Baley encaissa, en faisant tout son possible pour ne pas le montrer.
Probablement, en raison de leur mode de vie, les Solariens considéraient comme sacro-sainte la vie privée de chacun. Il était de très mauvais goût de poser des questions sur le mariage, sur les enfants. Baley se dit donc que les disputes chroniques entre mari et femme pouvaient exister comme partout ailleurs, tout en étant un sujet proscrit pour la curiosité d’autrui.
Même lorsqu’un crime avait été commis ? Personne n’oserait donc commettre d’infraction aux règles sociales en demandant au suspect s’il se disputait avec son conjoint ? Ou ne ferait état du fait en l’ayant appris par hasard ? Quel monde !
Enfin, Leebig, lui, avait mis les pieds dans le plat.
— A quel propos ces disputes ? demanda Baley.
— Je crois que c’est à elle que vous devriez poser cette question.
« Oui, évidemment, il vaudrait mieux la poser à l’intéressée », se dit Baley. Il se leva et avec une politesse de commande :
— Je vous remercie de votre coopération, docteur Leebig, dit-il. Il est possible que, par la suite, j’aie encore recours à votre aide. Je souhaiterais être en mesure de vous contacter aussitôt, si besoin est.
— Liaison terminée, dit Leebig, et d’un seul coup son image et celle de la portion de pièce qu’il occupait disparurent.
Pour la première fois de sa vie, Baley n’éprouva pas d’appréhension à effectuer un voyage aérien à ciel ouvert. Vraiment, aucune gêne, cette fois-là. Il se sentait presque dans son élément.
Il ne pensait pas même à la Terre, ni à Jessie. Il n’y avait que quelques semaines qu’il avait quitté la Terre, mais c’eût aussi bien été depuis des années. Il n’y avait pas trois jours qu’il se trouvait sur Solaria et pourtant il avait l’impression d’y être depuis une éternité.
Un homme s’adapte-t-il si vite à vivre dans un cauchemar perpétuel ?
Ou était-ce parce qu’il allait bientôt se trouver en présence de Gladïa, au lieu de contempler son image par stéréovision. Etait-ce cela qui lui donnait ce sentiment de confiance et ce mélange bizarre d’expectative agréable et de léger malaise ?
« Pourra-t-elle supporter ma présence, se demandait-il, ou bien lui faudra-t-il s’éclipser après une entrevue de quelques instants, en s’excusant comme c’est arrivé avec Quemot ? »
Elle se tenait debout, à l’autre extrémité d’une pièce toute en longueur, lorsqu’il entra. Elle aurait aussi bien pu passer pour une image impressionniste d’elle-même, tant, tout en elle, se trouvait réduit à l’essentiel.
Ses lèvres étaient très légèrement fardées, ses sourcils à peine ombrés, ses oreilles imperceptiblement bleuies. Tout cela excepté, elle ne portait aucun maquillage. Elle paraissait diaphane, un peu craintive, et si jeune !
Ses cheveux blonds étaient coiffés en arrière, et ses yeux gris-bleu révélaient une certaine timidité. Sa robe était d’un bleu si foncé qu’elle paraissait presque noire, soulignée d’une mince bordure blanche qui descendait en arabesques de chaque côté. C’était une robe à longues manches. Gladïa était gantée de blanc et chaussée de ballerines. Pas un centimètre de sa peau n’était à découvert, le visage excepté. Encore, son cou était-il recouvert d’une sorte de « modestie » en ruche.
Baley s’arrêta sur le pas de la porte :
— Ne suis-je pas trop près ainsi, Gladïa ?
Sa respiration était faible mais précipitée :
— J’avais oublié ce que c’était vraiment, dit-elle. C’est exactement comme par stéréovision, n’est-ce pas ? Je veux dire si vous ne vous mettez pas en tête que c’est une personne que vous avez en face de vous, et non plus une image.
— Pour moi, c’est quelque chose de tout à fait habituel.
— Oui, sur Terre, bien sûr… (Elle ferma les yeux.) Quelquefois j’essaye de me l’imaginer. Simplement des foules de gens, partout. Vous marchez sur une route et vous avez d’autres personnes qui vont dans le même sens et d’autres encore qui viennent en sens inverse. Des douzaines.
— Des centaines de gens, corrigea Baley. Avez-vous déjà visionné des scènes prises sur la Terre et microfilmées ? Ou bien un roman qui se déroulait dans un décor terrestre ?
