Baley prit tout d’abord conscience d’un espace clos ; il n’était plus à l’extérieur, un visage se penchait vers lui.
Il contempla un moment le visage sans le reconnaître. Puis, brusquement : Daneel.
Le visage du robot ne montra aucun signe de soulagement ou de toute autre émotion visible en s’entendant reconnaître. Il dit simplement :
— Il est heureux que vous ayez repris conscience, Elijah ! Je ne pense pas que vous ayez subi de troubles physiques graves.
— Je vais très bien, dit Baley avec humeur en se dressant sur le coude. Jehoshaphat ! Je suis dans un lit. Mais qu’est-ce que je fais là ?
— Vous vous êtes exposé à l’air libre à plusieurs reprises aujourd’hui. Les effets nocifs de ces sorties se sont accumulés et vous avez besoin de repos.
— Ouais, ouais. J’ai d’abord besoin de quelques réponses.
Baley agita la tête à droite et à gauche et essaya de ne pas admettre que la tête lui tournait encore un peu. Il ne reconnaissait pas la pièce. Les rideaux étaient fermés. L’éclairage confortable ne faisait appel qu’à la lumière artificielle. Il se sentait beaucoup mieux.
— Tout d’abord, où suis-je, là ?
— Dans une pièce de la demeure de Mme Delmarre.
— Bien. Maintenant, voyons un peu, je vous prie. Qu’est-ce que vous me fichez là ? Comment avez-vous échappé aux robots à qui j’avais confié votre surveillance ?
— Il m’a bien semblé, dit Daneel, que vous ne manqueriez pas d’être mécontent de cette situation. Néanmoins, tant dans l’intérêt de votre propre sécurité qu’en raison des ordres à moi donnés, j’ai pris conscience du fait que je n’avais pas le choix et que…
— Comment avez-vous échappé aux robots ? Jehoshaphat !
— Il semble que Mme Delmarre a essayé de vous parler par stéréovision, il y a quelques heures.
— Oui, je sais.
Baley se souvenait que Gladïa le lui avait dit elle-même, alors qu’il se trouvait encore à la ferme aux fœtus.
— L’ordre que vous aviez donné aux robots pour qu’ils me tinssent à vue s’énonçait ainsi, suivant vos propres mots : « Ne le laissez pas (c’est-à-dire, ne me laissez pas, moi) lancer un appel de stéréovision à d’autres humains que moi-même (c’est-à-dire, vous, Elijah) ou à d’autres robots que vous trois, ou s’adresser en personne à un humain. »
« Néanmoins, Elijah, votre ordre ne leur interdisait pas de me laisser accepter une communication en stéréovision provenant d’un humain, ou d’autres robots. Vous voyez la nuance ?
Baley poussa un grognement pour toute réponse.
— Il n’est nul besoin de vous désoler, Elijah. L’omission incluse dans vos ordres a été l’instrument même de votre salut, puisque de cette façon j’ai pu me trouver à temps sur les lieux.
« Voyez-vous, lorsque Mme Delmarre m’a contacté, les robots gardiens n’ont pu que me laisser accepter la communication. Elle s’enquit de vous et je lui répondis, avec la plus grande sincérité, que j’ignorais tout de vos déplacements, mais que je pouvais essayer de me renseigner. Elle semblait extrêmement désireuse que je le fasse sur-le-champ.
Je lui ai dit, alors, qu’il était possible que vous ayez momentanément quitté la maison et que j’allais m’en informer. Je lui ai demandé de bien vouloir, sur ces entrefaites, ordonner aux robots qui se tenaient avec moi dans la pièce de vérifier, par toute la maison, si vous vous y trouviez.
— Ne se montra-t-elle pas étonnée que vous ne donniez pas vous-même cet ordre aux robots ?
— Je crois lui avoir donné l’impression que moi, un Aurorain, je n’avais pas, comme elle, l’habitude de commander à des robots, qu’en conséquence il lui était loisible de donner lesdits ordres avec une autorité plus marquée, entraînant une obéissance plus prompte. Les Solariens, c’est visible, s’enorgueillissent de leur habileté à manier les robots et manifestent un souverain mépris pour les capacités des habitants d’autres planètes en ce domaine. Ne partagez-vous pas cette opinion, Elijah ?
