5 Discussion autour d’un meurtre

— Après tout, cela n’a pas d’importance, puisqu’il ne s’agit que de vision stéréo, dit Gladia, l’air contrit.

Elle s’était enveloppée dans quelque chose qui lui laissait les épaules et les bras nus. On voyait une jambe jusqu’à mi-cuisse mais Baley, qui s’était repris et se sentait un prodigieux imbécile, faisait stoïquement semblant de ne rien voir.

— La surprise, madame Delmarre… m’a…

— Oh ! ce n’est rien. Appelez-moi Gladia, à moins que ce ne soit contraire à vos habitudes.

— Bien ! Donc, Gladia, il faut que je vous dise que vous n’aviez rien de repoussant. Comprenez-moi bien, c’est de surprise que j’ai réagi ainsi. (C’était déjà assez idiot d’avoir joué les imbéciles au naturel, pensait-il, sans qu’en plus il laisse la pauvre fille penser qu’il la trouvait horrible. En fait, il la trouvait, en quelque sorte…)

Bon, bon, il n’arrivait pas à énoncer sa pensée, mais il était bien sûr d’une chose : c’est qu’il ne saurait, en aucune façon, en parler à Jessie.

— Je me rends compte que je vous ai choqué, dit Gladia, mais c’était tout à fait involontaire. J’avais seulement l’esprit ailleurs. Bien sûr, je conçois qu’il faille respecter les usages des autres planètes, mais quelquefois leurs coutumes sont si bizarres ; non, pas bizarres, se reprit-elle hâtivement. Je ne veux pas dire bizarres mais différentes, vous comprenez, et c’est si facile de les enfreindre sans y penser. Comme je n’ai pas pensé, non plus, à faire voiler les fenêtres.

— Ne vous inquiétez pas, murmura Baley. (Elle était dans une autre pièce maintenant où toutes les ouvertures étaient voilées et où la lumière avait une valeur légèrement différente et, plus agréable, d’éclairage artificiel.)

— Mais, en ce qui concerne ma tenue, continua-t-elle très sérieusement, comme c’était simplement par stéréovision… Après tout, cela ne vous choquait pas de me parler quand j’étais sous le séchoir, et là non plus je n’avais rien sur le corps.

— Oui, fit Baley, en souhaitant qu’elle laisse enfin tomber la question, mais vous entendre parler est une chose et vous voir en est une autre.

— Mais c’est la même chose car il ne s’agit pas de voir.

Elle rougit légèrement et baissa les yeux :

— J’espère que vous ne pensez pas que je me livrerais à un acte tel, c’est-à-dire de sortir ainsi du séchoir, si quelqu’un s’était trouvé là pour me voir. Ici, ce n’était simplement que visionner.

— C’est du pareil au même, s’étonna Baley.

— Oh non ! Pas du tout. A l’instant même, vous me visionnez. Vous ne pouvez pas me toucher, n’est-ce pas ? ni sentir mon parfum, ni rien de tout cela. Vous le pourriez si vous me voyiez. Mais, pour l’instant, je me trouve au moins à trois cents kilomètres de l’endroit où vous êtes. Ce ne peut pas être la même chose, donc.

Baley commençait à trouver la question passionnante :

— Mais je vous vois de mes deux yeux.

— Non, vous ne me voyez pas. Vous ne voyez qu’une image de moi : vous me visionnez, c’est tout.

— Mais où cela fait-il la moindre différence ?

— C’est aussi différent que le blanc et le noir.

— Hum ! Je comprends ! (Et c’était vrai en un sens. Ce n’était certes pas un distinguo qui lui serait venu à l’esprit aisément, mais il ne manquait pas d’une certaine logique.)

Elle dit alors, en penchant légèrement la tête de côté :

— Vous comprenez réellement, donc.

— Oui.

— Est-ce que cela veut dire que ça ne vous ferait rien si j’ôtais ma serviette de bain. (Ceci dit avec un gentil sourire.)

