave, sa voix sèche résonnant dans le silence, même pour cette période de l’année. Neige. Brouillard givrant. Des paquets de mer verte qui passent par-dessus l’étrave. Cela joue en fait plutôt en notre faveur.
— Combien de temps avons-nous ? demanda Kramer.
— Moins de temps que nous le pensions au départ, c’est certain. Les U-Boote vont plus vite que n’importe quel convoi, mais c’est encore un animal plutôt lent. À la surface, il n’avance pas plus vite qu’un homme à bicyclette, et sous l’eau, c’est un homme à pied. Mais si Dönitz sait qu’un convoi est en route ? Nous avons un jour et demi. Le mauvais temps va leur donner des problèmes de visibilité. Mais, même comme ça, oui, je suppose que nous avons un jour et demi, dans ces eaux-là. »
Cave s’excusa pour aller téléphoner les mauvaises nouvelles à l’Amirauté. Les cryptologues restèrent entre eux. À l’autre bout de la hutte, un cliquetis étouffé se fit entendre lorsque les Type-X commencèrent leur journée de travail.
« Ce doit être D-D-Dolphin, annonça Pinker. Tu veux bien m’excuser, G-G-Guy ? »
Logie lui accorda sa bénédiction de sa main levée et Pinker sortit promptement de la pièce.
« Si seulement nous avions une Bombe à quatre rotors, gémit Proudfoot.
— Eh bien, nous n’en avons pas, mon vieux, alors inutile de perdre du temps là-dessus. » Kramer s’était appuyé contre une table à tréteaux. Il se remit complètement debout, mais comme il n’y avait pas d’espace pour faire les cent pas, il se mit à piétiner sur place tout en se frappant le poing droit dans la paume gauche.
« Saloperie, je me sens tellement impuissant. Un jour et demi. Putain, rien qu’un jour et demi. Bon Dieu ! Il doit bien y avoir quelque chose, enfin, je veux dire que vous avez bien réussi à briser ce truc une fois, non, pendant le dernier black-out ? » Plusieurs personnes se mirent à parler à la fois. « Oh oui.
— Vous vous rappelez ?
— C’était Tom. »
Jericho n’écoutait pas. Quelque chose lui titillait l’esprit, mouvement infime surgi des profondeurs de son subconscient, hors de portée de tout pouvoir d’analyse. Qu’est-ce que c’était ? Un souvenir ? Une connexion ? Plus il s’efforçait de se concentrer dessus, plus l’objet devenait fuyant…
« Tom ? »
Il releva la tête brusquement.
« Le lieutenant Kramer te demande, Tom, dit Logie avec une patience fatiguée, pour savoir comment nous avons brisé Shark lors du dernier black-out.
— Quoi ? » Il se sentait irrité d’avoir été interrompu dans le cours de ses pensées. Ses mains s’agitèrent. « Oh, Dönitz avait été promu amiral. Nous avons deviné que les états-majors des U-Boote ne se sentiraient plus de joie. Qu’ils seraient tellement contents qu’ils retransmettraient la proclamation de Hitler mot pour mot à tous leurs bâtiments.
— Et c’est ce qu’ils ont fait ?
— Oui, ça nous a donné un bon crible. Nous avons mis six Bombes dessus. Mais même comme ça, il nous a encore fallu trois semaines pour lire un jour de transmissions.
— Avec un bon crible ? s’étonna Kramer. Six Bombes. Trois semaines ?
— C’est ce que donne une Enigma à quatre rotors. »
Kingcome intervint : « Dommage que Dönitz n’ait pas une promotion tous les jours. »
Il n’en fallait pas plus pour réveiller Atwood. « Je ne sais pas. Au train où vont les choses, ça ne devrait peut-être pas tarder. »
Les rires allégèrent momentanément la morosité ambiante. Atwood eut l’air satisfait de lui-même.
« Très bon, Frank, assura Kingcome. Une promotion tous les jours. Très bon, ça. »
Seul Kramer ne se joignit pas à l’hilarité générale. Il croisa les bras et contempla ses souliers rutilants.
Ils se mirent à parler d’une théorie que de Brooke essayait sur deux Bombes depuis les neuf dernières heures, mais la méthodologie en paraissait désespérément tordue, comme le souligna Puck.
« Peut-être, mais au moins j’ai eu une idée, se défendit de Brooke, ce qui est déjà plus que toi.
— Cela, mon cher Arthur, c’est parce que je garde mes mauvaises idées pour moi. »
Logie frappa dans ses mains. « Les garçons, les garçons, que la critique reste constructive, d’accord ? »
La conversation s’éternisa, mais Jericho avait cessé d’écouter depuis longtemps. Il traquait à nouveau le fantôme qui lui perturbait l’esprit, épluchant sa mémoire des dix dernières minutes afin de trouver quel mot, quelle expression avait pu le réveiller. Diana, Hubertus, Magdebourg, ligne en piquets, silence radio, indicatif…
Indicatif.
« Guy, où est-ce que tu ranges les clés du musée noir ?
— Quoi, vieille branche ? Oh, dans mon bureau. Premier tiroir de droite en haut. Eh ! Où vas-tu ? Attends une minute, je n’ai pas fini de te parler encore… »
Ce fut un soulagement de quitter l’atmosphère claustrophobique de la hutte pour l’air glacé du dehors. Jericho parcourut au petit trot la côte qui conduisait au manoir.
Il ne pénétrait que rarement dans la grande bâtisse ces derniers mois, mais à chaque fois, cela lui rappelait les imposantes demeures des histoires policières des années vingt (Vous vous souviendrez, inspecteur, que le colonel se trouvait dans la bibliothèque lorsque les coups de feu fatals furent tirés…). L’extérieur était un vrai cauchemar et donnait l’impression que l’on avait vidé en tas une immense charrette remplie du rebut de constructions diverses. Pignons suisses, créneaux gothiques, colonnes grecques, baies vitrées de banlieues chic, briques rouges municipales, lions de pierre, porche d’entrée d’une cathédrale — les styles se disputaient entre eux et se faisaient grise mine, couronnés qu’ils étaient par un toit en forme de cloche en vieux cuivre verdi. L’intérieur était de la plus pure horreur gothique, tout en vitraux et arches de pierre. Les dallages rutilants rendaient un son creux sous les pas de Jericho et les murs étaient recouverts de panneaux de bois sombre, du genre à s’ouvrir avec un déclic au dernier chapitre pour révéler un labyrinthe secret. Jericho ne savait plus trop ce qui se passait dans ces murs. Le général Travis disposait d’un grand bureau en façade qui donnait sur le lac tandis qu’à l’étage, dans les chambres, il se passait les choses les plus mystérieuses. On disait même que c’était là que l’on brisait le chiffre des services secrets allemands.
Il traversa rapidement le vestibule. Un capitaine de l’armée de terre traînait devant le bureau de Travis, feignant de lire l’Observer du matin tout en écoutant un quadragénaire en tweed faire du gringue à une jeune femme de la RAF. Personne ne fit attention à Jericho. Au pied d’un escalier de chêne lourdement sculpté, un couloir menait vers la droite et s’enfonçait vers l’arrière de la maison. À mi-chemin environ, une porte s’ouvrait sur quelques marches qui conduisaient à un corridor secondaire. C’était là, dans une pièce verrouillée de la cave, que les cryptographes des Huttes 6 et 8 gardaient leurs prises de guerre.
Jericho chercha l’interrupteur à tâtons.