— Elle leur a donc ordonné de quitter la pièce ?
— Non sans difficulté. Ils opposèrent les ordres antérieurement reçus, mais, bien entendu, ne purent en préciser la nature et l’objet puisque vous-même leur aviez fait interdiction de communiquer à qui que ce fût ma véritable identité. Mme Delmarre passa donc outre à leurs protestations, bien qu’elle ait été contrainte de vociférer avec colère pour se faire enfin obéir.
— Et vous, alors, vous êtes parti ?
— C’est ce que j’ai fait, Elijah.
« Bien dommage, en vérité, pensa Baley, que Gladïa n’ait pas mesuré l’importance de cet épisode et ne lui en ait pas fait part, lors de leur communication. »
— Vous avez mis bien du temps à me découvrir, Daneel, dit-il seulement.
— Les robots de Solaria ont un réseau d’information qui les relie entre eux par liaison d’ondes courtes. Un Solarien bien entraîné eût été capable d’obtenir les renseignements désirés sur-le-champ. Mais, comme ils étaient relayés par des millions de machines individuelles, quelqu’un comme moi, sans expérience de la question, devait patienter un certain temps avant d’être en mesure de découvrir un seul fait. Il me fallut plus d’une heure pour obtenir les renseignements afférents à vos déplacements. Je perdis également du temps à visiter l’endroit où travaillait le Dr Delmarre, alors que vous en étiez déjà parti.
— Qu’est-ce que vous êtes allé y faire donc ?
— J’ai effectué des recherches personnelles. Je regrette d’avoir été contraint de les faire en votre absence, mais les exigences de l’enquête ne me laissaient pas d’autre solution.
— Et Klorissa Cantoro, demanda Baley, l’avez-vous vue en personne ou seulement contactée par stéréovision ?
— Par stéréovision, mais d’une autre pièce des bâtiments de la ferme, non d’un salon de notre demeure propre. Il y avait là des archives que je tenais à étudier. En temps ordinaire, j’aurais pu compulser ces documents par stéréovision, mais, dans le cas présent, demeurer sur notre domaine risquait d’entraver mon enquête puisque trois robots connaissaient ma véritable nature et pouvaient facilement me contraindre de nouveau à l’impuissance.
Baley se sentait maintenant presque en forme. Il sortit ses jambes du lit et s’aperçut qu’il était revêtu d’une sorte de chemise de nuit. La considérant avec répugnance : « Amenez-moi mes vêtements », ordonna-t-il.
Daneel obéit.
Tout en s’habillant, Baley demanda :
— Où est Mme Delmarre ?
— Assignée à résidence chez elle, Elijah.
— Hein ! Et sur l’ordre de qui ?
— Par mon ordre. Elle est consignée dans sa chambre sous la surveillance de robots. Son droit à enjoindre, sauf pour la satisfaction de besoins strictement personnels, a été neutralisé.
— Neutralisé par vous ?
— Les robots de ce domaine ne sont pas informés de ma véritable identité.
Baley achevait de s’habiller.
— Je sais bien comment se présente cette affaire si l’on prend Gladïa comme coupable, dit-il. Elle a eu l’occasion, une occasion meilleure encore que nous ne le pensions de prime abord : elle ne s’est pas précipitée sur les lieux au bruit du cri poussé par son mari comme elle l’avait prétendu. Non, elle se trouvait là antérieurement au meurtre.
— Avoue-t-elle avoir assisté au meurtre ? Prétend-elle avoir vu le meurtrier ?
— Non. Elle ne se souvient de rien qui ait pu se passer au moment crucial. Oh ! ça arrive, vous savez. Mais il se révèle aussi qu’elle avait un motif de le tuer.
— Quel était-il, Elijah ?
— Un motif que, dès le début, j’avais envisagé comme possible. Je m’étais dit alors : Supposons que nous soyons sur Terre, que le Dr Delmarre ait été réellement tel qu’on nous l’avait décrit et que Gladïa Delmarre soit vraiment telle qu’elle paraît être. J’oserais dire qu’elle était éprise de lui, ou l’avait été, mais que, lui, ne nourrissait d’autre affection que pour lui-même. Mais l’ennui était de savoir si les Solariens pourraient éprouver de l’amour ou réagir à un sentiment amoureux de la même façon que les Terriens. Je ne pouvais pas faire confiance à mes idées a priori, en ce qui concernait leurs émotions ou leurs réactions émotives. C’est pourquoi il fallait que je voie, en chair et en os, quelques Solariens, et non leur image tridimensionnelle.
