— J’aurais pu vous dire, Elijah, dit Daneel, prenant brusquement la parole, que cette conclusion était absolument évidente.
Baley lança un regard surpris à son coéquipier robot :
— Pourquoi était-ce si évident ? demanda-t-il.
— La dame elle-même reconnaît qu’elle était la seule personne qui avait, et la possibilité, et l’occasion de voir son mari. La situation sociale, sur Solaria, est telle qu’elle ne peut raisonnablement prétendre que quoi que ce soit d’autre puisse être la vérité. Il est certain que l’inspecteur Gruer est en droit de croire, et même doit croire, que la seule personne qu’un époux Solarien accepte de voir est sa propre épouse. Etant donné, alors, qu’une seule personne pouvait se trouver à distance de perception directe, une seule personne pouvait porter le coup fatal, une seule donc pouvait être le meurtrier, ou plus exactement la meurtrière.
« L’inspecteur Gruer, vous vous en souvenez, avait bien dit qu’une seule et unique personne pouvait avoir commis ce crime. Et toute autre était, à son avis, dans l’impossibilité matérielle la plus complète de le faire. Donc ?
— Il a dit aussi, rétorqua Baley, que cette même personne n’avait pu le commettre, elle non plus.
— Ce par quoi il voulait probablement dire que l’on n’avait pas trouvé d’arme sur les lieux du crime. Peut-être Mme Delmarre serait-elle en mesure d’expliquer cette anomalie ?
Il désigna avec la froide politesse des robots la direction où Gladïa se trouvait, assise, toujours dans le champ de vision des deux enquêteurs, les yeux baissés, les lèvres serrées.
Jehoshaphat ! pensa Baley, nous avons totalement oublié sa présence. C’était peut-être la contrariété qui la lui avait fait oublier, la contrariété causée par Daneel et ses considérations d’une froide logique et dépourvues de tout sentiment. Ou peut-être, se reprit-il, la contrariété de voir que lui, Baley, attaquait les problèmes sous un angle trop sentimental.
Il ne s’attarda pas à étudier le dilemme, mais dit :
— Je vous remercie, Gladia. Ce sera tout pour le moment. Vous pouvez faire couper la liaison de la manière qui convient. Au revoir.
Elle répondit doucement :
— En général, on se contente de dire : liaison terminée, mais je préfère cet « Au revoir ». Vous semblez gêné, Elijah. Je le regrette, parce que je me suis faite à l’idée que les gens pensaient que j’avais commis ce crime. Aussi, vous n’avez pas de raison de ressentir la moindre gêne.
— Est-ce vous qui l’avez commis, Gladïa? coupa Daneel.
— Non, dit-elle avec colère.
— Au revoir donc.
Elle disparut, alors que son visage restait encore marqué par la colère. Pendant un moment encore, Baley put ressentir l’emprise de ses extraordinaires yeux gris.
Elle pouvait bien dire qu’elle s’était faite à l’idée que les gens la prenaient pour une meurtrière, mais c’était un mensonge d’une évidence aveuglante. Sa colère parlait avec plus de sincérité.
Baley se demanda de combien d’autres mensonges elle avait pu se rendre coupable.
Maintenant, Baley se trouvait seul en compagnie de Daneel.
— Fort bien, Daneel, dit-il, mais je ne suis pas encore complètement stupide !
— Je n’ai jamais pensé que vous l’étiez, Elijah.
— Alors, dites-moi ce qui vous a poussé à prétendre qu’on n’avait pas trouvé l’arme du crime sur les lieux du meurtre. Jusqu’à présent, aucune preuve, rien de tout ce que j’avais pu apprendre ne pouvait nous induire à le croire.
— Vous avez parfaitement raison. Mais j’ai en ma possession des renseignements complémentaires dont vous n’aviez pas encore eu connaissance.
— C’est bien ce que je pensais. Et quels sont ces renseignements ?
— L’inspecteur Gruer avait dit qu’il nous adressait une copie du compte rendu de leur enquête. J’ai cette copie qui nous est arrivée ce matin.
— Et pourquoi ne pas me l’avoir montrée ?
