CRYPTOGRAMME : message écrit en chiffre ou sous n’importe quelle forme secrète qui exige une clé pour percer sa signification.
La nuit était impénétrable, le froid irrésistible. Emmitouflé dans son pardessus, à l’intérieur de la Rover glaciale, Tom Jericho arrivait à peine à distinguer le frémissement de son souffle et la buée qu’il faisait sur la vitre latérale. Il tendit la main et se ménagea un hublot dans la condensation, se maculant les doigts de saleté froide et mouillée. La lumière de leurs phares éclairait de temps à autre des cottages blanchis à la chaux et des auberges assombries, et ils croisèrent une fois un convoi de camions venant dans l’autre sens. Mais, la plupart du temps, ils avaient l’impression de traverser un espace vide. Il n’y avait ni lampadaires ni panneaux pour les guider, pas de fenêtres éclairées non plus ; pas même la lueur d’une allumette pour troubler l’obscurité. Ils auraient pu être les trois derniers survivants de la terre.
Logie s’était mis à ronfler moins d’un quart d’heure après leur départ de King’s, sa tête s’affaissant un peu plus sur sa poitrine à chaque secousse de la Rover en un mouvement qui le faisait marmonner et opiner du chef, comme en profond accord avec lui-même. À un moment, lors d’un virage un peu brusque, son corps longiligne bascula de côté et Jericho dut le repousser doucement de l’avant-bras.
Leveret, à l’avant, n’avait pas prononcé un mot sauf pour dire, quand Jericho lui avait demandé d’allumer le chauffage, que celui-ci était cassé. Il conduisait avec une prudence exagérée, le visage à quelques centimètres du pare-brise, le pied droit passant sans cesse de la pédale de l’accélérateur à celle du frein. Il y avait des moments où ils semblaient à peine dépasser la vitesse de la marche, de sorte que si, en plein jour, le voyage jusqu’à Bletchley ne prenait guère plus d’une heure et demie, Jericho calcula qu’ils auraient de la chance s’ils arrivaient à destination avant minuit.
« Si j’étais toi, je dormirais un peu, vieille branche », lui avait dit Logie en se faisant un oreiller avec son pardessus. « On a une longue nuit devant nous. »
Mais Jericho n’arrivait pas à dormir. Il enfonça ses mains au fond de ses poches et scruta inutilement la nuit.
Bletchley, pensa-t-il avec répugnance. La sensation même de ce nom sur sa langue lui était déplaisante, coincée quelque part entre le malaise et l’éructation. Entre toutes les villes d’Angleterre, pourquoi fallait-il qu’ils aient choisi Bletchley ? Quatre ans plus tôt, il n’avait jamais entendu parler de cet endroit. Et il aurait pu couler le reste de ses jours dans la même ignorance heureuse s’il n’y avait eu ce verre de sherry dans les appartements d’Atwood, au printemps 1939.
Comme c’était curieux, comme c’était absurde de remonter le fil de son destin et de découvrir qu’il tenait à quelques centilitres de clair manzanilla !
Ce fut aussitôt après cette première approche qu’Atwood organisa pour lui une rencontre avec des « amis » de Londres. Par la suite et pendant quatre mois, Jericho prit le train de bonne heure tous les vendredis matin pour se rendre dans un immeuble de bureaux poussiéreux situé près de la station de métro St James. Là, dans une salle minable équipée d’un tableau noir et d’un bureau de gratte-papier, il fut initié aux mystères de la cryptographie. Et cela se passa exactement comme Turing le lui avait prédit : il fut emballé.
L’histoire de la cryptographie le passionna, des systèmes runiques anciens et des codes irlandais du livre de Ballymote aux noms si exotiques (Le Serpent dans la brande, La Vexation d’un cœur de poète), aux mystères mécanisés de l’Enigma allemande jugés malheureusement impossibles à percer, en passant par les codes du pape Sylvestre II et de Hildegarde de Bingen, par l’invention du cadran à chiffrer d’Alberti — le premier chiffre polyalphabétique — et par les grilles du cardinal de Richelieu.
Il se passionna aussi pour le vocabulaire secret du décryptement, avec ses homophones et ses polyphones, ses digrammes, ses bigrammes et ses nuls. Il étudia l’analyse des fréquences. On lui enseigna les complexités du surchiffrement, du placode et de l’énicode. Au début du mois d’août 1939, on lui proposa officiellement un poste à la Government Code and Cipher School avec un salaire de trois cents livres par an et on lui demanda de rentrer à Cambridge pour y attendre la suite des événements. Le 1er septembre, il se réveilla et apprit par la radio que les Allemands venaient d’envahir la Pologne. Le 3 septembre, jour où l’Angleterre déclara la guerre, un télégramme arriva à la loge du concierge, lui annonçant qu’il devait se présenter le lendemain matin à un endroit qui s’appelait Bletchley Park.
Il quitta King’s suivant les instructions, dès la levée du jour, coincé sur le siège passager de la voiture de sport désuète d’Atwood. Bletchley se révéla être une petite ville de chemin de fer victorienne située à quatre-vingts kilomètres environ à l’ouest de Cambridge. Atwood, qui aimait faire sensation, insista pour baisser la capote de l’auto, et, tandis qu’ils dévalaient les rues étroites en pétaradant, Jericho eut une impression de suie et de fumée, de vilaines petites maisons alignées et de grandes cheminées noires de fours à briques. Ils passèrent sous un pont de chemin de fer, suivirent une allée et obéirent aux gardes armés qui leur faisaient signe de franchir le grand portail. Sur leur droite, une pelouse descendait en pente jusqu’à un lac bordé de grands arbres. À leur gauche se dressait un manoir — une monstruosité basse, tout en longueur, de la fin de l’époque victorienne, en brique rouge et pierre couleur de sable, qui rappelait à Jericho l’hôpital pour anciens combattants où son père était mort. Il jeta un coup d’œil alentour, s’attendant presque à voir des infirmières en guimpe pousser des hommes brisés sur des chaises roulantes.
« N’est-ce pas absolument hideux ? couina Atwood avec ravissement. Bâti par un juif. Un courtier. Un ami de Lloyd George. » Sa voix montait à chaque détail, suggérant une sorte d’ascension dans l’horreur sociale. Il se gara brutalement et n’importe comment, dans un jet de gravillons et à deux doigts d’écraser un technicien occupé à dérouler un grand tambour de câble électrique.
À l’intérieur, dans un salon lambrissé qui donnait sur le lac, seize hommes prenaient le café. Jericho fut étonné d’en reconnaître autant. Ils s’entre-regardèrent, à la fois gênés et amusés. Alors, disait leur visage, ils t’ont eu toi aussi. Atwood passait tranquillement de l’un à l’autre, serrant des mains et se permettant des remarques acerbes auxquelles chacun se croyait obligé de sourire.
« Ce n’est pas le fait de se battre contre les Allemands qui me dérange. C’est d’entrer en guerre du même côté que ces sales Polacks. » Il se tourna vers un beau jeune homme au visage tendu, au front haut et large et aux cheveux épais. « Et vous, comment vous appelez-vous ?
— Pukowski, répondit le jeune homme dans un anglais impeccable. Je suis un sale Polack. »
Turing croisa le regard de Jericho et lui adressa un clin d’œil.
Dès l’après-midi, les cryptographes furent divisés en équipes. Turing fut chargé de travailler avec Pukowski sur une reconception de la « Bombe », le décrypteur géant qu’avait construit en 1938 le grand Marian Rejewski, du bureau du chiffre polonais, pour contrer Enigma. Jericho fut affecté aux écuries, derrière le manoir, afin d’analyser les messages radio allemands chiffrés.
Comme ils avaient été bizarres, ces neuf premiers mois de guerre, comme ils avaient paru irréels et — cela semblait absurde à dire à présent — paisibles ! Ils venaient tous les jours à bicyclette des chambres qu’ils louaient dans divers pubs et auberges de campagne situés aux alentours de la ville. Ils déjeunaient et dînaient ensemble au manoir. Le soir, ils jouaient aux échecs et se promenaient dans le parc avant de retourner chez eux à bicyclette. Il y avait même pour s’y perdre un labyrinthe victorien d’ifs taillés.
Tous les dix jours environ, un nouveau rejoignait la troupe — fin lettré, mathématicien, conservateur de musée, marchand de livres rares —, chacun d’eux étant recruté parce qu’il connaissait déjà quelqu’un à Bletchley.
À l’automne sec et enfumé, tout de brun et d’or, aux corbeaux qui tournoyaient dans le ciel, succéda un hiver de carte de vœux. Le lac gela. Les ormes ployèrent sous le poids de la neige. Un rouge-gorge vint picorer les miettes de pain devant la fenêtre de l’écurie.
Le travail de Jericho se révéla plaisamment scolaire. Trois ou quatre fois par jour, un porteur arrivait derrière le manoir en cahotant sur sa moto avec une sacoche de cryptogrammes allemands interceptés. Jericho les triait selon les fréquences et les indicatifs puis les reportait sur des cartes au crayon de couleur — rouge pour la Luftwaffe, vert pour l’armée de terre allemande — jusqu’à ce que, petit à petit, des formes émergent du brouhaha inintelligible. Les stations d’un réseau radio autorisées à se parler librement entre elles formaient, dès qu’elles apparaissaient sur le mur de l’écurie, une sorte d’enchevêtrement à l’intérieur d’un cercle. Les réseaux où seul le quartier général était habilité à émettre et à recevoir des messages avec ses stations avancées, ressemblaient à des étoiles. Des réseaux en cercles et des réseaux en étoiles. Kreis und Stern.
Cette vie idyllique dura huit mois, jusqu’à l’offensive allemande de mai 1940. Jusque-là, les cryptographes n’avaient pas vraiment disposé d’assez de matière pour s’attaquer sérieusement à Enigma. Mais alors que la Wehrmacht balayait la Hollande, la Belgique et la France, le brouhaha se mua en rugissements. De trois ou quatre sacoches de messages, le volume passa à trente ou quarante ; puis à cent ; puis à deux cents.
Ce fut en fin de matinée, une bonne semaine après le début de toute cette précipitation, que Jericho, sentant une main se poser sur son coude, se retourna et découvrit Turing, souriant.
« Tom, je veux absolument te présenter quelqu’un.
— Franchement, Alan, je suis plutôt débordé pour le moment.
— Elle s’appelle Agnes. Je pense vraiment que tu devrais la voir. »
Jericho faillit protester. Un an plus tard, il aurait protesté, mais là, il était encore trop impressionné par Turing pour ne pas lui obéir. Il prit sa veste sur le dossier de sa chaise et l’enfila en suivant Turing sous le soleil de mai.
À cette époque-là, on avait déjà commencé à transformer le parc. La plupart des arbres qui bordaient le lac avaient été abattus pour céder la place à toute une suite de grandes baraques en bois. Le labyrinthe avait été déraciné et remplacé par une construction basse en brique, devant laquelle s’était rassemblée une petite foule de cryptographes. Un bruit curieux sortait de la bâtisse, un son comme Jericho n’en avait jamais entendu auparavant, un bourdonnement associé à un martèlement, quelque chose qui se situait entre le métier à tisser et la presse d’imprimerie. Il suivit Turing à l’intérieur. De l’autre côté de la porte, le bruit devenait assourdissant, se réverbérant sur les murs blanchis à la chaux et le plafond de tôle ondulée. Un général de brigade, un général de l’armée de l’air, deux hommes en bleu de travail et une Wren effrayée qui se bouchait les oreilles se tenaient près du mur et contemplaient une grande machine pleine de cylindres rotatifs. Un éclair d’électricité bleuté formait un arc au-dessus de la machine. Il y avait un sifflement et un crépitement, une odeur d’huile bouillante et de métal surchauffé.
« C’est une nouvelle version de la Bombe polonaise, annonça Turing. Je pensais l’appeler Agnes. » Il posa tendrement ses longs doigts pâles sur la structure métallique. Il y eut comme une détonation et il retira ses doigts. « J’espère qu’elle marche… »
Oh oui ! pensa Jericho en se ménageant un nouveau hublot dans la buée. Ça, pour marcher, elle a marché !
La lune surgit de derrière un nuage, éclairant brièvement la grand-route du nord. Il ferma les yeux.
Elle fonctionna parfaitement, et le monde s’en trouva différent.
Malgré son énervement, Jericho dut s’endormir car, lorsqu’il rouvrit les yeux, Logie s’était redressé et la Rover traversait une petite ville. Il faisait encore nuit et Jericho eut au mal à se repérer.
Mais lorsqu’ils passèrent devant une rangée de boutiques et que les phares éclairèrent brièvement les panneaux du cinéma municipal (À l’affiche cette semaine : EN AVANT LA MARINE et UN JOUR, JE TE RETROUVERAI), il marmonna pour lui-même d’une voix déjà empreinte de lassitude : « Bletchley ».
« Ça, tu l’as dit », fit Logie.
Victoria Road, les bureaux du conseil municipal, une école… La route suivit une courbe et, soudain, dans le lointain au-dessus des trottoirs, une myriade de lucioles sembla fondre sur eux. Jericho se passa la main sur le visage et s’aperçut qu’il avait les doigts gourds. Il se sentait légèrement nauséeux.
« Quelle heure est-il ?
— Minuit, répondit Logie. La relève. »
Les lucioles étaient en fait des torches tamisées.
Jericho évalua le personnel de Bletchley Park à cinq ou six mille personnes qui devaient faire les trois-huit : minuit-huit heures, huit heures-seize heures, seize heures-minuit. Cela signifiait qu’il y avait peut-être maintenant quatre mille personnes en route, la moitié débauchant et l’autre venant embaucher, ce qui fait que lorsque la Rover arriva à la voie qui conduisait au portail d’entrée, il devenait presque impossible de faire un mètre sans heurter quelqu’un. Leveret ne cessait de se pencher pour hurler par la fenêtre ou de marteler son avertisseur. Une foule compacte s’était déversée sur la chaussée, la plupart à pied, certains à bicyclette. Un convoi de cars essayait de passer. Jericho se dit qu’il y avait une chance sur deux pour que Claire se trouve parmi tout ce monde. Il éprouva soudain l’envie de rétrécir sur son siège, de se couvrir la tête et de s’en aller au loin.
Logie l’examinait avec curiosité. « Tu es sûr que tu vas pouvoir affronter tout ça, vieille branche ?
— Ça va. C’est juste… que c’est difficile d’imaginer qu’on n’était que seize au début.
