11 La ferme aux fœtus

Pendant un moment, Baley en eut froid dans le dos : le robot positronique était le symbole même de la supériorité des Spaciens sur les Terriens. Et, en fait d’arme, c’en était une de taille.

Néanmoins, il conserva le même timbre de voix pour dire :

— Ce n’est qu’une arme du point de vue économique. Solaria est nécessaire aux autres Mondes Extérieurs parce qu’elle fournit des robots très spécialisés et d’avant-garde. Aussi n’ont-ils aucun intérêt à vous causer le moindre tort.

— Cela va de soi, dit Quemot d’un ton léger. C’est d’ailleurs grâce à cela que nous avons obtenu notre indépendance. Non, ce que j’ai en tête est tout autre chose ; c’est beaucoup plus subtil et surtout à l’échelle cosmique.

Et Quemot se mit à considérer ses ongles avec l’esprit visiblement ailleurs, préoccupé d’abstractions.

— C’est encore une de vos théories sociologiques ? demanda Baley en manifestant un certain intérêt.

Le Terrien eut beaucoup de peine à réprimer un sourire devant le regard d’orgueil péniblement contenu que lui lança Quemot :

— Oui, elle est de moi. Et tout à fait originale, pour autant que je sache. Néanmoins, c’est d’une évidence aveuglante si l’on étudie avec soin les statistiques démographiques des Mondes Extérieurs. Mais, commençons par le commencement : depuis l’invention du robot positronique, on l’a mis de plus en plus à contribution partout.

— Pas sur Terre, dit Baley.

— Allons, allons, inspecteur. Je ne connais pas grand-chose de votre Terre, mais j’en sais assez pour me rendre compte que les robots commencent à s’intégrer à votre économie. Vous, les Terriens, vivez dans de vastes cités souterraines et laissez inoccupée la plus grande partie de la surface terrestre. Qui donc alors fait marcher vos fermes et vos usines ?

— Les robots, concéda Baley. Mais si vous attaquez le problème sous cet angle, permettez-moi de vous faire remarquer que ce sont les Terriens qui ont les premiers inventé le robot positronique.

— Vraiment ? Vous en êtes sûr ?

— Vérifiez si vous voulez. C’est l’exacte vérité.

— Très curieux. Et pourtant c’est là où ils ont fait le moins en raison de l’importante population de la Terre. Ce serait donc d’autant plus long… oui… Néanmoins, vous avez des robots dans vos cités ?

— Oui, dit Baley.

— Vous en avez davantage maintenant, disons qu’il y a cinquante ans ?

Baley acquiesça avec une certaine impatience.

— Vous voyez bien alors que les faits justifient ma théorie. Il n’y a simplement qu’une différence de temps. Les robots tendent à relever l’homme de tout effort physique et l’économie robotisée est monovectorielle. De plus en plus de robots, de moins en moins d’humains. J’ai étudié avec la plus grande attention les statistiques démographiques, j’en ai tracé la courbe et me suis livré à quelques extrapolations. (Et il s’arrêta net, avec surprise :) Mais au fait, c’est bien là une application des mathématiques à la sociologie, n’est-ce pas ?

— C’en est une, oui, dit Baley.

— Après tout, vous aviez peut-être raison tout à l’heure. Il faudra que j’y réfléchisse. Bref, quoi qu’il en soit, voici les conclusions auxquelles j’ai abouti, et je suis absolument persuadé de leur valeur intrinsèque : le rapport robots-humains dans toute économie qui a accepté l’emploi de travailleurs robots tend continuellement à s’accroître au détriment de l’homme, en dépit des lois qui peuvent être votées pour enrayer ce progrès des robots ; l’accroissement est ralenti, mais jamais stoppé. Tout d’abord, la population humaine s’accroît, mais le nombre de robots croît beaucoup plus rapidement. Puis lorsqu’on atteint un certain point critique…

Quemot s’arrêta de nouveau, puis dit :

— Voyons un peu. Je me demande s’il est possible de situer exactement ce point critique, si on peut le chiffrer. Nous en revenons toujours à vos mathématiques.

Baley s’agita :

— Qu’arrive-t-il une fois ce point critique atteint, docteur Quemot ?

