Il finit par s’endormir. Il ne sut pas quand il passa de l’état de veille au sommeil : ses pensées, à un moment donné, devinrent de plus en plus floues, et il ouvrit les yeux alors que la tête de son lit luisait de tout son poli et que le plafond avait l’éclat frais du jour. Il regarda sa montre.
Des heures s’étaient écoulées. Les robots qui dirigeaient la maison avaient dû décider qu’il était temps que Baley s’éveille : aussi avaient-ils fait en sorte qu’il ouvre les yeux.
Il se demanda si Daneel était réveillé lui aussi, et se rendit compte immédiatement de l’illogisme de son idée : Daneel ne pouvait pas dormir. Il se demanda alors s’il avait feint de dormir pour bien jouer le rôle qu’on lui avait donné. S’était-il déshabillé ? Avait-il passé un pyjama ?
Comme si les pensées de Baley l’avaient évoqué, Daneel entra à ce moment :
— Bonjour, Elijah.
Le robot était habillé de pied en cap, la figure parfaitement reposée :
— Avez-vous bien dormi ? continua-t-il.
— Oui, fit Baley, d’un ton peu amène, et vous ?
Il sauta du lit et se précipita dans la salle de bains pour se raser et procéder à son habituelle toilette du matin, en criant :
— Si un robot se présente pour me raser, renvoyez-le ! Ils me rasent déjà assez, même quand je ne les vois pas !
Il se regardait, tout en se rasant, et s’émerveillait un peu de voir que le visage reflété dans le miroir était si semblable à celui qu’il voyait sur Terre. Ah ! si seulement ce reflet était un autre Terrien, avec lequel il pût parler, au lieu d’un simple jeu de lumière qui lui restituait son image familière ; s’il pouvait revoir avec lui en détail tout ce qu’il avait déjà appris, aussi mince et insignifiant que ce fût !
C’est trop mince, il en faudrait plus ! grommela-t-il en s’adressant à son image.
Il sortit en s’épongeant le visage et passa son pantalon sur des sous-vêtements tout neufs. (Les robots fournissaient tout ce qu’il lui fallait, que le diable les emporte !)
— Voudriez-vous répondre à quelques questions, Daneel ? demanda-t-il.
— Vous savez bien, Elijah, que je réponds à toutes vos questions dans la mesure de mes connaissances.
(Ouais ! ou d’après ce qu’on t’a dit de dire, pensa Baley.)
— Pourquoi n’y a-t-il que vingt mille personnes sur Solaria ? poursuivit-il.
— C’est là seulement un fait. Une évidence. La somme de toutes les personnes dénombrées, répondit Daneel.
— Oui, bien sûr. Mais vous répondez à côté de la question. La planète peut nourrir des millions d’habitants. Alors, pourquoi vingt mille seulement ? Vous m’avez dit que c’était le chiffre que les Solariens considéraient comme l’idéal. Pourquoi ?
— C’est leur manière de vivre.
— Vous voulez dire qu’ils pratiquent le contrôle dès naissances ?
— Oui.
— En laissant leur planète pour ainsi dire inoccupée ?
Baley ne savait pas lui-même pourquoi il appuyait tant et tant sur ce point, sinon que la population de la planète était l’un des seuls faits précis dont il ait eu connaissance et que c’était l’un des rares points sur lequel il pouvait poser des questions.
— La planète n’est pas inoccupée, répondit Daneel. Elle est divisée en domaines, dont chacun dépend d’un Solarien.
— Si je comprends bien, chaque Solarien vit sur son domaine. Il y a donc vingt mille domaines, autant que de Solariens.
— Il y a moins de domaines que cela, Elijah. Les épouses participent en communauté avec leur mari dans le domaine.
— Il n’y à pas de ville, dit Baley, un frisson dans le dos.
— Pas une seule, Elijah. Ils vivent totalement séparés les uns des autres et ne se rencontrent en personne que dans les circonstances les plus extraordinaires.
— Mais ce sont des ermites !
— Oui et non.
— Qu’est-ce à dire ?
— Hier, l’inspecteur Gruer nous a rendu visite par télévision tridimensionnelle. Les Solariens se rendent ainsi très souvent visite, mais jamais en personne.
Baley regarda Daneel, les yeux dans les yeux, et proféra :
— Nous compris ? Va-t-il falloir que nous vivions de cette façon ?
— Ce sont les us et coutumes d’ici.