— Incroyable, n’est-ce pas ? Et ça aura encore doublé l’année prochaine. » L’orgueil qui filtrait dans la voix de Logie céda soudain la place à l’inquiétude : « Mais enfin, Leveret, faites attention ! Vous avez failli renverser cette dame ! »
À la lueur des phares, une tête blonde se tourna vers eux avec colère, et Jericho sentit la nausée l’envahir. Mais ce n’était pas elle. C’était une femme qu’il ne connaissait pas, une femme en uniforme militaire et dont le rouge à lèvres écarlate faisait comme une plaie en travers du visage. Elle avait l’air de s’être tartinée pour un rendez-vous galant. Puis elle brandit le poing en leur lançant : « Allez vous faire foutre ! »
« Enfin, fit Logie, piqué, je croyais que c’était une dame. »
Lorsqu’ils atteignirent le poste de garde, ils durent tous chercher leur carte d’identité. Leveret les prit et les tendit par la fenêtre à un caporal de la RAF. La sentinelle leva son fusil et examina les cartes à la lueur de sa torche, puis elle se baissa et dirigea le faisceau lumineux sur chaque visage alternativement. La luminosité heurta Jericho comme un coup. Il entendit une seconde sentinelle fouiller le coffre.
Il se tourna vers Logie pour échapper à la lumière. « Quand est-ce que ça a commencé ? » Il se rappelait une époque où on ne leur demandait même pas leur laissez-passer.
« Maintenant que tu me poses la question, je ne sais pas très bien. » Logie haussa les épaules. « Je crois que ça s’est encore durci depuis une semaine ou deux. »
Leur carte leur fut rendue. La barrière se leva. La sentinelle leur fit signe de passer. Une pancarte toute neuve se dressait au bord de la route. On leur avait attribué un nouveau nom aux alentours de Noël, et Jericho parvint tout juste à déchiffrer les lettres blanches dans l’obscurité : Government Communication Headquarters.
La barrière métallique retomba derrière eux avec fracas.
En dépit du couvre-feu, on devinait la démesure du lieu. Le manoir n’avait pas bougé, les huttes non plus, mais ils ne constituaient plus à présent qu’une fraction du site global. C’était une grande usine de renseignements qui s’étendait devant eux : des bureaux de brique construits de plain-pied, des bunkers de béton et d’acier à l’épreuve des bombes, Bloc A, Bloc B et Bloc C, des tunnels, des abris, des postes de garde et des garages… Il y avait un grand camp militaire juste de l’autre côté des barbelés. Les canons des batteries antiaériennes émergeaient des filets de camouflage, dans les bois voisins. Et d’autres bâtiments étaient encore en construction. Jericho n’avait pas passé un jour à Bletchley sans entendre le vacarme des pelleteuses et des bétonneuses, le martèlement des pioches et le fracas des arbres abattus. Une fois, juste avant son départ, il avait arpenté la distance qui séparait la nouvelle salle de réunion de la clôture du fond, et il l’avait évaluée à huit cents mètres environ. À quoi tout cela pouvait-il servir ? Il n’en avait aucune idée. Il se disait parfois qu’ils devaient contrôler toutes les transmissions radio de la planète.
La Rover dépassa lentement le manoir obscur, le court de tennis et les générateurs, et Leveret se gara non loin des baraques.
Jericho descendit avec raideur de l’arrière de la voiture. Il avait les jambes ankylosées et ses genoux se dérobèrent dès que la circulation sanguine se rétablit. Il dut s’appuyer contre le flanc de la voiture. Son épaule droite semblait figée par le froid. Un canard barbotait quelque part sur le lac, et son cri lui fit penser à Cambridge — à son lit chaud et à ses mots croisés. Il secoua la tête pour en chasser le souvenir.
Logie était en train de lui expliquer qu’il avait le choix entre deux solutions : il pouvait suivre Leveret jusqu’à sa nouvelle chambre et essayer de dormir un peu, ou bien venir se rendre compte de la situation sur-le-champ.
« Pourquoi ne pas commencer maintenant ? » répliqua Jericho. Son retour à la hutte lui serait une épreuve, aussi préférait-il s’en débarrasser tout de suite.
« Tu es sur la bonne voie, mon vieux. Leveret s’occupe de tes bagages, n’est-ce pas, Leveret ? Vous les porterez à la chambre de M. Jericho ?
— Oui, monsieur. » Leveret dévisagea un instant Jericho, puis tendit la main. « Bonne chance, monsieur. »
Jericho serra la main tendue. La solennité de l’instant le surprit. On aurait pu croire qu’il s’apprêtait à sauter en parachute en plein territoire ennemi. Il chercha quelque chose à dire. « Merci beaucoup de nous avoir conduits jusqu’ici. »
Logie se débattait avec la torche camouflée de Leveret. « Mais qu’est-ce qui se passe avec ce truc ? » Il la frappa contre sa paume. « Putain de merde ! Bon, allez, tant pis. »
Il s’éloigna sur ses longues jambes et, après un instant d’hésitation, Jericho serra son écharpe autour du cou et lui emboîta le pas. Dans l’obscurité, ils devaient marcher à tâtons le long du mur antibombes qui entourait la Hutte 8. Logie heurta ce qui semblait être une bicyclette, et Jericho l’entendit jurer. Il laissa tomber la torche qui s’alluma sous le choc. Un filet de lumière indiqua alors l’entrée de la baraque. Il régnait ici une odeur d’humidité et de chaux ; d’humidité, de chaux et de créosote : les odeurs de la guerre de Jericho. Logie secoua la poignée, la porte s’ouvrit et ils pénétrèrent dans la lumière glauque.
Jericho avait tellement changé pendant son mois d’absence qu’il avait pensé — sans la moindre logique — que la hutte aurait changé elle aussi. Or, à l’instant où il franchit le seuil, la familiarité de l’endroit faillit le submerger. C’était comme un rêve récurrent dont l’horreur consiste à savoir exactement ce qui va se passer — la certitude qu’il en a toujours été et qu’il en sera toujours ainsi.
Un couloir étroit et mal éclairé d’une vingtaine de mètres de long peut-être s’étendait devant lui, donnant sur une douzaine de portes. Les cloisons de bois, trop minces, laissaient passer de pièce en pièce le bruit produit par une centaine de personnes en plein travail — martèlement des bottes et des souliers sur les planches nues, brouhaha des conversations, cris occasionnels, raclement des chaises, sonneries des téléphones, clac-clac-clac des machines à chiffrer Type-X dans la salle de Décodage.
La seule différence, infime, était que le grand placard situé juste à droite de l’entrée portait maintenant une plaque sur laquelle on pouvait lire : Lieutenant Kramer, officier de liaison de l’US Navy.
Des visages familiers apparurent devant lui. Kingcome et Proudfoot, qui chuchotaient ensemble devant la salle des Fichiers, s’écartèrent pour le laisser passer. Il leur adressa un signe de tête. Ils le lui rendirent mais ne parlèrent pas. Atwood sortit précipitamment de la salle des Cribles, aperçut Jericho, ouvrit la bouche puis baissa la tête. Il marmonna : « Salut, Tom », puis courut presque en direction de la Recherche.
De toute évidence, personne ne s’était attendu à le revoir ici. Il dérangeait. C’était un mort, un fantôme.
À l’étonnement général et pour le plus grand malaise de Jericho, Logie ne s’apercevait de rien. « Salut, tout le monde ! » Il fit signe à Atwood. « Salut, Frank ! Regarde qui voilà ! Le retour de l’enfant prodigue ! Fais-leur un sourire, Tom, vieille branche, on n’est pas à un enterrement. Pas encore, en tout cas. » Il s’arrêta devant son bureau et se battit avec sa clé pendant au moins trente secondes avant de s’apercevoir que la porte n’était pas verrouillée. « Entre, entre. »
La pièce n’était guère plus grande qu’un placard à balais. Elle avait été le domaine réservé de Turing jusqu’à son départ aux États-Unis, peu avant le décryptement de Shark. C’était donc Logie qui en avait hérité — infime avantage du rang — et il avait l’air absurdement immense alors qu’il se penchait au-dessus de son bureau, comme un adulte qui voudrait essayer un mobilier d’enfant. Il y avait un coffre-fort blindé dans un coin, débordant de messages interceptés, et une corbeille à papier sur laquelle figurait la mention DÉCHETS CONFIDENTIELS. Il y avait un téléphone avec un combiné rouge. Et il y avait des papiers partout : par terre, sur le bureau, sur le radiateur où ils avaient pris un aspect jauni et desséché, dans les corbeilles de courrier et dans les boîtes à fichiers, en tas ou en piles qui avaient dégringolé en éventails.
« Merde, merde, merde. » Logie tenait un message à la main et avait le front soucieux. Il sortit sa pipe de sa poche et en mâchonna l’extrémité. Il parut avoir oublié la présence de Jericho jusqu’à ce que celui-ci toussât pour la lui rappeler.
« Quoi ? Oh, excuse-moi, mon vieux. » Il souligna les mots du message avec sa pipe. « L’Amirauté s’inquiète un peu, on dirait. Conférence au Bloc A à huit heures avec des huiles de la Marine descendues tout droit de Whitehall. Ils veulent savoir où on en est. Skynner panique et demande à me voir sur-le-champ. Putain de merde !
— Skynner sait-il que je suis là ? » Skynner était le chef du département naval de Bletchley. Il n’avait jamais tellement porté Jericho dans son cœur, sans doute parce que Jericho n’avait jamais caché ce qu’il pensait de lui : que c’était une enflure et un bravache dont le principal objectif de guerre était d’arriver à la paix en tant que Sir Leonard Skynner, décoré de l’ordre de l’Empire britannique, avec un siège au Security Executive et un poste assuré à Oxford. Jericho se rappelait vaguement avoir lancé une partie de ces réflexions, ou la totalité, ou peut-être même davantage, à la tête de Skynner lui-même peu de temps avant d’avoir été envoyé se refaire une santé à Cambridge.
« Évidemment qu’il sait que tu es là, vieille branche. Il a fallu que je mette ça au clair avec lui avant d’aller te chercher.
— Et ça ne le gêne pas ?
— Si ça le gêne ? Non. Il est complètement perdu et il ferait n’importe quoi pour revenir à Shark. » Puis Logie ajouta précipitamment : « Désolé, vieux, je ne voulais pas dire… enfin, ça ne veut pas dire qu’aller te chercher est un acte désespéré. Seulement, bon, tu sais… » Il s’assit lourdement et relut le message. Puis il tapota l’extrémité de sa pipe contre ses dents jaunies. « Merde, merde, merde… »
Tandis qu’il l’observait, il vint à l’esprit de Jericho qu’il ne savait presque rien de Logie. Ils avaient travaillé ensemble pendant deux ans, se considéraient sans doute comme des amis mais n’avaient pourtant jamais eu une vraie conversation. Il ne savait même pas si Logie était marié ou s’il sortait avec une fille.
« Je crois que je ferais mieux d’aller le voir. Excuse-moi, vieux. »
Logie réussit à passer de l’autre côté de son bureau et plongea la tête dans le couloir pour crier : « Puck ! » Jericho entendit quelqu’un reprendre le cri un peu plus loin dans la hutte. « Puck ! » Puis quelqu’un d’autre : « Puck ! Puck ! »
Logie ramena sa tête dans le bureau. « Un spécialiste par équipe pour coordonner l’attaque sur Shark. Puck pour cette équipe, Baxter la suivante, et ensuite Pettifer. » Sa tête disparut à nouveau. « Ah ! Ah ! Le voilà. Viens ici, vieux brigand. Aie l’air en vie. J’ai une surprise pour toi. Regarde qui est là ?
— Ah ! Tu es là, mon cher Guy, fit une voix familière dans le couloir. Personne ne savait où tu étais passé. »
Adam Pukowski glissa son corps souple devant Logie, aperçut Jericho et se figea. Cela lui procura un vrai choc. Pour un peu, Jericho aurait pu voir son esprit se battre pour reprendre la maîtrise de ses traits et ramener de force son célèbre sourire sur son visage. Le Polonais finit par y parvenir. Il ouvrit même les bras pour serrer Jericho contre lui. « Tom, c’est… je commençais à croire que tu ne reviendrais jamais. C’est formidable.
— Ça fait du bien de te revoir, Puck. » Jericho lui tapota poliment le dos.
Puck était leur mascotte, leur élément de séduction, leur lien avec le côté aventureux de la guerre. Il était arrivé dès la première semaine pour les mettre au fait de la Bombe polonaise, puis il était retourné en Pologne. Lorsque la Pologne était tombée, il avait fui en France, et quand la France s’était effondrée, il s’était enfui par les Pyrénées. Les histoires les plus romantiques circulaient sur son compte : qu’il avait échappé aux Allemands en se réfugiant dans une bergerie, qu’il s’était embarqué clandestinement sur un vapeur portugais et qu’il avait contraint le capitaine à faire route vers l’Angleterre sous la menace d’un pistolet. Lorsqu’il était réapparu à Bletchley, en hiver 1940, c’est Pinker, le shakespearien, qui l’avait rebaptisé Puck, ce joyeux promeneur de la nuit. Puck avait une mère britannique, ce qui expliquait son anglais quasi parfait et reconnaissable justement parce qu’il prononçait trop bien chaque mot.
« Tu es venu nous aider ?
— On le dirait bien. » Il se dégagea timidement de l’étreinte de Puck. « Pour ce que ça peut valoir.
— Splendide, splendide ! » Logie les contempla un instant avec affection puis se mit à fouiller dans le tas de papiers qui jonchait son bureau. « Où est passé ce truc, maintenant ? C’était là ce matin… »
Puck désigna du menton le dos de Logie et chuchota : « Tu vois, Tom ? Toujours le même organisateur-né.
— Attention, Puck, je t’ai entendu. Attendez. Ce ne serait pas ça ? Non. Oui. Oui ! »
Il se retourna et tendit à Jericho un papier tapé à la machine, portant un tampon officiel et la mention : « Sur ordre du ministère de la Guerre ». Il s’agissait d’un billet de logement qui notifiait à une certaine Mme Ethel Armstrong que Jericho avait droit à une chambre à la pension du Commerce, Albion Street, Bletchley.
« Je dois te dire que je ne sais pas du tout à quoi ça ressemble, vieux. Je n’ai pas pu faire mieux.
— Je suis sûr que ce sera parfait. » Jericho plia la feuille et la fourra dans sa poche. En fait, il était à peu près sûr que ce ne serait pas parfait du tout — les dernières chambres potables de Bletchley s’étaient évaporées trois ans auparavant et les gens devaient maintenant chercher à se loger jusqu’à Bedford, à plus de trente kilomètres de là — mais à quoi aurait-il servi de se plaindre ? Il savait par expérience qu’il ne passerait guère de temps dans sa chambre de toute façon, sauf pour y dormir.
« Bon, ne t’épuise pas trop, mon garçon, recommanda Logie. Nous n’attendons pas de toi que tu fasses les trois-huit. Pas du tout. Tu pourras aller et venir comme tu l’entends. Ce que nous attendons de toi, c’est ce que tu nous as apporté la dernière fois. La perspicacité. L’inspiration. Repérer le petit quelque chose à côté duquel nous sommes tous passés. N’est-ce pas, Puck ?
— Absolument. » Son beau visage était plus émacié que Jericho ne l’avait jamais vu, plus hâve encore que celui de Logie. « Et Dieu sait, Tom, que c’est vraiment la poisse en ce moment.
— Je dois donc en déduire que nous n’avons pas avancé ? commenta Logie. Aucune bonne nouvelle que je puisse porter à notre seigneur et maître ? »
Puck secoua la tête.
