Elle éclata de rire.
Son rire grandit, se développa en une sorte de hoquet qui lui coupa le souffle, laissant son visage potelé empourpré et presque violacé. Elle s’appuya au mur pour reprendre haleine.
— Non. Ne vous approchez pas plus, implora-telle. Je vais très bien.
— Cette éventualité vous paraît donc si amusante ? demanda Baley avec sévérité.
Elle essaya de répondre et de nouveau s’étouffa de rire. Puis, dans un chuchotement, elle réussit à dire :
— Oui, vous êtes un Terrien pour de vrai. Comment serait-il jamais possible que j’aie commis un tel acte ?
— Vous le connaissiez bien, reprit Baley. Vous étiez au courant de ses habitudes. Vous pourriez avoir prémédité ce crime.
— Et vous croyez que j’aurais pu le voir, lui. M’approcher suffisamment de lui pour lui fracasser la caboche avec quelque chose. Vous n’y connaissez rien, je vous assure, Baley !
Baley se sentit rougir :
— Pourquoi n’auriez-vous pu vous approcher, madame ? Vous aviez l’habitude de vous voir – euh – de près.
— Avec les enfants.
— Oui, mais de fil en aiguille ! Vous semblez supporter fort bien ma présence.
— Oui ! A dix mètres.
— Je viens juste de rendre visite à quelqu’un qui a manqué se trouver mal d’avoir dû supporter ma présence un court moment.
Klorissa se calma et dit :
— Bah ! ce n’est qu’une question de degré !
— Je n’en demande pas plus. Une différence de degré suffit. L’habitude de voir les enfants vous rend capable de supporter la présence de Delmarre juste le temps nécessaire.
— J’aimerais vous faire remarquer, monsieur Baley, dit Klorissa, qui ne semblait plus du tout s’amuser, que ce que je peux supporter, moi, n’importe pas du tout. C’est le Dr Delmarre qui était vétilleux. Il était presque aussi impossible que Leebig lui-même. Même si j’avais pu supporter de le voir, lui n’aurait jamais pu le souffrir. Mme Delmarre est la seule et unique personne qu’il ait jamais pu autoriser à le voir de près.
— Qui est ce Leebig dont vous venez de parler ? demanda Baley.
Klorissa haussa les épaules :
— Un de ces génies légèrement maboul, si vous voyez ce que je veux dire. Il a travaillé avec le patron à propos de robots.
Baley en prit bonne note dans sa mémoire et revint à l’interrogatoire en cours.
— On pourrait dire aussi que vous aviez un motif pour le tuer.
— Quel motif ?
— Sa mort vous donne la direction de ce centre, vous fait monter en grade.
— C’est ça que vous appelez un motif ? Cieux-éternels ! Qui diable pourrait désirer une pareille situation ? Quel est le phénomène, sur Solaria, qui… ? Mais c’était le meilleur des motifs de sauvegarder son existence, pour le protéger, le couvrir même. Non, vraiment, il vous faudra trouver quelque chose de mieux, monsieur le Terrien.
Baley se gratta le cou d’un doigt incertain : il voyait bien la valeur de l’argument.
— Avez-vous remarqué que je portais une bague, monsieur Baley ? demanda Klorissa, qui sembla un instant sur le point d’arracher son gant pour mieux montrer sa main droite. Mais elle s’en abstint.
— Oui, je l’ai remarqué, dit Baley.
— Je présume que vous ignorez ce que représente cet anneau ?
— Hum, oui. (Il n’en aurait donc jamais fini d’étaler son ignorance, pensa-t-il avec amertume.)
— Je puis vous en faire l’historique, si cela ne vous gêne pas.
— Si votre conférence peut m’aider à comprendre ce qui se passe sur votre foutue planète, explosa Baley, allez-y, je vous en conjure.
— Cieux éternels ! (Klorissa sourit :) Je suppose que, pour vous, nous sommes aussi bizarres que la Terre l’est pour nous. Bon. Imaginez ! Au fait, voilà une pièce vide. Entrez et nous allons nous asseoir pour… non, ce n’est pas assez grand. Tenez, voilà ce que nous allons faire. Vous vous asseyez là-dedans et je reste ici debout sur le pas de la porte.
