J.M.G. LE CLÉZIO Histoire du pied et autres fantaisies

HISTOIRE DU PIED

Un

Une surface plane, molle, incurvée au centre, mais pas entièrement évidée.

Ridée, un peu.

Au repos, allongée, ou bien debout, reposant à la verticale au soleil, non loin de la mer. Qu’est-ce qui fait se recroqueviller les cinq doigts de chaque pied, non pas vraiment se recroqueviller, tendus plutôt, arqués vers le haut, écartés, comme on dit en éventail. L’idée du froid, sans doute, la masse mouvante de la mer qui déferle au bord de la plage, non pas le bruit de la mer (les pieds peuvent-ils entendre ?) mais le souffle du vent du large, le souffle venu des profondeurs de l’horizon et remontant la côte au moment de la marée, et glissant sur la jeune femme en bikini, hérissant chaque poil le long des jambes, caressant la peau d’une main froide, le ventre au nombril orné d’un piercing vert, les seins dans le soutien-gorge aux bonnets triangulaires, jusqu’au visage renversé, abandonné, lui, complètement, les yeux révulsés derrière les paupières closes, les cheveux voltigeant s’emmêlant jusqu’à cacher le visage, une mèche folle détachée des autres qui va et vient d’une joue à l’autre par-dessus le pont du nez entre les yeux.


Mais le pied, lui, ne s’abandonne pas. Debout, face au vent et à la mer, comme s’il surveillait, comme s’il résistait. Contre quoi, contre qui ? Tous les muscles et tous les tendons sont prêts, bandés, non pas relâchés. Mollesse de la plante, apparente. À l’intérieur, les nerfs sont tirés, les osselets, les cartilages à leur place. Pas de repos. Pas de sommeil.

C’est une longue histoire. Cela a commencé vingt-six ans auparavant, quand Ujine est venue au monde. Encore tendre, comme flottant dans l’eau. La plante des pieds et la paume des mains toutes fripées, rougies. Les doigts très souples, que sa mère a comptés tout de suite pour être sûre qu’il n’en manquait pas, qu’il n’y en avait pas un de trop. Le gros orteil qu’Ujine suçait pour s’endormir, la jambe pliée jusqu’à son visage, les bras autour des cuisses, comme une sorte de nœud de chair rose, tiède et douce, très chaude, vivante. C’était au temps longtemps. Maintenant, Ujine ne connaît plus le goût de son gros orteil, c’est devenu lointain, étranger. Différent. Tout juste un souvenir, celui de sa mère qui lui a dit un jour : « Tu ressemblais à Bala Râma, le frère de Krishna, en train de sucer son orteil assis sur sa feuille de lotus sur l’eau des rivières. » Maintenant sa mère n’est plus là. Son souvenir la renvoie à un temps qui n’existe pas. Cela s’appelle la solitude, sans doute.

Pour savoir, elle a demandé à Marc, son petit ami, de prendre son gros orteil dans sa bouche. « Quel goût ça a ? » Marc est amoureux. Il aime les histoires étranges, les incartades à la banalité des jours. « Ça a le goût du lait », a-t-il dit, après réflexion, et ses yeux riaient. Il voulait goûter à toutes les parties de son corps, mais Ujine s’est rétractée. Elle a repris son orteil. « Espèce de pervers », a-t-elle dit. Mais elle n’a pas voulu expliquer pourquoi. « C’est toi qui me l’as demandé. » Ujine a mis la main sur sa bouche. « Embrassons-nous, c’est mieux ! » Cela s’appelle donc la solitude. Être seul comme un gros orteil. Bien sûr la compagnie des autres doigts, les deux pieds. Mais cela ne rend pas leur solitude moins pesante. Sans voir, sans parler. Si loin de la bouche. Si loin de l’âme.


