14 Un motif de meurtre

La bouche de Leebig s’ouvrit lentement. Tout d’abord, Baley crut qu’il s’agissait d’une grimace de fureur, puis, avec une extrême surprise, il se rendit compte que c’était l’esquisse la plus lamentable d’un sourire qu’il ait jamais vue.

— Ne dites pas cela, dit Leebig. Ne dites jamais cela.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que la moindre chose, aussi minime soit-elle, qui encourage la méfiance vis-à-vis des robots est dangereuse. Le manque de confiance dans les robots est une véritable maladie de l’humanité.

On aurait dit qu’il faisait une remontrance à un enfant, qu’il disait une chose avec douceur et patience alors qu’il brûlait de la vociférer : qu’il essayait de persuader, alors qu’au fond de lui-même il aurait voulu décréter une obéissance inconditionnelle sous peine de mort.

— Connaissez-vous l’histoire de la Robotique ? reprit Leebig.

— Un peu.

— Oui, sur Terre, vous devriez bien la connaître. Mais savez-vous qu’à l’origine les robots commencèrent leur existence face à un complexe de Frankenstein ? Ils étaient suspects. Les Hommes se méfiaient des robots. Ils en avaient peur. Et, résultat prévisible, la Robotique fut presque une science clandestine. Aussi, créa-t-on chez les robots les Trois Grandes Lois, dans un effort pour surmonter la méfiance des Hommes. Même ainsi, jamais la Terre n’a laissé se développer une société fondée sur les robots. Et l’une des raisons pour lesquelles les premiers pionniers quittèrent la Terre et allèrent coloniser le reste de la Galaxie fut leur désir de fonder des sociétés où l’on utiliserait les robots pour libérer l’homme de la pauvreté et du labeur. Même là, il est toujours resté une méfiance latente, aux portes de la conscience, prête à se réaliser aussitôt au moindre prétexte.

— Et vous-même, avez-vous eu à surmonter cette méfiance vis-à-vis des robots ? demanda Baley.

— Nombre de fois, répondit Leebig tristement.

— Est-ce la raison pour laquelle vous et les autres roboticiens n’hésitez plus à falsifier les faits, juste un tout petit peu, pour éviter à ces soupçons de prendre corps, dans la mesure du possible ?

— Nous ne falsifions rien du tout !

— Par exemple, ne donne-t-on pas un sens erroné aux Trois Grandes Lois ?

— Non et non.

— Eh bien, moi, je peux démontrer qu’on le fait, et à moins que vous n’arriviez à me convaincre du contraire, je le démontrerai aussi à toute la Galaxie, si j’en ai les moyens.

— Vous êtes totalement fou. Tous les arguments que vous croyez avoir ne sont que des chimères, je vous le certifie.

— Voulez-vous que nous en discutions ?

— Si cela ne prend pas trop de temps.

— Face à face ? En présence l’un de l’autre ?

Le maigre visage de Leebig se tordit :

— Non !

— Bien, au revoir, docteur Leebig. D’autres voudront bien m’écouter.

— Mais, attendez ! Par le froid du Néant, attendez donc, bon sang ! Les mains du roboticien remontèrent involontairement vers son visage, caressèrent son menton. Lentement, il porta un pouce à sa bouche et l’y laissa. Il fixait Baley d’un regard absent.

« En revient-il à la période d’avant ses cinq ans, pensa Baley, pour que le fait de me voir lui paraisse légitime ? » Et il répéta :

— Vous voir, chez vous ?

Mais Leebig hocha la tête de gauche à droite :

— Je ne peux pas. Peux pas, gémit-il, les mots presque étouffés par l’obstacle du pouce. Faites ce que vous voudrez…

Baley contemplait toujours Leebig : il le vit se détourner et faire face au mur. Il vit le dos rigide du Solarien s’incliner tandis que Leebig cachait son visage entre ses mains tremblantes.

— Bien donc. J’accepte que cela ne se passe que par stéréovision, dit Baley.

Et Leebig répondit, le dos toujours tourné :

— Excusez-moi un instant. Je vais revenir.

Baley profita de l’interruption pour faire sa toilette. Tout en regardant son visage rasé de frais dans le miroir de la salle de bains, il se demandait s’il commençait enfin à saisir la mentalité des Solariens et l’ambiance générale de Solaria. Il était loin d’en être sûr.