La plus grande des deux clés ouvrit la porte du musée. Stockées sur des étagères métalliques placées le long d’un mur se trouvaient une bonne douzaine d’Enigma capturées. La petite clé donnait accès à l’un des deux grands coffres-forts. Jericho s’agenouilla, l’ouvrit et se mit à fouiller à l’intérieur. Toutes leurs précieuses prises se trouvaient là, et chacune constituait une victoire dans la longue guerre qui les opposait à Enigma. Il y avait une boîte à cigares portant une étiquette datée de février 1941 et qui contenait le butin d’un chalutier armé germanique, le Krebs : deux rotors supplémentaires, la carte quadrillée de l’Atlantique Nord de la Kriegsmarine et les réglages des Enigma navales pour février 1941. Il y avait, derrière cette boîte, une grosse enveloppe portant la mention München — navire météo dont la capture, trois mois après le Krebs, leur avait permis de briser le chiffre météorologique — et une autre marquée U-110. Il sortit des brassées de papiers et de cartes.
Enfin, du fond de l’étagère du bas, il sortit un petit paquet enveloppé dans de la toile cirée brune. C’était le butin pour lequel Fasson et Grazier étaient morts, toujours présenté dans son emballage d’origine, tel qu’on l’avait sorti du U-Boot en train de couler. Jericho ne le regardait jamais sans remercier le Seigneur de leur avoir permis de trouver un matériau étanche pour l’envelopper. La plus petite goutte d’eau aurait fait dissoudre l’encre. Avoir réussi à le sortir d’un sous-marin envoyé par le fond, de nuit et par grosse mer… c’était assez pour croire aux miracles, même pour un mathématicien. Jericho défit la toile cirée avec des gestes tendres, comme un lettré déroulerait le papyrus de quelque antique civilisation, ou comme un prêtre qui découvrirait une relique sacrée. Deux petits fascicules, imprimés en lettres gothiques sur papier buvard rose. La deuxième édition du Précis du chiffre météorologique court des U-Boote, maintenant inutile à cause du changement de dictionnaire et — exactement tel qu’il se le rappelait — le Code des signaux courts. Il le feuilleta. Des colonnes de lettres et de chiffres.
Une notice dactylographiée était affichée sur la porte du coffre : « Il est strictement interdit de sortir quelque objet que ce soit sans mon autorisation expresse. (Signé) L. F. N. Skynner. Directeur de la section navale. »
Jericho prit un plaisir tout particulier à glisser le Code des signaux courts dans la poche intérieure de sa veste avant de retourner en courant à la baraque.
Jericho lança les clés à Logie qui les rattrapa maladroitement.
« L’indicatif.
— Quoi ?
— L’indicatif, répéta Jericho.
— Louez le Seigneur ! s’exclama Atwood en joignant les mains tel un prêcheur œuvrant pour le renouveau de la foi. L’oracle a parlé.
— Ça va, Frank. Une minute, tu veux bien. Qu’y a-t-il, mon vieux ? »
Jericho voyait les choses beaucoup plus vite qu’il ne pouvait les exprimer. Il trouvait même en fait très difficile de se faire comprendre par des mots. Il parlait lentement, comme s’il traduisait une langue étrangère et réordonnait ses idées dans sa tête afin de les rendre compréhensibles.
« Vous vous rappelez, au mois de novembre, quand nous avons reçu le Précis du chiffre météo du U-459 ? Et quand nous avons reçu aussi le Code des signaux courts ? Nous avions décidé alors de ne pas nous concentrer sur le Code des signaux courts parce qu’il ne produisait jamais rien d’assez long pour faire un crible valable ? Un indicatif de convoi ne vaut pas grand-chose en lui-même, n’est-ce pas ? Ce ne sont que cinq lettres une fois de temps en temps. » Jericho sortit avec précaution le petit fascicule rose de sa poche. « Une lettre pour la vitesse du convoi, deux pour sa direction et deux autres pour la référence de la carte quadrillée… »
Baxter contemplait le fascicule, comme hypnotisé. « Tu l’as pris dans le coffre sans autorisation ?
— Mais si le lieutenant Cave ne se trompe pas, le U-Boot qui, le premier, trouvera le convoi va transmettre cet indicatif toutes les deux heures, et, s’il arrive à le suivre jusqu’à la tombée de la nuit, il sera alors possible — théoriquement possible — qu’il envoie quatre, voire cinq signaux selon l’heure à laquelle il aura repéré le convoi pour la première fois. » Jericho rechercha le seul uniforme présent dans la pièce. « Combien d’heures dure la lumière du jour dans l’Atlantique Nord au mois de mars ?
— Environ douze heures, répondit Kramer.
— Douze heures, vous voyez ? Et si d’autres U-Boote se mettent à suivre ce même convoi, ce même jour, justement parce qu’ils ont reçu les signaux initiaux, et qu’eux aussi ils émettent le même indicatif toutes les deux heures… »
Logie comprit enfin où il voulait en venir. Il retira lentement sa pipe de sa bouche. « Bordel de merde !
« Alors, toujours en théorie, nous pourrions avoir, disons, une armature d’une vingtaine de lettres avec le premier bâtiment, d’une quinzaine de lettres avec le second… je ne sais pas, s’il s’agit d’une attaque, disons, de huit bâtiments, nous pourrions obtenir facilement une centaine de lettres. Cela devient aussi valable que le dictionnaire météo. » Jericho se sentait aussi fier qu’un jeune père présentant rapidement son rejeton nouveau-né. « C’est magnifique, n’est-ce pas ? » Il dévisagea tour à tour tous les analystes : Kingcome et Logie commençaient à avoir l’air excité, de Brooke et Proudfoot paraissaient pensifs tandis qu’Atwood, Baxter et Puck semblaient résolument hostiles. « Cela n’a jamais été possible jusqu’à présent parce que, jusqu’à présent, les Allemands n’ont jamais envoyé autant de U-Boote contre une telle concentration de navires. C’est toute l’histoire d’Enigma résumée en un mot. L’ampleur même de la réussite allemande produit une telle masse de matériel susceptible de nous être utile qu’elle sème peut-être le germe de sa propre défaite. »
Il s’interrompit.
« Est-ce que ça ne fait pas un peu beaucoup de si ? fit sèchement remarquer Baxter. » Si le U-Boot trouve le convoi assez tôt dans la journée, s’il envoie bien son rapport toutes les deux heures, si les autres font bien tous la même chose, si nous réussissons à intercepter toutes les transmissions…
— Et si, intervint Atwood, le Code des signaux courts que nous avons pris en novembre n’a pas été changé la semaine dernière, en même temps que le Précis des codes météo… »
C’était une possibilité que Jericho n’avait pas envisagée. Il sentit son enthousiasme faiblir légèrement.
Puck rejoignit alors le rang des attaquants. « Je suis d’accord. Le concept est tout à fait brillant, Thomas, et j’applaudis à ton… inspiration, je suppose. Mais ta stratégie repose sur l’échec, n’est-ce pas ? Nous ne pourrons briser Shark, et tu l’as reconnu toi-même, que si les U-Boote trouvent le convoi, ce qui est exactement ce que nous cherchons à éviter. Et puis, supposez que nous arrivions à trouver les réglages de Shark de ce jour… et alors ? Formidable. Nous arrivons à lire tous les signaux des U-Boote à destination de Berlin qui se vantent auprès de Dönitz du nombre de bateaux alliés qu’ils ont réussi à couler. Et, vingt-quatre heures plus tard, nous nous retrouvons à nouveau dans le black-out. »
Plusieurs cryptologues grognèrent leur assentiment.