« Pas même une lueur ?
— Pas même ça.
— Non. Pourquoi en irait-il autrement ? Putains d’amiraux ! » Logie froissa la bande de papier et visa la corbeille, qu’il manqua. « J’aurais aimé te faire faire le tour moi-même, Tom, mais tu n’as sûrement pas oublié que Skynner n’attend pas. Ça ne te dérange pas, Puck, de lui faire faire le tour du propriétaire ?
— Bien sûr, Guy. Tout ce que tu veux. »
Logie les poussa dans le couloir, essaya de fermer la porte à clé mais y renonça. Puis, alors qu’il se retournait, il ouvrit la bouche et Jericho se prépara à écouter l’un des atroces discours professoraux si chers à Logie — comme quoi ils avaient la responsabilité de vies innocentes, qu’il leur fallait absolument donner le meilleur d’eux-mêmes, que la victoire ne revenait pas toujours aux plus rapides ni aux plus forts (il avait effectivement prononcé ces mots un jour) — mais le malheureux se contenta de bâiller.
« Oh, Seigneur ! Désolé, vieux. Excuse-moi. »
Puis il s’éloigna d’un pas traînant dans le couloir en tapotant ses poches pour s’assurer qu’il avait bien sa pipe et sa blague à tabac. Ils l’entendirent encore marmonner quelque chose à propos de ces « putains d’amiraux », et il disparut.
La Hutte 8 faisait à peu près trente-cinq mètres sur dix et Jericho aurait pu en faire le tour en dormant, en avait peut-être fait le tour en dormant, pour ce qu’il en savait. Les murs extérieurs étaient très minces et l’humidité du lac semblait remonter par le plancher, de sorte que la nuit, les salles baignées de la lueur sépia des ampoules nues de faible voltage étaient absolument glaciales. Le mobilier consistait principalement en tables à tréteaux et chaises de bois pliantes. Cela rappelait à Jericho une salle d’église par une nuit hivernale. Il ne manquait plus qu’un piano désaccordé et quelqu’un pour massacrer Terre d’espoir et de gloire.
Tout était disposé comme une chaîne de montage, phase primordiale d’un processus qui avait son origine très loin dans les ténèbres, à peut-être trois mille kilomètres de là, lorsque la coque grise d’un U-Boot remontait tout près de la surface pour envoyer un message à sa base opérationnelle. Les signaux étaient interceptés par divers postes d’écoute puis renvoyés à Bletchley par téléscripteur, et, dans les dix minutes qui suivaient la transmission, avant même que le U-Boot n’ait eu le temps de replonger, ils émergeaient d’un tunnel dans la salle des Enregistrements de la Hutte 8. Jericho prit une liasse de papiers dans la corbeille à câbles et les approcha de la lumière la plus proche. Les heures qui suivaient immédiatement minuit étaient généralement les plus chargées. D’ailleurs, six messages avaient été interceptés au cours du dernier quart d’heure. Trois d’entre eux consistaient en cinq lettres seulement : il devina qu’il devait s’agir de bulletins météo. Mais le plus long des autres cryptogrammes n’excédait pas deux douzaines de groupes de quatre lettres :
JRLO GOPL DNRZ LQBT…
Puck lui adressa une moue de lassitude, comme pour dire : Qu’est-ce que tu veux faire ?
Jericho demanda : « Quelle est la densité ?
— Ça varie. Cent cinquante, peut-être deux cents messages par jour. Et c’est en augmentation. »
La salle des Enregistrements ne traitait pas uniquement les messages Shark. Il y avait aussi Porpoise, Dolphin et toutes les autres clés d’Enigma à consigner puis acheminer de l’autre côté du couloir, dans la salle des Cribles. Là, on épluchait les messages pour ramasser tous les indices possibles — des indicatifs de stations radio identifiables (Kiel donnait JDU par exemple, Wilhelmshaven était KYU), des messages dont on pouvait deviner le contenu, ou des cryptogrammes ayant déjà été chiffrés dans une clé et transmis dans une autre (on leur apposait alors la mention XX et on leur donnait le nom de « baisers »). Atwood était le roi du crible, et les Wrens chuchotaient derrière son dos qu’il n’avait jamais connu d’autres baisers.
C’était dans la grande salle voisine — qu’ils avaient, avec leur humour solennel, baptisée la Grande Salle — que les cryptographes reprenaient les cribles obtenus afin d’échafauder les solutions possibles qui seraient testées sur les Bombes. Jericho embrassa du regard les tables branlantes, les chaises inconfortables, l’éclairage misérable, il respira l’âcre odeur du tabac et sentit l’atmosphère de bibliothèque universitaire, la nuit glaciale (la plupart des cryptologues portaient manteau et mitaines) et il se demanda pourquoi — pourquoi ? — il avait été si prompt à revenir. Kingcome et Proudfoot étaient là, Upjohn, Pinker et Brooke aussi, et peut-être une demi-douzaine de nouvelles têtes, dont un jeune homme qui s’était installé sans se gêner au bureau autrefois réservé à Jericho. Les tables étaient couvertes de cryptogrammes qui évoquaient des bulletins de vote au dépouillement d’une élection.
Puck lui racontait quelque chose à propos de la reprise des cryptogrammes antérieurs, mais Jericho, fasciné par la vision de quelqu’un d’autre occupant sa place, ne l’écoutait plus et dut l’interrompre. « Pardon, Puck. Qu’est-ce que tu disais ?
— Je disais que nous sommes à jour jusqu’à il y a vingt minutes. Shark est lu intégralement jusqu’au moment où le code change. Il ne nous reste donc plus rien. Sauf de l’Histoire. » Il eut un faible sourire et assena une petite tape sur l’épaule de Jericho. « Viens, je vais te montrer. »
Dès qu’un cryptographe pensait avoir entrevu une brèche possible dans un message, on envoyait tester ses suppositions sur une Bombe. S’il avait été assez fort, ou assez chanceux, il fallait une heure ou une journée à la Bombe pour passer en revue un million de permutations et découvrir comment la machine Enigma avait été réglée. L’information repartait alors du quartier des Bombes pour aller en salle de Décodage.
En raison du bruit, la salle de Décodage était reléguée tout au bout de la hutte. Mais Jericho aimait bien ce bruit-là. C’était le crépitement du succès. Les pires souvenirs étaient les nuits de silence dans le grand bâtiment. On avait modifié une douzaine de machines à chiffrer britanniques Type-X afin de reproduire les comportements de l’Enigma germanique. Il s’agissait de procédés encombrants et incommodes — des machines à écrire équipées de rotors, d’un tableau de connexion et d’un cylindre — devant lesquels s’asseyaient de jeunes débutantes impeccables.
Baxter, qui était le marxiste de service à la hutte, émettait la théorie que la main-d’œuvre de Bletchley (principalement féminine) s’organisait suivant ce qu’il appelait un « paradigme du système de classes anglais ». Les personnes chargées d’intercepter les messages en grelottant dans leurs stations radio côtières appartenaient généralement à la classe ouvrière et œuvraient sans rien savoir du secret d’Enigma. Les personnes chargées de manipuler les Bombes, qui travaillaient non loin de Bletchley, dans les sous-sols de certaines maisons campagnardes et dans une grande installation toute neuve de la banlieue londonienne, étaient des petits-bourgeois et avaient une vague idée de ce qu’ils faisaient. Quant aux filles de la salle de Décodage, au plein cœur du parc, elles appartenaient principalement à la grande bourgeoisie, voire à l’aristocratie, et étaient au courant de tout puisque les secrets leur passaient littéralement entre les mains. Elles recopiaient les lettres des cryptogrammes originaux et, du cylindre placé à droite de la Type-X, surgissait alors lentement une bande de papier adhésif, du genre que l’on voit collé sur les télégrammes, sur laquelle apparaissait le texte décrypté.
« Ces trois-là s’occupent de Dolphin », indiqua Puck en tendant le doigt vers l’autre bout de la pièce, et les deux qui sont à côté de la porte viennent de commencer Porpoise. C’est, si je ne me trompe, la charmante jeune femme qui est ici » — il s’inclina devant elle — « qui se charge de Shark. Vous permettez ? »
Elle était jeune, autour de dix-huit ans, avec de courtes boucles rousses et de grands yeux noisette. Elle leva les yeux et lui adressa un sourire ravageur. Il se pencha au-dessus d’elle et entreprit de dérouler la bande imprimée du cylindre. Jericho remarqua alors que Puck avait laissé négligemment une main sur l’épaule de la jeune fille, aussi simplement que ça, et il se mit à envier l’aisance du geste de Puck. Il lui aurait fallu au moins une semaine pour trouver le cran nécessaire. Puck lui fit signe de se baisser pour lire le message décrypté :
VONSCHULZEQU88521DAMPFER1TANKERWAHR-SCHEINLICHAM63TANKERFACKEL…
Jericho fit courir son doigt le long des signes, séparant les mots et les traduisant mentalement : Le commandant de U-Boot von Schulze se trouvait dans le carré 8852 de la grille. Il avait coulé un vapeur (c’était sûr), un bateau-citerne (probablement) et avait mis le feu à un autre bateau-citerne…
« Ça remonte à quand ?
— C’est indiqué ici, dit Puck. Sechs drei. Le six mars. Nous avons tout décrypté cette semaine jusqu’au changement de code, mercredi soir, alors nous revenons en arrière pour reprendre tous les messages que nous avons ratés plus tôt ce mois-ci. Ça, ça a… quoi ?… six jours. Herr Kapitän von Schulze doit être à cinq cents milles de là maintenant. Je crains que cela n’ait plus qu’un intérêt purement académique.
— Pauvres diables », murmura Jericho en faisant pour la seconde fois courir son doigt sur le ruban. 1DAMPFER1TANKER… Que de morts par le froid, la noyade ou les brûlures sous-entendait cette seule phrase ! Il se demanda comment s’appelaient les navires et si l’on avait déjà prévenu les familles des victimes.
« Nous avons encore à peu près quatre-vingts messages du six à passer dans les Type-X. Je vais mettre deux autres opératrices dessus. Nous devrions avoir fini dans deux heures.
— Et ensuite ?
— Ensuite, mon cher Tom ? Eh bien j’imagine que nous allons reprendre le décryptement des messages depuis février. Mais on ne peut même plus parler d’Histoire. Février ? Février dans l’Atlantique ? C’est de l’archéologie !
— Des progrès sur la Bombe à quatre rotors ? »
Puck secoua la tête. « D’abord, c’est impossible. C’est hors de question. Ensuite, il y a un projet, mais ce projet est une absurdité théorique. Ensuite, il y a un projet qui devrait marcher, mais qui ne marche pas. Ensuite, il y a une pénurie de matériel. Ensuite, il y a une pénurie d’ingénieurs… » Il eut un geste las de la main, comme s’il voulait balayer tout cela.
« Rien d’autre n’a changé ?
— Rien qui nous concerne. D’après les gonios, le quartier général des U-Boote ne serait plus à Paris, mais à Berlin. Ils ont un nouveau transmetteur incroyable à Magdebourg et il paraît qu’ils peuvent atteindre un U-Boot immergé à quinze mètres sous l’eau dans un rayon de deux mille milles. »
Jericho murmura : « Comme ils sont ingénieux ! »
La petite rousse avait fini de déchiffrer le message. Elle arracha le ruban, le colla au dos du cryptogramme et le donna à une autre fille qui sortit rapidement de la pièce. Le message allait maintenant être traduit en anglais identifiable et expédié par téléscripteur à l’Amirauté.
Puck toucha le bras de Jericho. « Tu dois être fatigué. Pourquoi ne vas-tu pas te reposer maintenant ? »
Mais Jericho n’avait pas envie de dormir. « Je voudrais voir tous les messages Shark que nous n’avons pas pu décrypter. Tout depuis mercredi minuit. »
Puck lui adressa un sourire surpris. « Pourquoi ? Tu ne pourras rien en faire.
— Peut-être. Mais je voudrais les voir.
— Pour quoi faire ?
— Je ne sais pas. » Jericho haussa les épaules. « Juste pour les manipuler. Pour avoir une impression. Ça fait un mois que j’ai décroché.
— Tu crois peut-être que quelque chose nous a échappé ?
— Non, pas du tout. Mais Logie me l’a demandé.
— Ah oui. L’“inspiration” et l’“intuition” qui font la célébrité de Jericho. » Puck ne parvenait pas à dissimuler son irritation. « Donc, on délaisse la science et la logique pour se rabattre sur la superstition et les “impressions”.
— Mais bon sang, Puck ! » Jericho commençait à s’énerver lui aussi. « Contente-toi de ne pas me contrarier, si tu préfères voir les choses comme ça. »
Puck le fusilla du regard puis, aussi vite qu’il avait éclaté, l’orage sembla s’apaiser. « Bien sûr. » Il leva les mains en signe de reddition. « Il faut que tu voies tout. Pardonne-moi. Je suis fatigué. Nous sommes tous fatigués. »
Cinq minutes plus tard, lorsque Jericho pénétra dans la grande salle avec le classeur des cryptogrammes de Shark, il découvrit que son ancienne place s’était libérée. Quelqu’un avait même préparé sur son bureau une pile toute neuve de feuilles et des crayons fraîchement taillés. Il jeta un coup d’œil alentour, mais personne ne paraissait lui prêter attention.
Il posa les signaux interceptés sur le bureau puis défit son écharpe. Il toucha le radiateur — comme toujours, il était tiède. Il souffla un peu sur ses mains pour les réchauffer et s’assit.
Il était de retour.
À chaque fois qu’on demandait à Jericho pourquoi il était mathématicien — il pouvait s’agir d’un ami de sa mère ou d’un collègue un peu curieux ne s’intéressant absolument pas à la science —, il secouait la tête en souriant et assurait qu’il n’en avait aucune idée. Si on insistait, il lui arrivait, non sans modestie, de les orienter vers la définition que donnait G. H. Hardy dans sa célèbre Apology : « Un mathématicien, c’est comme un peintre ou un poète, c’est un faiseur de formes. » Si cela ne satisfaisait toujours pas, il essayait de s’expliquer en citant l’illustration la plus basique qui lui venait à l’esprit : π — 3,14 —, le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre. Calculez π à la millième décimale, assurait-il, ou même à la millionième ou davantage, et vous ne verrez aucune forme, aucun motif dans cette suite infinie de chiffres. Elle apparaît aléatoire, chaotique, sans beauté. Pourtant, Leibniz et Gregory peuvent prendre le même nombre et en tirer un motif d’une élégance cristalline :
et ainsi à l’infini. Une telle forme n’avait aucune utilité pratique, mais était tout simplement belle — aussi sublime pour Jericho qu’une voix dans une fugue de Bach — et si ses interlocuteurs ne comprenaient toujours pas ce qu’il entendait par là, alors, tristement, il renonçait à leur expliquer en estimant que c’était une perte de temps.