— Je m’avoue incapable de saisir votre propos, Elijah.
— Je ne sais pas si je puis vous l’expliquer, en fait. Vous voyez, ces gens, dès avant leur naissance, ont leurs possibilités génétiques soigneusement estimées. On vérifie le schéma général réel immédiatement après leur naissance.
— Oui, je savais cela.
— Mais, malheureusement, les gènes ne sont pas tout. Le milieu a son importance aussi. Et leur milieu social suffit à transformer en véritable psychose ce qui, du point de vue de la génétique pure, n’était qu’une tendance. Aussi, vous avez remarqué l’intérêt particulier que Gladïa porte à la Terre ?
— Je m’en suis rendu compte, en effet, Elijah, et j’ai estimé que ce n’était qu’un intérêt fallacieux, qui lui permettrait d’influencer vos points de vue.
— Mais si nous supposons que c’est un intérêt véritable, et même plus, une sorte de fascination ? Supposons qu’il y ait quelque chose, dans les foules de la Terre, qui la passionne. Supposons toujours qu’elle se sente attirée, malgré elle, par quelque chose que son éducation lui fait considérer comme obscène. Il y a là une possibilité d’anomalie.
« Il me fallait soumettre cette idée à l’épreuve des faits en voyant réellement des Solariens et en étudiant leurs réactions devant cette situation, puis ensuite en la voyant, elle, et en comparant ses réactions à celles des autres. C’est pourquoi il me fallait me débarrasser de vous, Daneel, quoi qu’il pût m’en coûter. C’est pourquoi il me fallait abandonner les entrevues par stéréovision pour mener cette enquête.
— Mais vous ne m’avez pas, à l’époque, fait part de toutes ces considérations, Elijah.
— Et si je vous en avais fait part, est-ce que, pour autant, mes explications vous eussent empêché de faire ce que vous estimiez être votre devoir selon la Première Loi ?
Daneel observa un mutisme très éloquent.
Baley reprit :
— Et l’expérience a confirmé ma théorie. J’ai vu ou essayé de voir quelques personnes. Un sociologue âgé essaya une conversation en vis-à-vis, et dut l’interrompre peu après. Un roboticien, lui, même sous la pression la plus forte, se refusa à m’entretenir face à face : l’idée même d’une telle rencontre le plongea dans une crise d’affolement quasi infantile. Il se mit à sucer son pouce et à pleurer. L’assistante du Dr Delmarre se trouvait de par sa profession, accoutumée à des présences effectives : aussi me supportait-elle, mais à plusieurs mètres de distance. Mais Gladïa, par contre…
— Oui, Elijah ?
— Eh bien, Gladïa, elle, consentit à me recevoir en sa présence, avec tout juste une légère hésitation. Elle supporta, sans gêne, ma présence, et, en fait, montra, à mesure que le temps s’écoulait, de moins en moins de tension nerveuse. Tout concorde pour définir un syndrome psychotique. Récapitulons : elle n’était pas gênée de m’avoir en face d’elle, elle était passionnée par la Terre. Il était des plus probables qu’elle avait éprouvé, pour son mari, une affection normale. On peut expliquer tout ceci par un violent intérêt et, pour ce monde, par une véritable psychose pour la présence charnelle de personnes du sexe opposé. Mais le Dr Delmarre, lui, n’était pas le genre d’homme à encourager un tel débordement affectif, encore moins à y participer. Ce qui, pour elle, a dû déclencher un véritable refoulement.
Daneel approuva d’un hochement de tête.
— Oui, un refoulement assez puissant pour la porter au meurtre sous l’empire de la colère.
— Eh bien, non, malgré tout, je ne le pense pas, Daneel.
— Ne vous laisseriez-vous pas influencer par des motifs étrangers et strictement personnels, Elijah ? Mme Delmarre est une femme séduisante, et vous êtes un Terrien pour qui la présence charnelle d’une femme séduisante n’offre rien de répréhensible du point de vue moral.