« Mais non, non. » Jericho secouait la tête énergiquement. « Ta logique est biaisée, Puck. Ce que nous espérons, évidemment, c’est que les U-Boote ne trouvent pas le convoi. Oui, c’est même le but de la manœuvre. Mais au cas où ils le trouveraient, nous pourrions au moins tourner cela à notre avantage. Et ce ne sera pas juste pour une journée. Pas si nous avons un peu de chance. Si nous arrivons à découvrir les réglages de Shark pendant vingt-quatre heures, nous pourrons saisir les messages météo chiffrés pendant la même période. Et, rappelez-vous que nous avons nos propres navires dans cette zone, qui pourront donc nous donner les données météo précises que les U-Boote seront en train de chiffrer. Nous aurons donc le texte en clair et nous aurons les réglages de Shark, nous serons donc capables d’essayer de reconstituer tout le nouveau dictionnaire météo. Nous pourrons de nouveau glisser notre pied dans la porte. Mais vous ne comprenez pas ? »
Il se passa la main dans les cheveux qu’il tira dans son exaspération. Mais pourquoi se montraient-ils tous si obtus ?
Kramer griffonnait furieusement dans un calepin. « Il est sur quelque chose, vous savez. » Il lança son crayon dans les airs et le rattrapa. « Allez, ça vaut le coup d’essayer. Ça nous remettra au moins dans la lutte. »
Baxter poussa un grognement. « Je ne vois toujours pas où ça mène.
— Moi non plus, fit Puck.
— J’imagine que tu ne vois rien, Baxter, parce que ça ne représente pas un triomphe pour le prolétariat de tous les pays ? » commenta Atwood.
Baxter serra les poings. « Un de ces jours, Atwood, quelqu’un va faire disparaître ton petit air suffisant.
— Ah ! La première impulsion de l’esprit totalitaire : la violence.
— Ça suffit ! » Logie fit claquer sa pipe comme un marteau sur l’une des tables. Personne ne l’avait jamais entendu crier auparavant et l’assemblée se calma aussitôt. « Nous en avons eu largement assez. » Il fixa son regard sur Jericho. « Il est vrai que nous devons nous montrer prudents. Puck, je retiens tes réserves. Mais nous devons aussi regarder la situation en face. Cela fait quatre jours que nous sommes dans le noir total et Tom nous présente la première et la seule idée décente depuis le début. Je te félicite, Tom. »
Jericho examina une tache d’encre par terre. Mon Dieu, pensa-t-il. Ça y est, voilà le petit discours du directeur.
« Beaucoup de choses dépendent de nous maintenant, et je veux que chacun se souvienne qu’il fait partie d’une équipe.
— Personne n’est une île, Guy, lui souffla Atwood, pince-sans-rire, ses mains potelées pieusement croisées sur son estomac volumineux.
— Merci, Frank. C’est tout à fait vrai. Personne n’en est une. Et si jamais quelqu’un, n’importe lequel d’entre nous, était tenté de l’oublier, qu’il pense simplement à ce convoi et à tous les autres convois dont dépend l’issue de la guerre. Compris ? Bien. Assez parlé. On se remet au boulot. »
Baxter ouvrit la bouche pour protester, mais parut se raviser. Puck et lui échangèrent un regard sombre en sortant de la pièce. Jericho les regarda partir et se demanda pourquoi ils se montraient si résolument pessimistes. Puck ne pouvait souffrir les convictions politiques de Baxter, et, en général, les deux hommes gardaient leurs distances. Pourtant, ils semblaient à présent faire cause commune. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Quelque jalousie d’école ? On lui en voulait parce qu’il arrivait une fois le travail fait et parvenait aussitôt à les faire passer pour des imbéciles ?
Logie secouait la tête. « Je se sais pas, vieille branche, ce que nous allons faire de toi. » Il s’efforçait de paraître sévère mais ne parvenait pas à dissimuler son contentement. Il posa la main sur l’épaule de Jericho.
« Rends-moi ma place.
— Il faudra que je parle à Skynner. » Il tint la porte ouverte et entraîna Jericho dans le couloir. Les trois auxiliaires féminines les dévisagèrent. « Mon Dieu, fit Logie avec un frisson. Tu imagines ce qu’il va dire ? Il va adorer ça, n’est-ce pas, d’avoir à annoncer à ses petits copains amiraux que notre meilleure chance de retrouver la voie de Shark c’est que le convoi se fasse attaquer ? Oh, et puis zut, je suppose que je ferais mieux de passer le voir tout de suite. » Il était déjà pratiquement rentré dans son bureau lorsqu’il fit marche arrière. « Et tu es sûr que tu ne l’as vraiment pas frappé ?
— Tout à fait certain, Guy.
— Pas même une petite égratignure ?
— Pas une égratignure.
— Dommage, fit Logie. D’une certaine façon. Dommage. »
Hester Wallace n’arrivait pas à dormir. Les doubles rideaux étaient tirés pour la protéger du jour et sa chambre minuscule semblait une étude monochrome. Un bouquet de lavande lui envoyait un parfum apaisant à travers l’oreiller. Mais elle avait beau rester soigneusement allongée sur le dos dans sa chemise de nuit en coton, les jambes serrées et les mains croisées sur la poitrine, telle une vierge sur une tombe de marbre, le sommeil persistait à lui échapper.
« ADU, mademoiselle Wallace. Les Anges Dansent à l’Unisson… »
Le procédé mnémotechnique se révélait d’une efficacité énervante. Hester ne pouvait pas se le sortir de la tête, bien que cette suite de lettres ne signifiât rien pour elle.
« C’est un indicatif. Probablement de l’armée de terre allemande ou de la Luftwaffe… »
Ce n’était pas surprenant. C’était même quasi obligatoire. Il y en avait tellement : des milliers et des milliers. La seule règle sûre était que les indicatifs de l’armée et de la Luftwaffe ne commençaient jamais par un D, le D indiquant toujours un comptoir commercial allemand.
ADU… ADU…
Elle n’arrivait pas à remettre le doigt dessus.
Elle se tourna sur le côté, remonta les genoux sur son ventre et essaya de ne penser qu’à des choses apaisantes. Mais à peine parvint-elle à se débarrasser du visage pâle et tendu de Tom Jericho que lui apparut celui du prêtre éclairé de St Mary de Bletchley, apôtre croassant de la misogynie de saint Paul. « Il est honteux pour les femmes de parler à l’église… » (I, Corinthiens XIV,35). « Des femmes stupides chargées de péchés, détournées par les plaisirs divers… » (II, Timothée III,6). Ces textes lui avaient servi de trame à un sermon polémique contre l’emploi du sexe féminin en temps de guerre — ces femmes qui conduisaient des camions, ces femmes en pantalon, ces femmes qui fumaient et qui buvaient dans des lieux publics sans même l’escorte de leur mari, ces femmes qui négligeaient leurs enfants et leur foyer. « Pareille à une pépite d’or dans la bouche d’un cochon est la femme bonne sans discrétion » (Proverbes XI,22).
Si seulement c’était vrai, pensa-t-elle. Si seulement les femmes avaient enfin usurpé le pouvoir des hommes ! La silhouette wagnérienne de Miles Mermagen, son chef de section, s’imposa doucement à elle. « Ma chère Hester, un transfert est pour l’instant parfaitement hors de question. » Il avait été directeur d’une banque Barclays avant la guerre et il aimait arriver derrière les filles pendant qu’elles travaillaient pour leur masser les épaules. À la fête de Noël de la Hutte 6, il l’avait conduite sous le gui et lui avait maladroitement retiré ses lunettes. (« Merci, Miles, avait-elle dit en essayant de tourner la chose à la plaisanterie, sans mes lunettes, vous pouvez passer pour passablement séduisant… ») Ses lèvres lui avaient paru désagréablement mouillées sur les siennes, semblables à l’envers d’un mollusque, et elles avaient un goût de sherry éventé.
Claire, bien sûr, avait tout de suite su quoi faire.
« Oh, ma pauvre chérie, et j’imagine qu’il a une femme ?
— Il dit qu’ils se sont mariés trop jeunes.