Suivant un même principe, Jericho trouvait la machine Enigma magnifique — un chef-d’œuvre du génie humain qui créait à la fois le chaos et de minces rubans de sens. Au début de son séjour à Bletchley, il se plaisait à imaginer qu’un jour, après la guerre, il chercherait son inventeur, Herr Arthur Scherbius afin de lui offrir une bière. Puis il avait appris que Scherbius était mort en 1929, tué — le destin était parfois d’un illogisme grotesque — par un cheval emballé, et qu’il n’avait pas vu le succès de son invention.
S’il avait vécu, il aurait connu la fortune. À la fin de 1942, on estimait à Bletchley que les Allemands avaient dû fabriquer une bonne centaine de milliers d’Enigma. Chaque quartier général de l’armée allemande en avait une, chaque base de la Luftwaffe, chaque navire de guerre, chaque sous-marin, chaque port, chaque gare de chemin de fer importante, chaque brigade SS et chaque QG de la Gestapo. Jamais auparavant une nation n’avait confié une part aussi considérable de ses communications secrètes à un seul procédé.
Dans le manoir de Bletchley, les cryptographes détenaient une pleine salle d’Enigma capturées, et Jericho avait passé des heures à jouer avec. C’étaient des machines petites (guère plus d’une trentaine de centimètres de côté sur une quinzaine de centimètres d’épaisseur), portables (elles pesaient douze kilos tout juste) et simples d’utilisation. Il suffisait de régler la machine, de taper le message, et le texte chiffré apparaissait, lettre par lettre, sur un panneau de petites ampoules électriques. Celui qui recevait le message chiffré n’avait qu’à régler sa machine de la même façon et taper le cryptogramme pour qu’apparaisse, épelé sur les ampoules, le texte original en clair.
Tout le génie résidait dans le nombre élevé de permutations différentes que permettait Enigma. Sur une Enigma standard, un courant électrique passait du clavier aux ampoules via un ensemble de trois rotors électrifiés (dont au moins un pivotait d’un cran dès qu’on appuyait sur une touche) et un panneau électrique comportant vingt-six fiches. Les circuits changeaient constamment ; leur nombre potentiel était astronomique, mais encore calculable. Le choix se faisait à partir de cinq rotors différents (on en mettait deux à part), ce qui signifiait qu’on pouvait les régler suivant soixante états différents. Chaque rotor était enfilé sur un axe et disposait de vingt-six positions de départ différentes. Vingt-six puissance trois donnait 17 576. Si l’on multipliait ce nombre par les soixante états potentiels des rotors, on obtenait 1 054 560. Si l’on multipliait cela par le nombre de connexions possibles sur le tableau électrique — environ 150 mille milliards —, on se trouvait alors confronté à une machine qui disposait d’environ 150 trillions de positions de départ différentes. Peu importait combien d’Enigma on avait capturées ou combien de temps on jouait avec elles. Elles ne servaient à rien tant qu’on ne connaissait pas l’ordre des rotors, la position de départ des rotors et les connexions du tableau électrique. Or, les Allemands modifiaient ces données tous les jours, et parfois deux fois par jour.
La machine ne présentait qu’un seul minuscule défaut — mais qui se révélera par la suite fondamental. Une lettre ne pouvait jamais se retrouver codée en elle-même : jamais un A ne pouvait donner un A, ni un B, un B, ni un C, un C… Rien ne retrouve jamais son état initial : voilà le grand principe qui guida le décryptement des codes d’Enigma, la faiblesse infinitésimale que les Bombes exploitèrent.
Imaginons un cryptogramme commençant ainsi :
IGWH BSTU XNTX EYLK PEAZ ZNSK UFJR CADV…
Et supposons que l’on sache que ce message est en provenance de la station météorologique de la Kriegsmarine, dans le golfe de Gascogne, amie particulièrement chère aux cryptologues de la Hutte 8 dans la mesure où ses bulletins commençaient toujours de la même façon :
WEUBYYNULLSEQSNULLNULL
(Relevé météo 0600, WEUB étant une abréviation pour WETTERÜBERSICHT et SEQS venant pour SECHS ; YY et NULL ayant été ajoutés pour égarer les oreilles indiscrètes.)
L’analyste posait alors le texte chiffré à plat et glissait le crible en dessous, avec le principe que rien ne retrouve jamais son état initial. Il continuait alors de faire glisser son crible jusqu’à ce qu’il trouve une position où aucune lettre ne corresponde plus entre les lignes du haut et les lignes du bas. Dans le cas proposé, le résultat donnait :
BSTUXNTXEYLKPEAZZNSKUF
WEUBYYNULLSEQSNULLNULL
À ce moment-là, il devenait théoriquement possible de calculer les positions de départ d’Enigma susceptibles d’avoir produit cette séquence précise de substitutions de lettres. Il s’agissait encore d’un calcul considérable qui aurait pris des semaines de travail à une équipe entière d’êtres humains. Les Allemands estimaient donc, non sans raison, que le peu que les services de renseignement parviendraient à récupérer serait de toute manière trop ancien pour présenter la moindre menace. Mais à Bletchley — et c’est ce que les Allemands n’avaient jamais soupçonné — à Bletchley, on ne se servait pas d’êtres humains. On se servait de Bombes. Pour la première fois dans l’histoire, un code fabriqué en série par une machine était brisé par une autre machine.
Qui avait besoin d’espions à présent ? À quoi pouvaient encore servir les encres sympathiques, les boîtes aux lettres mortes et les rendez-vous nocturnes dans des wagons-lits calfeutrés ? Ce qu’il fallait maintenant, c’étaient des mathématiciens et des ingénieurs avec des burettes d’huile et quinze cents employés de bureau pour traiter cinq mille messages secrets par jour. Ils avaient propulsé l’espionnage dans l’ère de la machine.
Mais rien de tout cela n’avait réellement aidé Jericho à percer Shark.
Shark défiait tous les outils qu’il essayait dessus. Pour commencer, il n’y avait pratiquement pas de cribles. Quand il s’agissait de la clé d’une Enigma de surface, dès que la Hutte 8 était à court de cribles, il y avait des stratagèmes pour y remédier — le jardinage, par exemple. Jardiner consistait à demander à la RAF de larguer des mines sur un carré bien déterminé de la grille navale, juste devant un port allemand. Une heure plus tard, c’était assuré, le responsable du port, avec une efficacité toute teutonique, expédiait un message utilisant toutes les positions d’Enigma du jour pour avertir les navires de prendre garde aux mines sur le carré tant et tant de la grille navale en question. Le signal était alors intercepté et précipité vers la Hutte 8 où il donnait le crible manquant.
Mais on ne pouvait procéder ainsi avec Shark, et Jericho ne disposait que de très vagues suppositions quant au contenu des cryptogrammes. Il y avait huit longs messages en provenance de Berlin. Il devait, supposait-il, s’agir d’ordres indiquant aux U-Boote de se ranger en « meutes de loups » pour attendre les convois annoncés. Les signaux plus courts — il y en avait cent vingt-deux que Jericho rangea dans une pile à part — émanaient des sous-marins eux-mêmes. Ils pouvaient contenir n’importe quoi. Des rapports de bateaux coulés ou de problèmes de machinerie ; le compte de survivants flottant à la surface de l’eau ou de membres d’équipage passés par-dessus bord ; des demandes de pièces détachées et de nouvelles consignes. Les signaux les plus courts étaient les messages météorologiques des U-Boote ou, très rarement, des rapports de contact : « Convoi dans carré grille navale BE9533 route 70 degrés vitesse 9 nœuds… » mais ces données étaient codées, comme les bulletins météo, en prenant une lettre de l’alphabet pour remplacer chaque membre d’information. Alors le tout était chiffré dans Shark.
Il martela son bureau du bout du crayon. Puck avait raison. Il n’y avait pas assez de matériel pour travailler dessus.
Et même s’il y en avait eu, il y avait toujours cette saleté de quatrième rotor sur l’Enigma Shark, l’innovation qui rendait les messages des U-Boote vingt-six fois plus difficiles à décrypter que ceux des vaisseaux de surface. Cent cinquante trillions multipliés par vingt-six. Un nombre phénoménal. Cela faisait un an que les ingénieurs peinaient pour construire une Bombe à quatre rotors — mais, visiblement, sans succès. Il semblait que cela fût tout simplement au-delà de leurs capacités techniques.
Pas de cribles, pas de Bombes. C’était sans espoir.
Des heures passèrent, durant lesquelles Jericho essaya tous les trucs qui lui vinrent à l’esprit pour déclencher quelque nouvelle inspiration. Il rangea les cryptogrammes chronologiquement. Puis il les rangea par longueur. Puis il les classa par fréquence. Il griffonna sur sa pile de feuilles. Il fit les cent pas dans la baraque sans se demander si on le regardait ou pas. Voilà à quoi avaient ressemblé les dix interminables mois de l’année passée. Pas étonnant qu’il fût devenu fou. Des ballets de lettres dépourvues de sens dansaient devant ses yeux. Mais elles n’étaient pas réellement dépourvues de sens. Elles étaient même porteuses du sens le plus vital qu’on pût imaginer, si seulement il parvenait à le découvrir. Mais où était la trame ? Où était la trame ? La trame ?
L’usage voulait que vers quatre heures du matin, tous les membres de l’équipe de nuit fissent une pause casse-croûte. Les cryptographes étaient autorisés à sortir quand ils le voulaient, en fonction du stade où ils en étaient dans leur travail. Les filles de la salle de Décodage et les employés des salles des Enregistrements et des Archives ne pouvaient sortir qu’en fonction d’une rotation afin que la hutte ne se retrouve jamais à court de personnel.
Jericho ne remarqua pas le mouvement général vers la porte. Les deux coudes appuyés sur la table, il se tenait penché au-dessus des cryptogrammes, les jointures pressées contre ses tempes. Il avait l’esprit eidétique — c’est-à-dire qu’il pouvait relever et retenir des images avec une netteté photographique, qu’il s’agisse de positions de pièces dans une partie d’échecs, de grilles de mots croisés ou de signaux navals allemands chiffrés — et ainsi travailler les yeux fermés.
« “Sous les tonnerres des profondeurs”, entonna une voix étouffée derrière lui, “Loin, loin par-delà la mer abyssale, Son sommeil ancestral, sans rêves et délaissé…
— … “le Kraken dort.” » Jericho acheva la citation et se retourna pour découvrir Atwood qui enfilait un passe-montagne violet. « Coleridge ?
— Coleridge ? » Le visage d’Atwood émergea brusquement, exprimant un outrage sans limites. « Coleridge ? C’est Tennyson, espèce de barbare. Nous nous demandions si ça te dirait de venir prendre quelque chose avec nous. »
Jericho fut sur le point de refuser mais pensa que ce serait grossier. Et puis il avait faim. Depuis douze heures, il n’avait avalé qu’un toast et un peu de confiture.
« C’est gentil, merci. »
Il traversa la baraque à la suite d’Atwood, de Pinker et de deux autres personnes et sortit dans la nuit. Il avait dû pleuvoir pendant qu’il était plongé dans ses cryptogrammes, et l’air était encore chargé d’humidité. À droite de la route, il entendait des gens bouger dans l’ombre. Le rayon des torches se reflétait sur le goudron mouillé. Atwood les conduisit de l’autre côté du manoir et de l’arboretum, puis au-delà du grand portail. Il était interdit de parler boutique à l’extérieur de la hutte, et Atwood, principalement pour ennuyer Pinker, pérorait sur le suicide de Virginia Woolf, qu’il considérait comme le plus grand événement des lettres anglaises depuis l’invention de l’imprimerie.
« J-j-je n’arrive pas à croire que tu le ppp-ppp-ppp… » Quand Pinker butait sur un mot, son corps tout entier semblait trembler sous l’effort qu’il faisait pour se libérer. À la lumière de la torche, son visage parut écarlate au-dessus du nœud papillon. Ils s’arrêtèrent et attendirent patiemment qu’il finisse sa phrase. « Ppppp-ppppp…
— Penses vraiment ? suggéra Atwood.
— Que tu le penses vraiment, Frank, hoqueta Pinker avec soulagement. Merci. »
Quelqu’un vint se ranger à l’avis d’Atwood et la voix aiguë de Pinker se remit à protester. Ils avancèrent. Jericho s’attarda un peu en arrière.
La cantine, qui se trouvait juste derrière la clôture, était aussi vaste qu’un hangar à avions, vivement éclairée et terriblement bruyante avec ses cinq à six cents personnes assises en train de manger ou qui faisaient la queue pour se servir.
L’un des nouveaux cryptographes lança à Jericho : « Je parie que ça vous manquait ! » Jericho sourit et s’apprêtait à répondre quelque chose, mais le jeune homme était déjà parti prendre un plateau. Le vacarme était vraiment épouvantable, et l’odeur aussi — une vapeur composite de plats industriels, choux, poisson bouilli et crème pâtissière, mêlée de fumée de cigarettes et de relents de vêtements humides. Jericho se sentait à la fois intimidé et détaché, comme un prisonnier en retour d’isolement ou un patient tout juste sorti de quarantaine après une longue maladie.
Il se plaça dans la queue et ne prêta pas réellement attention à ce qu’on mettait dans son assiette. Ce ne fut qu’après avoir tendu ses deux shillings et s’être assis qu’il en examina le contenu : pommes de terre bouillies dans une sauce jaune figée avec une tranche de quelque chose de gris et strié. Il tâta la chair du bout de la fourchette puis en porta prudemment un morceau à ses lèvres. On aurait dit du foie de poisson, comme de l’huile de foie de morue solidifiée. Il cilla.
« C’est proprement abject. »
Atwood lui répliqua, la bouche pleine : « C’est de la baleine.
— Quelle horreur ! » Jericho reposa précipitamment sa fourchette.
« Pas de gâchis mon cher. On est en guerre, au cas où tu ne le saurais pas encore. Passe ça. »
Jericho poussa son assiette de l’autre côté de la table et essaya de chasser le goût avec du café au lait coupé.
Il y avait pour le dessert une sorte de tarte aux fruits à peu près mangeable, ou qui, en tout cas, ne présentait pas de goût plus nocif que celui du carton. Cependant, l’appétit chancelant de Jericho capitula à mi-course. Atwood était en train de donner son avis sur l’interprétation de Gielgud dans Hamlet, avec de grands gestes qui projetaient des particules de baleine sur toute la table. Jericho décida alors qu’il en avait assez. Il prit les restes dont Atwood ne voulait pas et les déposa dans un bidon à lait portant la mention PÂTÉE DES PORCS.
Il était déjà à mi-chemin de la porte lorsqu’il fut soudain submergé par le remords que lui inspirait sa propre grossièreté. Était-ce là le comportement d’un bon collègue, ce que Skynner appellerait un « joueur d’équipe » ? Mais quand il se retourna pour regarder derrière lui, il s’aperçut qu’il ne manquait à personne. Atwood parlait toujours en agitant sa fourchette dans les airs, Pinker secouait la tête et les autres écoutaient. Jericho reprit la direction de la porte et de l’air frais salvateur.
Trente secondes plus tard, il était sur le trottoir et se dirigeait prudemment dans l’obscurité vers le poste de garde en réfléchissant à Shark.