Et elle s’engagea un peu plus dans le couloir, lui cédant la place pour le laisser pénétrer dans la pièce. Puis elle revint s’adosser au mur, face à lui, mais toujours à la même distance, pour reprendre leur conversation.
Baley s’assit sans que le plus infime scrupule de courtoisie vienne le troubler. Au contraire, en pleine révolte intérieure, il se disait : « Après tout, c’est une Spacienne. Qu’elle reste debout si ça lui chante. »
Klorissa croisa ses bras musclés et reprit :
— L’analyse génétique est la clé de voûte de notre société. Bien sûr, ce ne sont pas les gènes eux-mêmes que nous analysons ; mais comme chaque gène est responsable d’une enzyme, c’est à une recherche et à un dosage enzymatiques que nous nous livrons. Qui connaît les enzymes connaît le métabolisme. Qui connaît le métabolisme connaît l’être humain. Vous voyez le tableau ?
— Je suis au courant de la théorie, reconnut Baley, mais j’ignore tout des applications pratiques.
— Eh bien ! ici ce sont celles-ci que nous étudions. Des prélèvements sanguins sont opérés sur l’embryon au dernier stade de sa vie fœtale. Nous en tirons grosso modo la première évaluation. D’un point de vue idéal, nous devrions, dès cet instant, être capables de déceler toutes les mutations, et donc d’apprécier si nous avons le droit d’appeler le fœtus à la vie. Mais en fait, nous n’en savons pas encore assez pour éliminer intégralement les risques d’erreurs. Peut-être, un jour ? En tout cas, après la naissance proprement dite, les analyses continuent : prélèvements de tissus, de plasma, de liquides humoraux ; aussi, bien avant leur maturité, nous savons exactement de quoi sont faits nos gars et nos filles.
(De sucre et de miel !… Une comptine stupide vint spontanément à l’esprit de Baley).
— Nous portons des bagues codées qui indiquent notre programme génétique, continuait Klorissa. C’est une vieille coutume, une survivance primitive, remontant à l’époque où les Solariens ne contractaient pas encore de mariages eugéniques. Alors qu’aujourd’hui nous sommes tous des êtres sains.
— Mais, dit Baley, vous continuez de porter la vôtre. Pourquoi ?
— Parce que je suis une personne exceptionnelle, dit-elle avec un orgueil ingénu, sans fausse humilité. Le Dr Delmarre a cherché pendant longtemps quelqu’un qui soit capable d’être son assistant. Il avait besoin d’une personne exceptionnelle, réunissant en elle intelligence, esprit d’initiative, goût du travail, stabilité émotionnelle, cette dernière qualité surtout : une personne qui soit en mesure d’apprendre à se mêler aux enfants sans en être affectée.
— Lui en était incapable, n’est-ce pas ? N’était-ce pas là un indice de son instabilité émotionnelle ?
— Dans un sens, vous avez raison. Mais, tout au moins, c’était là un type recommandable d’instabilité pour la plupart des circonstances de la vie courante. Vous vous lavez les mains, vous, n’est-ce pas ?
Baley contempla ses mains : elles étaient aussi propres que d’habitude :
— Oui, dit-il.
— Bien. Je suppose que c’est aussi un indice d’instabilité que d’éprouver un dégoût des souillures tel qu’on puisse se refuser à toucher un mécanisme graisseux de la main, même dans un cas d’urgence. Pourtant, dans le cours habituel de la vie, la répulsion envers les saletés vous oblige à l’hygiène, ce qui est une bonne chose.
— Oui, je vois. Continuez.
— Il n’y a rien de plus. Du point de vue hygiène génétique, je suis la troisième personne la plus saine jamais rencontrée sur Solaria. J’en suis très fière ; aussi je porte ma bague. C’est un record dont j’éprouve, à garder le symbole sur moi, le plus grand plaisir.
— Toutes mes félicitations !