— Nous n’en avons pas beaucoup dans ce genre, mais j’ai visionné des microfilms qui se passaient sur d’autres Mondes Extérieurs, où les gens vivent en contact physique permanent. Mais, dans un roman, ce n’est pas comme dans la réalité. Cela ressemble tout bonnement à de la multi-stéréovision.
— Et dans les romans, est-ce que les gens s’embrassent ?
Elle rougit, avec une gêne marquée :
— Je ne m’occupe pas de ce genre de littérature.
— Jamais ?
— Eh bien, oh, il y a toujours quelques microfilms pornos, vous savez, et il m’est arrivé, oh, par simple curiosité… Mais c’est vraiment écœurant.
— Ah oui ?
Avec une animation soudaine, elle reprit :
— Mais la Terre, c’est tellement différent. Il y a tant de gens. Quand vous vous promenez, Elijah, je suppose qu’il vous arrive de… de toucher d’autres personnes. Je veux dire par accident, sans le faire exprès.
Baley eut un demi-sourire.
— Il arrive même que, sans le faire exprès, on envoie des gens par terre.
Il eut une pensée émue pour les foules, dans les express, se bousculant, se cognant, courant çà et là, sur les tapis roulants, et inévitablement, pendant un instant, il fut en proie aux affres de la nostalgie.
— Vous n’avez pas besoin de rester planté là, dit Gladïa.
— Mais cela ne va-t-il pas vous gêner si je me rapproche ?
— Non, je ne le pense pas. Je vous dirai quand je trouverai que vous êtes assez près.
En mesurant ses pas, Baley se rapprocha, tandis que Gladïa le regardait, les yeux écarquillés.
Elle dit brusquement :
— Voudriez-vous voir quelques-unes de mes œuvres en plasto-color ?
Baley était à deux mètres d’elle. Il s’arrêta net et la regarda. Elle semblait si menue, si frêle. Il essaya de se la représenter, tenant quelque chose dans sa main (mais quoi, vraiment ?) et frappant furieusement le crâne de son mari. Il essaya de se l’imaginer, folle de rage, en proie à une fureur homicide, sous l’effet de la colère.
Il dut reconnaître en son for intérieur qu’il y arrivait. Même une petite bonne femme de cinquante kilos pouvait fracasser un crâne si elle tenait une arme appropriée et était suffisamment hors d’elle-même. Et Baley avait connu des meurtrières (sur Terre bien sûr) qui, dans leur état normal, étaient aussi inoffensives que des agneaux.
— Qu’est-ce que c’est ce plasto-colorisme, Gladïa ? demanda-t-il.
— Des formes esthétiques, répondit-elle.
Baley se souvint de ce qu’avait dit Leebig à propos des œuvres de Gladïa. Il acquiesça :
— Oui, j’aimerais bien en voir quelques-unes.
— Eh bien, suivez-moi alors.
Baley conserva les deux mètres de distance qui les séparaient. Après tout, ce n’était jamais que le tiers de ce que Klorissa avait exigé.
Ils entrèrent dans une pièce qui rutilait de lumière : elle brillait de mille feux, dans toutes les directions, déployant le spectre de l’arc-en-ciel.
Gladïa avait un air satisfait de propriétaire. Elle se retourna vers Baley, quêtant son appréciation du regard.
La réponse de Baley dut correspondre à ce qu’elle espérait, bien qu’il n’eût dit mot. Il pivota lentement sur lui-même, essayant de comprendre ce que ses yeux voyaient, car ce n’était que purs jeux de lumière, sans objet matériel.
Les émanations lumineuses reposaient sur de vastes socles. C’était de la géométrie animée, des « mobiles » faits de lignes et de courbes de couleurs pures, se fondant en un tout bariolé, mais conservant cependant des identités distinctes. Il n’y avait pas la plus vague ressemblance entre deux spécimens.
Baley chercha ses mots et, n’arrivant pas à s’exprimer, se contenta de dire :
— Est-ce prévu pour avoir une signification quelconque ?
L’agréable contralto de Gladïa s’enfla de rire :
— Aucune autre signification que celle que vous voulez bien lui accorder. Ce ne sont que des jeux de lumière qui évoquent la colère, le bonheur, la surprise ou n’importe quel sentiment que j’éprouvais lorsque je les ai créés. Je pourrais fabriquer un lieu de lumière spécialement pour vous, une sorte de portrait si vous voulez. Mais je crains qu’il ne soit pas très bon, cependant, car je devrais improviser sous l’impulsion du moment.
— Vraiment ? Mais ce serait très intéressant.