Il soupira puis pressa un bouton d’appel. Un robot parut. Sans se retourner Baley demanda : « Y a-t-il un autre appareil de stéréovision dans cette ferme en plus de celui que j’utilise actuellement ?

— Il y en a encore trois autres, maître.

— Bon, alors veuillez dire à Klorissa Cantoro, à votre maîtresse, que j’utiliserai celui-ci jusqu’à la notification du contraire, et que sous aucun prétexte on ne doit venir me déranger.

— Oui, maître.

Baley revint dans la pièce où l’appareil de stéréovision était resté focalisé sur l’endroit de son salon où s’était tenu Leebig : il n’y avait toujours personne et Baley s’installa confortablement pour patienter.

Il n’eut pas longtemps à attendre. Leebig revint et, de nouveau, l’image de la pièce se trémoussa au rythme de ses pas. Evidemment, la mise au point avait été aussitôt rectifiée, passant du centre de la pièce à l’homme qui venait d’arriver. Baley se souvint de la complexité des réglages sur l’appareil tridimensionnel et éprouva quelque admiration pour la dextérité du robot manipulateur.

Apparemment, Leebig était redevenu maître de lui-même. Il avait les cheveux coiffés en arrière et avait changé de costume : ses nouveaux vêtements, plus amples, l’habillaient mieux : faits d’un tissu moiré, ils réfléchissaient les reflets de l’éclairage. Leebig s’assit sur une chaise mince qui s’était dépliée hors du mur.

Il dit d’un ton pénétré :

— Maintenant, qu’est-ce donc que l’idée que vous avez sur le contenu de la Première Loi ?

— Risquons-nous que quelqu’un surprenne notre conversation ?

— Non, je m’en suis assuré.

Baley approuva d’un signe de tête et dit :

— Laissez-moi vous citer la Première Loi.

— Croyez-vous donc que je ne la connaisse pas ?

— Je n’en doute pas, mais je préfère vous la citer moi-même quoi qu’il en soit : Un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sans assistance un être humain en danger.

— Oui, et alors ?

— Eh bien, lorsque j’ai débarqué à Solaria, on m’a conduit au domaine qui m’était réservé, dans un véhicule de surface. Ce véhicule avait été arrangé spécialement à mon usage, m’enfermant de toutes parts pour m’éviter d’être exposé à l’air libre. Les Terriens, vous savez…

— Je sais, je sais, coupa Leebig avec impatience. Mais qu’est-ce que cela peut avoir à faire avec ce qui nous intéresse ?

— Oui, vous, vous savez, mais les robots qui conduisaient le véhicule ne le savaient pas, eux. Lorsque j’ai demandé que l’on ouvre le toit, ils ont obéi aussitôt. La Deuxième Loi leur en faisait l’obligation : ils doivent exécuter les ordres donnés. Et, bien sûr, de ce fait, je me suis trouvé très gêné, au point de perdre presque conscience, tant que le véhicule ne fut pas refermé. A votre avis, les robots ne m’ont-ils pas causé de tort ?

— Vous le leur aviez demandé ! riposta Leebig.

— Bon. Je vous cite maintenant la Deuxième Loi : Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par les êtres humains, sauf quand ces ordres sont incompatibles avec la Première Loi.

« Donc, vous voyez bien, ils n’auraient jamais dû exécuter l’ordre que j’avais donné.

— Mais vous déraisonnez. Comme les robots ne pouvaient pas savoir que c’était…

Baley se pencha en avant :

— Eh bien ! nous y voilà, et la Première Loi devrait s’énoncer ainsi : Un robot ne peut nuire à un être humain, DE PROPOS DELIBERE, ni laisser sans assistance, SCIEMMENT, un être humain en danger.

— Cela va de soi.

— Eh bien, non. En tout cas, pas pour le commun des mortels, car si cela était évident, n’importe quel humain pourrait se rendre compte aussitôt que des robots ne sont pas incapables d’assassiner !

Leebig était pâle comme un mort :

— C’est de la folie furieuse, vous délirez totalement.

Baley se mit à contempler ses ongles d’un air distrait :

— Un robot peut accomplir une tâche inoffensive, je suppose, une tâche qui n’a pas d’effet destructeur vis-à-vis d’un être humain ?

— Si on lui en donne l’ordre, dit Leebig.