— J’ai pensé qu’il serait probablement plus fructueux que vous meniez votre enquête, tout au moins les préliminaires, selon vos idées personnelles, sans être influencé par les conclusions d’autres personnes qui, de leur propre avis, n’ont pas obtenu de résultat concluant. C’est parce que je trouvais moi-même que mes déductions logiques risquaient d’être modifiées par ces conclusions que je n’ai pas pris part à la discussion.
« Déductions logiques. » Ces mots firent instantanément revenir à l’esprit de Baley un fragment d’une conversation qu’il avait eue avec un roboticien. Un robot, avait dit ce spécialiste, est une créature logique dépourvue d’intelligence.
— Vous avez tout de même pris part à la discussion sur la fin, remarqua-t-il.
— Certes, Elijah, mais seulement parce que j’avais alors obtenu des preuves supplémentaires qui venaient confirmer les assertions de l’inspecteur Gruer.
— Quelle sorte de preuves supplémentaires ?
— Celles qui pouvaient se déduire du comportement apparent de Mme Delmarre elle-même.
— Ne parlez pas par énigmes, je vous prie, Daneel.
— Considérez que, si cette dame était coupable et s’efforçait de prouver son innocence, il lui serait fort utile que l’enquêteur chargé de l’affaire soit porté à la croire innocente.
— Oui. Et après ?
— Si donc elle pouvait déformer le jugement de ce dernier en jouant sur ses points faibles, elle avait tout intérêt à le faire, n’est-ce pas ?
— Tout ceci n’est qu’une hypothèse.
— Pas le moins du monde, repartit calmement Daneel. Vous avez remarqué, je pense, qu’elle n’a pas cessé de concentrer sur vous toute son attention.
— Comme c’est moi qui parlais…
— Elle a fixé son attention sur vous dès le départ, bien avant même qu’elle puisse deviner que ce serait vous qui parleriez. En réalité on aurait pu croire, en bonne logique, qu’elle penserait que moi, Aurorain, allais mener l’enquête. Et pourtant, c’est sur vous qu’elle a fixé toute son attention.
— Et vous en déduisez ?
— Que c’était sur vous, Elijah, que reposaient tous ses espoirs. Vous étiez un Terrien.
— Qu’est-ce que cela vient faire là-dedans ?
— Elle avait étudié les mœurs de la Terre. Elle l’a laissé entendre à plusieurs reprises. Elle savait de quoi je parlais quand je lui ai demandé d’étouffer la lumière du jour, aux premiers instants de l’entrevue. Elle n’a pas paru surprise et n’a pas manifesté d’incompréhension, comme elle l’aurait certainement fait si elle n’avait eu une connaissance réelle des conditions de la vie sur la Terre.
— Eh bien ?
— Etant donné qu’elle a étudié les mœurs de la Terre, il est tout à fait rationnel de supposer qu’elle avait découvert un des points faibles des Terriens : elle ne doit pas ignorer que la nudité est taboue, et que de se montrer à un Terrien en cette tenue ne peut le laisser indifférent.
— Mais… Mais elle a expliqué qu’en vision stéréo…
— Oui, bien sûr. Trouvez-vous cette explication bien convaincante ? Et c’est à deux reprises qu’elle s’est laissé voir dans un état vestimentaire que vous considérez comme incorrect.
— Votre conclusion, donc, dit Baley, est qu’elle faisait tout son possible pour me séduire. Est-ce bien cela ?
— Tout au moins essayer, par séduction, de vous faire vous départir de votre impassibilité professionnelle : c’est ce qui me semble. Et quoiqu’il me soit impossible de partager les réactions humaines à des stimuli extérieurs, je croirais volontiers, si je m’en réfère à ce qui est gravé dans mes circuits mnémoniques, que cette dame possède tout ce qu’il faut pour exercer une puissante séduction physique. De plus, à en juger par votre attitude, il me semble que vous en avez pris conscience et que vous preniez plaisir à la contempler. J’ajouterai même que Mme Delmarre avait correctement conjecturé en supposant que cette façon d’être vous prédisposerait en sa faveur.
— Ecoutez-moi bien, dit Baley très mal à l’aise, il importe peu qu’elle ait eu tel ou tel effet sur moi. Je suis toujours un officier de paix, en pleine possession de mon sens du devoir et de la morale professionnelle. Mettez-vous bien cela dans la tête. Maintenant, voyons un peu ce compte rendu.