— Hein ? Euh ! La population humaine se met alors réellement à baisser et la planète approche d’une véritable stabilité sociale. C’est ce qui arrivera obligatoirement à Aurore. C’est ce qui arrivera tout aussi inéluctablement à votre Terre. La Terre résistera peut-être quelques siècles de plus, mais devra céder, elle aussi, finalement.

— Qu’entendez-vous par stabilité sociale ?

— La situation telle qu’elle existe ici, sur Solaria ; un monde où les humains ne représentent plus que la classe oisive. Aussi, n’avons-nous aucune raison d’avoir peur des autres Mondes Extérieurs. Attendons seulement un siècle peut-être, et ils seront tous devenus semblables à Solaria. Je suppose qu’en un sens on peut dire que ce sera la fin de l’histoire de l’Homme, mais ce sera surtout sa réalisation dans le sens complet du mot. Les Hommes alors auront tout ce qu’ils peuvent désirer, tout ce dont ils peuvent avoir besoin. Vous savez, il existe une phrase qui, un jour, m’a frappé. Je ne sais d’où elle vient : c’est quelque chose à propos de la recherche du bonheur.

Baley dit, citant d’un ton pensif :

— Tous les hommes reçoivent à leur naissance, de leur Créateur, certains droits inaliénables… Parmi ceux-ci il y a le droit à la vie, à la liberté, à la recherche du bonheur.

— C’est cela même. D’où est-ce tiré ?

— De quelque vieux grimoire, dit Baley[1].

— Vous voyez comme tout cela est changé ici sur Solaria, et comme cela évoluera un peu plus tard dans toute la Galaxie ; la recherche sera terminée. Et les droits imprescriptibles dont jouira alors l’humanité seront la vie, la liberté, le bonheur. Rien que cela : le bonheur.

— Peut-être bien, rétorqua Baley d’un ton sec, mais pour le moment présent, un homme a été tué sur votre Solaria et un autre est entre la vie et la mort.

Il éprouva du regret de ces paroles au moment même où il les prononçait : le visage de Quemot sembla changer comme s’il venait de recevoir une gifle. Le vieillard courba la tête et dit, sans la relever :

— J’ai répondu à vos questions dans toute la mesure du possible. Y a-t-il autre chose que vous désirez savoir ?

— Merci, monsieur, j’en sais suffisamment. Excusez-moi de vous avoir dérangé dans votre chagrin d’avoir perdu votre ami.

Quemot releva la tête lentement :

— Il me sera bien difficile de trouver pareil partenaire aux échecs. Il observait méticuleusement tous nos rendez-vous et il avait un jeu extrêmement suivi. C’était vraiment un bon Solarien.

— Je comprends, murmura doucement Baley. Puis-je avoir votre permission d’utiliser votre appareillage de stéréovision pour entrer en liaison avec la prochaine personne que je dois voir ?

— Bien sûr, je vous en prie, dit Quemot. Mes robots sont à votre service. Et maintenant, permettez-moi de vous laisser. Liaison terminée.

Un robot fut à côté de Baley moins de trente secondes après que l’image de Quemot eût disparu. Une fois de plus Baley se demanda : comment faisait-on pour diriger ces créatures. Il avait vu les doigts de Quemot se poser sur un bouton avant de le quitter, et c’était tout.

Peut-être, après tout, le signal d’appel était-il très général, signifiant seulement : « Faites votre devoir. » Peut-être les robots écoutaient-ils tout ce qui se passait et étaient-ils au courant de ce qu’un humain pouvait désirer à un moment donné. Et si le robot nécessaire n’était pas appelé personnellement pour la tâche en question, le réseau radio, qui reliait entre eux tous les robots, entrait en action, convoquant aussitôt le robot voulu à pied d’œuvre.

Pendant un instant, Baley se figura Solaria comme une espèce de réseau de robots, avec de petits trous qui se rétrécissaient de plus en plus, avec dans chacun, bien ficelé par son entourage, un humain. Il imagina les Mondes dont avait parlé Quemot en train de se transformer en autant de Solaria ; des réseaux se déployant et se resserrant jusque sur la Terre, jusqu’à…

Le fil de ses pensées fut interrompu lorsque le robot qui était entré lui parla du ton uni et respectueux des machines.