— Mais alors, comment mener une enquête ? Si j’ai besoin de voir quelqu’un…
— A partir de cette maison, Elijah, vous pouvez obtenir une liaison par stéréovision avec n’importe qui sur la planète. Il n’y a pas le moindre problème. En fait, cela vous épargnera l’ennui de quitter la maison pour le dehors. C’est là la raison pour laquelle je vous avais dit, à votre arrivée, que vous n’auriez pas l’occasion de devoir vous habituer à sortir au grand air. Et ceci est très bien. Toute autre solution n’eût pu que vous être désagréable.
— Je suis encore capable de juger, tout seul, de ce qui m’est désagréable ou pas, répondit Baley. Bon, la première chose à faire ce matin, Daneel, est que j’entre en contact avec cette femme, Gladia, l’épouse de la victime. Si la liaison stéréo ne me donne pas satisfaction, j’irai personnellement la voir chez elle. Ceci relève du domaine de ma seule appréciation.
— Nous verrons bien ce qui est le mieux et aussi le plus faisable, Elijah, dit Daneel sans s’engager. Je vais demander le petit déjeuner.
Et il tourna le dos.
Baley regardait fixement le large dos du robot qui s’en allait. Il en restait ahuri. Daneel Olivaw jouait les grands chefs ! Mais si les instructions qu’on lui avait données intimaient que Baley n’en apprît pas plus que le nécessaire absolu, on ne s’était pas aperçu que Baley gardait en main un atout maître.
L’autre, après tout, n’était jamais que le robot Daneel Olivaw. Pour remettre tout à sa place normale, il lui suffisait de dire à Gruer, ou à n’importe quel Solarien, que Daneel était un robot et non l’homme qu’il paraissait être.
Et pourtant, d’un autre point de vue, cette pseudo-humanité de Daneel pouvait se révéler très utile. Il n’est pas nécessaire de jouer immédiatement un atout maître. Il est bien souvent plus avantageux de le conserver en main.
« Laissons venir pour le moment », pensa-t-il, et il suivit Daneel pour prendre son petit déjeuner.
— Et maintenant, dit Baley, comment se débrouille-t-on pour obtenir une liaison stéréo ?
— Nous n’avons pas à nous en préoccuper, Elijah, dit Daneel en cherchant du doigt l’un des boutons d’appel pour convoquer un robot.
Immédiatement, celui-ci se présenta.
« D’où diable sortent-ils ? » se demanda Baley. Lorsqu’il déambulait sans but à travers le labyrinthe de pièces inhabitées de la maison, il n’avait jamais l’occasion de voir le moindre robot. Se dépêchaient-ils donc de vider les lieux à l’approche d’un être humain, ou bien se prévenaient-ils l’un l’autre pour laisser la voie libre ?
Et pourtant, dès qu’on appelait, il y en avait toujours un qui se présentait aussitôt.
Baley inspecta des pieds à la tête le robot qui venait d’arriver : son corps était de métal poli, mais sans brillant : un ensemble terne, grisâtre, avec une immatriculation en damier sur l’épaule droite, le seul point coloré de toute sa surface : des carrés blancs et jaunes (en fait, or et argent, en raison de leur éclat) qui semblaient disposés selon un rythme aberrant.
— Menez-nous au salon de conversation, dit Daneel.
Le robot s’inclina, fit demi-tour, mais sans un mot.
— Un instant, mon garçon, dit Baley, comment vous nommez-vous ?
Le robot refit face à Baley, parlant d’une voix bien timbrée et sans hésitation :
— Je n’ai pas de nom, maître. Mon numéro d’immatriculation, dit-il, en portant son index métallique sur la plaque d’immatriculation de l’épaule, est ACX-27-45.
Daneel et Baley le suivirent dans une vaste pièce. Baley reconnut l’endroit où Gruer et son fauteuil s’étaient trouvés la veille.
Un autre robot les y attendait avec l’immuable patience des machines. Leur guide s’inclina et s’en fut.
Baley avait eu le temps de comparer les plaques d’immatriculation des deux robots avant que le premier soit reparti. Le rythme de disposition des carrés d’or et d’argent était différent. Le damier comportait six fois six cases, d’où une possibilité de combinaisons de deux puissances trente-six, soit quelque soixante-dix milliards : un chiffre plus que suffisant.
— Visiblement, dit Baley, il y a un robot pour chaque opération. L’un pour nous guider jusqu’ici, un autre pour manipuler le transmetteur stéréo.
— La spécialisation des robots est très poussée sur Solaria, Elijah, répondit Daneel.
— Quand il y en a tant, c’est compréhensible !