Silencieusement, Baley étudia le compte rendu, ligne à ligne, puis, ayant achevé sa lecture, le retourna et le relut.
— Ceci fait entrer en compte un nouvel élément, dit-il : le robot.
Daneel Olivaw approuva de la tête.
— Elle n’en a pas parlé, remarqua Baley, pensif.
— Vous n’avez pas posé correctement la question, dit Daneel. Vous lui avez demandé si la victime se trouvait seule au moment où elle a découvert le corps. Vous lui avez demandé si quelqu’un d’autre avait assisté au meurtre. Un robot n’est pas quelqu’un d’autre.
Baley acquiesça. S’il avait été, lui, le suspect, et qu’on lui ait demandé qui d’autre se trouvait sur les lieux du crime, il ne lui serait pas venu à l’idée de répondre : personne d’autre que cette table !
— Je pense, reprit-il, que j’aurais dû lui demander s’il y avait des robots présents. (Au diable tout ce fatras ! Quelles questions faut-il poser et de quelle manière sur un monde aux coutumes différentes du vôtre ?)
— Quelle est la valeur légale du témoignage d’un robot, Daneel ?
— Qu’entendez-vous par là ?
— Est-ce qu’un robot peut porter témoignage sur Solaria, et ses témoignages sont-ils recevables ?
— Pourquoi en douter ?
— Un robot n’est pas un être humain, Daneel ! Sur Terre, il ne peut être un témoin légalement acceptable.
— Oui, mais l’empreinte d’une chaussure est reçue comme témoignage valable, Elijah, quoique ce ne soit là quelque chose d’encore moins humain qu’un robot. Sur cette question, la position prise par les Terriens pèche par illogisme. Sur Solaria, le témoignage d’un robot, pourvu qu’il porte au fait, est recevable.
Baley ne discuta pas ce point de droit. Il se prit la tête à deux mains et repassa dans son esprit toute cette question de la présence d’un robot.
Au paroxysme de l’épouvante, Gladïa Delmarre, face au cadavre de son époux, avait appelé des robots. Le temps qu’ils répondent à son appel, elle s’était évanouie.
Les robots avaient déclaré l’avoir trouvée là, à côté du corps. Et il y avait, en outre, une autre présence : celle d’un robot, un robot qui n’avait pas été appelé et qui se trouvait déjà là. Ce n’était pas un robot de la domesticité habituelle. Nul autre robot ne l’avait vu antérieurement, ne connaissait ses capacités ou le rôle qu’il devait remplir.
Et l’on ne pouvait rien savoir de plus par le dit robot, il ne fonctionnait plus. Lorsqu’on l’avait découvert, ses mouvements n’étaient plus coordonnés, ni non plus, visiblement, le fonctionnement de son cerveau positronique. Il était incapable de réagir d’une façon normale, tant par mot que par acte, à n’importe quelle question, et, après une étude très approfondie par un expert en robots, avait été considéré comme irrécupérable irrémédiablement.
La seule activité révélant un semblant de coordination était une phrase qu’il répétait sans arrêt : Vous allez me tuer… Vous allez me tuer… Vous allez me tuer…
Nulle arme qui eût pu être utilisée pour fracasser le crâne de la victime n’avait été découverte.
— Bon ! Eh bien, je vais manger, Daneel, dit brusquement Baley, et ensuite nous irons voir de nouveau l’inspecteur Gruer, ou le visionner plutôt !
Hannis Gruer était encore à table quand la liaison fut établie. Il mangeait lentement, choisissant chaque bouchée avec soin, parmi tout un déploiement de plats, les scrutant avec anxiété, comme s’il eût été en quête d’un mélange secret qu’il trouverait succulent.
Baley pensa « Il doit bien avoir une paire de siècles derrière lui. Et manger doit être plutôt fastidieux à son âge. »
— Je vous salue, messieurs, dit Gruer. Vous avez bien reçu notre compte rendu à ce que je vois. (son crâne chauve luisait à chaque fois qu’il se penchait vers la table pour prendre un hors-d’œuvre.)