— Eh bien, c’est quand même ta réponse. Dis-lui que tu trouverais juste d’aller la voir d’abord. Dis-lui que tu voudrais être amie avec elle.
— Mais s’il est d’accord ?
— Oh, mon Dieu ! Alors je crains que tu n’aies plus qu’à lui donner un coup de pied dans les parties. »
Hester sourit à ce souvenir. Elle changea encore de position et le drap de coton se mit à plisser sous elle. C’était tout à fait désespéré. Elle tendit le bras et alluma la petite lampe de chevet tout en cherchant ses lunettes à côté.
Ich lerne deutsch, ich lernte deutsch, ich habe deutsch gelernt…
L’allemand, pensa-t-elle : l’allemand lui apporterait le salut. Une bonne connaissance de l’allemand écrit lui permettrait de quitter la grisaille de la salle de Contrôle des interceptions et les étreintes malhabiles de Miles Mermagen pour la propulser dans l’air raréfié de la salle des Machines, là où se faisait le vrai travail — là où elle aurait dû être affectée dès le début.
Elle s’assit dans son lit et essaya de se concentrer sur le Premier manuel d’allemand d’Abelman. Dix minutes de ce régime suffisaient généralement à l’endormir.
« Les verbes intransitifs qui signifient un changement de place ou de situation prennent l’auxiliaire sein au lieu de haben aux temps composés… »
Elle leva la tête. Quel était ce bruit, en bas ?
« Dans l’ordre des mots de la subordonnée, l’auxiliaire doit venir en dernier, aussitôt après le participe passé ou l’infinitif… »
Ça recommençait.
Elle glissa ses pieds chauds dans ses souliers glacés, passa un châle de laine sur ses épaules et sortit sur le palier.
Un bruit de coups provenait de la cuisine.
Elle entreprit de descendre l’escalier.
Deux hommes l’attendaient lorsqu’elle était rentrée de l’église. L’un d’eux se trouvait sur le pas de la porte, l’autre avait surgi tranquillement de derrière la maison. Le premier était jeune, blond, doté d’une mollesse assez aristocratique et d’une sorte de beauté anglo-saxonne décadente. Son compagnon était plus âgé, plus petit, mince et brun, avec un accent du nord. Ils avaient tous les deux des laissez-passer de Bletchley Park et assuraient qu’ils étaient des affaires sociales et cherchaient Mlle Romilly. Elle n’était pas venue travailler : avait-elle une idée du lieu où elle pouvait se trouver ?
Hester avait assuré qu’elle n’en savait rien. L’homme le plus âgé était monté au premier et avait passé un long moment à fouiller la chambre de Claire. Pendant ce temps, le blond — elle n’avait jamais réussi à saisir son nom — s’était étalé sur le canapé et lui avait posé tout un tas de questions. Il y avait quelque chose en lui de désagréablement condescendant malgré sa politesse. Elle se surprit à penser que Miles Mermagen aurait sûrement ressemblé à cela s’il avait bénéficié d’une éducation à cinq mille livres dans les private schools anglaises. Comment était Claire ? Qui étaient ses amis ? Avec qui sortait-elle ? Quelqu’un l’avait-il demandée ? Elle parla de la visite de Jericho la nuit précédente et il en prit note avec un porte-mine en or. Elle faillit mentionner aussi la curieuse façon qu’avait eue Jericho de l’aborder à la sortie de l’église (ADU, mademoiselle Wallace…), mais elle en était déjà venue à prendre tellement le blond en grippe qu’elle préféra s’abstenir.
Un coup, un coup, encore un coup, dans la cuisine…
Hester s’empara du tisonnier devant la cheminée et ouvrit lentement la porte de la cuisine.
Elle crut pénétrer dans un réfrigérateur. La fenêtre claquait au vent. Il devait y avoir des heures qu’elle était ouverte.
Elle se sentit tout d’abord soulagée, mais cela ne dura que le temps d’essayer de la refermer. Elle découvrit alors que la clenche métallique, fragilisée par la rouille, avait été purement et simplement arrachée. Le cadre en bois de la fenêtre avait lui-même pas mal souffert.
Elle resta un moment dans le froid à examiner la situation, et arriva à la conclusion qu’il n’y avait qu’une explication possible. Le type brun qui avait surgi de derrière la maison à son retour de l’église avait de toute évidence tenté de s’introduire à l’intérieur par effraction.
Ils lui avaient assuré qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. Mais s’il n’y avait pas à s’inquiéter, pourquoi avaient-ils voulu pénétrer de force dans la maison ?
Elle frissonna et serra son châle sur elle.
« Oh Claire ! s’exclama-t-elle à voix haute. Oh Claire ! Mais qu’est-ce que tu as fait, espèce d’idiote ? »
Elle s’efforça de maintenir la fenêtre fermée à grand renfort de papier adhésif sombre qui servait à obturer les ouvertures. Puis, le tisonnier toujours à la main, elle remonta au premier et entra dans la chambre de Claire. Un renard argenté était posé au pied du lit, ses yeux de verre fixes, ses dents acérées découvertes. Elle le plia machinalement et le rangea à sa place sur l’étagère. La chambre paraissait une telle expression de Claire, rassemblait une telle extravagance de couleurs, de matières et de parfums qu’elle donnait l’impression de résonner encore de sa présence, comme les dernières vibrations d’un diapason… Claire en train de plaquer une robe ridicule contre elle et de rire en lui demandant ce qu’elle en pensait tandis qu’Hester fronçait les sourcils en une feinte désapprobation de sœur aînée. Claire, aussi maussade qu’une adolescente, couchée à plat ventre sur son lit pour feuilleter un Tatler d’avant la guerre. Claire en train de coiffer les cheveux d’Hester (qui lui tombaient pratiquement à la taille lorsqu’elle les lâchait) à coups de brosse lents et langoureux qui semblaient lui liquéfier les membres. Claire en train d’insister pour maquiller Hester et l’habiller comme une poupée avant de reculer en une feinte surprise : Eh, ma chérie, mais tu es ravissante ! Claire aux longues jambes d’athlète vêtue d’une simple culotte de soie blanche et d’un rang de perles, en train d’arpenter la chambre à la recherche de quelque chose et découvrant soudain qu’Hester l’observait en secret dans la glace : Claire saisissant alors l’expression de ses yeux et s’immobilisant un instant, la hanche provocante et les bras tendus, avec un sourire suspendu entre l’invite et le sarcasme, avant de se remettre en mouvement…
Alors, en cet après-midi glacé de sabbat, Hester Wallace, fille de clergyman, s’adossa au mur, ferma les yeux et pressa honteusement la main entre ses cuisses.
Un instant plus tard, le bruit reprit dans la cuisine et elle crut que son cœur allait éclater de panique. Elle traversa le palier en courant et se réfugia dans sa chambre, poursuivie par la plainte sèche du curé de St Mary — à moins que ce ne fût la voix de son père ? — déclamant le Livre des Proverbes :
« Car les lèvres de l’étrangère distillent le miel,
Et son palais est plus doux que l’huile ;
Mais à la fin elle est amère comme l’absinthe,
Aiguë comme un glaive à deux tranchants.
Ses pieds descendent vers la mort,
Ses pas atteignent le séjour des morts… »
Pour la première fois depuis plus d’un mois, Tom Jericho se trouva occupé.