Baley se mit à contempler l’autre robot. Exception faite de la plaque d’immatriculation sur l’épaule, et vraisemblablement de la disposition des circuits positroniques invisibles dans son cerveau spongieux de platine irridié, c’était une réplique identique du précédent.
— Votre numéro d’identification ? demanda-t-il.
— ACC-11-29, maître.
— Bon ; je vous appellerai simplement mon garçon. Maintenant, je voudrais m’adresser à une certaine Gladïa Delmarre, veuve de feu Rikaine Delmarre. (Il se tourna vers Daneel.) Y a-t-il une adresse, un moyen quelconque de la localiser exactement ?
Avec douceur, Daneel dit :
— Je ne pense pas qu’il ait besoin de plus amples renseignements. Si vous voulez que j’interroge le robot…
— Je vais le faire moi-même, merci, dit Baley.
— Parfait, mon garçon. Savez-vous comment appeler cette dame ?
— Oui, maître. Je connais toutes les fréquences d’appel de tous les maîtres.
Ceci énoncé sans le moindre orgueil. Ce n’était, pour lui, qu’un fait aussi évident que s’il avait dit :
— Je suis un être de métal, maître.
Daneel intervint :
— Ceci n’a rien de surprenant, Elijah. Il y a moins de dix mille liaisons à effectuer, et pour sa mémoire magnétique ceci est un nombre très faible.
Baley acquiesça.
— Et si par hasard il y avait d’autres personnes du nom de Gladïa Delmarre ? Ce serait un risque de quiproquo.
— Maître ? et le robot demeura silencieux, dans l’expectative.
— Je crois bien, fit Daneel, que le robot n’a pas compris votre question. Les patronymes sont enregistrés à la naissance, et l’on ne peut adopter d’autre appellation, à moins que ce nom n’ait pas de titulaire à l’époque.
— Bien, bien, dit Baley. J’en apprends tous les jours ! Maintenant, comprenez-moi bien, mon garçon. Vous allez m’indiquer ce que je dois faire, s’il y a quelque chose à faire : donnez-moi la fréquence d’appel, ou ce qui en tient lieu dans votre langage, et puis déguerpissez.
Il y eut un temps mort assez long avant que le robot répondît :
— Vous désirez faire l’appel vous-même, maître ?
— Exactement.
Daneel retint doucement la manche de Baley :
— Un instant, Elijah.
— Allons bon ! Qu’y a-t-il ?
— Je crois que le robot pourrait établir la communication avec plus de facilité. Il est conditionné pour cela.
Baley rétorqua, peu amène :
— Eh ! Je le sais qu’il le fera mieux que moi. Si je le fais moi-même, je risque de faire un épouvantable méli-mélo.
Puis, le regard bien fixé dans les yeux impassibles de Daneel :
— Néanmoins, j’entends établir cette communication moi-même. Qui commande de nous deux, vous ou moi ?
— C’est vous qui commandez, Elijah, répondit Daneel, et tous vos ordres, quand la Première Loi n’y met pas d’obstacles, seront ponctuellement exécutés. Cependant, avec votre permission, j’aimerais pouvoir vous fournir tous les renseignements utiles dont je dispose en ce qui concerne les robots solariens. Ceux-ci sont bien plus spécialisés que ceux de n’importe quelle autre planète. Et, bien qu’ils soient physiquement à même d’accomplir de nombreuses tâches, ils ne sont mentalement bien conditionnés que pour une seule sorte d’occupation. Remplir des fonctions étrangères à leur spécialisation demande les énergies puissantes obtenues par une application directe de l’une des Trois Lois. De la même façon, ne pas effectuer le travail pour lequel ils sont conditionnés réclame également l’application directe de l’une des Trois Lois.
— Eh bien, donc, tout ordre direct que je lui donne met en jeu la Deuxième Loi, oui ou non.
— Oui, certes. Néanmoins, l’énergie qu’elle va mettre en action est désagréable pour le robot. Ordinairement, c’est un cas qui ne se présente jamais, car jamais, pour ainsi dire, un Solarien ne va se mêler des actions courantes d’un robot. D’un côté, il n’aurait nulle envie de remplir une tâche de robot et de l’autre il n’en éprouverait pas le besoin.
— Dois-je comprendre, Daneel, que le robot souffre lorsque j’exécute le travail qui est le sien ?
— Vous n’ignorez pas, Elijah, que la souffrance, dans l’acception humaine du mot, ne peut s’appliquer aux sensations que peut ressentir un robot.
Baley haussa les épaules.
— Eh bien, alors ?