— J’ai d’autres raisons encore de ne pas croire à sa culpabilité, des raisons encore plus fortes, dit Baley gêné (le regard de Daneel était trop pénétrant, trop capable de séparer le vrai du vraisemblable. Jehoshaphat ! Après tout ce n’était qu’une machine). Ainsi, dit-il, si elle se trouvait être coupable du meurtre de son mari, il est également certain qu’elle serait coupable de la tentative de meurtre commise sur la personne de Gruer.
Il eut presque envie de lui expliquer comment on pouvait commettre un meurtre sous le couvert de robots, mais s’en abstint. Il ne savait quelles seraient les réactions de Daneel face à une théorie qui démontrait que des robots pouvaient, à leur corps défendant, se révéler d’authentiques assassins.
— Et également coupable de la tentative de meurtre perpétrée sur votre personne, ajouta Daneel.
Baley fronça les sourcils. Jamais il n’avait eu l’idée d’informer Daneel de cette flèche empoisonnée qui avait manqué son but. Il ne tenait aucunement à renforcer le complexe de sécurité déjà trop marqué que l’autre nourrissait à son égard.
— Qu’est-ce que vous a raconté Klorissa ? dit-il sèchement.
Il aurait dû avertir la fœtologue de taire l’incident, mais comment aurait-il pu s’imaginer Daneel libre de tous ses mouvements et furetant çà et là ?
— Mme Cantoro n’a pas le moindre rapport avec cette tentative, répondit Daneel calmement. J’ai moi-même été témoin de cet assassinat manqué.
— Mais vous n’étiez pas dans les parages, dit Baley qui ne comprenait plus rien devant une telle déclaration.
— C’est moi qui vous ai rattrapé et porté ici, il y a une heure de cela, dit Daneel.
— Mais, enfin, de quoi parlez-vous donc ?
— Vous ne vous souvenez pas, Elijah ? C’était presque le crime parfait. Mme Delmarre ne vous a-t-elle pas suggéré de venir faire un tour à l’extérieur ? Je n’étais pas présent à ce moment-là, mais je suis certain que c’est elle qui a proposé cette sortie.
— En effet, oui, c’est elle.
— Peut-être même vous avait-elle amené à désirer sortir de la maison ?
Baley pensa au « portrait » que Gladïa avait fait de lui, et des murailles grisâtres donnant la touche finale. Etait-il possible qu’une Solarienne possédât une connaissance intuitive aussi poussée de la psychologie d’un Terrien ?
— Non, dit-il à haute voix.
— Est-ce elle, poursuivit Daneel, qui a suggéré que vous alliez tous deux vous asseoir sur ce banc au bord de la pièce d’eau ?
— Oui.
— Vous est-il venu à l’esprit qu’elle pouvait vous surveiller du coin de l’œil et remarquer que vous étiez gagné par le vertige ?
— Elle m’a demandé une ou deux fois si je désirais rentrer.
— Ces offres avaient peut-être un tout autre but. Elle pouvait remarquer que vous vous sentiez de plus en plus oppressé, assis sur ce banc. Peut-être même vous a-t-elle poussé, à moins qu’un tel geste ne se soit pas révélé nécessaire. Quoi qu’il en soit, au moment même où je suis arrivé sur les lieux et ai réussi à vous prendre dans mes bras, vous étiez déséquilibré, prêt à choir du banc de pierre, la tête la première, dans trois mètres d’eau. Vous n’auriez pas manqué de vous noyer.
Pour la première fois depuis qu’il avait repris conscience, Baley se souvint de ces dernières sensations fugaces.
— Jehoshaphat ! s’exclama-t-il.
— Qui plus est, continua Daneel, calme mais implacable, Mme Delmarre restait assise à côté de vous, et vous voyant sur le point de choir, elle n’a pas fait un geste pour vous en empêcher. Pas plus d’ailleurs qu’elle n’aurait essayé de vous sortir de l’eau. Elle vous aurait laissé vous noyer. Peut-être aurait-elle appelé un robot, mais le temps qu’un robot arrive sur les lieux, il eût été certainement trop tard. Par la suite, elle aurait tout simplement expliqué que, bien sûr, il lui était impossible de vous toucher, même au péril de votre vie.
« Assez vrai, reconnut intérieurement Baley. Personne ne mettrait en doute son incapacité à toucher un autre être humain. » La surprise, si tant est qu’on en eût, proviendrait de ce qu’elle ait supporté de l’avoir, lui, si près d’elle.