La terre. Le corridor interminable, carrelé en mosaïque noir et blanc, qui conduit à l’escalier de ciment. Du granito. Quelque chose qu’on ne fait plus depuis longtemps, importé d’Espagne, de minuscules dés de pierre de toutes les couleurs qu’on polit longuement à la meule électrique, jusqu’à faire cette surface lisse, froide, et les pieds nus alors se recroquevillent, forment des arcs, marchent sur les côtés, sur les talons, pour fuir le contact avec cette pierre autrefois hérissée de pointes, que le poli n’a pas complètement abrasée.

« Mais tu marches comme un pingouin ! »

« Ujine, tiens-toi droite, marche normalement, enfin ! » « Cette fille a les pieds plats, il faudra l’emmener voir l’orthopédiste. »

Les pieds plats. Trop longs, affaissés, les pieds qui manquent de cambrure. Des pieds de garçon. Des pieds de vache, ont dit les filles à l’école. Il fallait les corriger, alors, les punir. Les enfermer dans des bottines à tiges métalliques, les exercer, les dominer. Une, et deux. Une, et deux.

« Sur la pointe, Ujine, sur la pointe ! »

Le plancher de la grande salle de danse, avec ses lames vernies, glissantes, au grain très doux, et la douleur qui entre comme une lame, force les orteils, serre, brûle les tendons et remonte le long des jambes, jusqu’aux hanches, jusqu’à l’aine.

« Je ne peux plus, madame, j’ai trop mal.

— Allons allons, pas d’apitoiement sur soi-même, mademoiselle. Une, et deux. Une, et deux. »

Et la longue canne du maître à danser, qui touche ses fesses, touche son dos, à peine, légèrement, et les pieds reçoivent la décharge électrique qui les jette, les fait bondir, les fait voler !

Courir. Après des années, courir. Sur la plage de sable fin, en Bretagne, la lieue de grève comme on l’appelle, le sable durci par le vent et la mer à marée basse, courir de plus en plus vite, en sautant par-dessus les goémons et les taches grises des méduses échouées, courir de plus en plus loin, les pieds volent sur la plage, plongent dans les flaques en jetant des gerbes de gouttes salées et tièdes.

« Ujine ! Ujine, arrête-toi ! »

Être libre, à seize ans. Frapper le sol, s’élancer, voler l’espace de quelques secondes. Danser, bondir. Comme si le sol renvoyait les coups, ici, n’importe où. Sur le ciment des trottoirs, sur le goudron des routes. Les rondeurs sous les orteils, les coussins de peau souple et dure, les talons ronds comme des galets, usés, très doux, et les tendons sensibles sous la peau, cet avers de la vie, avers de l’être, sans cesse sur le sol, sans cesse en contact avec la terre, sur lequel repose tout le poids de l’existence, quarante-deux kilos de femme, dans sa robe de travail, dans son complet trois-pièces gris anthracite, dans le hall où elle accomplit son boulot d’hôtesse d’accueil, pour le salon du Prêt-à-porter ou du Cheval, le salon du Pacemaker, des Éditions médicales, des Agents de voyage…

« Vous porterez obligatoirement des escarpins à talons. »

« Ni baskets ni ballerines. »

« Chaussures fermées. »

Les rires des autres filles, leurs plaintes aussi :

« Mes pieds, mes pauvres pieds ! »

« Ils me tuent ! »

« Je ne les sens plus. »

« J’ai l’impression d’avoir des sabots de bois. »

Et après cela, le bain d’eau chaude, calmant, émollient, pour dormir, pour oublier, les orteils debout au fond de la baignoire, dix îlots surnageant dans la mer de mousse, une famille de petits canards. Comme jadis, toute petite, la voix de sa mère en train de compter et recompter :

« Un deux trois quatre cinq… et dix ! Et dix ! » Tenant le dernier comme avec une pince, petit bout rose avec son minuscule ongle de nacre.


Avancer, toujours.