— Comme vous voudrez, dit-elle, et se précipitant vers une émanation lumineuse, dans un coin de la pièce, elle passa près de lui, presque à le frôler. Elle ne parut pas s’en apercevoir d’ailleurs.
Elle toucha quelque chose sur le socle qui soutenait le « mobile » de lumière et toute la splendeur éthérée des couleurs s’évanouit sans vaciller.
— Oh, ne faites pas ça ! s’écria Baley, haletant de surprise.
— Bah, ce n’est rien. J’en étais fatiguée, de toute façon. Pour les autres, je vais me contenter de les atténuer pour que leur éclat ne vienne pas me troubler.
Elle ouvrit une porte dissimulée dans la paroi et déplaça un rhéostat. Aussitôt les couleurs pâlirent jusqu’à devenir presque invisibles.
— Vous n’avez pas un robot pour le faire à votre place ? demanda Baley. Un robot pour manier les commandes.
— Chut, allons ! dit-elle avec une certaine impatience. Je ne veux aucun robot dans cette pièce. C’est mon petit domaine à moi.
Elle le regarda et fronça les sourcils.
— Je ne vous connais pas assez. C’est là où gît la difficulté.
Elle ne regardait pas le socle, mais ses doigts reposaient légèrement sur la surface polie de la plaque supérieure. Ses dix doigts étaient crispés dans l’attente.
Elle déplaça un doigt, décrivant un demi-cercle au-dessus de la plaque polie. Un segment d’une lumière jaune soutenu grandit et se plaça à l’oblique, au-dessus du socle. Le doigt recula imperceptiblement et la lumière prit une teinte légèrement moins accentuée.
Elle la contempla alors un instant.
— Je crois que ça y est. Une espèce de puissance, mais sans lourdeur.
— Jehoshaphat ! dit Baley.
— Vous aurais-je offensé ?
Ses doigts se relevèrent et la flèche oblique de lumière dorée demeura immobile et solitaire.
— Oh non, pas du tout. Mais qu’est-ce que c’est ? Comment réalisez-vous cela ?
— C’est assez difficile à expliquer, dit Gladïa en considérant le socle d’un air méditatif, d’autant plus que je ne le comprends pas très bien moi-même. A ce que l’on me dit, c’est une sorte d’illusion d’optique. Nous érigeons des champs de force à différents niveaux énergétiques. En fait, ce sont des proliférations de l’hyperespace, qui n’ont aucune des propriétés de l’espace normal. Selon leur niveau énergétique, l’œil humain aperçoit des lumières de plusieurs teintes. Je contrôle formes et couleurs par la chaleur de mes doigts, touchant des endroits précis du socle. Il y a tout un réseau de relais à l’intérieur du socle.
— Vous voulez dire que si je mettais mon doigt là… dit Baley en s’avançant.
Gladïa lui laissa la place. Il posa son index hésitant sur la surface du socle et sentit une légère vibration.
— Allez-y, Elijah ! Déplacez votre doigt, dit Gladïa.
Ce que fit Baley, et un zig-zag de lumière d’un gris sale grimpa en dents de scie, coupant la lumière dorée. Baley enleva son doigt comme s’il s’était brûlé et Gladïa éclata d’un rire frais, pour se montrer aussitôt toute contrite.
— Je n’aurais pas dû rire, dit-elle. C’est vraiment très difficile à réaliser, même pour des gens qui ont une longue pratique.
Et sa main se déplaça d’un mouvement léger, mais trop rapide pour que Baley la suive des yeux. La monstruosité qu’il venait de créer disparut, laissant la barre de lumière jaune à sa solitude originelle.
— Mais comment avez-vous appris à réaliser de tels tours de force ? s’étonna Baley.
— J’ai essayé, encore et sans me lasser. C’est un nouvel aspect de l’art, vous le voyez bien, et il n’y a qu’une ou deux personnes à posséder véritablement le tour de…
— Oui, et vous êtes la meilleure dans ce domaine, dit Baley, l’air sombre. Sur Solaria, tous ceux à qui je m’adresse sont uniques dans leur spécialité.
— Mais il n’y a pas de quoi rire ! Certaines de mes œuvres ont été vues. J’ai réalisé des spectacles de lumière.
Elle releva agressivement le menton. Elle était visiblement très fière d’elle-même.
— Laissez-moi continuer votre portrait, reprit-elle.
De nouveau, ses doigts se déplacèrent sur le socle.
Il y avait bien peu de lignes courbes dans la structure luminescente qui se manifestait sous la pression de ses doigts. Tout était à angles aigus, irradié d’un bleu dominant.