Il devait superviser la copie du Code des signaux courts, dont on devait produire six exemplaires dûment estampillés TOP SECRET. Chaque ligne devait être vérifiée car une seule erreur pouvait faire toute la différence entre un décryptage réussi et des journées d’échec. Il fallait donner des instructions aux contrôleurs des interceptions. Des ordres avaient été envoyés par téléscripteur à tous les officiers en service de tous les postes d’écoute de la Hutte 8 — de Thurso, accroché aux falaises de l’extrémité la plus au nord de l’Écosse, jusqu’à St Erith, près de la pointe de Cornouaille. Le mot d’ordre était simple : concentrez tout ce que vous avez sur les fréquences connues des U-Boote dans l’Atlantique, annulez toutes les permissions, mettez les éclopés, les malades et même les aveugles au travail s’il le fallait mais prêtez une attention accrue à de soudaines et brèves émissions en morse précédées du é (e accent aigu : ti ti ta ti ti…), signal allemand de priorité destiné à faire libérer la fréquence, en vue de la transmission de messages concernant les convois. Aucun signal de ce genre ne devait échapper, compris ? Pas un seul.
Jericho prit trois mois de décryptage Shark dans les registres, histoire de se remettre dans le bain, et, cet après-midi-là, installé à sa place réservée, près de la fenêtre dans la grande salle, il prouva à l’aide de sa règle à calcul ce qu’il savait déjà par instinct : à savoir que dix-sept rapports de contact collectés sur une période de vingt-quatre heures produiraient quatre-vingt-cinq lettres de message codé qui pourraient — qui pourraient si les analystes disposaient du pourcentage de chances requis — leur permettre de trouver une ouverture dans Shark en admettant qu’ils disposent d’au moins dix Bombes travaillant en relais pendant un minimum de trente-six heures…
Et, pendant tout ce temps, il ne cessait de penser à Claire.
D’un point de vue pratique, il ne pouvait pas faire grand-chose pour elle. Il parvint à deux reprises pendant la journée à gagner la cabine téléphonique pour essayer d’appeler son père : une fois alors qu’ils étaient tous partis déjeuner et qu’il avait réussi à rester en arrière sans se faire remarquer juste avant d’atteindre le portail, et une autre fois en fin d’après-midi, quand il avait prétendu devoir se dégourdir les jambes. À chaque fois, il avait obtenu le numéro, mais le téléphone se contentait de sonner, sans personne pour venir décrocher. Il ressentit une peur vague mais croissante, aggravée encore par son impuissance. Il ne pouvait se résoudre à retourner à la Hutte 3. Il n’avait pas le temps d’aller faire un tour chez elle. Il aurait aimé rentrer chez lui pour mettre les messages à l’abri — les avoir cachés derrière une gravure sur la cheminée ? Il était fou ou quoi ? — mais le trajet lui aurait pris au moins vingt minutes et il n’avait pas le temps.
Il était en fait dix-neuf heures passées quand il partit enfin. Logie traversait la grande salle lorsqu’il s’arrêta près du bureau de Jericho et le pria, pour l’amour de Dieu, de rentrer chez lui prendre un peu de repos. « Tu n’as rien d’autre à faire ici, vieille branche. Sinon attendre. Je pense que nous commencerons à transpirer vraiment demain, vers cette heure-ci. Jericho fut soulagé de prendre son manteau. « Tu as parlé à Skynner ?
— Du projet général, oui. De toi, non. Il n’a rien demandé et je n’allais sûrement pas mettre ça sur le tapis.
— Ne me dis pas qu’il a oublié ? »
Logie haussa les épaules. « Il semble qu’il ait d’autres chats à fouetter pour le moment.
— Quels autres chats ? »
Mais Logie s’était déjà éloigné. « Je te vois demain matin. Surtout, roupille un peu. »
Jericho alla ranger les messages Shark au Registre puis sortit. Le soleil de mars, qui s’était à peine élevé au-dessus des arbres toute la journée, avait déjà sombré derrière la pension, ne laissant qu’une traînée estompée de rose et d’orange pâle à la frange d’un ciel indigo. La lune se montrait déjà et Jericho perçut au loin le rugissement des bombardiers, de beaucoup de bombardiers se rassemblant pour leur raid nocturne sur l’Allemagne. Tout en marchant, Jericho jeta autour de lui des regards émerveillés. Le disque lunaire au-dessus du lac tranquille, le feu à l’horizon… tout cela faisait une conjonction extraordinaire de lumières et de symboles, comme un mauvais présage. Il était tellement troublé qu’il avait presque dépassé la cabine téléphonique lorsqu’il se rendit compte qu’elle était libre.
Un dernier essai ? Il observa la lune. Pourquoi pas ?
Le numéro de Kensington ne répondait toujours pas, aussi décida-t-il, sur une inspiration, d’essayer le Foreign Office. L’opératrice le mit en contact avec l’employé de service et il demanda à parler à Edward Romilly.
« Quel département ?
— Excusez-moi, mais je n’en sais rien. »
Le silence s’installa au bout du fil. Il y avait peu de chance pour qu’Edward Romilly se trouvât à son bureau un dimanche soir. Jericho appuya son épaule contre la paroi vitrée de la cabine. Une voiture passa lentement puis s’arrêta une dizaine de mètres plus loin. Ses feux de position firent deux points rouges dans l’obscurité. Il y eut un déclic et Jericho se concentra à nouveau sur le téléphone.
« Je vous passe le service. »
Une petite sonnerie, puis une voix féminine cultivée répondit : « Bureau allemand. »
Bureau allemand ? Pendant un instant, il fut déconcerté. « Euh, Edward Romilly, je vous prie.
— Qui dois-je annoncer ?
— Un ami de sa fille.
— Une seconde, s’il vous plaît. »
Il avait les doigts tellement crispés sur le combiné qu’ils lui faisaient mal. Il fit un effort pour se détendre. Il n’y avait aucune raison pour que Romilly ne travaillât pas au bureau allemand. Claire ne lui avait-elle pas dit un jour que son père occupait un poste mineur à l’ambassade de Berlin quand les nazis avaient pris le pouvoir ? Elle devait avoir dix ou onze ans à l’époque. Ce devait être à ce moment qu’elle avait appris l’allemand.
« Je crains, monsieur, que M. Romilly ne soit déjà parti. Je peux prendre un message ?
— Merci, non. Cela n’a pas d’importance. Bonne nuit. »
Il raccrocha rapidement. Tout cela ne lui plaisait pas beaucoup. Et l’allure de cette voiture ne l’inspirait guère non plus. Il sortit de la cabine téléphonique et se dirigea vers elle — une auto basse et noire équipée de grands marchepieds bordés de blanc à cause du black-out. Son moteur tournait toujours. Lorsque Jericho fut tout près, la voiture fit un bond en avant et prit rapidement le virage qui conduisait à la grille. Il lui courut après, mais le temps qu’il arrive à l’entrée du parc, l’automobile avait disparu.
Jericho descendait la côte lorsque le contour imprécis de la ville s’évapora dans l’obscurité. Il y avait au moins un siècle qu’aucune génération n’avait pu assister à pareil spectacle. Au temps de son arrière-grand-père lui-même, il devait y avoir quelques traces d’éclairage — la lueur d’un réverbère ou d’une lanterne de voiture à cheval, l’éclat bleuté de la lampe à pétrole d’un veilleur de nuit — mais cela même n’existait plus. Bletchley déclinait avec le jour et semblait s’abîmer dans un lac obscur. Jericho aurait pu se trouver n’importe où.
Il avait conscience maintenant d’une certaine paranoïa, et la nuit amplifiait ses peurs. Il dépassa un pub citadin situé près du pont de chemin de fer, sorte de mausolée victorien élaboré portant, pareille à une épitaphe, la mention WHISKIES, PORTOS ET BIÈRES FORTES DE QUALITÉ en lettres d’or sur la pierre noire. Il entendit le piano désaccordé jouer « The Londonderry Air » et fut un instant tenté d’entrer pour prendre un verre et trouver quelqu’un à qui parler. Mais il imaginait déjà la conversation…
« Alors mon gars, t’es dans quel secteur ?
— Je travaille juste pour le gouvernement.
— Service civil ?