Il entendait le clic-clic de hauts talons marchant rapidement à une vingtaine de pas devant lui. Il n’y avait personne d’autre alentour. C’était l’heure creuse : les gens mangeaient ou travaillaient. Les pas précipités s’arrêtèrent à la barrière et, un instant plus tard, la sentinelle braqua sa torche sur le visage de la femme. Elle se détourna avec un murmure de désagrément, et Jericho la découvrit à cet instant, éclairée en pleine obscurité, regardant exactement dans sa direction.
C’était Claire.
Pendant une fraction de seconde, il crut qu’elle l’avait vu. Mais il était dans l’ombre et la panique le faisait reculer de quelques pas tandis qu’elle était aveuglée par la lumière. Avec ce qui lui parut une lenteur infinie, elle leva la main afin de se protéger les yeux. Ses cheveux blonds brillaient d’un éclat blanc.
Il ne pouvait entendre ce qu’elle disait mais, très vite, la torche fut éteinte et l’obscurité régna de nouveau. Puis il entendit la jeune femme s’éloigner sur le chemin, de l’autre côté de la barrière, clic-clic-clic, de toute évidence pressée, le martèlement se perdant rapidement dans la nuit.
Il fallait qu’il la rattrape. Il trébucha le plus vite possible jusqu’au poste de garde, chercha son portefeuille, chercha son laissez-passer, manqua se casser la figure, mais ne parvint pas à trouver ce fichu papier. La torche s’alluma, l’aveugla — Bonsoir, monsieur, Bonsoir, caporal —, et ses doigts lui étaient inutiles, il n’arrivait pas à les faire bouger ; le laissez-passer ne se trouvait pas dans son portefeuille, ne se trouvait pas dans les poches de son pardessus, ne se trouvait pas dans les poches de sa veste, les poches de poitrine maintenant — il n’entendait même plus le bruit des talons, mais simplement les bottes de la sentinelle qui martelaient impatiemment le bitume —, eh oui, c’était bien dans sa poche de poitrine, Tenez, le voilà, Merci, monsieur, Merci, caporal, Bonne nuit, monsieur, Bonne nuit, caporal, bonne nuit, nuit, nuit…
Elle avait disparu.
La lampe de la sentinelle lui avait ôté le peu de vision qui lui restait. Quand il fermait les yeux, il voyait encore l’éclat de la torche, et, dès qu’il les rouvrait, il ne voyait plus que du noir. Il chercha du bout du pied le bord de la route et suivit le virage à tâtons. Cela le conduisit au-delà du manoir et le ramena près des huttes. Au loin, sur la rive opposée du lac, quelqu’un — une autre sentinelle, peut-être — commença à siffler We’ll Gather Lilacs in the Spring Again, puis s’interrompit.
Tout était si calme que Jericho pouvait entendre le vent souffler dans les arbres.
Alors qu’il hésitait, se demandant que faire, une tache de lumière apparut à sa droite, sur le chemin, puis une autre. Sans trop savoir pourquoi, Jericho s’enfonça dans l’ombre de la Hutte 8 tandis que les torches avançaient dans sa direction. Il entendit des voix qu’il ne reconnut pas — une voix de femme et une voix d’homme — chuchotant mais énergiques. Lorsqu’ils arrivèrent pratiquement à sa hauteur, l’homme jeta sa cigarette dans l’eau. Une cascade de points rouges s’acheva dans un sifflement. La femme dit : « Ce n’est qu’une semaine, chéri », puis elle l’enlaça. Les lucioles dansèrent puis se séparèrent et reprirent leur chemin.
Jericho revint sur l’allée. La vision nocturne lui revenait. Il consulta sa montre. Il était 4 h 30. Encore quatre-vingt-dix minutes et il commencerait à faire jour.
Sur un coup de tête, il longea la Hutte 8 sans s’écarter du mur à l’épreuve des bombes. Cela le conduisit au bord de la Hutte 6, où l’on brisait les codes de l’armée de terre allemande et de la Luftwaffe. Tout droit, il y avait un étroit sentier d’herbe rase pour séparer la Hutte 6 du mur extérieur de la section navale. Et au bout de cela, tapi dans l’obscurité, à peine visible, se trouvait le flanc d’une autre baraque, la Hutte 3, où l’on envoyait les messages décryptés afin qu’ils soient traduits et expédiés.
Claire travaillait dans la Hutte 3.
Il regarda autour de lui. Il n’y avait personne en vue.
Il quitta le chemin et trébucha sur le terrain glissant et inégal. À plusieurs reprises, quelque chose s’accrocha à sa cheville — du lierre peut-être, ou un bout de câble abandonné — et faillit le faire tomber. Il lui fallut une bonne minute pour atteindre la Hutte 3.
Là aussi se dressait un mur de béton conçu, non sans optimisme, pour protéger la structure de bois légère contre d’éventuelles explosions. Le mur ne lui arrivait qu’à hauteur du cou mais malgré sa petite taille, Jericho pouvait tout de même regarder par-dessus.
Une rangée de fenêtres avait été ménagée sur le côté de l’édifice. Chaque soir, dès la tombée de la nuit, on fixait sur ces fenêtres, par l’extérieur, des volets à cause du black-out. On ne distinguait donc plus que des spectres de carrés, là où la lumière filtrait autour des cadres. Le plancher de la Hutte 3, comme celui de la Hutte 8, était en bois posé sur une chape de béton et Jericho entendait les pas étouffés des gens qui se déplaçaient à l’intérieur.
Elle devait être en service. Elle devait travailler dans l’équipe de minuit. Elle devait se tenir à un mètre de lui.
Il se hissa sur la pointe des pieds.
Il n’était jamais entré dans la Hutte 3. Pour des raisons de sécurité, on conseillait aux employés d’un secteur du parc de ne pas traîner dans un autre, à moins d’avoir de bonnes raisons. De temps à autre, son travail l’avait conduit au seuil de la Hutte 6, mais la Hutte 3 demeurait un mystère pour lui. Il n’avait aucune idée de ce que Claire pouvait faire. Elle avait essayé de lui en parler une fois, mais il lui avait répondu doucement qu’il valait mieux qu’il n’en sache rien. À certaines remarques, il en avait déduit qu’il devait s’agir d’une sorte de classement et que c’était « mortellement barbant, mon chéri ».
Il se haussa le plus possible, jusqu’à ce qu’il effleure le revêtement d’amiante de la baraque.
Que fais-tu, ma Claire chérie ? Es-tu plongée dans ton classement assommant ou es-tu en train de flirter avec un officier du service de nuit, de bavarder avec les autres filles ou de te creuser la cervelle à faire ces mots croisés que tu trouves infaisables ?
Soudain, une porte s’ouvrit à une quinzaine de mètres sur sa gauche. Un homme en uniforme surgit du rai de lumière terne en bâillant. Jericho se laissa silencieusement glisser jusqu’à avoir les genoux dans la terre mouillée et pressa la poitrine contre le mur. La porte se referma et l’homme commença à marcher dans sa direction. Il s’arrêta à environ trois mètres de Jericho, le souffle rauque. Il parut tendre l’oreille. Jericho ferma les paupières et entendit bientôt un crépitement suivi d’un bruit d’écoulement. Il rouvrit alors les yeux pour découvrir que la silhouette diffuse de l’homme pissait contre le mur, avec force. Cela dura incroyablement longtemps, et Jericho se trouvait assez près pour que lui parvienne une bouffée âcre d’urine imprégnée de bière. Le vent lui apporta même quelques fines gouttelettes et il dut se plaquer la main sur le nez et la bouche pour ne pas vomir. L’homme finit par pousser un profond soupir — presque un grognement — d’aise et referma à tâtons les boutons de sa braguette. Puis il s’éloigna. La porte s’ouvrit, se referma, et Jericho se retrouva seul.
Sa situation présentait un aspect plutôt comique, et même lui s’en rendrait compte avec le recul. Mais sur le moment, il était au bord de la panique. Comment expliquer raisonnablement ce qu’il était en train de faire ? S’il avait été surpris agenouillé dans l’obscurité, l’oreille collée contre une hutte dans laquelle il n’avait rien à faire, il aurait sans doute eu quelques difficultés — c’était un euphémisme — à s’expliquer. Pendant un instant, il envisagea tout simplement d’entrer dans la baraque pour demander à voir Claire. Mais son imagination se déchaîna à cette perspective. On le jetterait dehors. Ou elle serait absolument furieuse et lui ferait une scène. Ou elle serait au contraire un ange de douceur et il ne saurait plus vraiment quoi dire. Oh ! Salut, chérie. Je passais par là. Tu as l’air en forme. Ah, tiens, j’oubliais ! Je voulais te demander pourquoi tu avais bousillé ma vie ?
Il prit appui sur le mur pour se relever. Le plus court chemin pour regagner la route aurait été d’aller tout droit, mais cela l’obligeait à passer devant la porte de la hutte, aussi jugea-t-il plus prudent de repartir par où il était venu. La peur l’avait rendu plus circonspect. Il posait maintenant le pied bien à plat sur le sol et se retournait tous les cinq pas pour s’assurer que personne d’autre ne bougeait dans la nuit. Deux minutes plus tard, il était de retour devant l’entrée de la Hutte 8.
Il avait l’impression qu’il venait de courir un cross. Il était à bout de souffle, avait percé sa chaussure gauche d’un petit trou et mouillé sa chaussette. Des fragments d’herbe humide adhéraient au bas de son pantalon et il avait les genoux trempés. En outre, son pardessus présentait de grandes traces d’un blanc éclatant là où il s’était frotté contre le mur de béton. Il prit son mouchoir et essaya de se nettoyer un peu. Il finissait tout juste lorsqu’il entendit les autres revenir de la cantine. La voix d’Atwood résonnait dans la nuit : « Il cache son jeu, celui-là. Il ne faut pas s’y fier. C’est moi qui l’ai recruté, vous savez. » À quoi quelqu’un lui fit écho : « Oui, mais il était très bon dans le temps, non ? »
Jericho ne resta pas pour entendre la suite. Il poussa la porte et remonta le couloir presque en courant, ce qui fait qu’il était déjà assis à son bureau, penché sur les signaux, les jointures sur les tempes et les yeux fermés quand les autres analystes pénétrèrent dans la grande salle.
Il demeura ainsi pendant trois heures.
Puck passa vers six heures du matin pour déposer sur son bureau une quarantaine de messages chiffrés, dernière livraison des communications Shark, et pour demander — non sans un certain sarcasme — si Jericho avait enfin « trouvé la solution ». À sept heures, il y eut un remue-ménage d’échelles qu’on posait contre le mur extérieur, et l’on défit les volets du black-out. Une pâle lumière grise filtra dans la hutte.
Pourquoi donc se pressait-elle ainsi dans le parc à cette heure de la nuit ? C’était ce qu’il n’arrivait pas à comprendre. Bien sûr, le simple fait de la revoir après un mois passé à essayer de l’oublier avait de quoi le troubler. Mais, en y réfléchissant, c’était surtout les circonstances qui le dérangeaient. Elle ne se trouvait pas à la cantine, cela ne faisait aucun doute. Il avait scruté chaque table, chaque visage — il avait même été tellement distrait qu’il n’avait pas fait attention à ce qu’on lui donnait à manger. Mais si elle ne mangeait pas à la cantine à ce moment-là, où était-elle ? Avait-elle retrouvé quelqu’un ? Qui ? Qui ? Et sa démarche si pressée. N’y avait-il pas quelque chose de furtif, d’affolé même dans cette allure ?
Sa mémoire lui repassa l’épisode scène par scène : les pas, le rayon de la torche, le mouvement de tête, le petit cri, le halo dans ses cheveux, la façon dont elle avait disparu… C’était encore autre chose. Avait-elle réellement pu parcourir tout le chemin jusqu’à la hutte pendant qu’il cherchait son laissez-passer ?
Il était près de huit heures quand il rassembla les cryptogrammes et les glissa dans la chemise. Autour de lui, les cryptologues se préparaient tous à débaucher — ils bâillaient, s’étiraient et frottaient leurs yeux las en rangeant leur bureau et laissant leurs instructions à l’équipe suivante. Personne ne remarqua que Jericho se dirigeait d’un pas vif vers le bureau de Logie. Il frappa une fois. Il n’y eut pas de réponse. Il essaya la porte, et il se rappela : elle n’était pas fermée.
Il la referma derrière lui et prit le téléphone. Il ne pouvait attendre une seconde de plus ou ses nerfs allaient lâcher. Il composa le 0 et, à la septième sonnerie, à l’instant où il allait raccrocher, une standardiste ensommeillée répondit.
Jericho avait la bouche presque trop sèche pour que les mots puissent sortir. « Officier de service, Hutte 3, s’il vous plaît. »
Presque aussitôt, une voix d’homme résonna avec irritation : « Colonel Coker. »
Jericho faillit laisser tomber le combiné.
« Y a-t-il une Mademoiselle Romilly chez vous ? » Il n’avait pas besoin de déguiser sa voix : elle était tellement tendue et tremblante qu’elle en devenait méconnaissable. « Une Mademoiselle Claire Romilly ?
— Je crois que vous vous êtes complètement trompé de bureau. Qui est à l’appareil ?
— Le centre de santé.
— Oh, bordel de merde ! » Il y eut un coup assourdissant, comme si le colonel avait envoyé le téléphone valser à l’autre bout de la pièce, mais la communication tint bon. Jericho perçut le crépitement d’un téléscripteur et une voix masculine, très civile, dire quelque part dans le fond : « Oui, oui, j’ai effectivement ce nom-là. Entendu. Salut. » L’homme termina une conversation pour en commencer aussitôt une autre. « Ici le registre de l’armée… » Jericho jeta un coup d’œil sur la pendule, au-dessus de la fenêtre. Il était huit heures passées maintenant. Allez, allez… Soudain, un nouveau coup sonore retentit dans le récepteur, bien plus proche, et une voix de femme demanda doucement à l’oreille de Jericho : « Oui ? »
Il s’efforça de paraître détaché, mais sa voix sortit comme un coassement. « Claire ?
— Oh non ! J’ai bien peur que ce ne soit le jour de congé de Claire. Elle ne reprendra son service que demain matin à huit heures. Je peux vous aider ? »
Jericho reposa doucement le combiné sur son support, à l’instant même où la porte s’ouvrait devant lui.
« Oh ! te voilà, vieille branche… »
La lumière du jour rétrécissait les baraques.
Le black-out les avait enveloppées d’un certain mystère, mais le matin les révélait telles qu’elles étaient : vilaines et trapues, constituées de murs bruns et de toits goudronnés qui présentaient un air d’abandon prématuré. Le ciel était d’un blanc lustré strié de gris, pareil à un dôme de marbre poli au-dessus du manoir. Un canard au plumage d’hiver terne délaissa le lac en se dandinant pour venir chercher de quoi manger sur le chemin, et Logie faillit l’écraser en passant, ce qui le renvoya précipitamment dans l’eau.