— C’est la Terre, en quelque sorte, dit Gladïa en mordillant sa lèvre inférieure. Je m’imagine toujours la Terre bleue. Avec tous ces gens qui se voient, se croisent, se rencontrent. Ce qui se passe avec la stéréovision, je le vois en rose. Et vous, que vous en semble ?
— Jehoshaphat ! Je ne me représente pas les choses sous forme de couleurs.
— Ah oui, vraiment, dit-elle distraitement. Il vous arrive de dire de temps à autre ce mot « Jehoshaphat » ; c’est tout juste une petite bille violette. Une petite bille bien nette, parce qu’elle arrive comme ça, click, sans crier gare.
Et la petite bille se matérialisa, click, luisante, un peu décentrée par rapport à l’ensemble.
— Là, dit-elle. Et maintenant, la touche finale.
Et un cube lisse, terne, d’un gris ardoise, jaillit pour enclore irrémédiablement le tout. Les lumières luisaient toujours à l’intérieur de ce parallélépipède, mais avec moins d’éclat, prisonnières en quelque sorte.
Baley en éprouva une sorte de tristesse, comme si c’était lui qui se trouvait prisonnier à l’intérieur, éloigné de quelque chose qu’il désirait.
— Qu’est-ce donc que ça ? Votre dernière idée ?
— Mais, voyons, les murs qui vous entourent, répondit Gladïa, C’est le principal en vous, ce besoin que vous avez de fuir l’extérieur, de vous réfugier entre les parois. Ici même, vous êtes bien à l’intérieur. Comprenez-vous ?
Baley ne comprenait que trop et n’était pas d’accord.
— Ces parois n’existent pas tout le temps, dit-il. La preuve, je suis sorti à l’extérieur aujourd’hui même.
— Ah oui ! Et qu’est-ce que ça vous a fait ?
Il ne put s’empêcher de lui renvoyer la balle :
— A peu près ce que de m’avoir en face de vous peut vous faire. Ce n’est pas qu’on aime ça, mais enfin c’est supportable.
Elle le regarda d’un air pensif.
— Et maintenant voulez-vous sortir ? Avec moi ? Pour faire un tour.
Le premier mouvement de Baley fut presque de s’exclamer :
— Jehoshaphat ! Non !
Elle continuait :
— Vous savez, je n’ai jamais fait de promenade en la compagnie effective de quelqu’un. Il fait encore jour et le temps est beau.
Baley regarda le portrait non figuratif qu’elle venait de faire de lui, et dit :
— Vous enlèverez ce machin gris, si je sors ?
Elle sourit.
— Tout dépendra de votre comportement.
La sculpture luminescente demeura telle qu’elle était. Ils sortirent de la pièce, la laissant là, retenant emprisonnée l’âme de Baley, dans le gris sale des villes. Baley frissonna légèrement. L’air semblait peser sur lui et la température était fraîche.
— Avez-vous froid ? s’inquiéta Gladïa.
— Ce n’était pas comme cela tout à l’heure, marmonna Baley.
— Le jour s’achève maintenant, mais il ne fait pas vraiment froid. Voulez-vous un manteau ? Un robot peut en apporter un tout de suite.
— Non, ça ira. (Ils s’avançaient sur une étroite allée empierrée :) Est-ce ici où vous aviez coutume de vous promener avec le Dr Leebig ? demanda Baley.
— Non, nous allions au loin, dans les champs, où il arrive qu’on voie quelquefois un robot au travail, mais où l’on peut entendre les bruits des animaux. Néanmoins, aujourd’hui, vous et moi allons rester près de la maison, au cas où…
— Où quoi ?
— Eh bien, au cas où vous voudriez rentrer.
— Ouais. Ou bien au cas où, vous, vous en auriez assez de ma présence.
— Vous ne me gênez pas le moins du monde, dit-elle avec la plus grande insouciance.
On entendait au-dessus le vague murmure des feuilles agitées par le vent. Tout était vert ou jaune. Il y avait, dans l’air, autour d’eux, des pépiements, des jacassements, et, sur le sol, des stridulations continues, et des ombres, des ombres aussi.
Car Baley prenait surtout conscience de ces ombres. Il y en avait une qui s’étirait devant lui, avec des contours humains, et qui se déplaçait comme lui en une imitation grotesque et horrible.
Bien sûr, Baley avait entendu parler des ombres, il n’ignorait pas ce que c’était, en réalité, mais dans la lumière indirecte et tamisée des villes il n’en avait jamais pris réellement conscience.