— Communications. Pas grand-chose. Écoutez, je peux vous payer un autre verre ?
— T’es d’ici ?
— Pas exactement… »
… et il se dit qu’il valait mieux ne pas se mêler à des étrangers. Qu’il valait mieux, aussi, ne pas boire du tout. Au moment où il tournait dans Albion Street, il entendit un bruit de pas derrière lui et fit volte-face. La porte du pub s’était ouverte et il y eut un instant de couleurs et de musique avant qu’elle se referme et que la rue se retrouve plongée dans le noir.
La pension se trouvait à peu près au milieu d’Albion Street, sur la droite. Il y était presque arrivé lorsqu’il remarqua une voiture garée en face, le long du trottoir de gauche. Il ralentit l’allure. Il ne pouvait être certain qu’il s’agissait de la même que la voiture bizarre du parc, bien qu’elle lui ressemblât beaucoup. Mais au moment où il arrivait à son niveau, l’un de ses occupants frotta une allumette, et, comme le chauffeur se penchait vers la flamme en la protégeant de la main, Jericho remarqua les trois bandes blanches des sergents de police sur sa manche.
Il pénétra dans la pension et pria pour avoir le temps de monter avant que Mme Armstrong surgisse tel un commando nocturne pour l’intercepter dans le vestibule. Mais il fut pris de vitesse. Elle avait dû guetter le bruit de sa clé dans la serrure car elle surgit de la cuisine dans un nuage de vapeur qui sentait le chou et les abats. Quelqu’un éructa dans la salle à manger puis il y eut un rire bruyant.
« Je n’ai pas très faim, madame Armstrong, annonça Jericho d’une voix faible. Merci quand même. »
Elle s’essuya les mains sur son tablier et désigna une porte fermée d’un signe de tête. « Vous avez de la visite. »
Il venait de poser avec défi le pied sur la première marche de l’escalier. « C’est la police ?
— Pourquoi, monsieur Jericho ? Qu’est-ce que la police viendrait faire ici ? Non, c’est un jeune homme très bien. Je l’ai mis, annonça-t-elle avec un regard lourd de sens, dans le petit salon. »
Le petit salon ! Ouvert le soir à tous les pensionnaires de huit à dix heures en semaine, et toute la nuit à partir de l’heure du thé le samedi et le dimanche : aussi guindé qu’un salon de duc avec son mobilier coordonné, ses voilages (confectionnés par la propriétaire elle-même, s’il vous plaît), sa lampe d’acajou avec son abat-jour à glands et sa rangée de pots à bière grimaçants soigneusement alignés au-dessus de l’âtre glacé. Jericho se demanda qui pouvait bien venir le voir qui méritât d’être reçu dans le petit salon.
Il ne le reconnut pas tout de suite. Cheveux dorés, visage pâle et couvert de taches de rousseur, yeux bleu clair et sourire exercé. Il traversait la pièce pour venir à la rencontre de Jericho, main droite tendue, chapeau d’Anthony Eden dans la main gauche et manteau de Saville Row à cinquante guinées posé sur des épaules viriles. Un mélange de bonne éducation, de charme et de menace.
« Wigram. Douglas Wigram. Foreign Office. Nous nous sommes rencontrés hier, mais nous n’avons pas été réellement présentés. »
Il prit la main de Jericho d’une manière à la fois légère et curieuse, un doigt replié dans la paume, et Jericho mit un moment à prendre conscience qu’il venait de recevoir une poignée de main maçonnique.
« Vous êtes bien installé ? Très belle pièce ici. Très belle. Cela vous dérangerait-il que nous allions ailleurs ? Où logez-vous ? Au-dessus ? »
Mme Armstrong se trouvait toujours dans le vestibule, en train de faire bouffer ses cheveux devant le miroir ovale.
« M. Jericho suggère que nous poursuivions notre petite conversation là-haut, dans sa chambre, si cela ne vous dérange pas, madame A ? » Il n’attendit pas la réponse. « Eh bien, allons-y, d’accord ? »
Il tendit le bras, toujours souriant, et Jericho sentit qu’on le poussait dans l’escalier. Il éprouvait l’impression d’avoir été joué ou volé, mais sans pouvoir déterminer comment. Sur le palier, il se reprit suffisamment pour se retourner et annoncer : « C’est très petit, vous savez. Il y a à peine la place de s’asseoir.
— Ce sera parfait, mon cher ami. Du moment que c’est tranquille. Toujours plus haut, toujours plus loin. »
Jericho alluma la lampe minable et s’effaça pour laisser Wigram entrer le premier. Il sentit un léger parfum d’eau de Cologne mêlé d’une odeur de cigare lorsqu’il lui passa devant. Le regard de Jericho se porta directement sur la gravure de la chapelle qui, à son grand soulagement, semblait intacte. Il ferma la porte.
« Je vois ce que vous vouliez dire à propos de la chambre », commenta Wigram en posant ses mains sur la vitre pour mieux regarder à travers. « Quel enfer il nous faut traverser, n’est-ce pas ? Avec vue sur la voie ferrée par-dessus le marché. Seigneur ! » Il ferma les rideaux et se retourna vers Jericho. Il s’essuyait les doigts sur son mouchoir avec une délicatesse quasi féminine. « Nous nous inquiétons. » Son sourire s’agrandit. « Nous nous inquiétons pour une jeune femme nommée Claire Romilly. » Il replia le petit carré de soie bleue et le glissa dans sa poche. « Vous permettez que je m’asseye ? »
Il fit glisser son manteau d’un coup d’épaule et le posa sur le lit, puis il remonta à peine son pantalon à fines rayures au-dessus du genou pour éviter d’en abîmer le pli. Il s’assit alors au bord du matelas et en expérimenta la souplesse d’un petit coup de hanche. Il avait les cheveux blonds, comme les sourcils, les cils et les poils sur le dos de ses mains blanches et soignées… Jericho sentit sa peau se hérisser de crainte et de dégoût.
Wigram tapota l’édredon à côté de lui. « Parlons un peu. » Il n’eut pas l’air démonté le moins du monde en voyant que Jericho ne bougeait pas. Il se contenta de croiser les mains avec satisfaction sur ses genoux.
« Bien, poursuivit-il. Commençons alors, d’accord ? Claire Romilly. Vingt ans. Travail de bureau qualifié. Disparue officiellement depuis… » Il consulta sa montre « … douze heures. N’a pas pris son service du matin. En fait, quand on commence à chercher un peu, elle a disparu depuis vendredi minuit — oh, mon Dieu, cela fait pratiquement deux jours, maintenant — après avoir quitté son travail au parc. Seule. La fille avec qui elle habite jure qu’elle ne l’a pas vue depuis jeudi. Son père assure qu’il ne l’a pas vue depuis avant Noël. Personne d’autre — les filles avec qui elle travaille, sa famille, etc. — ne semble avoir la moindre idée de l’endroit où elle peut se trouver. Évanouie dans les airs. » Wigram claqua des doigts. « Comme ça. » Pour la première fois, il cessa de sourire. « C’est une bonne amie à vous, je crois ?
— Je ne l’ai pas vue depuis début février. C’est pour cela qu’il y a une voiture de police, dehors ?
— Mais une bonne amie quand même ? Assez bonne pour que vous essayiez de la revoir. Chez elle, la nuit dernière, d’après notre petite Mlle Wallace. Insistant, insistant, et des questions, des questions. Et puis encore ce matin, Hutte 3…, des questions, encore des questions. Un coup de fil à son père — Oh, oui », fit-il en remarquant la surprise de Jericho. « Il nous a téléphoné tout de suite pour nous signaler que vous aviez appelé. Vous n’avez jamais rencontré Ed Romilly ? Un type charmant. Mais il n’a jamais fait la carrière qu’il aurait dû, d’après ce qu’on dit. Il a un peu décroché après la mort de sa femme. Dites-moi, monsieur Jericho, pourquoi cet intérêt ?