Daneel poursuivait son raisonnement.
— Voyez donc, Elijah, que sa culpabilité en la matière n’offre pas l’ombre d’un doute. Vous avez spécifié, il y a un moment, qu’il fallait également qu’elle soit l’auteur de la tentative de meurtre commise contre la personne de l’inspecteur Gruer. Vous sembliez croire que pour autant vous aviez là un argument tendant à une présomption d’innocence. Vous voyez, maintenant, qu’elle a dû également se rendre coupable de ce forfait. Le seul motif d’attenter à votre personne qu’elle peut avoir est le même qui l’a incitée à se défaire de l’inspecteur Gruer : le besoin d’en avoir fini avec un enquêteur gênant au sujet du crime initial.
— Mais cette promenade, cet arrêt près de la pièce d’eau, tout cela peut aussi bien être survenu sans préméditation, dit Baley. Elle ne s’est tout bonnement pas rendu compte des effets que l’extérieur pouvait avoir sur moi.
— Elle a étudié ce qui se passe sur Terre. Elle connaît les habitudes particulières aux Terriens.
— Mais, moi, je lui avais assuré que j’avais déjà été à l’extérieur aujourd’hui même et que je commençais à m’y faire.
— A plus forte raison : mieux que vous, elle savait ce qu’il adviendrait.
Baley frappa du poing dans sa paume.
— Vraiment, vous la considérez comme plus rusée qu’elle ne l’est. Il y a quelque chose qui ne concorde pas et je ne puis y croire. Mais, de toute façon, votre accusation de meurtre ne peut pas tenir tant que l’arme du crime fait toujours défaut, ou tant qu’on ne s’explique pas sa disparition d’une manière plausible.
Daneel continua, imperturbable, les yeux dans ceux du Terrien.
— Je puis également expliquer l’absence de toute arme sur les lieux du crime, Elijah.
Abasourdi, Baley regarda son collègue robot avec de grands yeux.
— Comment cela ?
— Votre raisonnement, Elijah, si vous vous en souvenez, tient en ceci : à supposer que Mme Delmarre soit la meurtrière de son mari, l’arme, quelle qu’elle fût, a dû rester sur les lieux du crime. Les robots qui sont survenus presque immédiatement n’ont rien vu qui ressemblât à une arme. Donc, c’est que la dite arme a été enlevée ; le meurtrier est celui qui l’a enlevée. Par conséquent, Mme Delmarre ne peut être la coupable du meurtre. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Néanmoins, poursuivit l’humanoïde, il existe un endroit où les robots n’ont pas songé à chercher une arme.
— Où donc ?
— Sur la personne même de Mme Delmarre. Elle gisait à terre, évanouie, en raison du choc nerveux survenant après sa colère, qu’elle ait commis le crime ou non. L’arme, quelle qu’elle fût, se trouvait sous elle, hors de vue.
— Mais alors, dit Baley, on aurait aussitôt retrouvé cette arme lorsque les robots ont déplacé Mme Delmarre.
— Très certainement, dit Daneel. Mais ce ne sont pas les robots qui ont déplacé Mme Delmarre. Elle-même nous a dit hier, au dîner, que le Dr Thool avait ordonné aux robots de placer un oreiller sous sa tête et de la laisser en paix. C’est le Dr Altim Thool, lui-même, qui la déplaça pour la première fois lorsqu’il vint l’examiner.
— Et alors ?
— Il s’ensuit donc, Elijah, une nouvelle chaîne de possibilités. Mme Delmarre est la meurtrière. L’arme du crime se trouve bien toujours sur les lieux, mais le Dr Thool l’enlève et s’en défait pour protéger Mme Delmarre.
Baley reprit un air dédaigneux. Il s’était presque laissé prendre à la démonstration du robot et attendait une solution plus sensée de l’énigme :
— Mais, et le motif ? Voyons ? Pourquoi le Dr Thool se serait-il livré à un acte pareil ?
— Pour une excellente raison. Souvenez-vous des remarques de Mme Delmarre à son sujet : « C’est toujours lui qui s’est occupé de moi, depuis que j’étais toute gosse. Il a toujours été si gentil, si doux. » Aussi, me suis-je demandé s’il n’avait pas un motif spécial de prendre un tel soin d’elle. C’est la raison pour laquelle je me suis rendu à la ferme aux fœtus et ai étudié les archives. Et, ce que j’avais vaguement entrevu comme une éventualité incertaine s’est révélé la très exacte vérité.