Logie n’avait pas été le moins du monde perturbé de trouver Jericho dans son bureau, et l’excuse soigneusement préparée de ce dernier — à savoir qu’il rangeait les messages Shark — avait été balayée d’un geste.
« Fous-les dans la salle des Cribles et viens avec moi. »
S’étirant sur la rive nord du lac, tout près des huttes, se dressait le Bloc A, une grande chose d’un étage aux murs de brique avec un toit en terrasse. Logie monta le premier un escalier de béton puis prit à droite. À l’autre bout d’un couloir, une porte s’ouvrit, et Jericho entendit une voix familière tonner : « … toutes nos ressources, humaines et matérielles, sur ce problème… » puis la porte se referma et Baxter jeta un coup d’œil dans leur direction.
« Ah ! vous voilà. Je venais juste à votre rencontre. Salut Guy. Salut Tom. Comment ça va ? Je t’avais à peine reconnu. » Baxter avait une cigarette à la bouche et ne prenait pas la peine de la retirer de sorte qu’elle bougeait lorsqu’il parlait et répandait de la cendre sur le devant de son pull-over. Avant-guerre, il était professeur à l’École d’économie de Londres.
« On a qui, là ? demanda Logie en faisant un geste de la tête en direction de la porte fermée.
— Notre officier de lii-ai-son américain et un autre Américain — une huile de la Navy. Un type en costume — un de ces gigolos des renseignements, à en juger par son allure. Trois types de notre marine, bien sûr, dont un amiral. Venus tout spécialement de Londres.
— Un amiral ? » La main de Logie se porta automatiquement à sa cravate, et Jericho remarqua alors qu’il s’était changé et portait un costume d’avant la guerre à double boutonnage. Il se lécha les doigts et essaya de discipliner ses cheveux. « Un amiral, ça ne me plaît pas beaucoup. Et comment va Skynner ?
— Pour le moment ? Je dirais qu’il est pas mal dépassé. » Baxter dévisageait Jericho. Les coins de sa bouche s’étirèrent brièvement vers le bas, produisant le maximum de ce que Jericho lui avait jamais vu fournir en manière de sourire. « Eh bien, eh bien, on dirait que tu ne te portes pas trop mal, Tom.
— Attention, Alec, tu ne vas pas le vexer, hein ?
— Je vais bien, Alec, merci. Comment avance la révolution ?
— Elle approche, camarade, elle approche. »
Logie donna une petite tape à Jericho sur le bras. « Tom, n’ouvre pas la bouche tant que nous serons là-dedans. Tu n’es là que pour la galerie, mon vieux. »
Que pour la galerie, pensa Jericho ? Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? Mais avant qu’il puisse poser la question, Logie avait ouvert la porte et il n’entendit plus que la voix de Skynner : « Nous devons nous attendre à ces reculs de temps en temps… » Le spectacle avait commencé.
Il y avait huit hommes dans la pièce. Leonard Skynner, chef de la section navale, trônait à un bout de la table, avec Atwood à sa droite et une chaise vide à sa gauche que Baxter s’empressa d’occuper. Les cinq officiers en uniforme bleu de la Marine, deux Américains et trois Britanniques étaient rassemblés à l’autre bout de la table. L’un des officiers britanniques, un lieutenant, avait un bandeau sur l’œil. Ils avaient l’air sombre.
Le huitième homme tournait le dos à Jericho. Il fit volte-face au moment où ils entrèrent, et Jericho remarqua brièvement un visage mince et des cheveux blonds.
Skynner s’interrompit. Il se leva et tendit une main charnue. « Entrez, Guy. Entrez, Tom. » C’était un grand type au visage carré, doté d’une épaisse chevelure noire et de gros sourcils broussailleux qui se touchaient presque au-dessus de l’arête du nez, rappelant à Jericho le symbole morse de la lettre M. Il accueillit les nouveaux venus avec empressement, visiblement soulagé de voir arriver des renforts alliés. « Je vous présente Guy Logie, annonça-t-il à l’amiral, qui dirige notre service de décryptement, et Tom Jericho, dont vous avez peut-être entendu parler. C’est en grande partie grâce à Tom que nous avons pu briser Shark juste avant Noël. »
Le vieux visage buriné de l’amiral ne broncha pas. Il fumait une cigarette — ils fumaient tous une cigarette sauf Skynner — et, de même que les Américains, il regarda Jericho à travers un voile de fumée, d’un regard vide et dépourvu de la moindre lueur d’intérêt. Skynner expédia les présentations, son bras faisant le tour de la table comme une aiguille d’horloge. « Voici l’amiral Trowbridge. Le lieutenant Cave. Le lieutenant Villiers. Le capitaine de frégate Hammerbeck. » Le plus âgé des deux Américains acquiesça : « Le lieutenant Kramer, officier de liaison de l’US Navy. M. Wigram représente le ministère. » Skynner adressa un petit signe de tête à chacun puis se rassit. Il transpirait.
Jericho et Logie prirent chacun une chaise pliante dans une pile rangée près de la table et s’installèrent à côté de Baxter.
La quasi-totalité du mur situé derrière l’amiral disparaissait derrière une carte de l’Atlantique Nord. Des amas de pastilles de couleur indiquaient la position des convois alliés et de leurs escortes : jaune pour les navires de commerce, vert pour les bâtiments de guerre. Des triangles noirs marquaient les positions possibles des U-Boote allemands. Au-dessous de la carte, il y avait un téléphone rouge, relié directement à la salle de Dépistage des sous-marins, dans les sous-sols de l’Amirauté. La seule autre décoration des murs blanchis à la chaux consistait en une paire de portraits photographiques encadrés. L’un était un portrait signé par le roi, visiblement nerveux, offert à la suite d’une récente visite. L’autre était celui du grand amiral Karl Dönitz, chef de la marine allemande : Skynner se plaisait à s’imaginer engagé dans un combat personnel avec le rusé Teuton.
Pour le moment, en tout cas, il semblait avoir perdu le fil de ce qu’il disait. Il triait ses notes et, pendant le temps qu’il fallut à Jericho et à Logie pour s’asseoir, l’un des hommes de la Royal Navy — Cave, celui au bandeau sur l’œil — saisit un signe de tête de l’amiral et prit la parole.
« Si vous en avez terminé avec l’énumération de vos problèmes, il serait peut-être utile de passer à présent à la situation opérationnelle. » Sa chaise racla le plancher nu lorsqu’il se leva. Il s’exprimait sur un ton de politesse insultante. « La position à vingt et une heures… »
Jericho passa la main sur son menton mangé de barbe. Il n’arrivait pas à décider s’il devait garder son pardessus ou le retirer. Il choisit de le garder — la pièce était froide malgré le nombre de personnes présentes. Il défit les boutons et desserra son écharpe. Il remarqua alors que l’amiral l’observait. Ils n’arrivaient pas à s’y faire, ces officiers supérieurs, à chaque fois qu’ils venaient ici — l’absence de discipline, les écharpes et les gilets de laine, l’emploi des prénoms. On racontait une histoire à propos de Churchill, qui était venu à Bletchley en 1941 et s’était adressé aux cryptologues sur la pelouse du parc. Par la suite, alors qu’on le raccompagnait, il avait dit au directeur : « Quand je vous avais dit de chercher sous chaque pierre des recrues pour cet endroit, je ne m’attendais pas à ce que vous me preniez au mot. » Jericho sourit à ce souvenir. L’amiral le regarda de travers et laissa tomber sa cendre par terre.
L’officier naval borgne avait saisi une baguette et se tenait maintenant devant la carte de l’Atlantique, une liasse de notes dans l’autre main.
« Il faut dire malheureusement que les nouvelles que vous nous donnez ne sauraient tomber plus mal. Il n’y a pas moins de trois convois américains qui ont quitté les États-Unis la semaine dernière et naviguent en ce moment même en pleine mer. Le convoi SC-122. » Il assena un coup de baguette vigoureux sur la pastille, comme s’il lui en voulait personnellement, et lut ses notes à haute voix. « Parti de New York vendredi dernier. Transporte du carburant, du minerai de fer, de l’acier, du blé, de la bauxite, du sucre, de la viande congelée, du zinc, du tabac et des tanks. Cinquante navires marchands. »
Cave s’exprimait d’une voix saccadée et métallique, sans regarder son auditoire. Son œil valide restait fixé sur la carte.
« Le convoi HX-229. » Il tapa dessus. « Parti de New York lundi. Quarante bateaux de commerce. Transportent de la viande, des explosifs, de l’huile de graissage, des produits laitiers congelés, du manganèse, du plomb, du bois, du phosphate, du diesel, du kérosène, du sucre et du lait en poudre. » Il se tourna vers eux pour la première fois. Tout le côté gauche de son visage n’était plus qu’une masse de chair violacée et couturée. « J’ajouterai que cela correspond à peu près à deux semaines de lait en poudre pour la totalité des îles Britanniques. »
Il y eut quelques rires nerveux. « Il ne faudrait surtout pas perdre ça », plaisanta Skynner. Les rires s’interrompirent net et il eut l’air tellement perdu dans le silence qui suivit que Jericho le plaignit presque.
À nouveau, la baguette s’abattit.
« Et le convoi HX-229A. Parti de New York mardi. Vingt-sept navires. Cargaisons semblables aux précédentes. Fuel, kérosène, bois, acier, diesel naval, viande, sucre, blé, explosifs. Trois convois. Un total de cent dix-sept navires marchands avec un tonnage brut enregistré de près d’un million de tonneaux et une charge d’un million supplémentaire. »
L’un des Américains — le plus vieux, Hammerbeck — leva la main. « Combien d’hommes impliqués ?
— Neuf mille hommes de la marine marchande. Un millier de passagers.
— Qui sont les passagers ?
— Principalement des appelés du contingent. Quelques dames de la Croix-Rouge américaine. Pas mal d’enfants. Un groupe de missionnaires catholiques, curieusement.
— Seigneur ! »
Cave se permit un sourire crispé. « C’est cela.
— Et de quel côté se trouvent les U-Boote ?
— Je vais peut-être laisser mon collègue répondre à cette question. »
Cave s’assit et l’autre officier britannique, Villiers, lui succéda. Il brandit la baguette.
« La salle de Dépistage des sous-marins avait repéré trois meutes de U-Boote opérationnels dès jeudi minuit — ihi, ihi et là. » Il s’exprimait avec un accent snob qui le rendait à peine compréhensible, du genre à avaler certaines syllabes et à en étirer d’autres sans que ses lèvres eussent jamais l’air de remuer, comme s’il y avait quelque chose de vulgaire — une trahison des mœurs du dilettante — à dépenser trop d’énergie pour parler. « Le Gruppe Raubgraf ihi, à deux cents milles de la côte au Groenland. Le Gruppe Neuland ihi, pratiquement au milieu de l’océan. Et le Gruppe Westmark là, au sud de l’Islande.
— Jeudi minuit ? Vous voulez dire, il y a plus de trente heures ? » Taillés en brosse sur son crâne, les cheveux de Hammerbeck avaient la couleur et la densité de la laine d’acier. Ils brillèrent dans la lumière fluorescente lorsqu’il se pencha en avant. « Et où sont-ils passés maintenant, Bon Dieu ?
— J’ai peur de ne pas en avoir la moiinnndre idée. Je pensais que c’était ce qui nous amenait ihi. Nous sommes plongés dans le noir. »
L’amiral Trowbridge alluma une nouvelle cigarette à son vieux mégot. Il semblait ne plus s’intéresser à Jericho et contemplait maintenant Hammerbeck de ses petits yeux chassieux.
L’Américain leva une fois encore la main. « À combien de sous-marins faites-vous allusion quand vous parlez de ces trois meutes de U-Boote ?
— Je suis désolé de devoir dire qu’ils sont, mmmh, très nombreux, mmmhh, nous les estimons à quarante-six. »
Skynner se tortilla sur sa chaise. Atwood fourragea consciencieusement dans ses papiers.
« Mettons cela au clair », insista Hammerbeck. Il ne manquait pas de suite dans les idées, et Jericho commençait à éprouver une certaine admiration pour lui. « Vous êtes en train de me dire qu’il y a pour un million de tonnage de navires…
— De navires marchands, compléta Cave.
— Vous avez raison, des navires marchands, avec dix mille personnes à bord, dont des dames de la Croix-Rouge américaine et une brochette de toqués de la Bible catholiques, et que tout cela se précipite sur quarante-six U-Boote, et que vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où se trouvent ces U-Boote ?
— Je crains que ce ne soit le cas, oui.
— Quel bordel, commenta Hammerbeck en reprenant sa place. Combien de temps leur faudra-t-il pour arriver là-bas ?
— C’est difficile à dire. » C’était Cave à nouveau. Il avait la curieuse habitude de détourner la tête lorsqu’il parlait, et Jericho s’aperçut qu’il essayait de ne pas montrer sa tempe défoncée. « Le SC est le convoi le plus lent. Il fait à peu près sept nœuds à l’heure. Les HX sont tous les deux plus rapides, l’un fait du dix nœuds et l’autre du onze. Je dirais que nous avons trois jours, au maximum. Après, ils seront à la merci de l’ennemi. »
Hammerbeck s’entretenait à voix basse avec l’autre Américain. Il secouait la tête et faisait des gestes tranchants de la main. L’amiral se pencha en avant et marmonna quelque chose à Cave, qui répondit calmement : « Je crains que oui, monsieur. »
Jericho leva les yeux vers l’Atlantique, vers les pastilles jaunes des convois et les triangles noirs des U-Boote, semés comme autant de dents de requins sur les voies maritimes. La distance qui séparait les vaisseaux de la meute était en gros de huit cents milles. Les navires marchands parcouraient peut-être deux cent quarante milles en vingt-quatre heures. Trois jours paraissaient une évaluation correcte. Mon Dieu, pensa-t-il, pas étonnant que Logie en ait été réduit à me faire revenir.
« Messieurs, s’il vous plaît, puis-je me permettre ? » fit Skynner d’une voix forte pour ramener de l’ordre dans la réunion. Jericho remarqua qu’il affichait à présent son expression de allons, gardons le sourire face à la catastrophe — signe infaillible de panique imminente. « Je crois que nous devrions éviter de sombrer dans le pessimisme. L’Atlantique couvre tout de même trente-deux millions de milles carrés, vous savez. » Il risqua un nouveau rire. « Ça fait un sacré morceau d’océan.
— Oui, rétorqua Hammerbeck, et quarante-six, ça fait une sacrée meute de U-Boote.
— Je vous l’accorde. C’est probablement la plus grande concentration de corbillards que nous ayons jamais eu à affronter, commenta Cave. Je crains que nous ne devions prévoir que l’ennemi risque de chercher le contact. À moins, bien sûr, que nous ne connaissions leurs positions.
Il lança à Skynner un regard lourd de sens que Skynner ignora pour continuer son propos.
« N’oublions pas non plus que ces convois ne sont pas lâchés sans protection, si ? » Il adressa un coup d’œil à la ronde, en quête de soutien. « Ils ont bien une escorte ?