— Oui, merci. Et nous avons eu un entretien très intéressant avec Mme Delmarre également, dit Baley.
— Bien ! bien ! dit Gruer. Et alors, quelle conclusion en tirez-vous, si vous en avez trouvé une ?
— Celle qu’elle est innocente, monsieur, dit Baley.
Gruer releva la tête avec brusquerie :
— Hein ?
Baley répéta.
— Mais pourtant, reprit Gruer, elle est la seule à pouvoir l’avoir vu, la seule personne qui ait pu être à bonne distance pour…
— Tout ceci m’a déjà été démontré, coupa Baley, mais aussi strictes que puissent être les mœurs et les coutumes sociales sur Solaria, tout ceci n’apporte pas la moindre preuve formelle. Puis-je m’expliquer ?
Du coup, Gruer en revint à son repas.
— Mais bien sûr, je vous en prie.
— Il faut trois éléments pour un meurtre, dit Baley, et chacun d’eux est aussi important que les autres ; ce sont : le motif, le moyen, l’occasion. Pour établir une bonne instruction contre tout suspect, il faut avoir réponse à ces trois questions.
« Maintenant, je vous accorde que Mme Delmarre a eu l’occasion de commettre ce crime. Quant au motif, je n’en ai pas découvert jusqu’à présent.
Gruer haussa les épaules : « Nous non plus ! » Et pendant un instant ses yeux se portèrent sur Daneel, toujours silencieux.
— Bon. Le suspect n’a donc pas de motif connu, mais peut-être est-ce un meurtrier par démence temporaire. Nous pouvons laisser cette question de côté et continuer.
« Elle est dans le laboratoire, avec lui, et il y a présomption d’un motif qui la pousse à le tuer. Elle brandit quelque matraque, ou instrument contondant, d’un air menaçant. Il se rend compte, au bout d’un instant, que sa femme a réellement l’intention de le frapper. En plein désarroi, il lui crie : « Vous allez me tuer ! » et c’est ce qu’elle fait. Il se détourne pour courir au moment même où elle porte le coup : ce qui fracasse le bas du crâne. Au fait, un docteur a-t-il examiné le corps ?
— Oui et non. Les robots ont appelé un docteur pour s’occuper de Mme Delmarre et, cela va sans dire, il a regardé le cadavre également.
— Ceci ne figure pas au compte rendu.
— Ce n’était pas nécessaire. L’homme était mort. En fait, avant même que le docteur ait pu visionner le cadavre, celui-ci avait été dévêtu, lavé et préparé pour être incinéré, selon la coutume.
— En d’autres termes, les robots ont détruit toutes les preuves ? dit Baley avec irritation. Puis : Vous avez dit : « ait visionné ». Il ne l’a donc pas vu ?
— Grands Dieux ! dit Gruer, quelle idée morbide ! Il l’a visionné, évidemment, sous tous les angles voulus et du plus près possible, j’en suis sûr. Dans certaines conditions, les docteurs ne peuvent faire autrement que de voir leurs patients, mais je ne puis absolument pas me figurer par quelle aberration il faudrait qu’ils voient des cadavres. La médecine est une profession qui n’admet pas de répugnance, mais même les médecins ont leurs limites.
— Bon ! bon ! La question est la suivante : Le docteur a-t-il fait une déclaration sur la nature de la blessure ayant entraîné le décès du Dr Delmarre ?
— Je vois où vous voulez en venir. Vous pensez peut-être que la blessure était trop importante pour avoir pu être faite par une femme ?
— La femme est moins robuste que l’homme, monsieur, et Mme Delmarre est une femme de faible stature.
— Elle est petite certes, mais athlétique, je vous assure, inspecteur. En possession d’une arme de dimensions convenables, la force de gravité et le bras de levier feront la plus grande partie du travail. Et même, ceci écarté, on est surpris de ce dont une femme est capable dans une crise d’hystérie.
Baley haussa les épaules.
— Et cette arme dont vous parlez : où est-elle ?
Gruer changea de position. Il tendit la main vers un verre vide : un robot pénétra dans le champ de vision et emplit le verre d’un liquide incolore, qui se trouvait être probablement de l’eau.