— Je suis prêt à vous servir, maître.

— Savez-vous comment entrer en liaison avec l’endroit où feu Rikaine Delmarre travaillait ? demanda Baley.

— Oui, maître.

Baley haussa les épaules. Il n’arriverait jamais à s’empêcher de poser des questions inutiles. Les robots étaient omniscients un point c’est tout. Il lui vint à l’esprit que, pour manier les robots d’une manière vraiment efficace, il fallait être orfèvre en la matière, une espèce de roboticien. Comment diable se débrouille le Solarien moyen ? pensa-t-il. Probablement, comme-ci, comme-ça, sans plus.

— Bon, dit-il. Appelez-moi l’endroit où travaillait Delmarre et mettez-moi en liaison avec son assistant. Si celui-ci n’y est pas, trouvez-le-moi où qu’il soit.

— Oui, maître.

Comme le robot se détournait pour s’en aller, Baley le rappela :

— Un moment. Quelle heure est-il à l’endroit où il travaillait ?

— Environ six heures trente, maître.

— Du matin ?

— Oui, maître.

De nouveau, Baley se sentit agacé par ce monde qui se rendait esclave du lever et du coucher du soleil. Voilà à quoi menait de vivre sur la surface de la planète sans protection.

Il eut une pensée fugitive pour la Terre, mais se morigéna aussitôt. Tant qu’il se concentrait uniquement sur les questions immédiates, il se débrouillait bien… Mais s’il se laissait aller au cafard et à la nostalgie, c’en était fait de lui.

— Appelez-moi cet assistant, de toute façon, mon garçon, dit-il, et dites-lui que c’est pour raison d’Etat. Qu’un autre de vos congénères m’apporte un peu à manger ; un sandwich et un verre de lait feront l’affaire.

Il mâcha pensivement son sandwich, qui contenait une tranche d’un genre de jambon fumé, tout en se disant avec quelque ironie que Daneel Olivaw aurait certainement considéré comme suspecte toute espèce de nourriture après ce qui était arrivé à Gruer. Peut-être, après tout, était-ce Daneel qui avait raison.

Il acheva son sandwich sans en éprouver de fâcheuses conséquences (tout au moins sans fâcheuses conséquences immédiates) et but le lait. Il n’avait pas appris de Quemot ce qu’il était venu chercher, mais tout de même il avait appris quelque chose.

Et comme il se remémorait leur conversation, il lui parut que ce qu’il avait appris n’était pas négligeable.

Certes, il n’en savait guère plus sur le meurtre, mais sur l’autre question, beaucoup plus importante celle-là, il n’en était pas de même.

Le robot revint :

— L’assistant accepte la communication, maître.

— Bon. Il n’y a pas eu de difficultés ?

— L’assistant dormait, maître.

Et soudain l’assistant lui apparut, assis dans son lit, l’air maussade et vindicatif.

Baley sauta en arrière comme si une barrière à haute tension s’était brusquement dressée devant lui : encore une fois on lui avait caché un renseignement d’importance vitale. Ou plutôt, une fois encore, il n’avait pas su poser les questions qu’il fallait.

Car personne n’avait songé à lui dire que l’assistant de Rikaine Delmarre était une femme.

Ses cheveux étaient légèrement plus foncés que le blond habituel des Spaciens et elle en avait toute une masse qui, pour l’instant, partait dans tous les sens. Elle avait un visage ovale, le nez légèrement retroussé et le menton bien marqué. Elle était en train de se gratter doucement le flanc juste au-dessus de la taille, et Baley fit des vœux pour que le drap ne glisse pas ; il ne se souvenait que trop bien de l’attitude si légère de Gladïa, estimant que tout était correct du moment qu’il ne s’agissait que de stéréovision.

Il éprouva un amusement sardonique de se voir aussi vite dépouillé de ses illusions. Les Terriens croyaient, en règle générale, que toutes les Spaciennes étaient belles comme des déesses. Et Gladïa n’avait fait que confirmer cette idée. Mais cette femme-ci, même d’après les canons terrestres, était vraiment quelconque.

Et Baley n’en fut que plus surpris de l’agréable contralto de sa voix lorsqu’elle lui dit :

— Eh ! Vous ! Vous avez une idée de l’heure qu’il est ?