Elle cherche à me taquiner, pensa Baley. Je devrais la prendre au mot. Mais, tout haut, il se contenta de dire :

— Non, cela risquerait de me distraire de mon travail. Nous en discuterons une autre fois.

— Est-ce que cela vous gêne que je ne sois qu’enveloppée dans une serviette, ou préférez-vous que je passe quelque chose de plus digne, sérieusement parlant ?

— Cela ne me gêne nullement.

— Puis-je vous appeler par votre prénom ?

— Si cela vous plaît.

— Et quel est alors votre prénom ?

— Elijah.

— Fort bien. (Elle alla se blottir dans un fauteuil qui paraissait dur et presque de marbre par son apparence, mais il fléchit lentement quand elle s’assit jusqu’à ce qu’elle se trouve douillettement nichée.)

— Parlons affaires, maintenant, dit Baley.

— Bien. Allons-y, répondit-elle.

C’était maintenant que commençaient les difficultés pour Baley : il ne voyait même pas l’ombre de ce qu’il allait pouvoir dire. Sur Terre, il eût demandé le nom, la situation sociale, la ville et le quartier de résidence, toute une gamme de questions purement de routine. Il pouvait même connaître les réponses d’avance ; mais il avait là une méthode d’approche pour attaquer le fond du problème. Cela lui permettait de prendre la mesure des gens qu’il interrogeait et de décider des tactiques à employer sur une base plus rationnelle qu’une simple intuition.

Mais ici, de quoi pouvait-il être sûr ? Jusqu’au verbe « voir » qui ne signifiait pas la même chose pour lui et pour cette femme. Et combien d’autres mots allaient se révéler autant de pièges ! Combien de fois allaient-ils engager un dialogue de sourds, sans en avoir la moindre conscience ?

— Depuis combien de temps étiez-vous mariée, Gladïa? demanda-t-il.

— Depuis dix ans, Elijah.

— Et vous avez quel âge, maintenant ?

— Trente-trois ans.

Baley se sentit en quelque sorte soulagé. Elle eût aussi bien pu en avoir cent trente-trois.

— Etait-ce un mariage heureux ?

Gladïa parut décontenancée :

— Qu’entendez-vous par là ?

— Eh bien ! (Un instant, Baley chercha ses mots. Comment définir un mariage heureux ? Et qui plus est, qu’est-ce qu’un Solarien appellerait un mariage heureux ?)

— Eh bien ! Est-ce que vous vous voyiez souvent ? demanda-t-il.

— Hein ! Non, et c’est heureux ! Nous ne sommes pas des animaux, dites-vous-le bien !

Baley tressaillit :

— Mais, pourtant, vous viviez dans la même demeure ! Je pensais que…

— Evidemment, nous vivions dans la même maison, puisque nous étions mariés. Mais j’avais mes appartements et lui les siens. La carrière qu’il suivait était très importante et lui prenait tout son temps. J’avais moi-même mes propres occupations. Nous nous visionnions l’un l’autre chaque fois que l’occasion s’en présentait.

— Mais il lui arrivait de vous « voir » en chair et en os, non ?

— Ce n’est pas un sujet dont on parle, mais il lui arrivait de me voir.

— Avez-vous des enfants ?

Gladïa bondit, dans un trouble extrême :

— C’en est trop ! De toutes les indécences dont…

— Un instant, je vous prie. Un instant, rugit Baley en abattant le poing sur le bras de son fauteuil. Ne faites pas votre mijaurée. J’enquête sur un meurtre, vous entendez bien, un meurtre. Et c’est votre mari qui a été assassiné. Est-ce que vous voulez qu’on découvre le meurtrier pour le châtier, oui ou non ?

— Eh bien, alors, posez-moi des questions sur le meurtre et non sur nos, sur nos…

— Je dois poser des questions sur toutes sortes de choses. Et en particulier je veux savoir si vous regrettez la mort de votre mari, car, ajouta-t-il avec un cynisme voulu, ça n’a pas l’air d’être le cas !

Elle le considéra avec hauteur.

— Je déplore la mort de tout être quel qu’il soit, surtout si c’est quelqu’un de jeune et de capable.