— Néanmoins, continua Daneel, le robot subit, dans ces conditions, des sensations aussi éprouvantes que celles que doit ressentir un homme sous l’empire de la souffrance, dans la mesure où je puis m’en rendre compte.
— Mais, répondit Baley, moi, je ne suis pas un Solarien. Je suis un Terrien et je n’aime pas voir un robot accomplir quelque chose que je puis faire.
— Remarquez également, reprit Daneel, que causer un désagrément à un robot peut, de la part de nos hôtes, être considéré comme un acte inamical, étant donné que dans une société comme la leur il doit y avoir un code plus ou moins strict des manières à employer vis-à-vis d’un robot et des interdictions. Et causer offense à nos hôtes ne serait pas chose à nous rendre la tâche plus facile.
— Bon, bon, fit Baley. Eh bien, laissons le robot faire son travail.
Et il se rassit.
L’incident n’avait pas été sans utilité. C’était un exemple instructif de la rigidité implacable d’une société axée sur les robots. Une fois qu’ils avaient vu le jour, on ne pouvait facilement s’en défaire, et un être humain qui voulait se passer de leurs services, même temporairement, se rendait compte alors que c’était impossible.
Les yeux mi-clos, il regarda le robot s’approcher du mur. Que les sociologues, sur Terre, étudient ce qui venait de se passer et en tirent leurs conclusions. Il commençait, pour son compte, à entrevoir quelques lueurs.
La moitié du mur glissa de côté et le tableau de commandes ainsi dévoilé n’eût pas paru déplacé dans la centrale électrique d’un grand centre urbain.
Baley avait envie de fumer sa pipe. Mais on lui avait expliqué que de fumer sur une planète hostile au tabagisme, comme l’était Solaria, serait un épouvantable impair : aussi n’avait-il même pas été autorisé à emporter son cure-pipe !
Il soupira. Il y avait des moments où le goût d’un tuyau de pipe dans la bouche, serrée entre les dents, et la tiédeur du fourneau dans la main eussent été d’un grand réconfort.
Le robot s’activait, réglant des potentiomètres ici et là, et augmentant la densité du champ de force, selon un rythme régulier, par de légers attouchements.
Daneel expliqua :
— Il faut d’abord lancer un signal d’appel à la personne que l’on désire visionner. C’est, bien sûr, un robot qui reçoit cet appel. Si la personne demandée peut répondre et veut bien accepter l’entrevue, la vision intégrale se fait alors.
— Est-ce que tous ces contrôles sont indispensables ? demanda Baley, le robot se sert à peine de la moitié du tableau.
— Mes renseignements sur la question, Elijah, sont fort incomplets. Néanmoins, si l’occasion s’en présente, il faut pouvoir établir des liaisons stéréo en « Multiplex » ou en « Travelling ». Cette dernière, en particulier, réclame des mises au point ardues et ininterrompues.
Le robot dit :
— Maître, le contact est établi et accepté. Quand vous le désirerez, la liaison intégrale sera faite.
— Faites, grommela Baley, et comme si ce mot eût été un signal, la moitié la plus reculée de la pièce s’enflamma de lumière.
Aussitôt, Daneel s’excusa :
— J’ai oublié de faire signaler par le robot que toutes les ouvertures donnant sur l’extérieur devaient être voilées. J’en suis désolé et nous allons faire ce…
— Bah ! Laissez donc. Ne vous mêlez de rien.
Ce qu’il regardait, devant lui, représentait une salle de bains, ou du moins, il pensait que c’était cela, d’après les appareils. A une des extrémités se trouvait une espèce de salon d’esthétique, devina-t-il, et, dans son imagination, il se représentait un robot ou des robots s’activant avec une dextérité infaillible sur les détails de la coiffure d’une femme et sur les avantages qui composaient l’image d’elle-même qu’elle offrait au monde.
Quant à certains ustensiles et bricoles divers, il désespérait d’en saisir le sens. Il n’avait aucune possibilité de juger de leur utilité, faute d’expérience. Les murs étaient incrustés d’une mosaïque complexe, qui trompait l’œil et faisait croire à la représentation d’un objet réel, avant de se dissoudre en un ensemble non figuratif. Le résultat était agréable, reposant, presque hypnotique, dans la manière dont il séduisait l’attention.
Ce qui pouvait être la cabine de douche, assez vaste, était masqué de lumière qui établissait un véritable mur opaque et ondoyant. Il n’y avait pas d’être humain en vue.
Baley se mit à considérer le plancher : où s’achevait la pièce où il se trouvait, où commençait l’autre ? C’était assez facile à voir. Il y avait une ligne de démarcation où la lumière changeait d’intensité, ce devait être là.