Frapper du bout du soulier, et porter le poids sur le talon minuscule. Un apprentissage. La première fois, c’était naguère, Ujine était encore petite. Elle avait mis les souliers de sa maman, trop grands, c’était comme marcher avec des boîtes. C’était pour entendre le bruit, clac-clac sur le plancher du salon, et les applaudissements et les rires de maman, de tante Annie, de papy Robert, de papy Dany, de tonton Jacques. Leurs rires, leurs commentaires. « Une vraie petite femme ! — Et puis tu as vu comme ça la cambre ! — C’est incroyable, c’est tout de suite un bout de femme, le dos creusé, les fesses sorties ! »

Mais la vraie première fois, c’était longtemps après, pour une fête, un mariage peut-être. Une grande salle sonore, un plancher de bois verni, une véranda, un jardin d’hiver décoré de guirlandes, de plantes en pots, l’air était parfumé, un orchestre jouait quelque part, des trotts, des mambos, du cha-cha-cha. Ujine a enfilé les escarpins en cuir dur, elle était pieds nus malgré la fraîcheur du printemps.

C’était la première fois, elle avait l’impression de flotter, plus grande que la plupart des hommes, plus mince, plus haute, les talons devaient mesurer douze centimètres, tout à coup le sol était lointain, léger, au début elle le touchait du bout du pied, attendant le contact des talons, très précautionneusement, l’un, puis l’autre. Elle dansait. Ses pieds s’envolaient maintenant, portés par le rythme de la musique, les talons claquaient sur le sol, servaient de pivots, tout était devenu facile, rapide.

« Vous dansez bien, mademoiselle. — Vous allez souvent en boîte ? » Elle y était allée, après cette permission, tous les week-ends, même tous les soirs pendant les vacances. Le bac était loin. C’était ça la chose urgente, la chose à faire en priorité, cette aventure qui commençait sa vraie vie, qui faisait d’elle une femme, une vraie femme, plus une enfant timide et dépendante. Ce n’étaient plus le tango ou le trott, c’étaient les danses violentes, sauvages, sous les coups de la guitare basse et de la batterie, un rythme mécanique, oppressant, serré, à peu près le rythme du cœur qui bat dans les artères. Le sang puisait du bas vers le haut, pressé par les tendons, par les muscles des mollets, les muscles des cuisses. Le sang montait à la tête, si loin la tête, enflammait les joues, enivrait le cerveau. Mais c’était le sang venu du sol, de la piste de danse phosphorescente, le sang venu de la plante des pieds, le sol qui ondulait et frappait ses pieds, la musique cachée, libérée par coups sourds dans tout son corps. « Tu es belle, tu danses comme une pro, tu es bandante, regarde, tous les garçons te désirent quand tu danses ! » Elle n’écoutait pas. Elle ne voulait pas qu’on s’approche. Dans les boîtes, les garçons venaient toujours par-derrière, à toucher, jusqu’à la frôler, c’était un petit jeu, ils se branlaient contre ses fesses. Elle avait ça en horreur, elle les repoussait d’une bourrade, la main à plat sur leur poitrine, elle sentait la sueur qui trempait leurs T-shirts. Ils étaient vicieux, minables, ils s’écartaient un instant, comme de petits chiens peureux, puis ils revenaient.

Ses jambes nues, tous ses muscles tendus, son ventre plat, son nombril percé d’un bouton vert pomme, couleur de ses yeux. Elle rentrait à quatre heures du mat’, crevée, énervée, électrique, elle se jetait sur son lit sans même se déshabiller, juste quatre heures de sommeil avant le cours, psycho demain, puis commercial english, un peu de maths, n’importe quoi, elle n’y pensait même pas. Ses plantes libres, endolories, les orteils en éventail, la musique qui frémissait encore, un tremblement dans ses fibres, une racine électrique qui ne mourait pas, et cela glissait, s’en allait, hors d’elle par la peau dure des talons, par les phalanges des doigts, par les ongles.