Derrière lui, il le savait, se dressait le Soleil de Solaria. Il prenait bien soin de ne pas le regarder, mais il savait qu’il était ici, oh oui.
L’espace est vaste, la solitude de l’espace. Pourtant il sentait que l’espace l’attirait à lui. Dans son esprit, il se représentait en train de fouler la surface d’un monde, avec, tout autour de lui, des milliers de kilomètres, et au-dessus de lui… l’immensité de multiples années-lumière.
Pourquoi se complaisait-il dans ces pensées d’isolement ? Il ne voulait pas de la solitude. Il voulait la Terre, la chaleur et la promiscuité des villes, bondées d’humains.
Mais cette image refusait de s’implanter dans son esprit. Il essaya d’évoquer dans sa mémoire New York, avec le bruit, la densité humaine, et s’aperçut qu’il ne pouvait distraire son attention de l’air calme, mais frais et mouvant, de la surface de Solaria.
D’un mouvement quasi involontaire, il se rapprocha de Gladïa, jusqu’à se trouver à moins d’un mètre d’elle. Il s’aperçut alors de son visage surpris.
— Oh ! je vous demande pardon, dit-il aussitôt en s’écartant de nouveau.
Elle reprit bruyamment son souffle :
— Ca va bien. Si nous allions par-là ? Nous avons des parterres de fleurs qui pourraient vous intéresser.
La direction qu’elle indiquait laissait toujours à Baley le soleil dans son dos. Aussi suivit-il en silence.
Gladïa parlait toujours :
— Dans quelques mois, ce sera merveilleux. Quand il fait chaud, je puis courir jusqu’au lac et m’y baigner, ou m’évader à travers champs tout simplement en courant aussi vite que possible, jusqu’au moment où, hors d’haleine, je suis heureuse de m’étendre et de rester tranquille ! (Et, jetant un regard à ses habits :) Mais aujourd’hui, je n’ai pas la tenue voulue pour des distractions de ce genre. Avec tout ce que j’ai sur le dos, je ne puis rien faire d’autre que de marcher paisiblement, vous voyez.
— Quelle est donc votre tenue préférée ? demanda Baley.
— Un corsage et un short… tout au plus, s’écria-t-elle en lançant les bras en l’air, comme si, dans son imagination, elle éprouvait déjà les plaisirs d’une tenue sommaire. Quelquefois moins encore. Et parfois, même, rien d’autre qu’une paire de spartiates. C’est alors que vous sentez la caresse du vent sur la moindre portion de votre… oh, excusez-moi. Je vous ai encore choqué.
— Non, non, dit Baley. Ca ne me choque plus. Mais n’étiez-vous pas plus vêtue que cela au cours de vos promenades avec le Dr Leebig ?
— Ma tenue variait, vous savez. Tout était fonction du temps qu’il faisait. Il m’arrivait parfois d’être vêtue d’une façon des plus sommaires. Mais comme c’était par stéréovision… Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
— Oui, je comprends. Mais lui, le Dr Leebig ? Etait-il, lui aussi, sommairement vêtu ?
— Jothan, sommairement vêtu ! (Gladïa eut un sourire qui découvrait toutes ses dents.) Certes non ! En toutes circonstances, il avait une telle solennité.
Son visage revêtit une expression faussement grave, une paupière mi-close : sa mimique rappelait Leebig avec une telle vérité que Baley ne put réprimer une exclamation admirative.
— Et voici comment il parle, poursuivit-elle. « Ma chère Gladïa, si nous considérons l’effet énergétique d’un ordre de première magnitude sur un flux positronique… »
— Est-ce la seule chose dont il vous entretenait, uniquement de Robotique ?
— Oui, la plupart du temps. Oh ! vous savez, ce sujet lui tient tellement à cœur. Il était toujours à essayer de m’expliquer ça. Jamais il n’a abandonné.
— Et vous, avez-vous appris quelque chose ?
— Rien de rien. Pas même les bases les plus élémentaires. Tout cela m’a toujours paru un tel fatras. Alors, parfois il se mettait en colère. Mais quand il se mettait à m’en raconter, je plongeais dans l’eau, si nous étions à proximité d’un lac, et je l’arrosais d’éclaboussures.
— Vous l’arrosiez ? Mais vous venez de me dire que vous ne vous parliez qu’en stéréovision.