— Qu’est-ce à dire ?
— Le Dr Altim Thool est le père de Gladïa Delmarre et, bien plus, il est au courant des liens de parenté entre eux.
Pas un instant, Baley n’eut l’idée de mettre en doute les paroles du robot. Il éprouvait par contre une vive contrariété de ce que ce fût le robot Daneel Olivaw, et non lui-même, qui ait poussé jusqu’à son terme l’analyse intégrale des données de l’enquête. Et même ainsi, d’ailleurs, il sentait que quelque chose manquait à cette brillante théorie.
— Avez-vous parlé au Dr Thool ? demanda-t-il.
— Oui. Je l’ai également consigné en sa demeure.
— Et que dit-il ?
— Il reconnaît qu’il est le père de Mme Delmarre. Je lui ai mis sous les yeux les preuves du fait et les preuves de ses nombreuses démarches au sujet de la santé de sa fille lorsqu’elle était encore une enfant. De par sa profession, il avait, sur ce chapitre, plus de liberté qu’on n’en eût accordé à un quelconque Solarien.
— Pourquoi s’était-il inquiété de la santé de sa fille ?
— C’est un aspect de la question qui m’a également frappé, Elijah. Il était déjà assez âgé lorsqu’il obtint une dispense spéciale l’autorisant à avoir un enfant supplémentaire. Qui plus est, il réussit à procréer à cet âge avancé. Il attribue le fait à la valeur de ses gènes et à sa bonne forme physique. Et il tire plus de fierté de cette paternité qu’il n’est courant sur cette planète. De plus, sa profession de médecin qui, sur Solaria, est assez mal considérée en raison de la présence effective qu’elle requiert, lui rend plus nécessaire encore le besoin de chérir cette fierté. Aussi, a-t-il toujours maintenu des liens discrets avec sa descendante.
— Et Gladïa, elle, sait-elle quoi que ce soit de tout ceci ?
— De l’aveu même du Dr Thool, Elijah, elle n’est au courant de rien.
— Le Dr Thool reconnaît-il avoir subtilisé l’arme ? continua Baley.
— Non. Cela, il ne l’avoue pas.
— Alors, mon cher Daneel, je puis vous dire que vous n’avez rien en main.
— Rien ?
— A moins que vous ne puissiez découvrir l’arme et prouver qu’il s’en est emparé, ou au minimum que vous réussissiez à obtenir son aveu, vous n’avez aucune preuve en main. C’est très bien, une démonstration logiquement enchaînée, mais ce n’est pas une preuve.
— Le docteur n’avouera visiblement pas, sans un interrogatoire très poussé d’un genre auquel je ne puis me livrer. Sa fille est chère à son cœur.
— Mais non, mais non, dit Baley. Ses sentiments vis-à-vis de sa fille ne sont pas ceux auxquels nous sommes habitués, vous et moi. Solaria est un monde à part.
Il marchait de long en large dans la pièce, histoire de se détendre les nerfs.
— Daneel, dit-il, vous venez de me faire un brillant exposé d’une logique irréfutable. Malheureusement, tout cela ne tient pas debout. (Un être logique, mais non intelligent. N’était-ce pas là la définition type du robot ?) Le Dr Thool est un vieil homme, reprit-il, et ses meilleures années sont derrière lui, même si, il y a quelque trente ans, il s’est montré capable de procréer une fille. Même les Spaciens deviennent séniles. Maintenant, représentez-vous ce vieillard examinant sa fille évanouie et son gendre décédé de mort violente. Pouvez-vous-vous imaginer tout ce qu’une telle situation a pour lui d’inhabituel ? Pouvez-vous, un instant, supposer qu’il ait gardé tout son sang-froid au point même de se livrer à une série d’actes véritablement ahurissants ?