— Certes. » Cave à nouveau. « Ils ont une escorte de… » Il consulta ses notes. « … sept cuirassés, neuf corvettes et trois frégates. Plus divers autres bâtiments.
— Sous les ordres d’un capitaine de frégate expérimenté… » Les officiers anglais s’entre-regardèrent, puis se tournèrent vers l’amiral.
« En fait, c’est son premier commandement.
— Nom de Dieu ! » Hammerbeck s’avança sur sa chaise pour frapper des poings sur la table.
« Si je peux intervenir ihi. Il est évident que nous ne savions pas vendredi dernier, au moment de la constitution des escortes, que nos services de renseignements seraient plongés dans le noir.
— Combien de temps va durer ce black-out ? » C’était la première fois que l’amiral prenait la parole, et tout le monde se tourna vers lui. Il laissa échapper une toux sèche et explosive qui donna l’impression que de petites pièces mécaniques naviguaient librement dans sa poitrine, puis aspira une longue bouffée de fumée avant de faire un geste avec sa cigarette. « Pensez-vous que ce sera fini dans quatre jours ? »
La question s’adressait directement à Skynner, et ils se tournèrent tous vers lui. Il était administrateur, pas cryptologue — il avait été vice-chancelier d’une université du Nord avant-guerre —, et Jericho savait qu’il n’avait aucune idée de réponse. Il n’avait aucun moyen de déterminer si le black-out allait durer quatre jours, quatre mois ou quatre ans.
Skynner répondit prudemment : « C’est possible.
— Oui, bon, tout est possible. » Trowbridge émit un rire rauque qui se mua en une nouvelle quinte de toux. « Est-ce vraisemblable ? Est-il vraisemblable que vous puissiez briser ce code, quel que soit le nom que vous lui donnez — ce Shark — avant que nos convois ne se retrouvent à la portée des U-Boote ?
— Cela passe en toute priorité.
— Mais je sais bien que ça passe en toute priorité, Leonard ! Vous n’arrêtez pas de répéter que ça passe en toute priorité. Là n’est pas la question.
— Eh bien, amiral, puisque vous insistez, amiral, oui. » Skynner carra sa grosse mâchoire héroïquement. Il se voyait sans doute intérieurement diriger son navire de main de maître devant l’attaque du typhon. « Oui, je pense que nous pouvons y arriver. »
Tu es cinglé, pensa Jericho.
« Et vous en êtes tous persuadés ? » L’amiral les fixait tous d’un regard dur. Il avait des yeux de limier, humides et couronnés de paupières rouges.
Logie fut le premier à rompre le silence. Il regarda Skynner, cilla et se gratta la nuque avec l’embout de sa pipe. « J’imagine que nous avons l’avantage d’en savoir beaucoup plus sur Shark qu’auparavant. »
Atwood saisit la balle au bond. « Si Guy pense que nous pouvons y arriver, je respecte infiniment son opinion. Je me rangerai à tout avis qu’il pourra émettre. » Baxter hocha la tête d’un air judicieux. Jericho consulta sa montre.
« Et vous ? questionna l’amiral. Qu’en pensez-vous ? »
À Cambridge, on devait tout juste terminer le petit déjeuner. Kite devait ouvrir le courrier à la vapeur. Mme Sax devait s’agiter avec ses seaux et ses balais. Le samedi, dans le hall, on servait des pâtés de légumes avec des pommes de terre au déjeuner…
Il prit conscience du silence qui régnait soudain et il leva la tête pour s’apercevoir que tout le monde avait les yeux braqués sur lui. Le blond en costume le dévisageait avec une curiosité toute particulière. Jericho se sentit rougir.
Puis il ressentit un sursaut d’irritation.
Par la suite, Jericho devait souvent repenser à ce moment. Qu’est-ce qui l’avait poussé à agir ainsi ? Était-ce la fatigue ? Se sentait-il simplement désorienté, arraché à Cambridge pour se retrouver au plein milieu de ce cauchemar ? Était-il encore malade ? La maladie aiderait sans doute à expliquer ce qui se passerait ensuite. Ou était-il tellement distrait par la pensée de Claire qu’il n’arrivait pas à réfléchir normalement ? Tout ce dont il se souvenait avec certitude était un sentiment étouffant d’ennui. Tu n’es là que pour la galerie, mon vieux. Tu n’es là que pour piper les dés afin que Skynner puisse faire bonne figure auprès des Amerloques. Tu n’es là que pour faire ce qu’on te dit de faire, alors garde tes opinions pour toi et ne pose pas de question. Il en avait soudain assez de tout cela, assez de tout, du black-out, du froid, de l’emploi amical du prénom, de l’odeur de moisi, de l’humidité, de la viande de baleine, de la viande de baleine, à quatre heures du matin…
« À vrai dire, je ne suis pas sûr d’être aussi optimiste que mes collègues. »
Skynner l’interrompit aussitôt. Pour un peu, on entendait les avertisseurs résonner dans son crâne, on voyait les soldats se précipiter sur le pont et les gros canons se braquer vers le ciel tandis que le Skynner, vaisseau de Sa Majesté entre tous, entrait en zone dangereuse. « Tom a été malade, monsieur, je me dois de le dire. Il est parti pendant près d’un mois…
— Pourquoi ? » Le ton de l’amiral sonnait, dangereusement amical. « Pourquoi n’êtes-vous pas optimiste ?
— … et je ne suis pas sûr qu’il soit très au courant de la situation. Vous voudrez bien admettre cela, Tom ?
— Oh, je suis certainement au courant de tout ce qui concerne Enigma, Leonard. » Jericho avait du mal à croire que c’était lui qui parlait. Il poursuivit. « Enigma est un système de chiffrement extrêmement sophistiqué. Et Shark en représente le raffinement le plus élaboré. Je viens de passer huit heures à réexaminer les messages Shark et, euh, pardonnez-moi si je m’exprime mal à propos, mais je crois bien que la situation est grave.
— Mais vous arriviez pourtant à les décrypter ?
— Oui, mais on nous avait donné une clé. Le code météo constituait la clé qui ouvrait la porte. Or, les Allemands ont changé leur code météo, ce qui signifie que nous avons perdu notre clé. À moins qu’il n’y ait eu de nouveaux événements dont je n’ai pas connaissance, je ne vois pas comment nous allons… » Jericho chercha une métaphore. « … forcer la serrure. »
L’autre officier de marine américain, celui qui n’avait pas encore parlé jusqu’à présent — Jericho avait momentanément oublié son nom —, intervint : « Et vous ne nous avez toujours pas fourni ces Bombes à quatre rotors que vous nous avez promises, Frank.
— Ceci est un autre problème », marmotta Skynner. Il foudroya Jericho d’un regard meurtrier.
« Vraiment ? » Kramer… c’était ça. Il s’appelait Kramer. « Si nous avions une Bombe à quatre rotors maintenant, nous n’aurions certainement plus besoin des cribles météo, n’est-ce pas ?
— Eh, attendez un peu, interrompit l’amiral qui suivait cette conversation avec une impatience croissante. Je suis marin, un vieux marin en plus. Et je ne comprends rien à tout ce… jargon… de clés, cribles et Bombes à rotors. Ce que nous voulons faire, c’est ouvrir les voies maritimes depuis l’Amérique, et si nous n’y parvenons pas, nous allons perdre la guerre.
— Écoutez cela, fit Hammerbeck. Bien dit, Jack.
— Et maintenant quelqu’un sera-t-il assez aimable pour me donner une réponse claire à une question claire ? Sortirons-nous avec certitude de ce trou noir d’ici à quatre jours ou pas ? Oui ou non ? »
Les épaules de Skynner s’affaissèrent. « Non, répondit-il avec lassitude. Si vous formulez les choses de cette façon, je ne peux pas vous assurer avec certitude que ce sera fini, non.
— Merci. Donc, si ce n’est pas terminé dans quatre jours, quand pourrez-vous à nouveau lire les codes ? Vous ? Vous, le pessimiste. Qu’en pensez-vous ? »
Jericho eut à nouveau conscience de tous les regards braqués sur lui.
Il s’exprima avec prudence. Le pauvre Logie examinait intensément sa blague à tabac, comme s’il avait voulu se cacher dedans et ne plus en sortir. « C’est très difficile à dire. Le seul point de référence que nous ayons, c’est la dernière période de black-out.
— Et combien de temps a-t-elle duré ?
— Dix mois. »
On aurait dit qu’il avait fait exploser une bombe. Tout le monde se mit à faire du bruit. Les types de la Navy hurlèrent. L’amiral se mit à tousser. Baxter et Atwood s’écrièrent « Non ! » simultanément. Logie poussa un grognement et Skynner secoua la tête en disant : « C’est très défaitiste de votre part, Tom. » Même Wigram, le type blond, émit un reniflement et contempla le plafond, souriant à quelque plaisanterie très personnelle.
« Je ne dis pas que cela nous prendra effectivement dix mois, reprit Jericho dès qu’il put à nouveau se faire entendre. Mais que c’est le repère auquel nous sommes confrontés, et il me semble peu réaliste de compter sur quatre jours. J’en suis désolé, mais c’est ainsi. »
Il y eut un silence, puis Wigram déclara, d’une voix douce : « Eh bien, je me demande…
— Monsieur Wigram ?
— Pardon, Leonard. » Wigram adressa un sourire à la ronde, et la première pensée de Jericho fut qu’il avait un air coûteux — costume bleu, cravate en soie, chemise de Jermyn Street, cheveux pommadés ramenés en arrière et parfumés à l’eau de toilette pour homme : il aurait aussi bien pu sortir du hall du Ritz. Baxter l’avait traité de gigolo, ce qui était le nom de code des espions, à Bletchley.
« Pardon, répétait Wigram. Je pensais tout haut. Je me demandais juste pourquoi Dönitz a décidé de modifier justement cette partie-là du code et pourquoi il a décidé de le faire maintenant. » Il dévisagea Jericho. « D’après ce que vous venez de dire, il semble qu’il n’aurait pu prendre de décision plus catastrophique pour nous. »
Jericho n’eut pas à répondre. Logie le fit pour lui. « Simple routine. Presque certainement. Ils changent de code de temps en temps. C’est de la pure malchance si cela tombe précisément maintenant.
— Simple routine, répéta Wigram. Très bien. » Il sourit une fois encore. « Dites-moi, Leonard, combien de personnes sont au courant de ce code météo et de l’importance qu’il a pour nous ?
— Enfin, Douglas, ricana Skynner. Où voulez-vous en venir ?
— Combien ?
— Guy ?
— Une douzaine de personnes, peut-être.
— Vous ne pourriez pas me faire une petite liste, par hasard ? »
Logie chercha l’approbation de Skynner. « Je, heu, bon, je, heu…
— Merci. »
Wigram se replongea dans son examen du plafond.
Le silence qui suivit fut rompu par un profond soupir de l’amiral. « Je crois que j’ai saisi le sens de cette réunion. » Il écrasa sa cigarette et ramassa sa serviette par terre, à côté de sa chaise. Il entreprit ensuite de ranger ses papiers à l’intérieur, et ses lieutenants suivirent le mouvement. « Je ne puis prétendre que c’est le message le plus heureux qu’il me faille transmettre au chef d’état-major de la Marine. »
Hammerbeck soupira. « Je crois que je ferais mieux d’avertir Washington. »
L’amiral se leva et ils repoussèrent tous leur chaise d’un seul mouvement pour l’imiter.
« Le lieutenant Cave nous servira de liaison avec l’Amirauté. » Il se tourna vers Cave. « Je voudrais un rapport quotidien. À y réfléchir, peut-être même vaudrait-il mieux qu’il y en ait deux.
— À vos ordres, amiral.
— Lieutenant Kramer, vous restez ici et vous tenez le capitaine de frégate Hammerbeck au courant ?
— Bien sûr, amiral. À vos ordres, amiral.
— Bien. » Il enfila ses gants. « Je propose que nous reprenions cette réunion dès qu’il y aura de nouveaux éléments à examiner. En espérant que cela se produira avant quatre jours. »
À la porte, le vieil homme se retourna. « Il ne s’agit pas seulement d’un million de tonneaux de cargaison et de dix mille hommes, vous savez. Il s’agit d’un million de tonneaux de cargaison et de dix mille hommes tous les quinze jours. Et ce ne sont pas seulement les convois qui sont en jeu, c’est notre obligation de ravitailler la Russie. C’est notre seule chance d’envahir l’Europe pour en chasser les nazis. C’est tout un ensemble. C’est de la guerre tout entière qu’il s’agit. » Il laissa échapper un de ses petits rires sifflants. « Non que je veuille faire peser la moindre pression sur vous, Leonard. » Il hocha la tête. « Au revoir, messieurs. »
Alors qu’ils marmonnaient tous leur « au revoir, amiral », Jericho entendit Wigram glisser à Skynner : « Je vous parlerai plus tard, Leonard. »
Ils écoutèrent les visiteurs descendre les marches de béton puis atteindre les gravillons du sentier, au-dehors. Et soudain, la pièce fut plongée dans le silence. Une brume de tabac bleutée flottait au-dessus de la table comme la fumée sur un champ de bataille déserté.
Skynner avait les lèvres serrées. Il fredonnait sans y penser. Il rassembla ses documents en une pile bien nette dont il lissa les bords avec un soin exagéré. Personne ne parla pendant ce qui sembla un long moment.
« Bon, finit par lâcher Skynner. Le triomphe a été complet. Merci, Tom. Merci de tout cœur. J’avais oublié quel puissant appui vous pouviez être. Vous nous avez manqué.
— C’est ma faute, Leonard, intervint Logie. Je l’ai mal informé. J’aurais dû mieux lui expliquer la situation. Désolé. La précipitation.
— Pourquoi ne retourneriez-vous pas à la hutte, Guy ? En fait, pourquoi ne partiriez-vous pas tous pour me laisser avoir une petite conversation avec Tom.
— Quel imbécile », glissa Baxter à Jericho.
Atwood lui prit le bras. « Allez, Alec, viens.
— Oui, mais c’est quand même un fieffé imbécile. »
Ils sortirent.
La porte venait à peine de se fermer quand Skynner annonça : « Je ne voulais pas de vous ici.
— Ce n’est pas ce que m’a dit Logie. » Jericho croisa les bras pour empêcher ses mains de trembler. « Il m’a assuré qu’on avait besoin de moi, ici.
— Je ne voulais pas que vous reveniez, non pas parce que vous êtes un imbécile — Alec se trompe là-dessus. Vous n’êtes pas un imbécile. Mais vous êtes une épave. Vous êtes fini. Vous avez déjà craqué une fois sous la pression, et vous allez recommencer, comme l’indique clairement votre petit numéro de tout à l’heure. Vous ne pouvez plus nous être de la moindre utilité. »
Skynner appuyait négligemment son gros postérieur contre le bord de la table. Il s’exprimait sur un ton amical et, en le voyant de loin, on aurait pensé qu’il échangeait quelques plaisanteries avec une vieille connaissance.
« Alors, qu’est-ce que je fais ici ? Ce n’est pas moi qui ai demandé à revenir.