— Ne vous moquez pas de moi. Je n’y suis probablement pour rien : c’est dû, sans doute, à des interactions imprévisibles des gènes de mes parents. Néanmoins, c’est quelque chose dont on peut être fière. Et personne ne voudra jamais croire que j’aie pu me rendre coupable d’un acte aussi dément qu’un meurtre. C’est une chose inconcevable avec mon programme génétique. Aussi, vous perdez totalement votre temps en essayant de m’accuser.
Baley haussa les épaules, mais ne répondit pas : cette femme semblait confondre programme génétique et preuve formelle, mais tout Solaria réagirait probablement de la même façon.
— Voulez-vous venir voir les gosses, maintenant demanda Klorissa.
— Avec plaisir. Merci.
Les couloirs semblaient se poursuivre à l’infini visiblement, le bâtiment était de dimensions gigantesques ; certes, à côté des immeubles d’habitation des villes de la Terre, couvrant plusieurs niveaux d’un seul tenant, ce n’était pas grand-chose, mais pour un bâtiment unique, accroché à l’écorce d’une planète, il devait apparaître aux yeux comme un gratte-ciel imposant.
Il y avait des centaines de berceaux, où des bébés roses piaillaient de leur mieux, dormaient ou prenaient leur nourriture. Il y avait des salles de jeux pour ceux qui commençaient à se traîner à quatre pattes.
— Ils ne sont pas trop terribles à cet âge-là, reconnut Klorissa en bougonnant, quoique, avec eux, il faille une véritable armée de robots : grosso modo, un robot par bébé, jusqu’à ce qu’il marche.
— Pourquoi cela ?
— Ils dépérissent et tombent malades si l’on ne s’occupe pas d’eux individuellement.
Baley acquiesça :
— Oui, je suppose que le besoin d’affection est quelque chose dont ils ne peuvent se passer.
Klorissa fronça les sourcils et répéta d’un ton brusque :
— Les bébés ont besoin d’attention.
Mais Baley, suivant son idée :
— Je suis assez étonné que des robots puissent satisfaire les besoins affectifs des nourrissons.
Klorissa se détourna, la distance les séparant ne lui suffisait pas pour masquer son mécontentement :
— Ecoutez Baley, si c’est dans l’espoir de me choquer que vous vous montrez aussi grossier, vous vous fourvoyez complètement. Cieux éternels ! Ne faites donc pas l’enfant.
— Vous choquer ?
— Oh ! Moi aussi, je peux utiliser ce mot : affection. Là. Et si vous voulez un mot plus court, un mot de cinq lettres, n’ayez crainte : je sais le dire aussi : A-M-O-U-R : AMOUR… Et maintenant que vous voilà purgé, conduisez-vous correctement.
Baley négligea de poursuivre ces débats sur les mots, obscènes ou non.
— Est-ce que les robots peuvent leur dispenser l’attention nécessaire ? dit-il.
— C’est aussi visible qu’un nez au milieu d’une figure, non ? Ou alors pourquoi cette ferme réussit-elle si bien ? Oui, les robots chahutent avec les enfants ; ils les embrassent, ils les dorlotent. Les gosses, eux, se fichent que ce soit des robots ou pas. Mais les choses deviennent plus critiques de trois à dix ans.
« Pendant cette période, les enfants prétendent jouer les uns avec les autres, à leur gré, sans discrimination.
— Vous les laissez faire, je pense.
— Il le faut bien, hélas ! mais nous n’oublions jamais que notre devoir est de leur enseigner les obligations de l’adulte. Chacun a sa chambre individuelle, que l’on peut fermer. Dès le début, même, ils doivent dormir tout seuls : nous y veillons. Et tous les jours ils doivent, par stéréovision seulement, pendant la plus grande partie de la semaine, pratiquer un moment de solitude dont la durée s’accroît à mesure qu’ils grandissent. Lorsqu’un enfant atteint dix ans, il est capable de jouer. Oh ! bien sûr, les équipements de stéréovision sont très complets. Les gosses peuvent se visionner à l’extérieur, déplacer leur champ de vision, et cela toute la journée durant.
— Je suis vraiment très étonné que vous puissiez réfréner leur instinct d’une façon aussi poussée ; néanmoins, vous y êtes arrivés, je m’en rends compte, mais n’en suis pas moins surpris.