— Mais, est-ce que le fait qu’il était votre mari n’en exigerait pas un peu plus de votre part ?

— Il m’avait été imposé et… euh ! nous nous voyions chaque fois que ces obligations étaient prévues et… (elle bafouilla le reste de la phrase), et, si vous voulez le savoir, nous n’avons pas d’enfants car on ne nous avait pas désignés pour en avoir. Je me demande bien tout ce que cela peut avoir à faire avec le fait que je déplore peu ou prou la mort de quelqu’un.

Que cela eût à faire ou non, pensait Baley, dépendait des faits sociaux de la vie sur Solaria, et il n’en avait pas lui-même la moindre idée.

Il changea de sujet :

— Je me suis laissé dire que vous aviez personnellement été témoin des circonstances du meurtre.

Elle sembla un instant se raidir :

— J’ai… j’ai découvert le corps. Est-ce ainsi qu’il faut dire ?

— Vous n’étiez pas présente en personne quand le meurtre a été commis ?

— Oh non ! dit-elle faiblement.

— Bon ! Donc si vous me donniez votre version de ce qui s’est passé ? Prenez votre temps, utilisez les mots dont vous avez l’habitude.

Il se replaça dans le fauteuil et se prépara à écouter.

Elle commença :

— C’était le trente-deux centième du cinquième…

— C’est-à-dire, en heure standard galactique ? coupa Baley.

— Je ne sais pas exactement. Je l’ignore. Vous pourriez vérifier, je pense.

Sa voix paraissait trembler et ses pupilles s’étaient dilatées. Un peu trop gris pour qu’on les appelle des yeux bleus, remarqua Baley.

— Il était venu dans mes appartements, continua-t-elle. C’était le jour fixé pour nous voir, et je savais qu’il viendrait.

— Il venait toujours aux jours fixés ?

— Oh ! oui. C’était un homme très consciencieux. Un bon Solarien. Jamais il n’aurait manqué de venir au jour fixé, et il arrivait toujours à la même heure. Bien sûr, il ne restait jamais longtemps. On ne nous avait pas imposé d’avoir des ra… des rap…

Elle ne put achever le mot, mais Baley indiqua de la tête qu’il avait compris.

— Bref, reprit-elle, il arrivait toujours à la même heure, comme je vous le disais, de façon que tout se passe bien. Nous avons parlé pendant quelques minutes ; de se voir face à face est une telle torture… mais il me parlait toujours très normalement. C’était sa manière d’être. Puis il m’a quittée pour repartir s’occuper d’une question qu’il avait en train. Je ne saurais vous dire de quoi il s’agissait. Il avait fait monter un laboratoire spécial dans mes appartements où il se retirait les jours de visite. Bien sûr, chez lui, il avait un autre laboratoire, beaucoup plus important.

Baley se demandait ce qu’il fabriquait dans ces laboratoires. De la fœtologie, peut-être, ou Dieu sait quoi ?

— Semblait-il dans son état normal ou tracassé ? demanda-t-il.

— Oh non ! Il n’était jamais tracassé par quoi que ce fût. (Cela la fit presque sourire, mais elle se contint à temps.) Il avait toujours un parfait contrôle de lui-même, comme votre ami là-bas, dit-elle, en désignant de sa petite main Daneel, qui ne broncha pas.

— Bon, je vois. Continuez, s’il vous plaît.

Mais Gladïa s’abstint, et au lieu de reprendre son témoignage, murmura :

— Cela vous gênerait-il que je prenne un réconfortant ?

— Je vous en prie. Faites donc.

Gladïa laissa glisser sa main du bord du fauteuil un instant. Moins d’une minute plus tard, un robot faisait silencieusement son entrée, portant une boisson chaude (Baley pouvait voir la vapeur s’élever de la tasse) que Gladïa prit avec plaisir. Elle but à petites gorgées, puis reposa la tasse.

— Ca va un peu mieux, dit-elle. Puis-je à mon tour vous poser une question personnelle ?

— Je ne vous en empêche pas, sourit Baley.