— Oui, bien sûr. Pourvu qu’on lui en donne l’ordre. Et, je suppose toujours, un deuxième robot peut accomplir une autre tâche inoffensive, une tâche qui, elle non plus, n’a pas d’effet destructeur vis-à-vis d’un être humain ? Si on lui en donne l’ordre, bien sûr.

— Oui.

— Mais, si ces deux tâches, chacune totalement inoffensive en elle-même, lorsqu’elles se complètent en arrivent à causer un meurtre ?

— Hein ? glapit Leebig, la bouche déformée par un rictus menaçant.

— J’ai besoin de l’opinion d’un expert comme vous sur ce délicat problème, continua Baley paisiblement. Prenons un cas hypothétique : supposons qu’un homme dise à un robot : « Placez une certaine quantité de ce liquide dans un verre de lait que vous trouverez à tel endroit. Ce liquide est inoffensif, je veux simplement savoir les réactions qu’il entraîne sur le lait. Une fois que je connaîtrai les résultats, je jetterai le mélange. Lorsque vous aurez effectué ce que je vous demande, oubliez tout de cette affaire. »

Leebig, toujours aussi menaçant, ne fit pas de commentaires.

— Si j’avais dit au robot, continua Baley, d’ajouter un mystérieux liquide à du lait, puis d’offrir le breuvage ainsi composé à un homme, la Première Loi l’aurait contraint à demander : « Quelle est la nature de ce liquide ? Est-il inoffensif pour l’homme ? » Et même assuré de son innocuité, la Première Loi pouvait encore obliger le robot à hésiter, même à refuser d’offrir le lait trafiqué. Mais, au contraire, si je lui dis que ce lait va être jeté, la Première Loi n’a aucune raison d’entrer en action. Le robot fera donc ce qu’on lui a ordonné, n’est-ce pas ?

Leebig lui lança un regard meurtrier, mais continua de se taire.

— Venons maintenant au second robot qui, lui, a placé le lait à l’endroit où le premier l’a trouvé. Il ignore que ce lait vient d’être trafiqué. En toute innocence de cause, il l’offre donc à un homme, et ce dernier, buvant la mixture, en meurt.

— Non, s’écria Leebig.

— Allons donc ! Les deux actions sont chacune inoffensives en elles-mêmes. C’est seulement leur conjonction qui est meurtrière. Niez-vous qu’un tel cas puisse se présenter ?

— Mais ce ne sont pas les robots, c’est l’homme qui a donné les ordres qui est un meurtrier, s’écria Leebig.

— D’un point de vue purement spéculatif, oui. Néanmoins, ce sont les robots qui sont les meurtriers directs, les auteurs du meurtre, puisqu’il ne peut être commis que par leur intervention.

— Jamais personne ne donnerait des ordres pareils.

— Je vous demande bien pardon. Quelqu’un en donnerait puisque, en fait, quelqu’un les a donnés c’est exactement de cette façon que la tentative de meurtre sur la personne de l’inspecteur Gruer a dû être commise. Vous avez entendu parler de cette affaire, je pense.

— Sur Solaria, murmura Leebig, tout le monde est au courant de tout.

— Vous devez alors savoir que Gruer a été empoisonné à sa table, pendant son repas, sous les yeux de mon coéquipier, M. Olivaw, d’Aurore, et de moi-même. Pouvez-vous me suggérer toute autre façon dont on ait pu lui verser le poison ? Il n’y avait pas un être humain sur son domaine, lui excepté. En tant que Solarien, il vous est facile d’apprécier cette circonstance.

— Je ne suis pas un détective. Je n’ai pas de théorie.

— Je viens de vous en avancer une et je désire savoir si la réalisation en est possible. Ce que je veux savoir, c’est si deux robots sont capables de faire deux actions distinctes, chacune inoffensive par elle-même, mais dont la conjonction donne un meurtre. C’est vous l’expert, docteur Leebig, je vous le demande. Est-ce possible, oui ou non ?

Et Leebig harcelé, poussé dans ses derniers retranchements, répondit : « Oui » d’une voix si faible que Baley l’entendit à peine.

— Fort bien, donc, dit Baley. Voilà qui fait justice de la Première Loi.

Leebig contemplait Baley d’un air hagard. Sa paupière tombante clignota une ou deux fois sous l’effet d’un tic. Ses mains, qu’il tenait jointes, se séparèrent tout en gardant les doigts recourbés, comme si chaque main se joignait encore à une autre main fantôme. Les paumes se retournèrent et vinrent se poser sur les genoux. Alors seulement les doigts reprirent leur mobilité.