C’était l’année où sa mère était morte à l’hôpital d’un cancer du pancréas, il n’avait pas fallu trois mois. On l’avait enterrée dans le petit cimetière de Villejuif, mais comme elle était bouddhiste on l’avait d’abord brûlée dans un four. Son père parti pour le tour du monde, jamais revenu.


Ujine ne pouvait plus s’en passer. Elle savait courir, sauter, marcher, attendre, perchée sur ses talons de douze centimètres, appuyée sur le bout des orteils. Elle pouvait tout, oui, elle pouvait tout faire. Ben, son petit ami du moment, se moquait un peu. « Comment vous faites, les nanas, pour tenir en équilibre là-dessus ? » Lui, avec ses éternelles baskets, des trucs rouge et blanc comme des bottines de scaphandrier. Il lui arrivait à l’épaule. « C’est ce qu’on sait faire de mieux, nous les nanas, comme tu dis, tu n’étais pas au courant ? »

Dans le métro, en retard pour les cours comme toujours, en retard pour le boulot au salon Ambassador à l’aéroport, pour accueillir les P-DG, les Parfumeurs, les Cosmétiques. Elle descendait les marches, elle les remontait deux par deux, les talons bloqués contre le nez de marche, elle courait sur les pavés mouillés, à travers les chaussées craquelées, sur la terre caillouteuse des chantiers. Mais elle n’aimait pas les tapis mous et parfois elle était prise au piège des grilles de débordement, et les terrasses en caillebotis étaient ses ennemies. Les employeurs lui pardonnaient, ils l’aimaient bien parce qu’elle avait ce type eurasien, les cheveux clairs et les yeux obliques, et qu’elle était mince comme une liane, ça faisait bien dans les salons, ils disaient qu’elle portait bien les robes fourreau noires. « Pourquoi tu crois qu’on t’engage, hein ? Parce que tu es jolie, voilà, mais ça ne te dispense pas d’être à l’heure. »


Chaque matin. Se lever, poser la plante du pied sur le carrelage froid. Après le sommeil (l’amour, le rêve). « Bonjour ! » L’étonnement du premier contact. Les doigts recroquevillés sur le pavé. Marcher. « Tu marches avec les talons ! » Les mots de cette vieille, une vieille fille sans aucun doute. C’était le premier appartement d’Ujine, un studio au cinquième sans ascenseur, c’était si bon et si enivrant la liberté, ne plus avoir à répondre à personne, ne plus supporter les vannes de son frère, les reproches de son père. Mais la vieille au quatrième, juste en dessous — une prof de lettres, mal lunée, mal fagotée, mal baisée. Elle l’attendait derrière sa porte et, quand Ujine passait, elle l’interpellait, elle lui barrait le passage avec son bras maigre, elle la touchait du bout de ses doigts froids. « Un instant, mademoiselle ! » Un peu effrayante malgré sa maigreur et sa petite taille, ses cheveux teints en roussâtre, ses yeux gris pareils à des boutons de fièvre. « Je voudrais vous faire une observation. » Des années qu’Ujine n’avait pas eu peur d’une prof, elle repensait sans doute à Mlle Doux qui ne portait pas bien son nom, méchante, rusée, hargneuse, ses mauvais points, ses coups de règle sur les doigts, ses doigts crochus qui s’accrochaient aux cheveux des petites filles, les arrachaient très lentement, et Mlle Doux riait de les entendre pleurer à petits cris de souris, haï ! haï ! haï !

« Mademoiselle, est-ce que vous savez que vous marchez sur les talons ? » Avant même une réponse, elle continuait : « À vous voir, mademoiselle, on pourrait penser que vous êtes légère, une vraie sylphide, là, là, avec vos ailes, pfuii ! pfuii ! Mais quand on habite en dessous, boum ! Boum ! Vous devenez un éléphant ! Les talons en avant, et je cogne ! Je piétine ! J’ai des charrues aux pieds ! » Ujine s’était enfuie, elle descendait les escaliers quatre par quatre, la rampe tremblait, et la voix aiguë de Mlle Doux la poursuivait, la rattrapait : « Les talons ! Vous marchez sur les talons ! Sur les talons ! »

Alors Ujine devait vivre pieds nus, même les claquettes faisaient du bruit. Dérouler la plante du pied, lentement, les orteils d’abord, appuyer le talon doucement, dou-ou-ce-ment !