— Oui, parfaitement, répondit Baley, du tac au tac, mais puisque je dois venir vous voir, j’ai pensé qu’il valait mieux vous prévenir.

— Venir me voir ? Cieux éternels !… (Ses yeux s’agrandirent et elle porta la main à son menton. Elle avait une bague au doigt, le premier bijou personnel que Baley avait vu jusqu’à présent sur Solaria.) Eh, au fait, vous ne seriez pas mon nouvel assistant par hasard ?

— Non. Ni rien qui y ressemble. Je suis ici pour enquêter sur la mort de Rikaine Delmarre.

— Ah ? Bon. Enquêtez alors !

— Comment vous appelez-vous ?

— Klorissa Cantoro.

— Et vous travaillez avec le Dr Delmarre depuis ?…

— Trois ans.

— Je présume que vous êtes actuellement à votre lieu de travail. (Baley n’aimait pas employer ce genre de phrase imprécise, mais il ignorait comment on appelait l’endroit où travaillait un fœtologue.)

— Vous voulez savoir si je suis à la ferme, dit Klorissa, revêche. Oui, j’y suis hélas ! Je n’en ai pas bougé depuis que le patron s’est fait tuer et je ne suis pas prête d’en sortir, à ce qu’il paraît, tant qu’on ne m’aura pas attribué un assistant. Oh ! Au fait, vous ne pourriez pas faire quelque chose pour ça ?

— Je suis désolé, madame, mais ici, je n’ai pas la moindre influence.

— Bah ! On peut toujours demander.

Klorissa repoussa le drap et sortit du lit sans la moindre gêne. Elle portait un vêtement de nuit d’une seule pièce et sa main se porta à l’agrafe diamagnétique de la fermeture, juste au cou.

Baley dit précipitamment :

— Un instant, je vous prie. Si vous êtes d’accord pour me recevoir en personne, cela mettra un point final à notre entrevue présente et vous pourrez vous habiller dans votre privé.

— Dans mon privé ? (Elle avança la lèvre inférieure et dévisagea Baley avec curiosité.) Vous êtes vétilleux, vous aussi ? Comme le patron ?

— Acceptez-vous de me voir ? J’aimerais inspecter la ferme.

— Je ne comprends rien à cette histoire de me voir. Si vous voulez visionner la ferme, je vous guiderai. Laissez-moi seulement le temps de me laver, de ranger quelques affaires et de me réveiller un peu. C’est avec plaisir que j’accepterai cette interruption du train-train habituel.

— Je ne veux pas visionner quoi que ce soit. Je veux voir de mes yeux et en étant présent, en chair et en os.

La femme pencha la tête de côté et son regard incisif révélait un certain intérêt professionnel :

— Vous êtes détraqué ou quoi ? Y a-t-il longtemps qu’on ne vous a fait d’analyse chromosomique ?

— Jehoshaphat ! gronda Baley. Ecoutez donc. Je m’appelle Elijah Baley. Je viens de la Terre.

— De la Terre ! s’écria-t-elle avec véhémence. Cieux éternels ! Qu’est-ce que vous venez fabriquer ici ? Ou bien, est-ce une farce un peu trop poussée ?

— Je ne plaisante pas. On a fait appel à moi pour enquêter sur la mort de Delmarre. Je suis un inspecteur de police en civil, un détective, si vous préférez.

— Pour cette histoire-là ! Mais je pensais que tout le monde savait que c’était sa femme qui avait fait le coup.

— Non, madame. J’ai dans l’esprit pas mal de doutes là-dessus. Puis-je maintenant avoir l’autorisation de vous rendre visite et d’inspecter la ferme. Je suis un Terrien, voyez-vous, et je n’ai pas l’habitude de mener mes enquêtes par stéréovision. Je ne suis arrivé à rien de bon de cette façon-là. J’ai l’autorisation du Chef de la Sûreté en personne de voir les gens qui peuvent m’avancer dans cette enquête. Je puis vous montrer le papier officiel, si vous voulez.

— Voyons un peu.