Il s’avança jusqu’à cette ligne, puis après un instant d’hésitation, passa la main au-delà. Il n’éprouva aucune sensation, pas plus que s’il avait passé la main à l’intérieur d’un champ tridimensionnel aussi fruste que ceux fabriqués sur Terre. Mais là, du moins, il aurait pu voir encore sa main : floue, peut-être, masquée par l’image, mais il l’aurait vue. Tandis qu’ici elle avait complètement disparu. Pour ses yeux, son bras se terminait là, sectionné au poignet.
Et s’il traversait complètement la ligne, très probablement sa vision serait anéantie. Il se trouverait dans un monde de ténèbres parfaites. La pensée de se trouver dans une enceinte aussi bien close était presque agréable.
Une voix vint interrompre le cours de ses méditations. Il leva la tête et regagna sa place avec une hâte maladroite.
Gladïa Delmarre parlait. Du moins, Baley présumait que c’était elle. La partie supérieure du rideau de lumière qui fermait la cabine de douche s’était dissipée et une tête se détachait clairement.
Elle sourit à Baley :
— Je vous disais bonjour et m’excusais de vous faire patienter. Je serai sèche dans un instant.
Elle avait un visage triangulaire, s’élargissant aux pommettes (qui ressortaient quand elle souriait) et s’affinant en un dessin très pur jusqu’à un menton petit, surmonté de lèvres pleines. Elle n’était pas très grande, probablement un mètre soixante, estima Baley. (Une taille pareille n’était pas courante, tout au moins selon les idées de Baley qui s’imaginait que les Spaciennes devaient être de grande taille et avoir un port altier.) Ses cheveux non plus n’avaient pas le chaud mordoré des Spaciens : ils étaient châtain clair, tirant très légèrement sur le roux ; elle les portait assez longs, mais, pour le moment, ils étaient tout ébouriffés sous l’action de ce que Baley supposait être un jet d’air chaud. L’ensemble était très agréable à contempler.
Baley, confus, dit :
— Si vous désirez que nous interrompions la liaison jusqu’au moment où vous serez prête.
— Mais non, mais non. J’en ai tout de suite fini, et nous pouvons parler entre-temps. Hannis Gruer m’avait prévenue que vous voudriez entrer en contact avec moi. Vous venez de la Terre, je crois. (Elle le regardait bien en face, et semblait le boire des yeux.)
Baley acquiesça et s’assit :
— Mais mon collègue vient d’Aurore.
Elle sourit, mais sans détourner son regard de Baley, comme si, de toute façon, c’était lui l’élément intéressant de l’équipe.
Et après tout, pensait Baley, ce n’est que la vérité.
Elle leva les bras par-dessus la tête, se passant les doigts dans les cheveux, en les écartant, comme pour activer le séchage. Elle avait des bras minces et gracieux. Elle est très attirante, pensa Baley.
Puis une sorte de remords vint l’assaillir : « Jessie n’aimerait pas ça ! »
A ce moment d’ailleurs, Daneel demanda :
— Vous serait-il possible, madame Delmarre, de faire voiler ou polariser la fenêtre que nous voyons. Mon collègue est allergique à la lumière du jour. Sur Terre, comme vous l’avez peut-être…
La jeune femme (Baley pensait qu’elle avait à peine vingt-cinq ans, tout en se disant avec tristesse que l’âge apparent des Spaciens pouvait être trompeur) se prit les tempes entre les mains en s’écriant :
— Eh oui ! c’est vrai ! Je le sais bien. Comme c’est stupide de ne pas y avoir songé ! Excusez-moi, je vous prie, mais cela ne va demander qu’un instant. J’ai un robot ici qui va…
Elle sortit de sous le séchoir, la main tendue vers le bouton d’appel, tout en continuant de parler :
— J’ai toujours pensé qu’il me faudrait plus d’un bouton d’appel dans cette pièce. Ce n’est pas une maison bien conçue si vous n’avez pas de moyen d’appel à portée de la main à quelque endroit où l’on se trouve, disons à moins de deux mètres. C’est vraiment… Oh. ! qu’y a-t-il ?
Elle fixait, abasourdie, Baley, qui d’un bond s’était levé de son fauteuil, et s’était retourné précipitamment.
Daneel dit avec calme :
— Il vaudrait mieux, madame Delmarre, qu’après avoir appelé le robot, vous retourniez dans la cabine ou bien que vous passiez quelques vêtements.
Gladïa contempla avec surprise son anatomie sans voile et dit :
— Mais oui, bien sûr !