L’amour, c’était inattendu, inespéré.

Elle avait rencontré Samuel alors qu’elle n’y croyait plus. Ça n’avait pas été facile. Il n’allait pas dans les endroits qu’elle avait l’habitude de fréquenter, les bars à sushis, les clubs, les restos. Il ne dansait pas. Il n’aimait pas les karaokés. Il aimait les choses simples, c’est ce qu’il disait. Les promenades au bord de la rivière, sur les chemins de halage. La piscine, mais le soir, quand il n’y avait pas d’enfants. Il aimait en particulier une piscine au décor Belle Époque, carrelée de vert plutôt que de bleu, avec ses petites loggias décorées de fleurs de lotus en mosaïque. Délicatement démodée.

C’était là leurs premiers rendez-vous. Elle n’oublierait jamais le contact des carreaux verts, froids, mouillés, le pédiluve gluant, les marches de l’escalier en demi-lune qui s’enfonçait dans l’eau fraîche. C’était juin, le début de l’été. Dehors il faisait lourd, il pleuvait. L’eau ruisselait sur les vitres du toit, les lampes faisaient des étoiles aux poutres de béton. Neuf étoiles, elle les avait comptées en glissant sur le dos, assourdie par le bonnet de bain en caoutchouc (« C’est obligatoire ici, avait précisé Samuel, ils sont très stricts sur les questions d’hygiène. »). Samuel respectait tous les interdits, il observait à la lettre les règlements. C’était son genre. Au début, il était si délicat. « Excusez-moi, mademoiselle… » Il s’excusait pour tout. Pour lui prendre la main, pour frôler sa poitrine. Pour lui poser des questions personnelles, ou pour ne pas répondre aux questions. « Excusez-moi, je ne peux pas parler de cela tout de suite. » Il avait eu une maîtresse à vingt ans. Il l’avait avoué en détournant les yeux. « Peut-être qu’il est pédé ? » Ç’avait été la réflexion de Mado, une copine du boulot. Ça les avait fait bien rire. Il avait des pieds très grands, très longs. Il était si grand, deux mètres ? Ujine avait toujours aimé les hommes grands. Des pieds longs et minces, l’orteil médian qui dépassait les autres, est-ce qu’on appelait ça le pied égyptien ? Ujine avait été tout de suite amoureuse de ses pieds. Bien sûr, lui n’en savait rien. Ujine se serait tuée plutôt que d’avouer quelque chose d’aussi bête. Surtout qu’elle détestait ses propres pieds, elle détestait leur forme, trop plats, la couleur pâle, les orteils boudinés. Elle se souvenait de la première fois qu’elle en avait entendu parler. Elle était avec des filles, au camp d’été, au bord de la rivière, il faisait chaud, personne n’avait de maillot, elle avait retroussé son pantalon pour laisser l’eau froide couler sur ses jambes. La mono était arrivée. Elle avait dit à Ujine : « Alors, mademoiselle-avec-les-gros-orteils ? » Ujine avait mis une ou deux minutes à comprendre, mais les autres filles avaient attendu moins longtemps, elles répétaient : « Mademoiselle-gros-orteils ! Mademoiselle-gros-orteils ! » Pourquoi n’avait-elle pas oublié ? Elle avait essayé de lutter. Elle avait porté des sandales à bouts fermés, des socquettes, elle ne mettait jamais de tapettes, de claquettes, elle disait, ça me fait mal, ça m’arrache la peau. Puis elle avait pris l’habitude de peindre ses ongles en rouge vif. Puisque j’ai de gros orteils, autant qu’on les voie tout de suite ! Et puis ça lui était égal maintenant.