Gruer conserva un moment le verre plein dans la main, puis le reposa, comme s’il avait changé d’avis et n’éprouvait plus le besoin de se rafraîchir.
— Comme vous avez pu le lire dans le compte rendu, nous avons été absolument incapables de la découvrir.
— Je sais bien ce qu’il y a dans le compte rendu. Mais je tiens à être plus que certain d’un petit nombre de choses. On a fait des recherches pour retrouver cette arme ?
— Des recherches très poussées.
— Vous-même ?
— Des robots, sous ma surveillance, par stéréovision tout le temps. Nous n’avons rien pu découvrir qui ait pu être utilisé comme arme.
— Ceci rend bien faible votre réquisitoire contre Mme Delmarre, n’est-ce pas ?
— Certes, répondit Gruer calmement. C’est une chose, entre d’autres, que nous n’arrivons pas à comprendre. C’est la seule raison pour laquelle nous n’avons pas entamé de poursuites vis-à-vis de Mme Delmarre. C’est la seule raison qui m’ait fait dire que la coupable, elle non plus, n’avait pu commettre le crime. Je devrais peut-être dire plutôt : n’avait, apparemment, pas pu le commettre.
— Apparemment ?
— Il faut qu’elle se soit débarrassée de l’arme d’une façon ou de l’autre. Et, jusqu’à présent, nous n’avons pas eu assez d’intelligence pour la découvrir.
Baley dit, d’un air revêche :
— Vous avez envisagé toutes les possibilités ?
— Oui, je pense.
— Je n’en suis pas si sûr. Voyons un peu. On a utilisé une arme pour fracasser le crâne d’un homme : mais elle ne se trouve pas sur les lieux du crime. L’autre branche de l’alternative est donc que « on » l’a emportée. Ce n’est pas Rikaine Delmarre qui a pu l’emporter, puisqu’il est mort. Est-ce donc Gladïa Delmarre ?
— Il faut que ce soit elle, répondit Gruer.
— Bon ! Alors comment ? Lorsque les robots sont arrivés, elle gisait évanouie sur le plancher, ou elle feignait peut-être d’être évanouie ? De toute façon, elle était là. Combien s’est-il écoulé de temps entre le meurtre et l’arrivée du premier robot ?
— Tout cela dépend de l’heure exacte du crime, et c’est ce que nous ignorons, fit Gruer avec une certaine gêne.
— J’ai lu votre compte rendu, monsieur. Il mentionne qu’un robot a fait état d’un remue-ménage et d’un cri qu’il a identifié comme poussé par le Dr Delmarre. Apparemment donc, il était le plus près des lieux. Le signal d’appel s’est allumé cinq minutes plus tard. Il a fallu à ce robot moins d’une minute pour arriver sur place. (Baley se rappelait assez ses émotions de voir arriver comme l’éclair un robot à peine avait-il été appelé.) En cinq minutes, même en dix, à quelle distance Mme Delmarre aurait-elle pu emporter l’arme et revenir à temps pour jouer l’évanouie ?
— Elle aurait pu s’en débarrasser dans un incinérateur à ordures.
— D’après le compte rendu, cet incinérateur a été visité. Le rayonnement gamma des résidus était insignifiant. Aucun objet des dimensions du poing n’y avait été détruit depuis vingt-quatre heures.
— Hé ! Je le sais bien, dit Gruer, mais je vous offre cette solution simplement comme un exemple de ce qu’il était possible de faire.
— D’accord, dit Baley, mais il y a peut-être une explication toute simple. Je suppose que tous les robots appartenant à la domesticité des Delmarre ont été vérifiés, tous, sans exception.
— Oui, bien sûr.
— Et tous étaient en bon ordre de marche ?
— Oui.
— Est-ce que l’un d’eux aurait pu emporter l’arme sans avoir conscience de ce que c’était ?
— Aucun d’eux n’a rien emporté des lieux du crime. Ni n’a touché à quoique ce soit d’ailleurs.
— Pardon, mais c’est faux. Ils ont certainement emporté le corps, et, avant, ils l’ont touché pour le préparer pour l’incinération.
— Mais oui, bien sûr. Mais cela n’a pas la moindre importance. Ils étaient censés agir ainsi.