— Quel instinct ? s’étonna Klorissa.
— L’instinct grégaire : il n’y en a qu’un, d’ailleurs. Vous reconnaissez vous-même que dans leur prime enfance ils tiennent à jouer les uns avec les autres.
— C’est ça que vous appelez l’instinct, dit Klorissa en haussant les épaules. Et même si c’en est un, après tout, cieux éternels ! Un enfant éprouve bien une peur instinctive du vide sous lui. Mais on peut entraîner des adultes à travailler sur des points élevés, même s’ils sont sans arrêt dans une position où ils risquent la chute. N’avez-vous jamais vu de funambules évoluer sur un fil au-dessus du vide ? Il y a des mondes où les gens vivent dans des bâtisses d’une hauteur ahurissante. D’ailleurs, les enfants ont également peur, d’une façon irraisonnée, des bruits forts et soudains Et vous, en avez-vous peur ?
— Non, répondit Baley, à condition que ce bruit soit normal.
— Je vous parie tout ce que vous voulez que les habitants de la Terre ne pourraient pas dormir s’il n’y avait aucun bruit. Cieux éternels ! Il n’y a pas d’instinct chez l’être humain qui ne cède en face d’une éducation rationnelle de l’homme ; les instincts sont beaucoup trop atténués.
« En réalité, quand on sait s’y prendre, l’éducation devient de plus en plus facile à chaque génération : vous savez, l’hérédité des caractères acquis pendant l’évolution.
— Qu’est-ce encore que cela ? s’écria Baley.
— Vous ne voyez pas, vraiment ? Bon, chaque individu, en se développant, passe par tous les stades de l’évolution ! Ces fœtus que vous voyez, là-bas, ont des branchies et une queue. Cela ne dure qu’un temps, mais on ne peut l’éviter. De même, les jeunes doivent passer par le stade de la vie de groupe comme les animaux. Mais ces fœtus réalisent, en un mois, ce que l’évolution a accompli en quelque cent millénaires. Pourquoi les enfants ne pourraient-ils « brûler » ce stade tribal ? Le Dr Delmarre professait qu’au cours des générations cette éducation sociale durerait de moins en moins.
— Vraiment ?
— Dans trois mille ans, estimait-il, si, la courbe des progrès réalisés reste constante, nous aurons des enfants qui « mordront » à la stéréovision immédiatement. Le patron avait d’autres idées aussi dans le domaine éducatif. Il s’employait à améliorer les robots, au point que ces derniers puissent corriger les enfants, le cas échéant, sans se névroser. Et pourquoi pas ? Une correction aujourd’hui pour que la vie soit meilleure demain représente le véritable esprit de la Première Loi. Mais allez faire rentrer ça dans une caboche de robot !
— A-t-il réussi à construire de tels robots, jusqu’à présent ?
Klorissa secoua la tête :
— Je crois bien que non. Mais le Dr Delmarre et Leebig travaillaient dur dans ce sens, sur des modèles expérimentaux.
— Est-ce que le Dr Delmarre s’était fait envoyer quelques-uns de ces prototypes à son domaine ? Etait-il assez au courant de la robotique pour se livrer, en personne, à des expériences ?
— Oh ! oui. C’est souvent qu’il expérimentait les robots.
— Savez-vous qu’au moment de son assassinat il y avait un robot avec lui ?
— Je me le suis laissé dire.
— Savez-vous de quel modèle il s’agissait ?
— Demandez à Leebig. Comme je vous l’ai dit, c’est lui le roboticien qui travaillait avec le Dr Delmarre.
— Mais vous, savez-vous quelque chose sur ce robot ?
— Rien de rien.
— Si quelque idée vous venait à l’esprit, faites-le-moi savoir.
— D’accord. Ne pensez pas, d’ailleurs, que les prototypes de robots étaient la seule préoccupation du Dr Delmarre. Il répétait à qui voulait l’entendre qu’un jour viendrait où l’on conserverait, dans des « Banques », à la température de l’air liquide, des ovules non encore fertilisés. On les utiliserait ensuite pour l’insémination artificielle. Aussi pourrait-on, réellement, appliquer toutes les règles de l’eugénisme et nous débarrasser, une fois pour toutes, des derniers vestiges de la présence effective. Je suis loin, moi, de souscrire à ses théories jusqu’à un point pareil. Mais il avait des idées avancées. C’était vraiment un très bon Solarien !