Baley restait perdu dans la contemplation de ces mouvements crispés.

— En théorie, oui, reprit ardemment Leebig. Mais ce n’est qu’une théorie. On ne se débarrasse pas aussi facilement de la Première Loi, monsieur le Terrien. Il faut donner des ordres très astucieux aux robots pour enfreindre impunément la Première Loi.

— Tout à fait d’accord, répondit Baley. Je ne suis qu’un Terrien. Je ne connais pour ainsi dire rien sur la manière de manier les robots. Ce que j’ai dit, comme je l’ai dit, tout cela n’avait qu’une valeur d’exemple. Un Solarien s’y prendrait certainement d’une façon beaucoup plus subtile et beaucoup plus efficace, j’en suis certain.

Leebig n’avait probablement rien écouté de cette phrase ; il continua, en s’animant à mesure qu’il parlait.

— Si l’on peut ainsi manier un robot de façon qu’il mette un être humain en danger, cela veut dire seulement qu’il nous faut étendre les possibilités du cerveau positronique. Bien sûr, on pourrait dire aussi qu’il faudrait rendre les humains meilleurs. Mais c’est du domaine de l’impossible ; aussi ce seront les robots que nous rendrons insensibles aux ordres des déments.

« Nous progressons sans arrêt. Nos robots sont plus diversifiés, plus spécialisés, plus capables, plus inoffensifs encore qu’il y a un siècle. Dans un siècle d’ici, nous aurons fait d’autres progrès encore plus grands. Pourquoi laisser un robot manier des commandes alors qu’il est possible de brancher directement un cerveau positronique sur le tableau de commandes ? Ceci relève de la spécialisation, certes, mais l’on peut tout aussi bien généraliser. Pourquoi ne pas fabriquer des robots aux membres détachables et interchangeables ? Hein, pourquoi pas ? Si nous devons…

— Etes-vous le seul roboticien sur Solaria ? interrompit Baley.

— Ne dites donc pas d’âneries.

— C’était simplement une question que je posais. Après tout, le Dr Delmarre était bien le seul… ah oui, fœtologue de la planète, mis à part son assistant.

— Solaria compte plus de vingt roboticiens.

— Et c’est vous le meilleur ?

— En effet, C’est moi, rétorqua Leebig, sans la moindre gêne.

— Delmarre travaillait avec vous ?

— Oui.

— J’ai cru comprendre, continua Baley, que dans ses derniers jours il avait l’intention de cesser toute association avec vous.

— Première nouvelle ! Qu’est-ce qui a pu vous mettre ça en tête ?

— J’ai cru comprendre qu’il condamnait votre célibat obstiné.

— C’est possible. C’était un Solarien convaincu. Mais cela n’affectait en rien nos relations de travail.

— Bon. Changeons de sujet. Outre l’étude de nouveaux robots prototypes, fabriquez-vous aussi et réparez-vous des modèles déjà existants ?

— La fabrication et la réparation sont, dans l’ensemble, menées par des robots, répondit Leebig. Sur mon domaine, il existe une importante usine de fabrication et un atelier de réparations.

— A propos, est-ce qu’il faut souvent réparer les robots ?

— Très rarement.

— Est-ce que la réparation des robots relèverait plutôt du bricolage que de la science à proprement parler ?

— Pas le moins du monde, rétorqua Leebig avec hauteur.

— Et qu’est-il advenu du robot qui se trouvait présent lorsque le Dr Delmarre fut assassiné ?

Leebig détourna son regard et ses sourcils se rapprochèrent comme s’il refusait de laisser reparaître, dans son esprit, un souvenir douloureux.

— Il ne valait plus rien du tout.

— Rien du tout ? Il ne pouvait répondre à la moindre question ?

— A aucune. Je vous le dis, il était totalement hors d’usage. Son cerveau positronique avait été complètement brûlé. Il ne restait plus un circuit intact. Réfléchissez : il avait été témoin d’un meurtre auquel il avait été incapable de s’opposer.

— Pourquoi n’avait-il pu s’y opposer, au fait ?