— Quel Terrien entêté, dit-elle en riant. J’arrosais son image, si vous préférez, qu’il se tînt dans sa pièce, ou sur ses domaines. Bien sûr, l’eau ne pouvait l’atteindre, mais il se courbait pour l’éviter malgré tout. Regardez-moi cela !
Baley regarda. Ils avaient fait le tour d’un endroit boisé et arrivaient maintenant à une clairière au milieu de laquelle s’étendait une pièce d’eau purement ornementale. De petites murettes en brique rayonnaient, séparant la clairière en plusieurs parties. Des fleurs poussaient à profusion, mais en parterres méthodiques.
Baley sut que c’était des fleurs d’après les microfilms qu’il avait visionnés.
En quelque sorte, elles s’apparentaient aux formes lumineuses que créait Gladïa, et Baley pensa que Gladïa s’inspirait des fleurs pour les concevoir. Il en effleura une, avec précaution, puis regarda tout autour de lui. Les jaunes et rouges étaient en majorité.
En se retournant pour jeter un regard circulaire, Baley entrevit le soleil. Il dit, avec une certaine gêne.
— Le soleil est bas sur l’horizon.
— C’est la fin de l’après-midi, répondit Gladïa de loin. (Elle avait couru jusqu’à la pièce d’eau et s’était assise sur un banc de pierre au bord du bassin.) Venez donc ici, lui cria-t-elle en agitant la main. Vous pourrez toujours rester debout si vous n’aimez pas le contact de la pierre.
Baley s’avança lentement :
— Chaque jour, descend-il aussi bas ? s’inquiéta-t-il et aussitôt il regretta d’avoir posé la question. Si la planète tournait sur elle-même, le soleil devait obligatoirement être bas sur l’horizon le matin et le soir. Ce n’était qu’à midi qu’il était haut dans le ciel.
Néanmoins, de se morigéner ne pouvait faire disparaître une image mentale stéréotypée remontant à sa prime enfance. Il savait bien qu’il existait un quelque chose qui s’appelait la nuit ; il en avait même fait l’expérience tout récemment, avec toute la masse de la planète s’interposant heureusement entre le soleil et lui. Il savait aussi qu’il y avait des nuages qui masquaient d’une grisaille protectrice l’effrayant éclat des extérieurs. Néanmoins, à chaque fois qu’il se représentait la surface d’une planète, il avait toujours la même vision d’une fournaise de lumière, avec un soleil au zénith.
Il jeta un bref regard par-dessus son épaule, tout juste suffisant pour lui permettre une vision fugitive du soleil. Il se demanda à quelle distance pouvait se trouver la maison, s’il éprouvait le besoin de rentrer.
Gladïa lui désignait du doigt l’autre bout du banc.
— C’est plutôt près de vous, ne croyez-vous pas ? dit Baley.
Elle écarta ses mains fluettes, paumes en dehors.
— Je m’y fais. C’est vrai, vous savez.
Baley s’assit, la regardant en face pour tourner le dos au soleil.
Elle se pencha en arrière, vers l’eau du bassin, et cueillit une petite fleur ressemblant à une tulipe dont l’extérieur était jaune et l’intérieur veiné de blanc, l’ensemble plutôt pastel.
— C’est une plante indigène, dit-elle, mais la plupart des fleurs qui sont là ont une origine terrienne.
Des gouttelettes s’écoulaient de la tige brisée tandis que timidement Gladïa offrait la fleur à Baley.
Celui-ci tendit la main avec non moins de timidité.
— Vous avez tué cette fleur, dit-il.
— Ce n’est qu’une fleur ! Il y en a des milliers d’autres. (Puis, brusquement, alors que les doigts de l’inspecteur n’avaient fait qu’effleurer le calice doré, elle retira brutalement sa main ; ses yeux lançaient des éclairs :) Ou, peut-être sous-entendez-vous que je pourrais aussi facilement tuer un être humain parce que j’ai coupé une fleur ?
— Mais, je ne sous-entends rien du tout, dit Baley de son ton le plus conciliant. Puis-je la voir de plus près ?
Ce n’était pas que Baley éprouvât, en fait, un désir quelconque de toucher cette fleur. Elle avait poussé dans un sol humide, et des effluves marécageux s’en dégageaient encore. Comment se faisait-il que ces gens si désireux d’éviter le moindre contact d’un Terrien, et même d’un des leurs, puissent être aussi insoucieux de la plus élémentaire saleté ?
Néanmoins, il tint la tige entre le pouce et l’index et regarda la fleur. Le calice se composait de plusieurs morceaux minces à la texture veloutée, incurvée, et réunis au cœur de la fleur. A l’intérieur, il y avait un renflement blanchâtre et convexe, humide de liquide, et frangé de cils sombres qui ondulaient légèrement sous la brise.