Elle ajouta, très vite :
— Voulez-vous venir faire un tour dehors ? Les enfants de cinq à huit ans sont encouragés à jouer à l’extérieur et vous pourrez les voir s’y adonner.
— Je vais essayer, répondit Baley prudemment. Il se peut que je doive rentrer très précipitamment à l’intérieur.
— Oui, j’oublie toujours ! Peut-être, après tout, préférez-vous rester dedans.
— Non, dit Baley avec un sourire contraint. Il me faut m’éduquer moi aussi. Je vais essayer de m’habituer au grand air.
Le vent était difficile à supporter, rendant la respiration pénible. Ce n’était pas qu’il faisait froid dans l’acception thermométrique du terme. Non, mais cette sensation d’avoir le visage balayé, les vêtements plaqués au corps, donnait des frissons à Baley.
Ses dents se mirent à claquer lorsqu’il essaya de parler et il dut littéralement s’arracher les mots de la bouche, un à un. Ses yeux lui faisaient mal tant son regard portait loin sur un horizon vert embrumé de bleu. Regarder le sentier juste en avant de son pied ne lui apportait qu’un soulagement temporaire et limité. Mais, surtout, il évitait de lever la tête, de regarder le ciel bleu et vide, avec seulement quelques petits nuages blancs qui se donnaient la chasse, de faire face aux feux étincelants du soleil sans voile.
Néanmoins, il réussit à refréner ce besoin inné de courir, de revenir au plus tôt à un endroit bien clos.
Il passa devant un arbre alors qu’il suivait Klorissa à une dizaine de pas et ne put s’empêcher d’avancer prudemment la main pour le toucher. C’était rugueux, ferme au toucher. Plus haut les frondaisons bruissaient et s’agitaient dans la bise, mais il n’osa pas lever les yeux pour regarder : un arbre qui vivait !
— Comment vous sentez-vous ? lui cria Klorissa.
— Ca va, ça va.
— D’ici, vous pouvez voir un groupe de gosses. Ils sont occupés à Dieu sait quel jeu. Ce sont les robots qui organisent les jeux et qui veillent à ce que ces petites brutes ne s’arrachent pas les yeux. C’est un risque à courir, vous savez, quand ils sont en présence effective.
Baley releva lentement les yeux ; regardant le chemin cimenté, puis l’herbe du terrain de jeux, la pente vallonnée, portant son regard de plus en plus loin, avec précaution, prêt à contempler de nouveau la pointe de ses souliers à la moindre alerte, au moindre sentiment de peur, tâtonnant du regard.
Il y avait de minuscules silhouettes de garçons et de filles courant à perdre haleine, sans se douter que leur course se déroulait à l’extrême périphérie d’un monde. Au-dessus, rien d’autre que l’air et que l’éther. Tantôt on entendait le cliquetis d’un robot se déplaçant parmi leur cohue enfiévrée. Le bruit qu’ils faisaient était un vague piaillement incompréhensible et lointain.
— Ils adorent ça, dit Klorissa. Se pousser, se tirer, se bagarrer, tomber, se relever. Bref, entrer en contact les uns avec les autres. Cieux éternels ! Comment les enfants arrivent-ils à grandir, à devenir de grandes personnes ?
— Que font ceux-là ? dit Baley. Ils me paraissent plus âgés.
Il désignait un groupe d’enfants isolés qui se tenaient sur le côté.
— Ils regardent par stéréovision. Ils ne participent pas en présence effective. Mais, par stéréo, ils peuvent marcher, bavarder, courir et jouer de concert. Ils peuvent tout, à condition de ne pas être physiquement en contact.
— Et où vont ces enfants quand ils sortent d’ici ?
— Dans leur domaine à eux. Dans l’ensemble, le nombre des décès équilibre le nombre des adultes que nous avons formés.