— Eh bien, j’ai là tout un tas de choses traitant de la Terre, et cela m’a toujours beaucoup intéressée, vous savez ; c’est un monde si bizarre ; (puis elle rougit et se reprit aussitôt) ce n’est pas ce que je voulais dire.

Baley fronça les sourcils :

— Tout monde peut paraître bizarre à ceux qui n’y vivent pas.

— Non, je voulais dire : c’est un monde si différent. De toute façon, la question que je voulais poser peut paraître très impolie, mais j’espère que pour un Terrien ce n’est pas une question impolie. Mais je n’oserai jamais la poser à un Solarien, pour rien au monde.

— Quelle question, Gladïa?

— C’est à propos de vous et de votre collègue, M. Olivaw, je crois ?

— Oui.

— Vous ne vous visionnez pas, n’est-ce pas ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Je veux dire que vous ne vous visionnez pas de loin. Vous vous voyez, vous êtes là, en personne, tous les deux.

— Matériellement parlant, dit Baley, nous sommes effectivement dans la même pièce, tous les deux.

— Vous pourriez le toucher, si vous le vouliez ?

— Oui, bien sûr.

Son regard passa de l’un à l’autre, et elle fit : « Oh ! »

Ce qui pouvait signifier n’importe quoi : dégoût, intérêt ? Un instant, Baley caressa l’idée de se lever, d’aller jusqu’à Daneel et de placer sa main en plein sur le visage de Daneel. Etudier les réactions de Gladia, face à ce genre de choses, aurait pu être intéressant.

Il reprit néanmoins :

— Nous en étions à ce moment du jour fatal, lorsque votre mari venait vous voir. Que s’est-il passé ?

Il était moralement certain que la digression qu’elle venait de faire, aussi intéressante qu’elle pût être d’un point de vue spéculatif, n’avait d’autre but immédiat que d’éviter de répondre à cette question.

Elle reprit la tasse et avala une gorgée. Puis :

— Il n’y a pas grand-chose à ajouter, en fait. J’ai vu qu’il avait du travail en train. Je savais d’ailleurs qu’il en aurait, il en avait toujours ; du travail constructif. Aussi je m’en retournai à mes occupations. Puis, peut-être un quart d’heure après, j’entendis un cri.

Elle s’arrêta et Baley l’incita à continuer :

— Quelle sorte de cri était-ce ?

— C’était Rikaine qui l’avait poussé, dit-elle. Mon mari. Un seul cri, pas de mot. Une sorte de cri de surprise. Non, pas de surprise, de stupéfaction, ou quelque chose comme ça. Je ne l’avais jamais entendu crier jusqu’alors.

Elle se couvrit les oreilles des mains, comme pour étouffer jusqu’au son de ce cri qui résonnait encore dans sa mémoire.

La serviette en profita pour glisser jusqu’à sa taille. Mais elle n’y prit pas garde et Baley se remit à contempler délibérément son carnet.

— Qu’avez-vous fait alors ? demanda-t-il.

— J’ai couru, couru. Je ne savais pas où il était.

— Mais j’ai cru comprendre que vous m’aviez dit qu’il était parti au laboratoire, celui qu’il avait fait faire dans vos appartements ?

— Oui, c’est là où il était parti, Elijah ! Mais moi je ne savais pas où c’était. Pas exactement en fait. Je n’y étais jamais allée. C’était son domaine. J’avais bien une vague idée de la situation du laboratoire, quelque part dans l’aile ouest, mais j’étais si émue que je n’ai pas même pensé à appeler mon robot. Il m’aurait guidée tout de suite, mais évidemment il fallait l’appeler pour qu’il vienne. Quand je suis arrivée là, j’avais tant bien que mal réussi à découvrir l’endroit, il était mort.

Elle s’arrêta tout net de parler et, ce qui porta au paroxysme l’embarras et la gêne de Baley, baissa la tête et se mit à pleurer. Elle n’essaya même pas de cacher son visage dans ses mains. Elle avait juste fermé les yeux et les larmes coulaient doucement le long des joues, presque sans un sanglot. A peine ses épaules tremblaient-elles de mouvements spasmodiques.