« Voyons, en premier lieu : il faut qu’il remarque qu’il y a une arme sous le corps de sa fille, une arme si bien dissimulée que des robots ne l’ont pas remarquée. Secundo : à partir d’un petit bout d’objet qui aurait dépassé, il faut qu’il ait déduit qu’il s’agissait là de l’arme mortelle et qu’il ait immédiatement compris que s’il subtilise cette arme à l’insu de tous il sera difficile de prouver la culpabilité de sa fille dans ce meurtre. C’est là un raisonnement vraiment très subtil, une présence d’esprit rare. Puis, tertio : il lui faut mettre un plan à exécution, ce qui n’est pas non plus une mince affaire pour un vieil homme affolé. Et maintenant, pour conclure, il faut qu’il ose porter la complicité à son comble en maintenant un mensonge. Voyons, Daneel, tout cela est peut-être le résultat de processus mentaux très logiques mais néanmoins ne tient pas debout.
— Avez-vous une autre solution pour ce crime, Elijah ? demanda Daneel.
Au cours de son exposé, Baley s’était assis et il essayait maintenant de se relever. Mais la fatigue unie à la profondeur du fauteuil déjouèrent ses efforts. Aussi, tendit-il la main avec irritation.
— Donnez-moi la main, voulez-vous, Daneel ?
Daneel contempla sa propre main avec étonnement.
— Je vous demande pardon, Elijah ?
Baley pesta silencieusement après l’esprit littéral de l’autre et reprit :
— Aidez-moi donc à m’extraire de ce fauteuil !
Le bras puissant de Daneel le retira sans effort du fauteuil.
— Merci, reprit Baley. Non, je n’ai pas d’autre solution. Enfin, si, j’en ai une, mais tout repose sur l’emplacement de cette arme.
Il marcha d’un pas nerveux, vers les lourdes tentures qui recouvraient la plus grande partie d’un mur et en souleva un pan sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait. Il regardait d’un œil vague la paroi obscure en verre, jusqu’au moment où il prit conscience que ce qu’il avait devant les yeux étaient les ténèbres du début de la nuit. Il laissa retomber la tenture alors que Daneel, qui s’était approché sans bruit, s’apprêtait à la lui enlever des mains.
Dans cette fraction de seconde où Baley vit la main du robot se porter sur le rideau pour le remettre en place, avec la sollicitude inquiète d’une mère protégeant sa progéniture du feu, une véritable révolution se déclencha en lui.
Il se saisit brusquement de la tenture, l’arrachant aux mains de Daneel et, de toute sa force appuyée par l’énergie nerveuse qu’il avait accumulée, il la déchira, laissant la fenêtre vierge de toute draperie, quelques lambeaux restant seuls accrochés.
— Elijah ! dit Daneel, avec douceur. Voyons ! vous savez bien maintenant quels effets nocifs les espaces libres ont sur vous.
— Oui, répondit Baley, mais je sais encore mieux quels effets positifs ils auront.
Et il reprit sa position devant la fenêtre. Il n’y avait rien à voir sinon l’obscurité. Mais cette obscurité à même l’air libre. C’était le noir absolu de l’espace sans entraves, sans lueur. Et Baley lui faisait face.
Et, pour la première fois, il faisait face à l’espace par son libre choix, non plus par bravade, ni par curiosité morbide ni pour y découvrir la solution d’un meurtre. Il lui faisait face parce qu’il savait maintenant que l’air libre était pour lui un besoin, une nécessité vitale. C’était dans cette prise de conscience que se trouvait toute la différence.
Les murs n’étaient que des béquilles. L’obscurité, les foules, des béquilles encore ! Dans son subconscient, il devait déjà avoir compris leur utilité réelle et les avait d’autant plus haïes en ces moments mêmes où il croyait le plus les aimer, où il estimait à tort en avoir le plus besoin.
Sinon, pourquoi avait-il autant souffert de voir Gladïa enclore son portrait dans ces murailles grisâtres ?
Il sentit monter en lui un sentiment de triomphe, et, comme si cette victoire sur lui-même était contagieuse, une idée, une idée nouvelle lui vint à l’esprit, avec la force brutale d’un cri de tout son être.
Baley tourna vers Daneel un regard brouillé d’exaltation :
— Je sais, murmura-t-il. Jehoshaphat, je sais enfin !
— Que savez-vous donc, Elijah ?
— Je sais enfin ce qu’il est advenu de l’arme. Je sais qui est responsable du meurtre. Brusquement, d’un seul coup, toutes les pièces de l’énigme se sont emboîtées.