— Vous sentez son odeur ? demanda Gladïa.
Immédiatement, Baley prit conscience du parfum qui s’en dégageait. Il s’inclina un peu plus pour mieux le respirer et dit :
— Elle a comme un parfum de femme.
Gladïa, d’amusement, applaudit :
— Comme c’est bien d’un Terrien ! Ce que vous vouliez dire, en réalité, c’est que le parfum d’une femme a la même odeur que cette fleur.
Baley acquiesça, la mine lugubre. Il commençait à se fatiguer d’être à l’extérieur. Les ombres s’allongeaient, le paysage s’assombrissait. Néanmoins, il était résolu à ne pas céder. Il voulait qu’elle enlevât ces murailles de lumière grisâtre qui obscurcissait le portrait que Gladïa avait fait de lui. C’était une idée parfaitement farfelue, mais il y tenait.
Gladïa reprit la fleur à Baley, qui la laissa faire, quoique à regret. Lentement, elle effeuillait les pétales :
— Chaque femme a son odeur personnelle, je suppose, dit-elle.
— Tout dépend du parfum qu’elle emploie, répondit Baley avec une sereine indifférence.
— Imaginez que vous êtes assez près pour le sentir. Je ne me mets pas de parfum, parce qu’il n’y a jamais personne assez près pour l’apprécier, sauf aujourd’hui. Mais, j’y pense, vous respirez souvent des parfums, vous en respirez même tout le temps. Sur la Terre, votre femme est toujours avec vous, n’est-ce pas ? (Elle restait les yeux baissés, s’intéressait à la fleur, en fronçant les sourcils, tout en la mettant soigneusement en menus morceaux.)
— Ma femme n’est pas toujours avec moi, dit Baley. Pas à chaque instant.
— Mais la plupart du temps, oui ? Et chaque fois qu’il vous prend envie de…
Brusquement, Baley changea de sujet :
— Pourquoi le Dr Leebig essayait-il de vous faire comprendre la Robotique ? En avez-vous idée ?
La fleur effeuillée ne comportait plus que la tige et le renflement interne. Gladïa la fit tourner entre ses doigts, puis la jeta dans le bassin : elle flotta un instant à la surface de l’eau.
— Je pense qu’il désirait me prendre comme aide, dit-elle finalement.
— Il vous l’a dit lui-même, Gladïa ?
— En quelque sorte, oui, vers la fin. Je pense qu’il s’impatientait. De toute façon, il me demanda si je ne trouverais pas intéressant de travailler sur des robots. Bien sûr que non, lui ai-je répondu : je ne saurais trouver travail plus ingrat. Alors, il s’est mis en colère, mais vraiment.
— Et, après cela, il n’a plus jamais fait de promenade avec vous ?
— Vous savez, dit-elle, je crois que vous avez bien mis le doigt dessus. Je suppose que je l’ai froissé dans ses espérances. Mais, vraiment, que vouliez-vous que j’y fasse ?
Mais c’est avant cette période que vous lui aviez déjà parlé de vos disputes avec le Dr Delmarre ?
Elle serra les poings et les tint crispés en une sorte de spasme. Son corps conserva la même position rigide, la tête penchée légèrement sur le côté. Sa voix prit une tonalité suraiguë :
— Quelles disputes ?
— Vos disputes avec votre époux. J’ai cru comprendre que vous le détestiez.
Son visage était crispé et marbré lorsqu’elle le fixa d’un regard glacé :
— Qui vous a raconté ça ? Jothan ?
— Oui. Le Dr Leebig m’en a parlé. Mais je pense que c’est vrai.
Cette dernière phrase la secoua visiblement.
— Vous êtes toujours à vouloir prouver que c’est moi qui ai tué. Dans mon esprit, je croyais parler à un ami et je parle à un… à un flic.
Elle leva les deux poings. Baley attendait.
— Vous savez bien que vous ne pouvez pas me toucher, dit-il.
Ses mains retombèrent et elle se mit à pleurer silencieusement. Elle détourna la tête.
Baley pencha la tête de côté et ferma les yeux pour se soustraire à l’influence gênante des ombres démesurément allongées.
— Le Dr Delmarre n’était pas un homme particulièrement affectueux, n’est-ce pas ? reprit-il.
D’une voix étranglée, elle se contenta de répondre :
— C’était un homme très occupé.