« Jehoshaphat ! » jura Baley entre ses dents. Il avait beaucoup de mal à conserver son calme.
— Supposons maintenant, dit-il, que quelqu’un d’autre se soit trouvé sur les lieux.
— C’est impossible, se récria Gruer, comment quelqu’un aurait-il osé affronter la présence corporelle du Dr Delmarre ?
— J’ai dit « supposons », cria Baley. Il n’est jamais venu à l’esprit des robots qu’un importun ait pu être présent. Je ne pense pas qu’un seul d’entre eux se soit livré immédiatement à la moindre recherche sur les terrains qui entourent la maison. Du moins, cela ne figure pas au compte rendu.
— Il n’y a pas eu de recherches de faites jusqu’au moment où nous nous sommes inquiétés de l’arme. Mais cela est venu un long moment après.
— Pas de recherches des traces laissées par un véhicule de surface ou aérien sur le sol ?
— Non.
— Si donc quelqu’un s’était armé d’assez de culot pour affronter la présence corporelle du Dr Delmarre, comme vous dites, il aurait pu le tuer et repartir tout à son aise. Personne ne l’eût arrêté ou même remarqué. Et par la suite, il pouvait compter que tout un chacun affirmerait qu’il était impossible qu’il y eût quelqu’un.
— Parce que c’est impossible, affirma Gruer d’un ton péremptoire.
— Encore une chose, dit Baley, une seule chose. Il y a un robot impliqué dans l’affaire : un robot était présent lors du meurtre.
Pour la première fois, Daneel s’interposa : le robot n’était pas présent lors du crime. S’il avait été là, le meurtre n’aurait pu avoir lieu.
Baley se retourna stupéfait. Et Gruer, qui avait repris son verre, comme s’il se disposait à boire, le reposa pour regarder Daneel.
— N’est-ce pas ? reprit Daneel.
— Je suis tout à fait d’accord avec vous, dit Gruer. Un robot se serait interposé pour éviter qu’un être humain n’en blessât un autre. C’est la Première Loi.
— Bon, dit Baley, je vous l’accorde. Mais il devait se trouver tout près des lieux, puisqu’il s’y trouvait déjà quand les autres robots sont arrivés. Disons qu’il se trouvait dans la pièce à côté. Reprenons donc ainsi : Le meurtrier s’avance sur Delmarre et celui-ci s’écrie : « Vous allez me tuer. » Les robots de la domesticité n’ont pas entendu les paroles : tout au plus, ils ont entendu un cri. Aussi, comme on ne les avait pas appelés, ne sont-ils pas venus. Mais le robot en question, lui, a entendu la phrase, en a saisi le sens, et sous l’empire de la Première Loi est arrivé aussitôt, sans avoir été appelé. Mais trop tard. Très probablement, il a dû voir le meurtre se commettre.
— Il doit, en effet, avoir assisté aux derniers instants, reconnut Gruer. Et c’est ce qui l’a détraqué. De voir un humain subir une blessure, sans être intervenu, est enfreindre la Première Loi, et selon les circonstances une telle infraction entraîne des avaries plus ou moins graves dans le cerveau positronique. Et, dans le cas présent, les avaries ont été irrémédiables.
Et Gruer se mit à contempler le bout de ses ongles tandis qu’il faisait machinalement tourner son verre entre ses doigts.
— Donc, dit Baley, le robot a été témoin du crime. L’a-t-on interrogé ?
— Pour quoi faire ? Il était totalement détraqué. Il ne savait plus dire que « Vous allez me tuer ! » Je suis tout à fait d’accord, jusqu’à présent, avec la reconstitution que vous venez de faire. Cette phrase représente certainement les dernières paroles prononcées par Delmarre, qui se sont gravées dans la conscience du robot alors que tout le reste était détruit.
— Mais l’on m’a dit que la spécialité de Solaria porte sur les robots. N’y avait-il pas moyen de réparer ce robot ? Aucune possibilité de rafistoler tant soit peu ses circuits ?
— Absolument rien, affirma Gruer sans hésitation.
— Et où se trouve ce robot maintenant ?
— A la ferraille, répondit Gruer.
Baley leva les sourcils.