— Dans le domaine de leurs parents ?
— Cieux éternels ! Non ! Ce serait une coïncidence stupéfiante, ne pensez-vous pas, qu’un père et une mère meurent juste au moment où leur rejeton atteint sa majorité. Non. Les enfants prennent le premier domaine libre. Je ne crois pas d’ailleurs qu’aucun d’eux serait très heureux de devoir habiter une demeure où vécurent ses parents. A condition, bien sûr, qu’il ait su qui étaient ses parents.
— Parce qu’ils ne le savent pas ?
— Pourquoi diable devraient-ils le savoir ? répondit-elle en fronçant les sourcils.
— Les parents ne viennent jamais voir leurs enfants ici ?
— Ah ! Vous alors ! Quel entêtement ! Mais pourquoi en éprouveraient-ils l’envie ?
— Excusez-moi de vous poser cette question, reprit Baley, mais j’aimerais bien élucider une bonne fois ce problème. Est-ce impoli de demander à quelqu’un s’il a des enfants ?
— C’est une question assez intime, ne trouvez-vous pas ?
— Oui, si vous voulez.
— Moi, je suis endurcie. Ma profession m’oblige à m’occuper des enfants. Mais les autres personnes n’ont pas mon entraînement.
— Et vous, avez-vous des enfants ? demanda Baley.
Klorissa sembla éprouver des difficultés à déglutir.
— Je l’ai bien cherché, il me semble. Et vous, vous voulez une réponse ? Non, je n’en ai pas.
— Etes-vous mariée ?
— Oui ; j’ai même un domaine à moi, et croyez bien que j’y serais actuellement s’il n’y avait pas eu cet accident. Je n’ai pas assez confiance en moi pour savoir contrôler les robots si je ne suis pas là en personne.
Elle se détourna, l’air malheureux et, lui montrant un enfant du doigt.
— Tenez ! En voilà un qui s’est flanqué par terre ! Et bien sûr il braille !
Un robot se précipitait déjà à grandes enjambées.
— Et voilà ! gémit Klorissa. Il va relever le gamin, le dorloter, et s’il y a vraiment de la casse, c’est à moi qu’on fera appel ! (Et elle ajouta nerveusement :) J’espère bien que non.
Baley prit une large gorgée d’air. Il avait remarqué, sur sa gauche, trois arbres qui formaient un petit triangle. Il marcha dans cette direction, sentant l’herbe souple et répugnante sous ses chaussures, écœurante de mollesse. (C’était comme de marcher sur des chairs en putréfaction, et cette sensation le fit presque vomir.)
Enfin, il était entre les arbres, adossé au tronc de l’un d’eux. En quelque sorte, il se sentait entouré de murs, insuffisants, certes, mais des murs tout de même. Le soleil n’était plus qu’un scintillement inconstant, tamisé par les feuilles au point d’être dépourvu de son éclat redoutable.
Klorissa, du chemin, le regarda faire, puis se rapprocha lentement de lui, jusqu’à mi-distance.
— Cela ne vous dérange pas, si je reste un moment ici ? demanda Baley.
— Faites donc ! répondit-elle.
— Mais une fois que les jeunes sont sortis, avec leur diplôme, de votre « ferme », dit Baley, comment arrivez-vous à les faire se fréquenter ?
— Se fréquenter ? Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, qu’ils apprennent à se connaître, dit Baley, qui se demandait bien comment exprimer son idée en termes corrects mais explicites, pour pouvoir se marier.
— Ils n’ont pas à se préoccuper de ces questions-là, dit Klorissa, on les marie d’après leur programme génétique, en général quand ils sont très jeunes. C’est la manière la plus rationnelle d’agir, ne croyez-vous pas ?
— Sont-ils toujours d’accord ?
— Pour se marier ? Jamais. C’est un tel traumatisme. Il leur faut d’abord s’habituer l’un à l’autre, se voir un peu chaque jour. Mais avec le temps, une fois les premières peurs surmontées, on obtient des merveilles.
— Mais s’ils n’aiment absolument pas leur partenaire ?