— J’ai été parti un mois. Je ne l’avais pas revue.
— Mais vous avez sûrement des tas de choses plus importantes à faire surtout maintenant, que de retrouver une vieille connaissance ? »
Ses derniers mots furent pratiquement noyés par le vacarme d’un express. La chambre vibra pendant une quinzaine de secondes, le temps exact que dura son sourire. Lorsque le bruit se fut dissipé, il reprit : « Avez-vous été surpris qu’on vienne vous chercher à Cambridge ?
— Oui, je crois que oui. Écoutez, monsieur Wigram, qui êtes-vous exactement ?
— Surpris quand on vous a dit pourquoi on avait besoin de vous ici ?
— Non, pas surpris, non. » Il chercha le mot. « Choqué.
— Choqué. Vous aviez parlé à la fille de votre travail ?
— Non, évidemment.
— Non, évidemment. Cela vous a pourtant paru curieux — comme étant peut-être davantage qu’une coïncidence, comme étant plus menaçant aussi — que les Allemands puissent un jour faire le black-out radio dans tout l’Atlantique Nord, et que deux jours plus tard, la petite amie d’un cryptographe de la Hutte 8 disparaisse ? Le jour même où ce cryptographe revient ? »
Le regard de Jericho se porta involontairement sur la gravure de la chapelle. « Je vous l’ai déjà dit, je n’ai jamais parlé de mon travail à Claire. Et je ne l’ai pas vue depuis un mois. De plus, ce n’était pas ma petite amie.
— Non ? Elle était quoi, alors ? »
Qu’est-ce qu’elle était alors ? Bonne question. « Je voulais simplement la voir, fit-il faiblement. Et puis comme je n’arrivais pas à la trouver, je me suis inquiété.
— Vous avez une photo d’elle ? Quelque chose de récent ?
— Non. En fait, je n’ai aucune photo d’elle.
— Vraiment ? Voilà qui est encore curieux. Une jolie fille comme ça. Où pourrons-nous trouver une photo ? Nous devrons nous servir de la photo d’identité de son dossier à la Sécurité.
— Pour quoi faire ?
— Savez-vous vous servir d’une arme à feu, monsieur Jericho ?
— Je rate les canards dans les fêtes foraines.
— Je m’en serais douté, bien qu’il ne faille jamais juger l’homme à son apparence. Seulement, les territoriaux de Bletchley Park ont eu droit à un petit cambriolage dans leur armurerie, vendredi soir. Il manque deux objets. Un Smith and Wesson, revolver de calibre 38 fabriqué à Springfield, dans le Massachusetts, et distribué par le ministère de la Guerre l’année dernière. Et une boîte de trente-six cartouches. »
Jericho ne dit rien. Wigram le contempla un instant, comme s’il était en train de se faire un avis à propos de quelque chose. « Il n’y a rien qui s’oppose à ce que vous soyez au courant, je suppose. Un type digne de confiance comme vous. Venez vous asseoir. » Il donna de nouvelles petites tapes sur l’édredon. « Je ne peux quand même pas continuer à crier les putains de secrets de l’Empire britannique à travers votre chambre merdique. Allez, venez. Je ne vous mordrai pas, je vous le promets. »
Jericho s’assit à contrecœur. Wigram se pencha vers lui et sa veste s’écarta légèrement, juste assez pour que Jericho puisse entrevoir l’éclat du cuir et d’une arme métallique contre la chemise blanche.
« Vous voulez savoir qui je suis ? dit-il à voix basse. Je vais vous dire qui je suis. Je suis celui que nos maîtres ont envoyé pour découvrir ce qui se passe dans votre petit anus mundi. » Il parlait si bas que Jericho dut pencher la tête vers lui pour saisir ses propos. « Il y a du nouveau, vous comprenez. Une très vilaine cloche s’est mise à sonner. Il y a cinq jours, la Hutte 6 a décodé un message de l’armée allemande en provenance du Moyen-Orient. Le général Rommel commence à devenir mauvais joueur. Il semble penser que la seule raison de sa défaite serait que, par quelque miracle, nous semblions toujours savoir exactement quelle va être sa prochaine attaque. Alors soudain, les Afrika Korps veulent une enquête sur la sûreté de leur chiffre. Mais oui. Ding dong. Douze heures plus tard, l’amiral Dönitz, pour des raisons encore inconnues, décide soudain de resserrer la procédure d’Enigma en modifiant le code météo des U-Boote. Encore ding dong. Aujourd’hui, c’est la Luftwaffe. Quatre navires de commerce allemands chargés de marchandises destinées au susmentionné Rommel ont été récemment “surpris” par la RAF et coulés au large de la Tunisie. Ce matin, nous lisons que le commandant en chef allemand en Méditerranée, le Feldmarschall Kesselring lui-même, rien que ça, demande à savoir s’il est possible que l’ennemi ait pu lire ses codes. » Wigram tapota le genou de Jericho. « Ça fait beaucoup de sonnettes d’alarme, monsieur Jericho. C’est au moins le carillon de l’abbaye de Westminster sonnant la fête du Couronnement. Et au milieu de tout cela, il faut que votre amie disparaisse, en même temps qu’un revolver tout neuf et toute une boîte de cartouches. »
« De quoi, ou de qui parlons-nous exactement ici ? » poursuivit Wigram. Il avait sorti un petit calepin à couverture de cuir noir et un porte-mine en or. « Claire Alexandra Romilly. Née à Londres le vingt et un décembre mil neuf cent vingt-deux. Père : Edward Arthur Macauley Romilly, diplomate. Mère : l’Honorable Alexandra Romilly, née Harvey, décédée dans un accident de voiture en Écosse en août vingt-neuf. L’enfant suit des cours privés à l’étranger. Postes du père : Bucarest, de vingt-huit à trente et un ; Berlin, de trente et un à trente-quatre ; Washington, de trente-quatre à trente-huit. Une année à Athènes, et puis retour à Londres. À ce moment-là, la fille termine ses études dans une école de renom à Genève. Elle rentre à Londres dès que la guerre éclate, à l’âge de dix-sept ans. Principale occupation durant les trois années qui ont suivi : d’après ce que l’on peut savoir, s’amuser. » Wigram se lécha l’index et tourna la page. « Un peu de travail volontaire dans la défense civile. Rien de trop épuisant. Juillet quarante et un : travaille comme traductrice auprès du ministère de l’Économie de guerre. Août quarante-deux : réclame un poste d’employée au Foreign Office. Parle bien plusieurs langues. Recommandée pour un poste à Bletchley Park. Voir lettre du père ci-jointe, bla, bla, bla. Entretien le 10 septembre. Entretien positif, obtient son certificat d’habilitation et commence à travailler une semaine plus tard. » Wigram feuilleta le calepin en tous sens. « Voilà l’histoire. Ce n’est pas exactement un processus de sélection très rigoureux, si ? Mais elle venait d’une affreusement bonne famille. Et le papa travaille à la maison mère. Et c’est la guerre. Vous voulez ajouter quelque chose au dossier ?
— Je crains de ne pas pouvoir.
— Comment l’avez-vous rencontrée ? »
Pendant les dix minutes qui suivirent, Jericho répondit aux questions de Wigram. Il le fit soigneusement et — la plupart du temps — honnêtement. Quand il mentit, ce ne fut que par omission. Ils étaient allés au concert lors de leur premier rendez-vous. Ils étaient ensuite sortis plusieurs soirées ensemble. Ils avaient vu un film. Lequel ? « In Which We Serve.
— Ça vous a plu ?
— Oui.