— C’est une affaire vraiment curieuse. Pas de motif, pas de possibilité, pas de témoin et pas de preuve ! Et là même où il y avait un début de preuve, on l’a détruit. Vous n’avez qu’une personne suspecte, que tout le monde s’accorde pour affirmer coupable : ou, tout au moins, tout le monde s’accorde pour prétendre que personne d’autre ne peut l’être. C’est visiblement une opinion que vous partagez vous aussi. Donc, reste une seule question : pourquoi m’avoir fait venir ?
Gruer fronça les sourcils :
— Vous semblez bien ému, monsieur Baley, et se tournant brusquement vers Daneel : Monsieur Olivaw ?
— Oui, inspecteur Gruer…
— Voudriez-vous, je vous prie, faire le tour de toute la maison et vérifier que toutes les fenêtres sont bien closes et voilées. L’inspecteur Baley ressent peut-être les effets, pernicieux pour lui, des espaces libres.
Cette affirmation ahurit Baley. Son premier mouvement fut de contredire Gruer et de prier Daneel de rester où il était, quand, alors même qu’il ouvrait la bouche, il se rendit compte que le ton de Gruer dénotait une grande anxiété et qu’il semblait le supplier du regard.
Il resta coi et laissa Daneel quitter la pièce.
Ce fut aussitôt comme si un masque était tombé, révélant le vrai visage transi et apeuré.
— Oui ! Plus facile que je ne l’imaginais ! J’avais retourné le problème sous toutes ses faces pour vous voir seul à seul. Mais je n’aurais jamais osé croire que l’Aurorain quitterait la pièce sur une simple demande. Pourtant, je n’ai rien trouvé d’autre à dire.
— Bon, fit Baley. Eh bien ! je suis tout seul maintenant.
— Je ne pouvais parler librement en sa présence, dit Gruer. C’est un Aurorain et il se trouve ici parce que nous avons été contraints d’accepter sa venue si nous voulions bénéficier de vos services.
Le Solarien se pencha :
— Il y a davantage dans cette affaire qu’un simple meurtre. Ce qui m’intéresse le plus n’est pas qui a commis le meurtre, mais il y a des divergences politiques sur Solaria, des organisations secrètes…
Baley ouvrit de grands yeux :
— Vous ne pensez pas que je puisse vous être utile dans ce genre de questions ?
— Si, vous le pouvez. Maintenant, écoutez bien ceci : le Dr Delmarre était un Traditionaliste. Il avait foi en les vieilles coutumes, les bonnes coutumes. Mais, parmi nous, se dressent maintenant de nouvelles forces, des forces éprises de changements, et on a fait taire définitivement le Dr Delmarre.
— C’est Mme Delmarre qui l’a tué ?
— Elle a dû être la main, mais peu importe. Ce qui est plus grave, beaucoup plus grave, c’est qu’il y a une conspiration derrière elle.
— Vous croyez ? En avez-vous des preuves ?
— Des preuves très vagues, hélas ! Et je n’y puis rien. Rikaine Delmarre avait découvert un petit quelque chose. Il m’avait affirmé que ses preuves tiendraient, et je le crois. Je le connaissais assez pour savoir qu’il n’était ni un illuminé ni un naïf. Malheureusement, il ne m’en avait dit que fort peu. Il voulait, bien sûr, avoir terminé son enquête avant de soumettre l’ensemble de la question aux autorités3 Il devait d’ailleurs toucher au but, sinon ils n’auraient pas osé courir le risque de s’en débarrasser par une pareille boucherie. Néanmoins, Delmarre m’avait prévenu d’une chose, toute l’humanité était en danger.
Baley se sentit pris de vertige. Pendant un instant, ce fut comme s’il écoutait Minnim de nouveau, mais à une autre échelle. Est-ce que tout un chacun, sans exception, allait s’en remettre à lui pour écarter les dangers d’envergure cosmique ?
— Pourquoi pensez-vous que je puisse vous apporter une aide quelconque ? demanda-t-il.
— Parce que vous êtes un Terrien, dit Gruer. Comprenez-vous ? Nous, sur Solaria, n’avons aucune expérience de cette sorte de choses. Pour ainsi dire, nous ne comprenons pas les gens. Nous sommes trop peu nombreux ici.