— Mais vous, continua Baley, tout au contraire, vous avez une nature très affectueuse. Vous trouvez l’homme un personnage très intéressant. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Je n’y puis rien. Je le sais bien que c’est ré… répugnant, mais c’est plus fort que moi. C’est même répugnant d’en… d’en parler.
— Néanmoins, vous en avez parlé avec le Dr Leebig, non ?
— Il fallait bien que j’en parle. Jothan était là ; ces conversations ne semblaient pas le gêner et j’étais tellement mieux après en avoir parlé.
— Est-ce là le motif de vos disputes avec votre mari ? Etait-ce parce que le Dr Delmarre était froid, peu sentimental et que son attitude vous froissait ?
— Oh ! même, parfois, je le détestais. (Elle haussa les épaules dans un geste de lassitude.) C’était tout simplement un bon Solarien, et notre mariage ne devait pas comporter d’en… d’enf… et elle fondit en sanglots.
Baley attendit. Il était glacé jusqu’aux os et l’air libre l’oppressait beaucoup. Lorsque les sanglots de Gladïa eurent diminué d’intensité, il demanda, aussi doucement que possible :
— Est-ce que vous l’avez tué, Gladïa ?
— N… Non. (Puis, brusquement, comme si toute sa résistance s’était effritée :) Mais je ne vous ai pas tout dit.
— Eh bien, dites-le-moi maintenant, je vous prie.
— Nous étions encore en train de nous disputer, cette fois-là, la fois où il est mort. Toujours la même dispute éternelle. Je tempêtais après lui, mais jamais il ne me répondait en criant, lui aussi. C’est tout juste même s’il disait quelque chose, ce qui ne faisait que m’exaspérer. J’étais dans une colère, une de ces colères… Je ne me souviens de rien, ensuite…
— Jehoshaphat ! (Baley vacilla légèrement et chercha des yeux le soutien neutre de la pierre du banc.) Que diable voulez-vous dire par là ? Vous ne vous rappelez rien ?
— Je veux dire qu’il était mort, que moi je criais, que les robots sont venus…
— L’avez-vous tué ?
— Je ne m’en souviens pas, Elijah. Je m’en souviendrais si je l’avais tué, non ? Mais je ne me souviens plus de rien, non plus, j’ai eu si peur… Aidez-moi, aidez-moi, Elijah, je vous en supplie.
— Bon, ne vous tracassez pas, Gladïa, je vous aiderai.
L’esprit en désarroi, Baley s’accrochait désespérément. L’arme du crime, qu’était-elle devenue ? On avait dû l’enlever. Si c’était le cas, seul le meurtrier avait pu le faire. Etant donné qu’on avait trouvé Gladïa inconsciente, immédiatement après le meurtre, sur les lieux mêmes, elle ne pouvait pas avoir commis le meurtre. Le meurtrier avait été quelqu’un d’autre. Qu’importait l’avis de tous les gens de Solaria, obligatoirement, c’était quelqu’un d’autre.
De plus en plus oppressé, Baley pensa : Il faut que je rentre… que je rentre tout de suite…
— Gladïa, commença-t-il.
Et il se retrouva en train de fixer le soleil qui était presque sur l’horizon. Baley avait dû tourner la tête pour le regarder et ses yeux restaient rivés par une fascination morbide. Il ne l’avait jamais vu ainsi : énorme, rougeoyant, mais d’un faible éclat néanmoins, si bien qu’on pouvait le contempler sans être aveuglé et voir les nuages empourprés s’allonger en lignes minces au-dessus de lui. Un nuage même rayait son disque d’une barre sombre.
— Le soleil est si rouge… murmura Baley d’une voix pâteuse.
Il entendit la voix étouffée de Gladïa répondre avec lassitude.
— Il est toujours rouge au coucher, rouge et mourant.
Et une vision gagna l’esprit de Baley. Le soleil descendait sur l’horizon parce que la surface de la planète s’écartait de lui, à deux mille kilomètres heure, tournoyant sous l’éclat nu du soleil, tourbillonnant sans rien pour sauvegarder ces microbes qu’on appelle des hommes qui grouillaient sur sa surface tournoyante, tournoyant à jamais comme une toupie folle, tournoyant, tournoyant…
Sa tête se mit à tournoyer aussi ; le banc de pierre s’inclinait sous lui, le ciel se soulevait, le ciel bleu, bleu sombre. Le soleil avait disparu. Les cimes des arbres, le sol se précipitaient vers lui. Et il y avait le faible cri de Gladïa, et puis un autre bruit.