Baley déploya le document officiel devant l’image des yeux de la femme…

Elle hocha la tête :

— Ouais. De voir ! Quelle saleté. Enfin, qu’est-ce qu’un peu plus de saleté dans ce boulot répugnant ? Mais écoutez-moi bien, vous : ne vous approchez pas trop de moi. Restez à bonne distance. Nous pourrons nous causer en gueulant, ou en nous adressant des messages par robot, si c’est nécessaire. C’est bien compris ?

— C’est entendu, répondit Baley.

Elle ouvrait la fermeture de son vêtement de nuit juste au moment où la liaison fut coupée et le dernier mot qu’il entendit prononcer fut un « Terrien » marmonné.


— Vous êtes assez près comme ça, dit Klorissa.

Baley, qui se tenait à sept ou huit mètres d’elle, dit :

— La distance me convient, mais j’aimerais me trouver à l’intérieur aussi rapidement que possible.

Pourtant, cette fois, le voyage ne s’était pas si mal passé. Il avait à peine fait attention au trajet par avion, mais ce n’était pas nécessaire de jouer trop longtemps avec le feu. Il devait d’ailleurs s’empêcher de dégrafer son col tant il éprouvait le besoin de respirer plus librement.

— Qu’est-ce que vous avez ? lui demanda Klorissa d’un ton sec. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

— Je n’ai pas l’habitude de me trouver à l’extérieur, répondit Baley.

— Ah ! C’est vrai ! Ces Terriens ! Il vous faut vous sentir enfermés ou cloîtrés pour vous sentir tranquilles ! Cieux éternels ! (Elle se passa la langue sur les lèvres, comme si elle venait de goûter quelque chose de déplaisant.) Bon, alors, entrez, mais laissez-moi tout d’abord me tirer du chemin. Ca va, entrez maintenant.

Ses cheveux étaient tressés en deux grosses nattes enroulées autour de sa tête suivant le dessin d’une géométrie compliquée. Baley se demanda combien de temps il lui fallait pour se coiffer d’une telle façon puis se souvint que, selon toute probabilité, c’étaient les doigts agiles et précis d’un robot qui étaient responsables de la coiffure.

Les cheveux ainsi peignés mettaient en valeur l’ovale de son visage et en accentuaient la symétrie qui le rendait agréable, sinon joli. Elle ne portait pas du tout de maquillage et, dans le même ordre d’idées, ses vêtements n’avaient d’autre but que de l’habiller d’une manière pratique, sans souci d’élégance. Dans l’ensemble, ils étaient d’un bleu marine plutôt terne, à l’exception de ses gants, qui lui montaient jusqu’à mi-bras et étaient d’une couleur lilas qui jurait avec tout le reste. On voyait bien qu’ils ne faisaient pas partie de sa tenue habituelle. Baley remarqua l’épaisseur d’un des doigts de gant due à la présence sous-jacente de la bague.

Ils restèrent aux deux bouts de la pièce, se regardant en chiens de faïence.

— Cela ne vous plaît pas, n’est-ce pas, madame ? dit Baley.

Klorissa haussa les épaules.

— Pourquoi cela me plairait-il ? Je ne suis pas un animal. Mais je puis le supporter. Vous devenez à peu près imperméable à tout, lorsque vous vous occupez de… de… (Elle s’arrêta, puis releva agressivement le menton, comme décidée à dire ce qu’elle avait à dire, sans mâcher ses mots :) Des enfants, et elle prononça ce mot avec une précision bien marquée.

— A vous entendre, on dirait que vous n’aimez pas le travail que vous faites ici.

— C’est un travail qui a son importance, qu’il est essentiel de faire. Néanmoins, en effet, je ne l’aime pas.

— Et Rikaine Delmarre l’aimait-il, lui ?

— Je suppose que non, mais il ne l’a jamais montré. C’était un bon Solarien.

— Et il était vétilleux en diable.

Klorissa parut étonnée.

— C’est vous qui l’avez dit, continua Baley. Lors de notre conversation antérieure, par stéréovision, je vous ai dit que vous pourriez vous habiller dans votre privé et vous m’avez répondu que j’étais aussi vétilleux que votre patron.

— Oui ? Bah, c’est vrai : il était vétilleux en diable. Même par stéréovision, il ne se permettait absolument rien. Toujours d’une correction exemplaire.