— Qui peut le dire ? Le Dr Delmarre était en train de se livrer à des expériences sur ce robot. J’ignore totalement dans quelle condition mentale il l’avait laissé. Ainsi, par exemple, il pouvait lui avoir ordonné de suspendre toute activité mentale pendant qu’il vérifiait une connexion particulière d’un circuit déterminé. Si quelqu’un, que ni le Dr Delmarre ni le robot n’avaient de raison de soupçonner d’intentions homicides, s’est brusquement livré à des voies de fait, il a pu se passer un intervalle appréciable avant que le robot soit en mesure de mobiliser l’énergie de la Première Loi, pour enfreindre l’ordre d’immobilisation donné par le Dr Delmarre. La durée de cet intervalle dépendrait de la nature de l’attaque et de la manière dont le Dr Delmarre avait ordonné l’immobilisation. Je pourrais vous fournir une douzaine d’autres raisons pour expliquer que le robot ait été dans l’incapacité d’intervenir et d’empêcher ce meurtre.

« Néanmoins, cette incapacité à protéger un humain violait la Première Loi et cela seul a suffi pour brûler tous les circuits positroniques du robot.

— Mais, si le robot était matériellement incapable de prévenir ce meurtre, était-il responsable ? La Première Loi exige-t-elle des choses impossibles à exécuter ?

Leebig haussa les épaules :

— La Première Loi, en dépit de tous vos efforts pour minimiser sa portée, protège l’humanité avec toute l’énergie possible. Elle n’accepte, ni n’excuse, ni n’atténue. Si la Première Loi est enfreinte, le robot est bon pour la ferraille.

— Est-ce une règle universelle, monsieur ?

— Aussi universelle que les robots.

— Bien, alors j’ai appris quelque chose, dit Baley.

— Apprenez donc aussi quelque chose d’autre : c’est que votre théorie de meurtre par une série d’actions de plusieurs robots, dont chacune en elle-même est inoffensive, ne pourra vous aider à résoudre le problème de la mort du Dr Delmarre.

— Ah ! Pourquoi ?

— Sa mort ne fut pas due à un empoisonnement, mais à un écrasement du crâne. Il fallait bien que quelque chose manie cet instrument contondant, et nécessairement c’était une main humaine. Pas un robot ne pourrait lever un gourdin pour fracasser un crâne.

— Mais supposons, dit Baley, que le robot ait appuyé sur un bouton d’apparence innocente et que, de ce fait, un poids ait dégringolé sur la tête de Delmarre.

Leebig eut un sourire amer :

— Monsieur le Terrien, j’ai visionné les lieux du crime. J’ai été au courant de tout ce qui s’est dit à ce propos. Ce meurtre, savez-vous, a eu une très grande importance sur Solaria. Et je puis certifier qu’il n’y avait pas la moindre trace sur les lieux du crime d’un objet pesant qui fût tombé.

— Ni du moindre instrument contondant, non plus, ajouta Baley.

— C’est vous le détective. Cherchez-le, dit Leebig avec mépris.

— A supposer qu’aucun robot ne soit responsable de la mort du Dr Delmarre, qui le serait donc à votre avis ?

— Tout le monde le sait, cria Leebig. C’est le secret de Polichinelle. Mais sa femme, bien sûr, Gladïa !

« Là, au moins, tout le monde est d’accord, pensa Baley. »

Tout haut, il dit :

— Et qui serait alors caché derrière les robots qui ont empoisonné Gruer ?

— Je suppose… et Leebig s’arrêta, indécis.

— Vous ne croyez pas qu’il y ait deux meurtriers différents, non ? Si Gladïa est responsable du premier crime, elle est également responsable de la seconde tentative de meurtre.

— Oui, oui, vous devez avoir raison. (Puis sa voix prit de l’assurance.) Oui, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

— Pourquoi, pas de doute ?

— Personne d’autre n’aurait pu s’approcher assez près du Dr Delmarre pour le tuer. Il ne supportait pas plus que moi la présence effective de quelqu’un. Il tolérait seulement par exception celle de sa femme, tandis que moi, je ne fais aucune exception. Je ne m’en trouve que mieux, n’est-ce pas ?

Et le roboticien eut un rire grinçant.

— Je crois que vous la connaissez bien, reprit Baley avec sécheresse.

— Qui ?

— Eh bien, elle. Nous ne parlons que d’une seule femme, pour le moment : Gladïa.