Puis elle ouvrit les yeux et elle le regarda, le visage ruisselant de pleurs.

— Je n’avais jamais vu de mort avant cela. Il était couvert de sang et sa tête était toute !… oh !… J’ai réussi à appeler un robot et il a fait venir les autres. Et je suppose qu’ils se sont occupés de Rikaine et de moi. Je ne sais plus, je ne me rappelle plus.

— Qu’entendez-vous par « ils se sont occupés de Rikaine » ? demanda Baley.

— Eh bien ! ils l’ont emporté et ont tout nettoyé. (Il y avait une pointe d’indignation dans le ton de sa réponse ; c’était une femme soucieuse de l’apparence de sa maison.) Tout était si dégoûtant.

— Et qu’est-il advenu du corps ?

Elle hocha la tête :

— Je ne sais pas. Il a été incinéré, je pense, comme tous les cadavres.

— Pourquoi n’avez-vous pas appelé la police ?

Elle le regarda avec des yeux ronds, et Baley se souvint : « C’est vrai, il n’y a pas de police. »

— Vous avez dû prévenir quelqu’un, je pense, reprit-il, puisque l’on s’est aperçu du décès.

— Les robots ont appelé un docteur. Et il fallait que j’appelle le bureau de Rikaine. Il fallait que les robots de là-bas sachent qu’il ne viendrait plus.

— Le docteur, c’était pour vous, je suppose ?

Elle n’avait jamais vu de cadavre auparavant. Elle n’avait jamais eu à voir du sang répandu, un crâne fracassé. Et si les rapports entre époux, sur Solaria, ne représentaient qu’un fil ténu et sans grande consistance, c’était tout de même en face d’un être humain décédé qu’elle s’était trouvée.

Baley ne voyait guère que dire, ni que faire. Il avait eu, tout d’abord, un élan instinctif, un désir de s’excuser. Mais, après tout, il ne faisait que son travail d’enquêteur de police. Cependant, sur ce monde, la police n’existait pas. Allait-elle comprendre, la pauvre petite, qu’il ne faisait que son devoir ?

Doucement, d’un ton aussi amical qu’il le pouvait, il demanda :

— Gladia, avez-vous entendu quelque chose ? Quelque chose d’autre que le cri poussé par votre mari ?

Elle releva la tête, le visage toujours aussi attirant, malgré son extrême désarroi ou peut-être encore plus séduisant de ce fait, et dit :

— Rien, je n’ai rien entendu.

— Pas de bruit de pas. Pas de voix.

Elle secoua la tête :

— Rien, pas un bruit.

— Lorsque vous avez découvert votre mari, il était seul, tout seul ? Vous étiez les deux seules personnes présentes sur les lieux ?

— Oui.

— Pas la moindre trace de quiconque qui aurait pu être là antérieurement ?

— Pas que je sache. Je me demande bien d’ailleurs comment quelqu’un aurait pu s’y trouver à un moment donné.

— Pourquoi cette phrase ? Que voulez-vous dire ?

Sur le moment, elle parut étonnée, puis, avec résignation :

— Ah ! c’est vrai. Vous venez de la Terre et je l’oublie toujours. Eh bien : c’est tout simplement qu’il était matériellement impossible que quelqu’un se trouvât dans la pièce. Mon mari ne voyait personne, sauf moi. Et ce, depuis son enfance. Ce n’était vraiment pas le type d’homme à voir quelqu’un. Non, pas Rikaine. C’était un homme à principes, respectueux des usages.

— Il n’y pouvait peut-être rien. Si quelqu’un s’était présenté pour le voir, sans y être invité, totalement à son insu. Il n’aurait pas pu ne pas voir l’importun, aussi respectueux des usages que votre mari ait pu être.

— Peut-être, dit-elle, mais il aurait appelé les robots aussitôt pour expulser cette personne sur-le-champ. Et ça, j’en suis certaine. En outre, personne ne se serait risqué à venir voir mon mari sans y être invité. C’est absolument inconcevable ! Et, d’un autre côté, Rikaine n’aurait jamais invité personne à venir le voir. L’idée même en est ridicule.