Il parut assez gêné :
— Ce que je vous dis là ne me plaît guère, monsieur Baley. Mes collègues se moquent de moi et même certains s’emportent, mais c’est vraiment là une idée à laquelle je tiens. Je crois que les Terriens se doivent de comprendre les gens infiniment mieux que nous, du simple fait qu’ils vivent tant les uns sur les autres. Et, parmi eux, un détective doit être celui qui les comprend le mieux. N’est-ce pas vrai ?
Baley hocha la tête, mais ne dit mot. Gruer continua :
— En un sens, ce meurtre a été quelque chose d’heureux. Je n’ai pas osé parler aux autres de l’enquête à laquelle se livrait Delmarre, étant donné que je ne savais pas s’il n’y en avait pas de compromis dans la conspiration, et Delmarre lui-même ne voulait donner aucun détail tant que son dossier n’était pas complet. Et même si Delmarre avait achevé sa tâche, comment aurions-nous dû traiter la question par la suite ? Comment doit-on agir vis-à-vis d’êtres humains qui vous sont hostiles ? Je l’ignore. Dès le début, j’ai senti qu’il nous fallait un Terrien. Quand j’ai entendu parler des résultats que vous aviez obtenus dans ce meurtre de Spacetown sur Terre, j’ai su que c’était vous dont nous avions besoin. Je me suis mis en rapport avec Aurore, parce que vous aviez travaillé en étroite coopération avec des personnes de chez eux, et par l’intermédiaire d’Aurore j’ai essayé d’entrer en contact avec les Gouvernements de la Terre. Mais mes collègues se refusaient absolument à y consentir. Puis ce meurtre est survenu, et ce fut un choc suffisant pour qu’ils m’accordent le consentement dont j’avais besoin. Dans l’état où ils étaient ils auraient consenti à n’importe quoi !
Gruer hésita, puis ajouta :
— Demander l’aide d’un Terrien n’est pas une chose agréable, mais il faut que je le fasse. Rappelez-vous bien, quoi qu’il puisse arriver, que l’humanité est en danger. La Terre comme les autres planètes.
— Alors, pensa Baley, la Terre est menacée de deux côtés.
Il n’y avait pas à s’y tromper, à la sincérité angoissée de Gruer.
Mais si ce meurtre avait été le fait d’un heureux hasard pour fournir à Gruer le prétexte dont il avait si ardemment besoin, pour réaliser ses desseins, était-ce uniquement le fruit du hasard ? Cela ouvrait quelques nouvelles perspectives qui ne transparurent ni dans le visage, ni dans les yeux, ni dans le timbre de Baley.
— On m’a envoyé ici, dit-il, pour vous aider, monsieur. Comptez sur toute mon aide dans la mesure de mes faibles moyens.
Finalement, Gruer porta à sa bouche la boisson si longtemps différée, puis, regardant Baley par-dessus le bord du verre :
— Bon. Merci, dit-il, mais pas un mot de tout cela à l’Aurorain, je vous prie. On ne sait jamais si Aurore ne fait pas partie de la conspiration. En tout cas, ils ont manifesté un intérêt extraordinairement marqué pour cette affaire. Ainsi ils ont insisté pour que M. Olivaw fasse équipe avec vous. Aurore est une planète puissante : nous nous sommes inclinés. D’après eux, la présence de M. Olivaw vient simplement de ce qu’il a travaillé avec vous, mais ce peut aussi bien être parce qu’ils entendent avoir sur place, un homme à eux sur lequel ils puissent compter. Hein !
Il but à petites gorgées, le regard toujours fixé sur Baley.
Baley passa la paume de sa main sur sa joue maigre, se massant d’un air pensif :
— Maintenant, si tel est votre…
Il n’acheva pas, mais bondit de son fauteuil et se précipitait déjà vers l’autre avant de se souvenir que ce n’était qu’une image qu’il avait en face de lui.
Car Gruer, les yeux fixés sur la boisson, se tenait la gorge à deux mains, haletant avec effort : ça… brûle… brûle. Le verre s’échappa de ses mains, se vidant de son contenu. Et Gruer tomba de tout son long, le visage tordu de souffrance.