— Un tel comportement est-il inusité ?

— Il ne devrait pas l’être. En théorie, vous êtes tenu à une correction de tous les instants. Mais personne ne se casse jamais la tête. Pas avec la stéréovision. Il n’y a pas de risque de présence effective, alors pourquoi se fatiguer ? Vous comprenez ? Même moi, quand je parle à quelqu’un par stéréovision, je ne me soucie guère de ma tenue, sauf avec le patron. Il fallait être impeccable avec lui.

— Admiriez-vous le Dr Delmarre ?

— C’était un bon Solarien.

— Vous avez appelé cet endroit une ferme, dit Baley en changeant de sujet, et vous venez de faire allusion à des enfants. Vous élevez des enfants ici ?

— Dès l’âge d’un mois. Tous les fœtus de Solaria arrivent ici.

— Des fœtus ?

— Oui. (Elle fronça les sourcils :) Nous les recevons un mois après leur conception. Ca vous gêne ?

— Pas du tout, coupa Baley. Pouvez-vous me piloter dans la ferme ?

— Je veux bien, mais restez à bonne distance.


Le visage chevalin de Baley se figea dans une immobilité marmoréenne lorsqu’il abaissa son regard sur la longue pièce qui s’étendait en dessous d’eux, protégée par une cloison de verre. De l’autre côté, il en était sûr, il régnait une température parfaitement réglée, une humidité parfaitement entretenue, une aseptie parfaitement réalisée. Ces cuves, qui s’étendaient sur plusieurs rangées étagées, contenaient chacune un petit être flottant dans un liquide aqueux, de composition chimique connue, qui contenait en suspension un mélange nutritif exactement dosé. Là, la vie et la croissance continuaient.

De petits êtres, certains encore moins grands que la moitié de son poing, enroulés sur eux-mêmes, avec des crânes proéminents, des bourgeons de membres, et des queues en voie de disparition, s’y développaient.

Klorissa, placée toujours à sept ou huit mètres de Baley, lui demanda :

— Qu’en pensez-vous, inspecteur ? Cela vous plaît-il ?

— Combien en avez-vous ?

— A la date d’aujourd’hui, cent cinquante-deux. Nous en recevons entre quinze et vingt par mois, et nous en libérons le même nombre arrivés à l’âge adulte.

— Est-ce le seul endroit de ce genre sur la planète ?

— Le seul, oui. Il suffit pour maintenir une population régulière, en se fondant sur une espérance de vie de trois cents ans, pour vingt mille habitants. Ce bâtiment est tout neuf. Le Dr Delmarre en a surveillé la construction et s’est livré à de nombreuses modifications dans notre manière d’élever les enfants. Aussi, avons-nous maintenant un pourcentage de mortalité fœtale pour ainsi dire nul.

Des robots déambulaient parmi les cuves, s’arrêtant à chacune, relevant les indications des compteurs, regardant les minuscules embryons à l’intérieur, d’une façon méticuleuse et inlassable.

— Qui opère les parturientes ? demanda Baley, je veux dire qui extrait ces petits êtres ?

— Des docteurs, répondit Klorissa.

— Le Dr Delmarre ?

— Non, bien sûr. Des docteurs en médecine. Vous ne pensez pas que le Dr Delmarre se serait jamais abaissé à… Bon, glissons.

— Pourquoi n’utilise-t-on pas des robots ?

— Des robots en chirurgie ? La Première Loi rend une telle chose particulièrement difficile, inspecteur. Un robot pourrait peut-être effectuer l’ablation d’un appendice pour sauver une vie humaine, s’il savait comment s’y prendre, mais je doute fort qu’après une telle expérience il serait encore bon à quelque chose sans de grosses réparations. Tailler dans de la chair humaine causerait un tel traumatisme à son cerveau positronique ! Des docteurs de chair et d’os peuvent réussir à s’y faire, à force de répétitions, et en arrivent même à supporter la présence effective obligée.

— Néanmoins, reprit Baley, je vois que ce sont des robots qui s’occupent des fœtus. Vous arrive-t-il à vous, ou avant au Dr Delmarre, de devoir intervenir ?