— Et alors ? Si l’analyse génétique indique que cette union est souhaitable, quelle différence cela peut-il…
— Bon, bon ! J’ai compris, fit Baley précipitamment.
Il pensa à ce qui se passait sur Terre et poussa un gros soupir.
— Y a-t-il autre chose que vous désiriez savoir ? dit Klorissa.
Baley se demanda s’il avait intérêt à prolonger sa visite. Il n’aurait pas été fâché d’en avoir fini avec Klorissa et le fœtologisme en général, pour se consacrer à un autre aspect de l’enquête. Mais il n’avait pas encore ouvert la bouche pour lui signifier la fin de l’entretien que Klorissa interpellait une vague silhouette dans le lointain.
— Eh toi, le gosse là-bas ! Qu’est-ce que tu fabriques là ? (Puis, sans se retourner :) Terrien ! Baley ! Attention ! Atten !…
Baley l’entendit à peine, mais réagit au ton anxieux de sa voix. La tension nerveuse qui lui avait permis de maîtriser ses émotions céda d’un seul coup et Baley s’adonna à la panique. Toutes ses terreurs de l’air libre et de l’infinie voûte des cieux se déchaînèrent dans son esprit.
Il se mit à délirer. Il s’entendait proférer des sons inarticulés, sans signification. Il se sentit tomber sur les genoux, puis basculer sur le côté comme s’il avait été un témoin assistant de loin à la scène.
Il entendit, comme dans un rêve, un chuintement rapide au-dessus de sa tête, suivi d’un claquement sec.
Baley ferma les yeux. Ses doigts agrippèrent une mince racine qui affleurait la surface du sol, tandis que ses ongles griffaient la terre.
Il rouvrit les yeux (quelques instants après, sans doute). Klorissa était en train d’admonester un jeune garçon qui restait à quelques pas. Un robot, silencieux, se tenait à côté de Klorissa. Baley eut juste le temps de remarquer que le gamin tenait un objet muni d’une ficelle dans sa main, avant que ses yeux se révulsent.
Respirant avec difficulté, Baley réussit tout de même à se remettre debout. Il contempla le dard de métal luisant qui était resté planté dans l’arbre auquel Baley s’était adossé. Il le retira et la flèche vint sans difficulté : elle n’était pas entrée très profondément. Il regarda la pointe, mais sans y toucher. Elle était émoussée, mais elle eût suffi à lui égratigner la peau s’il n’était pas tombé à terre.
Il s’y reprit à deux fois pour se déplacer : il s’avança d’un pas vers Klorissa, et appela :
— Vous ! hé, vous, le garçon !
Klorissa se retourna, le visage empourpré :
— C’était un accident. Vous n’êtes pas blessé ?
— Non ! Qu’est-ce que c’est que ce machin-là ?
— C’est une flèche. On la lance avec un arc ; la tension de la corde fournit l’énergie nécessaire à la propulsion.
— On fait comme ça, dit le gamin, avec un parfait cynisme, en décochant une autre flèche en l’air.
Puis il éclata de rire. Il avait des cheveux blonds, le corps souple et agile.
— Tu seras puni. Maintenant file, dit Klorissa.
— Attendez un instant ! s’écria Baley en se frottant le genou qu’il avait meurtri en cognant une pierre lorsqu’il était tombé. J’ai quelques questions à lui poser. Comment vous appelez-vous ?
— Bik, répondit le garçon avec insouciance.
— C’est vous qui m’avez lancé cette flèche, Bik ?
— Exactement.
— Vous rendez-vous compte que vous m’auriez touché si l’on ne m’avait averti à temps pour que j’esquive ?
Bik haussa les épaules :
— C’est vous toucher que je voulais.
Klorissa se mêla brusquement à la conversation :
— Il faut que je vous explique : le tir à l’arc est un sport que nous encourageons. C’est un sport de compétition qui n’exige pas de contact humain. Nous avons des concours de tir entre les garçons, en n’utilisant que la stéréovision. D’accord, je crois bien que certains des garçons s’exercent à viser les robots : cela les amuse et ne gêne pas les robots. Comme je suis le seul être humain de toute la ferme, lorsque ce garçon vous a vu, il a dû vous prendre pour un robot.