— Logie a une très haute opinion de vous. Il dirige la hutte et je l’écoute. Et puis, il faut être honnête, vous avez, ou plutôt vous aviez, la meilleure réputation de cryptographe de tout Bletchley après Turing. Vous avez marqué l’histoire, Tom. Vous êtes presque une légende. Et le fait de vous faire revenir, de vous laisser assister à cette réunion, était une façon de montrer à nos maîtres à quel point nous prenons cette crise, heu, temporaire au sérieux. C’était un risque. Et j’ai eu visiblement tort de le prendre. Vous avez tout fichu par terre. »
Jericho n’était pas quelqu’un de violent. Il n’avait jamais frappé qui que ce fût, pas même lorsqu’il était gosse, et il savait qu’il était heureux d’avoir échappé au service militaire : avec un fusil, il n’aurait représenté une menace pour personne d’autre que ceux de son propre camp. Mais il y avait un lourd cendrier de cuivre posé sur la table — l’extrémité sciée d’un moule à obus d’une quinzaine de centimètres — et Jericho fut tenté de le balancer au visage suffisant de Skynner. Celui-ci parut le sentir. En tout cas, il écarta son postérieur de la table et se mit à arpenter la pièce. Ce devait être l’un des avantages qu’il y avait à être fou, pensa Jericho. Personne ne pouvait prédire réellement vos actes.
« C’était beaucoup plus simple avant, hein ? fit Skynner. Une maison perdue dans la campagne. Une poignée d’excentriques. Personne ne vous attend particulièrement. On traîne. Et puis voilà que vous vous retrouvez impliqué dans le plus grand secret de la guerre.
— Et c’est à ce moment-là que des gens comme vous débarquent.
— Exactement, parce qu’il en faut, des gens comme moi, pour s’assurer qu’une arme aussi remarquable soit utilisée convenablement.
— Oh ! Parce que c’est ce que vous faites, Leonard ? Vous vous assurez qu’on utilise l’arme convenablement. Je me le suis souvent demandé. »
Skynner cessa de sourire. Il était grand, pas loin d’une tête de plus que Jericho. Il s’approcha tout près et Jericho sentit les relents de cigarette et de transpiration qui imprégnaient ses vêtements.
« Vous ne savez plus ce que représente cet endroit. Vous n’avez plus la moindre idée du problème. Les Américains par exemple. Devant qui vous venez de m’humilier. De nous humilier. Nous sommes en train de négocier avec les Américains pour… » Il s’interrompit. « Ça ne vous regarde pas. Disons simplement que lorsque vous… lorsque vous vous laissez aller comme vous l’avez fait, vous ne soupçonnez même pas quels enjeux vous compromettez. »
Skynner avait une mallette sur laquelle figuraient l’emblème royal et les initiales « G VI R » en lettres dorées à demi effacées. Il glissa ses documents à l’intérieur et la verrouilla à l’aide d’une petite clé attachée à sa ceinture par une longue chaîne.
« Je vais faire en sorte que vous soyez muté du service de décryptement pour une tâche où vous ne pourrez plus nuire. En fait, je crois que je vais carrément vous faire transférer loin de Bletchley. » Il remit la clé dans sa poche et donna une petite tape dessus. « Vous ne pouvez retourner à la vie civile, bien sûr, pas tant que la guerre n’est pas terminée, pas en sachant ce que vous savez. Mais j’ai appris que l’Amirauté cherchait quelqu’un pour faire des statistiques. Plutôt ennuyeux, mais une bonne planque pour un homme de votre… fragilité. Qui sait ? Peut-être rencontrerez-vous une gentille fille. Quelqu’un de plus… — comment dirais-je ? — de plus adapté que la personne que, me semble-t-il, vous fréquentiez ici. »
Jericho essaya de le frapper, pour de bon cette fois-ci, mais pas avec le cendrier, avec ses poings, ce qui, rétrospectivement, se révéla une erreur. Skynner s’esquiva de côté avec une grâce surprenante puis détendit la main droite pour saisir l’avant-bras de Jericho. Il enfonça profondément ses doigts dans la chair tendre.
« Vous êtes malade, Tom. Et je suis plus fort que vous, sur tous les plans. » Il resserra son étreinte pendant une seconde ou deux, puis lâcha brusquement sa prise. « Et maintenant, disparaissez ! »
Seigneur, qu’il se sentait fatigué ! L’épuisement le harcelait comme une créature vivante, s’accrochait à ses jambes, pesait sur ses épaules. Jericho s’appuya contre le mur extérieur du Bloc A, posa sa joue sur le ciment lisse et humide, et attendit que son pouls reprenne un rythme normal.
Qu’avait-il fait ?
Il fallait qu’il s’allonge. Il fallait qu’il trouve un trou dans lequel se terrer pour se reposer. Comme un ivrogne qui cherche ses clés, il tâta d’abord une poche, puis l’autre, avant d’en extirper sa fiche de logement qu’il lorgna d’un œil torve. Albion Street ? Où était-ce ? Il se rappelait très vaguement. Il la reconnaîtrait en la voyant.
Il s’écarta du mur et tourna le dos au lac pour se diriger, à pas prudents, vers la route qui conduisait à la grille d’entrée. Une petite voiture noire était garée une dizaine de mètres devant lui, et la porte au conducteur s’ouvrit lorsqu’il arriva à sa hauteur. Une silhouette en uniforme bleu apparut.
« Monsieur Jericho ! »
Jericho le regarda avec surprise. C’était l’un des Américains. « Lieutenant Kramer ?
— Salut. Vous rentrez chez vous ? Je peux vous déposer ?
— Non, merci. C’est vraiment tout près.
— Allez. » Kramer donna une petite claque sur le toit de la voiture. « Je viens de l’avoir. Ça me ferait plaisir. Venez donc. »
Jericho s’apprêtait à décliner une nouvelle fois l’invitation quand il sentit ses jambes se dérober sous lui.
« Pas de panique, mec. » Kramer bondit et le reçut dans ses bras. « Vous êtes complètement vanné. La nuit a été longue, je suppose ? »
Jericho se laissa guider jusqu’à la portière et pousser sur le siège passager. Il faisait froid à l’intérieur de la petite auto et l’odeur qui y régnait indiquait qu’elle n’avait pas servi depuis longtemps. Jericho se dit qu’elle avait dû faire la fierté et le bonheur de quelqu’un jusqu’à ce que le rationnement d’essence la remise au garage. Le châssis oscilla lorsque Kramer prit place derrière le volant puis claqua la portière.
« Il n’y a pas beaucoup de gens qui disposent de leur propre voiture par ici. » Jericho se trouva une voix étrange, comme lointaine. « Vous n’avez pas de mal à trouver de l’essence ?
— Oh, non. » Kramer mit le contact et le moteur se mit à pétarader. « Vous nous connaissez. On peut en avoir autant qu’on veut. »
L’automobile fut soigneusement inspectée à l’entrée. Puis la barrière se leva et ils avancèrent, passèrent devant la cantine et la salle des fêtes pour filer jusqu’au bout de la Wilton Avenue.
« C’est par où ?
— À gauche, je crois. »
Kramer alluma l’un de ses petits clignotants orangés puis s’engagea dans la rue qui conduisait en ville. Il avait un beau visage — juvénile et carré, avec un reste de hâle qui suggérait des missions outre-mer. Il devait avoir dans les vingt-cinq ans et avait l’air en pleine forme.
« Je crois qu’il faut que je vous remercie pour ce que vous avez fait.
— Me remercier ?
— À la conférence. Vous avez dit la vérité alors que tous les autres nous balançaient des conneries. “Quatre jours”… Bon Dieu !
— Ils se montraient simplement loyaux.
— Loyaux ? Allons, Tom. Ça ne vous dérange pas si je vous appelle Tom ? Moi, d’ailleurs, c’est Jimmy. On leur a graissé la patte, c’est tout.
— Je ne crois pas que nous devrions avoir… » L’étourdissement était passé et, dans la clarté d’esprit qui lui succédait toujours, il apparut à Jericho que l’Américain avait dû attendre qu’il quitte la réunion. « Cela ira comme ça. Merci.
— Vraiment ? Mais nous avons à peine roulé.
— S’il vous plaît, arrêtez-vous. »
Kramer se gara contre le trottoir, devant une rangée de petits pavillons et coupa le moteur.
« Tom, écoutez-moi une minute, voulez-vous ? Les Allemands ont mis au point Shark trois mois après Pearl Harbor…
— Attendez…
— Détendez-vous. Personne n’écoute. » C’était vrai. La rue était déserte. « Trois mois après Pearl Harbor, voilà qu’on se met à perdre des bateaux comme si nous n’étions plus dans le coup. Mais personne ne nous dit pourquoi. C’est que nous ne sommes que des nouveaux ici — on se contente d’envoyer des convois en suivant les instructions de Londres. À la fin, les choses vont tellement mal qu’on finit par vous demander ce qui arrive à vos superservices de renseignements. » Il agita l’index en direction de Jericho. « Et ce n’est qu’à ce moment-là qu’on nous parle de Shark.
— Je ne peux pas en entendre davantage », protesta Jericho. Il essaya d’ouvrir la portière mais Kramer se pencha par-dessus lui et s’empara de la poignée.
« Je ne cherche pas à vous retourner contre les vôtres. J’essaye juste de vous expliquer ce qui se passe ici. Quand on nous a parlé de Shark, l’année dernière, nous avons commencé à faire quelques vérifications. Rapides. Et enfin, après une sacrée bagarre, on a réussi à obtenir quelques chiffres. Vous savez combien de Bombes vous aviez à la fin de l’été dernier ? Après deux ans de manufacture ? »
Jericho regardait droit devant lui. « Je n’ai pas accès à ce genre d’informations.
— Cinquante ! Et vous savez combien nos types de Washington assurent qu’on pourrait en fabriquer en quatre mois ? Trois cent soixante !
— Eh bien construisez-les, alors, puisque vous êtes tellement formidables ! s’emporta Jericho.
— Oh non, répliqua Kramer. Vous ne comprenez pas. Nous n’avons pas le droit. Enigma est un bébé britannique. Officiel. Le moindre changement de statut doit être négocié.
— Est-ce qu’on le négocie ?
— À Washington. En ce moment même. Votre M. Turing est là-bas pour ça. Entre-temps, nous devons nous contenter de ce que vous nous donnez.
— Mais c’est absurde. Pourquoi ne pas fabriquer les Bombes de toute façon ?
— Allons, Tom ! Réfléchissez trente secondes. C’est vous qui avez toutes les stations d’interception par ici. C’est vous qui avez la matière première. Nous sommes à trois mille milles de là. Plutôt dur de capter les messages de Magdebourg en Floride. À quoi ça servirait d’avoir trois cent soixante Bombes et nulle part où les faire sauter ? »
Jericho ferma les yeux et revit la figure congestionnée de Skynner, entendit sa voix menaçante : « Vous ne savez plus ce que représente cet endroit… Nous sommes en train de négocier avec les Américains pour… vous ne soupçonnez même pas quels enjeux vous compromettez… » Maintenant au moins, il comprenait les raisons de la colère de Skynner. Son petit empire, si douloureusement assemblé, brique bureaucratique par brique bureaucratique, était menacé de destruction par Shark. Et la menace ne venait pas de Berlin. Elle venait de Washington.
« Ne prenez pas mal mes propos, poursuivait Kramer. Ça fait un mois que je suis ici, et je trouve que ce que vous avez réussi à faire est incroyable. Prodigieux. Et personne chez nous ne parle de prendre le contrôle là-dessus. Mais ça ne peut pas non plus continuer de cette façon. Pas assez de Bombes. Pas assez de machines à écrire. Ces huttes, bon Dieu ! “C’était dangereux, papa, la guerre ? — Tu parles, mon fils, j’ai bien failli mourir de froid.” Est-ce que vous savez que l’opération s’est pratiquement arrêtée parce que vous manquiez de crayons de couleurs ? De quoi parlons-nous, là ? Il y a des hommes qui doivent mourir parce que vous n’avez pas assez de crayons ? »
Jericho se sentait trop las pour discuter. En outre, il en connaissait assez long pour savoir que c’était vrai : trop vrai. Il se rappela une nuit, dix-huit mois plus tôt, où on lui avait demandé de faire le guet au Shoulder of Mutton, debout près de la porte, dans le noir complet, à boire des demis panachés, pendant que Turing, Welchman et deux autres grands chefs se retrouvaient dans une salle du haut pour écrire une lettre commune à Churchill. Exactement la même histoire : pas assez de personnel, pas assez de dactylos, l’usine de Letchworth qui fabriquait les Bombes — elle produisait autrefois surtout des caisses enregistreuses — se retrouvait à court de pièces détachées, à court de main-d’œuvre… Cela avait fait du bruit quand Churchill avait reçu la lettre — un ouragan sur Downing Street, des carrières brisées, toute la machinerie ébranlée — et la situation s’était améliorée, pendant quelque temps. Mais Bletchley était un enfant insatiable. Plus on le nourrissait, plus son appétit augmentait. « Nervos belli, pecuniam infinitam. » Ou, comme Baxter l’avait formulé plus prosaïquement, au bout du compte, tout était toujours une affaire d’argent. Les Polonais avaient dû céder Enigma aux Britanniques. Maintenant, il allait falloir que les Angliches la partagent avec les Amerloques.
« Je ne peux pas être mêlé à tout ça. Il faut vraiment que je dorme. Merci de m’avoir accompagné. »
Il posa la main sur la poignée et, cette fois, Kramer ne chercha pas à l’en empêcher. Il était déjà à moitié sorti quand Kramer annonça : « J’ai entendu dire que vous avez perdu votre père à la dernière guerre. »
Jericho se figea. « Qui est-ce qui vous a dit ça ?
— J’ai oublié. C’est important ?
— Non. Ce n’est pas un secret. » Jericho se massa le front. Il sentait venir une méchante migraine. « C’est arrivé avant ma naissance. Il a été blessé par un obus à Ypres. Il a survécu quelque temps, mais n’était plus bon à grand-chose après ça. Il n’est jamais sorti de l’hôpital. J’avais six ans quand il est mort.
— Qu’est-ce qu’il faisait dans la vie ? Avant d’être blessé ?
— Il était mathématicien. »
Il y eut un instant de silence.
« À un de ces jours », fit Jericho. Il descendit de voiture.
« Mon frère est mort aussi, déclara soudain Kramer. Il a été parmi les premiers. Il était dans la marine marchande. Les bateaux Liberty. »
Évidemment, pensa Jericho.
« Ça s’est passé pendant le trou noir de Shark, je suppose ?
— C’est ça. » Kramer semblait triste, puis se força à sourire. « Restons en contact, Tom. Si je peux faire quelque chose pour vous… il suffit de demander. »
Il se pencha et referma la portière d’un coup sec. Jericho resta seul sur le bas-côté et regarda Kramer exécuter un demi-tour rapide. La voiture pétarada puis entreprit à vive allure l’ascension de la côte en direction du parc, ne laissant derrière elle qu’un petit nuage de fumée malpropre dans l’air matinal.