— Quelquefois, il le faut bien, quand tout va de travers : si, par exemple, un fœtus se met à avoir des troubles de croissance. On ne peut faire confiance aux robots pour agir avec bon sens quand une vie humaine est en jeu.

Baley hocha la tête :

— Oui, le risque d’une bévue est trop grand et ne peut que se solder par une vie de perdue, je pense.

— C’est tout le contraire ! C’est le risque de les voir prendre trop à cœur la survie d’une existence au point de la sauver envers et contre tout.

La sévérité du visage de la femme s’accentua :

— En tant que fœtologues, Baley, nous devons nous préoccuper de créer des enfants sains. Je répète sains. Même l’analyse la plus poussée des chromosomes du père et de la mère ne peut assurer une combinaison spécifiquement favorable de tous les gènes, sans parler des risques de mutations imprévisibles. C’est d’ailleurs là notre préoccupation majeure : les mutations inattendues ; nous en avons abaissé le taux à un peu moins d’un sur mille, mais cela signifie toujours, grosso modo, que nous avons des ennuis certains de ce côté une fois tous les dix ans.

Elle lui fit signe de la suivre le long de la galerie supérieure.

— Je m’en vais vous montrer la crèche du premier âge et les dortoirs des enfants, dit-elle. Ils nous posent beaucoup plus de problèmes que les fœtus. Avec eux, nous ne pouvons compter sur l’aide des robots que dans une mesure très limitée.

— Pourquoi cela ?

— Vous ne le sauriez que trop, Baley, si vous aviez jamais essayé de faire entrer dans le cerveau d’un robot l’importance de la discipline. La Première Loi les rend, pour ainsi dire, totalement obtus sur ce chapitre. Et figurez-vous que les jeunes drôles s’en rendent compte à peine savent-ils parler. J’ai vu un moutard de trois ans mettre une dizaine de robots dans les transes en gueulant : « J’ai bobo, tu m’as fait bobo ! » Il faut des robots très spéciaux et perfectionnés pour se rendre compte qu’un gosse est capable de mentir délibérément.

— Delmarre arrivait-il à se faire obéir des enfants ?

— Oui, en règle générale.

— Comment s’y prenait-il ? Est-ce qu’il sortait les secouer pour leur faire prendre un peu de plomb dans la tête ?

— Le Dr Delmarre ? Les toucher ? Cieux éternels ! Bien sûr que non. Mais il savait leur parler. Et il savait donner aux robots des ordres bien précis. Je me souviens l’avoir vu s’occuper d’un gosse par stéréovision un quart d’heure durant : il l’avait fait mettre sur les genoux du robot, en position pour la fessée, et a obligé le robot à administrer au gamin une solide raclée, pan, pan. Quelques expériences du même ordre et le gaillard ne se risquait plus à braver le patron. Et le Dr Delmarre avait suffisamment de connaissances dans ce domaine pour qu’après cela le robot fouettard n’ait à subir qu’une révision habituelle, sans plus.

— Et vous ? Allez-vous tancer vous-même les enfants ?

— Hélas, il le faut bien, de temps en temps. Je ne suis pas comme le patron. Peut-être un jour serai-je capable de les faire obéir à distance, mais si actuellement j’essayais ce genre de châtiment, je ne ferais que démolir les robots. C’est un art, croyez-moi, de savoir manier les robots. Pourtant, quand j’y songe… Aller secouer ces garnements moi-même. Les sales bêtes !

Elle regarda brusquement Baley :

— Je suppose que, vous, cela ne vous gênerait pas de les voir en personne.

— Pas le moins du monde.

Elle haussa les épaules et le considéra avec étonnement :

— Ah ! Ces Terriens ! (Elle se remit à marcher :) Et pourquoi diable je vous le demande ! Vous finirez bien par retomber sur Gladïa comme meurtrière. Vous ne pouvez pas faire autrement.

— Je n’en suis pas si sûr que vous, dit Baley.

— Mais c’est invraisemblable. C’est plus que du sûr, c’est du certain. Qui d’autre pourrait-ce matériellement être ?

— Les suspects ne manquent pas, madame.

— Qui, par exemple ?

— Eh bien, disons, vous, pour commencer.

La réaction de Klorissa à cette accusation stupéfia littéralement Baley.

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