— Je le dirai à Noël. »
Elle n’avait jamais parlé politique avec lui. Elle n’avait jamais parlé de son travail. Elle n’avait jamais parlé d’autres amis.
« Vous avez couché avec elle ?
— Mêlez-vous de vos affaires.
— Je prends ça pour un oui. »
D’autres questions. Non, il n’avait rien remarqué de curieux dans son comportement. Non, elle ne lui avait paru ni tendue, ni secrète, ni nerveuse, ni agressive, ni trop curieuse, ni déprimée, ni lunatique, ni excitée — non, rien de tout cela — et ils ne s’étaient pas disputés à la fin. Vraiment ? Non. Donc ils avaient… ils avaient quoi alors ?
« Je ne sais pas. Nos chemins ont divergé.
— Elle voyait quelqu’un d’autre ?
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Peut-être. Vous ne savez pas. » Wigram secoua la tête, visiblement dépassé. « Parlez-moi de la nuit dernière.
— Je me suis rendu chez elle à bicyclette.
— À quelle heure ?
— Vers dix heures, dix heures et demie. Elle n’était pas là. J’ai parlé un peu avec cette demoiselle Wallace. Et puis je suis rentré.
— Mme Armstrong dit qu’elle ne vous a entendu rentrer que vers deux heures du matin. »
Il songea que c’était bien la peine d’avoir marché sur la pointe des pieds en passant devant sa chambre.
« J’ai fait un peu de bicyclette dans le coin.
— Ça, vous pouvez le dire. Dans le froid. En plein couvre-feu. Vous avez dû pédaler pendant environ trois heures. »
Wigram examina ses notes. « Ça ne colle pas, monsieur Jericho. Je n’arrive pas vraiment à mettre le doigt dessus, mais je sais que quelque chose ne colle pas. Pas encore. » Il referma le calepin d’un coup sec et eut un sourire rassurant. « Enfin, il sera toujours temps d’y revenir plus tard, n’est-ce pas ? » Il posa la main sur le genou de Jericho et se leva. « Il faut d’abord que nous rattrapions notre lièvre. Vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où elle pourrait être, je suppose ? Pas de coins où elle avait l’habitude d’aller ? Pas de petite piaule où se réfugier ? » Il baissa les yeux sur Jericho qui contemplait le sol. « Non ? Non. Je m’en doutais. »
Lorsque Jericho se sentit assez sûr de lui pour relever les yeux, Wigram avait remis son beau pardessus sur ses épaules, sans l’enfiler, et ne se souciait que de retirer quelques minuscules fragments de poussière sur son col.
« Tout cela ne pourrait être qu’une coïncidence, fit remarquer Jericho. Vous vous en rendez compte ? Je veux dire que Dönitz s’est toujours méfié plus ou moins d’Enigma. C’est pour cela qu’il a doté les U-Boote de Shark au départ.
— Oh, absolument, fit Wigram sur un ton enjoué. Mais considérons les choses d’une autre façon. Imaginons que les Allemands ont eu vent de ce que nous faisons ici. Comment réagiront-ils ? Ils ne peuvent pas exactement balancer cent mille Enigma du jour au lendemain, si ? Et puis que faire de tous leurs spécialistes qui ont toujours affirmé qu’Enigma était impossible à décrypter ? Ils ne sont pas prêts à changer d’avis sans se battre. Non. Alors ils ont commencé à étudier tous les incidents douteux. Et ils essayent en même temps de trouver des preuves tangibles. Une personne peut-être. Ou mieux encore, une personne disposant de preuves écrites. Seigneur, ce n’est pas ce qui manque ! Il y en a des milliers rien qu’ici, qui connaissent soit toute l’histoire, soit un fragment ou en tout cas assez pour en tirer les conclusions qui s’imposent. Alors, de qui s’agit-il ? » Il prit une feuille de papier dans sa poche intérieure et la déplia. « Voici la liste que j’ai demandée hier. Onze personnes de la section navale étaient au courant de l’importance du code météo. Il y a des noms pas nets ici, quand on s’arrête un peu dessus. Je suppose que nous pouvons exclure Skynner. Quant à Logie… il a l’air assez sûr. Mais Baxter ? Baxter est communiste, c’est bien ça ?
— Il me semble que vous n’allez pas tarder à découvrir que les communistes ne portent pas les nazis dans leur cœur, en règle générale.
— Et Pukowski ?
— Puck a perdu son père et son frère quand la Pologne a été envahie. Il hait les Allemands.
— L’Américain alors. Kramer. Kramer ? C’est un immigrant allemand de la deuxième génération, vous le saviez ?
— Kramer a perdu lui aussi un frère dans la lutte contre les Allemands. Vraiment, monsieur Wigram, tout ceci est ridicule…
— Atwood. Pinker. Kingcome. Proudfoot. De Brooke. Vous… qui êtes-vous exactement ? » Wigram contempla la chambre minuscule avec dégoût : les doubles rideaux élimés, la vilaine armoire, le lit défoncé. Il parut alors seulement remarquer la gravure de la chapelle posée sur la cheminée. « Je veux dire que ce n’est pas parce qu’un type a fait le King’s College, Cambridge… »
Il prit la gravure et l’inclina afin de mieux la voir à la lumière. Jericho le regardait, comme hypnotisé.
« E. M. Forster, déclara pensivement Wigram. Il est toujours à King’s, n’est-ce pas ?
— Je crois, oui.
— Vous le connaissez ?
— Juste de vue.
— Qu’a-t-il écrit déjà ? Comment a-t-il formulé cela ? Vous savez, cette phrase sur le fait d’avoir à choisir entre son ami et son pays ?
— “L’idée même de cause me répugne, et s’il me fallait choisir entre trahir mon pays et trahir mon ami, j’espère que j’aurais le cran de trahir mon pays.” Mais il a écrit cela avant la guerre. »
Wigram souffla une poussière sur le cadre puis reposa soigneusement la gravure sur la rangée des livres de Jericho.
« Moi aussi, je l’espère », rétorqua-t-il en reculant pour mieux l’admirer. Il se retourna et sourit à Jericho. « Je l’espère sacrément moi aussi. »
Après le départ de Wigram, Jericho dut attendre plusieurs minutes avant de pouvoir bouger.
Il s’allongea de tout son long sur le lit, sans retirer son écharpe ni son pardessus, et écouta les bruits de la maison. Un quatuor à cordes plutôt lugubre que la BBC devait juger être un divertissement convenable pour un dimanche soir s’égrenait au rez-de-chaussée. Il y eut un bruit de pas sur le palier. Une conversation s’ensuivit à voix basse, qui s’acheva sur un rire féminin étouffé — celui de Mlle Jobey, sûrement. Une porte claqua. La citerne du dessus se vida et se remplit à nouveau. Puis le silence régna.
Lorsqu’il se remit en mouvement, environ un quart d’heure plus tard, ce fut avec une hâte affolée et maladroite. Il transporta la chaise de la tête de son lit à la porte et la coinça contre le panneau trop mince. Il saisit alors la gravure et la posa face contre le tapis râpé avant de retirer les taquets, de soulever le fond et de rouler les messages en un cylindre qu’il porta dans l’âtre de la cheminée. À côté du foyer, posée sur le dessus du petit seau à charbon, se trouvait une boîte d’allumettes contenant deux allumettes. La première était humide et refusa de s’enflammer, mais la seconde finit par faire naître une toute petite flamme jaune que Jericho dut affirmer et ragaillardir en faisant tourner lentement le bâtonnet sur lui-même avant de le placer à l’extrémité du cylindre de messages. Il continua de tenir les papiers qui se racornissaient et noircissaient jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que la douleur le contraigne à les lâcher dans l’âtre, où ils finirent de se désintégrer en minuscules particules de cendres.