Baley écoutait. Ses esprits commençaient à se clarifier et l’amertume habituelle de son visage chevalin se marqua plus encore.
— Bik, dit-il, pensiez-vous que j’étais un robot ?
— Non, dit le gamin. Vous êtes un Terrien.
— Parfait. Vous pouvez partir maintenant.
Bik tourna les talons avec désinvolture et s’en fut en sifflotant. Quant à Baley, il s’adressa cette fois au robot.
— Et vous ? Comment se fait-il que ce gamin ait su que j’étais un Terrien ? N’étiez-vous pas avec lui lorsqu’il a décoché cette flèche ?
— J’étais avec lui, maître. C’est moi qui lui ai dit que vous étiez un Terrien.
— Lui avez-vous expliqué ce qu’est un Terrien ?
— Oui, maître.
— Bon. Alors, qu’est-ce donc qu’un Terrien ?
— Une espèce inférieure d’humains que l’on n’aurait jamais dû admettre sur Solaria, parce qu’elle apporte des maladies, maître.
— Qu’est-ce qui vous a raconté ça, mon garçon ?
Le robot conserva le silence.
— Savez-vous qui vous l’a dit ? reprit Baley.
— Non, maître. Simplement mon bloc de références.
— Bon, passons. Donc, vous avez dit à ce garçon que j’étais un être inférieur, porteur de germes épidémiques. Aussitôt, il m’a lancé une flèche. Pourquoi ne l’en avez-vous pas empêché ?
— Je l’aurais bien empêché, maître. Je n’aurais laissé aucun mal survenir à un être humain, même à un Terrien. Mais il a agi trop vite et je n’ai pu réagir assez tôt.
— Peut-être pensiez-vous qu’après tout je n’étais qu’un Terrien, pas tout à fait un être humain. Aussi avez-vous hésité un instant ?
— Non, maître.
Ceci dit avec le calme et l’impassibilité habituels, mais Baley eut un triste rictus. En toute bonne foi, le robot pouvait nier une telle pensée, néanmoins Baley se rendait trop bien compte que c’était là le facteur crucial.
— Que faisiez-vous avec ce garçon ? continua Baley.
— Je portais ses flèches, maître.
— Puis-je les voir ?
Il tendit la main. Le robot s’approcha et lui en remit une douzaine. Baley déposa soigneusement la première flèche, celle qui s’était fichée dans l’arbre à ses pieds et examina les autres, une à une. Puis il les rendit au robot et reprit la première flèche en main.
— Pourquoi avez-vous donné précisément cette flèche au garçon ? demanda Baley.
— Aucune raison déterminée, maître. L’enfant m’avait demandé une flèche quelques instants plus tôt et il s’est trouvé que c’est celle-là que ma main a prise en premier. Le garçon cherchait une cible : il vous a remarqué et m’a demandé qui était cet étrange être humain. Je lui ai dit…
— Oui, je sais ce que vous lui avez dit. Mais expliquez-moi plutôt pourquoi cette flèche que vous lui avez tendue est la seule à empennage gris. Toutes les autres ont un empennage noir.
Le robot se contenta de le regarder, sans un mot.
— C’est vous qui avez conduit le garçon par ici ? continua Baley.
— Nous avons marché au hasard, maître.
Le Terrien regarda l’intervalle séparant les deux arbres par où la flèche était passée en filant droit sur son but, et demanda :
— Est-ce que, par hasard, ce garçon, Bik, ne serait pas le meilleur archer que vous ayez ici ?
Le robot inclina la tête :
— C’est le meilleur, oui, maître.
Klorissa en resta bouche bée :
— Comment diable avez-vous pu le deviner ?
— C’était forcé, dit Baley sèchement. Observez, je vous prie, cette flèche à empennage gris, d’un côté, et les autres. Elle est la seule à avoir la pointe légèrement luisante, comme passée à l’huile. Excusez-moi si je vous parais mélodramatique, madame, mais j’ose dire que votre avertissement m’a sauvé la vie. Cette flèche, qui m’a manqué de si peu, a été empoisonnée.