— Votre mari a été tué par un coup d’instrument contondant, porté sur le crâne, n’est-ce pas ? dit doucement Baley. Vous êtes bien d’accord sur ce point ?

— Je suppose, oui. Il était tout couvert…

— Pour l’instant, je ne vous demande pas les détails. Y avait-il dans la pièce un instrument mécanique quelconque, qui eût permis à quelqu’un de fracasser le crâne de votre mari par télécommande ?

— Non. Bien sûr. Enfin, je n’en ai pas remarqué.

— Je puis vous assurer que s’il y avait eu là un engin de cette sorte, vous n’auriez pas manqué de le remarquer. Il s’ensuit donc que c’est une main qui tenait l’objet capable de fracasser un crâne d’homme et, deuxièmement, que c’est la même main qui l’a brandi et abattu. En conséquence, il devait y avoir quelqu’un à moins de deux mètres de votre mari pour commettre ce crime et, donc, être en présence de votre mari.

— Personne n’aurait pu être en sa présence, répondit-elle avec gravité. Un Solarien ne voit jamais personne.

— Si un Solarien voulait commettre un crime, ce n’est pas d’enfreindre le tabou de la « présence » qui le gênerait beaucoup, non ? (Il reconnaissait lui-même que cette affirmation manquait de fondement. Sur Terre, il avait connu le cas d’un meurtrier absolument amoral qui s’était laissé prendre parce qu’il n’avait pu se résoudre à violer la coutume du silence absolu à l’intérieur d’un bain public.)

Gladïa secoua la tête :

— Vous ne vous rendez pas compte de ce que représente la présence directe. Les Terriens voient en personne n’importe qui, n’importe quand, chaque fois que l’envie les en prend. Aussi, vous ne pouvez pas comprendre.

Elle semblait lutter contre une folle curiosité. Ses yeux reprirent un peu d’éclat.

— La vue, face à face, vous semble parfaitement normale, n’est-ce pas ?

— C’est une chose reconnue, répondit Baley.

— Cela ne vous gêne pas ?

— Pourquoi cela devrait-il nous gêner ?

— Eh bien ! les films ne disent rien là-dessus, et j’ai toujours voulu savoir… Puis-je vous poser une question ?

— Bon, allez-y, dit Baley flegmatique.

— Est-ce que l’on vous a assigné une épouse ?

— Je suis marié, mais non par assignation, autant que je sache.

— Et je ne me trompe pas en pensant que vous voyez votre femme chaque fois que vous en avez envie, et qu’elle aussi vous voit, et que, ni l’un ni l’autre, n’y trouvez à redire ?

Baley acquiesça d’un hochement de tête.

— Eh bien, lorsque vous la voyez, si vous avez seulement envie de… (Elle leva les mains. à hauteur des épaules, s’arrêtant comme pour chercher un vocable approprié. Puis elle essaya une autre tournure :) Pouvez-vous toujours, à n’importe quel moment… mais de nouveau sa phrase resta en suspens.

Baley n’offrait pas le moindre secours.

— Bon. Passons, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi je vous ennuie avec ce genre de question pour l’instant. En avez-vous terminé avec l’interrogatoire ?

— Essayons encore une question, Gladïa, dit Baley. Laissons de côté le fait que personne ne pouvait voir votre mari. Supposez seulement que quelqu’un l’ait vu, qui aurait-ce pu être ?

— Inutile d’essayer de deviner. Personne, absolument personne.

— Pourtant, il y a eu quelqu’un. L’inspecteur Gruer m’a dit qu’il avait des raisons de soupçonner une personne. Vous voyez bien, donc, qu’il doit exister une personne pour avoir vu votre mari.

Un sourire las et sans joie s’ébaucha sur le visage de la jeune femme :

— Je sais bien à qui Gruer pense.

— Ouf ! A qui alors ?

Elle posa sa petite main sur sa poitrine.

— A moi.

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