— Qui vous a dit que je la connaissais mieux que je n’en connais d’autres ? demanda Leebig. (Il porta la main à sa gorge : ses doigts bougèrent légèrement et desserrèrent la fermeture diamagnétique de son col pour respirer plus librement.)

— C’est Gladïa elle-même qui me l’a dit. Elle a ajouté que vous vous promeniez ensemble.

— Et alors ? Nous sommes voisins. Cela se fait couramment. Elle me paraissait une personne agréable.

— Elle vous plaisait alors ?

Leebig haussa les épaules :

— De parler avec elle me reposait l’esprit.

— De quoi parliez-vous ?

— De Robotique. (Leebig prononça ce mot avec une légère surprise, comme s’il s’étonnait qu’on pût poser une telle question.)

— Et elle parlait de Robotique, elle aussi ?

— Elle n’y connaissait rien. Totalement ignare en la matière. Mais elle écoutait. Elle a une espèce de machin qui utilise des champs de force avec lequel elle ne cesse de jouer. Elle appelle ça du plasto-colorisme. Ca m’agace au plus haut point, mais je l’écoutais, moi aussi.

— Tout cela sans que vous vous trouviez en présence effective l’un de l’autre.

Leebig parut écœuré et ne répondit pas.

Baley essaya encore une fois :

— Est-ce qu’elle vous attirait ?

— Hein ?

— La trouviez-vous séduisante, attirante ? D’un point de vue physique ?

Même la mauvaise paupière de Leebig se souleva. Ses lèvres frémirent :

— Espèce de bête répugnante, grommela-t-il.

— Bon, essayons de nous exprimer d’une autre manière. Quand avez-vous cessé de trouver Gladïa une personne agréable ? C’est vous qui avez employé ce mot tout à l’heure, souvenez-vous.

— Où voulez-vous en venir ?

— Vous m’avez dit que vous la trouviez agréable. Maintenant, vous croyez qu’elle a assassiné son mari. Ce n’est pas là le propre d’une personne agréable.

— Eh bien, je m’étais trompé sur son compte.

— Mais vous vous êtes aperçu que vous vous trompiez sur son compte dès avant qu’elle ait tué son mari, si toutefois c’est elle la coupable. Vous aviez cessé de vous promener en sa compagnie quelque temps avant le meurtre. Pourquoi donc ?

— Est-ce bien important ? demanda Leebig.

— Tout est important jusqu’à preuve du contraire.

— Ecoutez-moi bien. Si vous désirez des renseignements que je puis fournir en tant que roboticien, allez-y. Mais je ne répondrai pas aux questions d’ordre personnel.

— Vous étiez associé d’une manière intime tant avec la victime qu’avec le principal suspect. Ne voyez-vous pas qu’il est impossible d’éviter les questions d’ordre personnel ? Je répète donc : Pourquoi avez-vous cessé vos promenades avec Gladïa ?

— Il est venu un moment où je me suis trouvé à court de choses à lui dire, répondit Leebig d’un ton sec. Un moment où j’étais débordé de travail. Bref, un moment où je n’ai plus trouvé de raison de continuer ces promenades.

— En d’autres termes, quand elle a cessé de vous paraître une compagnie agréable.

— Si vous voulez, oui.

— Et pourquoi a-t-elle cessé de vous paraître une compagnie agréable ?

— Je n’en sais fichtre rien, cria Leebig.

Baley fit comme s’il ne remarquait pas l’énervement de l’autre.

— Bien. Mais néanmoins vous êtes quelqu’un qui avez bien connu Gladïa à l’époque. Quel motif aurait-elle pu avoir ?

— Quel motif de quoi ?

— Personne, jusqu’à présent, n’a pu me soumettre de motif en ce qui concerne ce crime. Et évidemment Gladïa n’aurait pas commis de meurtre sans motif.

— Célestes tourbillons ! (Leebig rejeta la tête en arrière, comme s’il allait éclater de rire, mais s’en abstint.) Personne ne vous a rien dit ? Oh ! après tout, personne ne savait rien, peut-être. Mais moi, je le sais. Elle me l’a dit. Elle me l’a dit tant de fois.

— Que vous a-t-elle tant dit, docteur Leebig ?

— Mais voyons, qu’elle se disputait avec son mari. Qu’ils se chamaillaient sans cesse. Elle ne pouvait pas le souffrir, inspecteur. Et personne ne vous en a rien dit. Pas même elle ?

Загрузка...