Samuel s’était excusé après le premier baiser. Il s’était excusé après avoir fait l’amour. Au lieu de demander, comme les autres : « C’était bien ? », il avait dit timidement : « Je ne t’ai pas fait mal ? » C’était ridicule, mais Ujine avait été touchée. Tout était si différent avec lui.

Plus tard, elle avait eu cette révélation : « Mais il a des pieds d’artiste ! » Peut-être que ça expliquait tout — comme on aurait dit d’un pianiste, c’est normal, il a des mains faites pour ça. L’idée l’avait fait sourire.

La couleur de sa peau, mate, brune, presque entièrement dépourvue de poils. Elle détestait tellement les hommes qui ont des poils sur leurs orteils, sur le dessus des pieds, des cheveux sur les bras ! Ça n’avait aucune excuse ! Cette idée ridicule de la virilité. Samuel était viril, lui, il était très grand et très fort et très doux, solide avec des jambes épaisses, stable comme une statue, lent et calme, dans une foule il dominait d’une tête, il se penchait toujours un peu pour écouter, il ne parlait pas beaucoup. Il ne se mettait jamais en colère. Sauf une fois, à son travail à la banque, un sous-chef acariâtre, qui avait pris Samuel en grippe, jaloux, irascible. Samuel s’en fichait. Il laissait dire, il avait seulement son petit sourire moqueur, du genre, va toujours, tu ne m’impressionnes pas. Avec une des employées de bureau, une fille un peu lente, le bonhomme avait été odieux, il l’avait insultée, la fille pleurait, et Samuel s’était interposé. « Vous ne pouvez pas lui parler de cette façon ! » L’instant d’après, il avait été convoqué dans le bureau du sous-chef. Le sous-chef était assis dans son fauteuil de P-DG, derrière son énorme bureau, et d’un geste il avait montré à Samuel une chaise, pas n’importe laquelle, une chaise extra-basse, un tabouret, au ras du sol. Sans obéir, Samuel était resté debout, et à la fin le sous-chef s’était décontenancé, il avait marché vers lui, menaçant, ses petits bras un peu écartés, avec ce drôle de tic dans les épaules, comme s’il essayait de se grandir, debout sur ses petits pieds, malgré ses talons il n’arrivait pas au-dessus de la poitrine de Samuel. Il avait bredouillé des phrases, il n’avait plus su quoi dire. À la fin, il avait conclu : « Ce sera tout pour le moment. »

Samuel a raconté la scène à Ujine, il avait son petit sourire triomphant, un peu vaniteux. C’était comique, a-t-elle pensé, de le prendre en flagrant délit d’orgueil, comme si d’être grand lui donnait une supériorité, comme s’il y était pour quelque chose. En même temps elle s’est sentie rassurée d’être avec lui, avec quelqu’un de si grand, qui n’avait peur de personne. Quelqu’un d’aussi simple. Elle était si petite, si faible, même le poids de sa tête lui semblait trop lourd à porter ! Elle n’a tout de même pas résisté au plaisir de le taquiner : « Comme c’est romantique ! Un monsieur qui prend la défense d’une pauvre jeune fille dans une banque ! » Elle a ajouté : « Elle était mignonne, au moins ? » Samuel lui a envoyé un de ses regards froids qui signifiait qu’il n’appréciait pas le persiflage. Mais elle s’est blottie contre lui, elle a appuyé sa tête sur la vaste poitrine. « Allez, je plaisante, je suis très fière de toi. » Lui bougonnait : « Ce n’est pas ce que je — et puis merde ! Tu m’énerves ! » Mais elle écoutait son cœur battre, des coups lents et profonds, il lui semblait qu’à côté de ce grand cœur le sien s’agitait à toute allure comme un grelot. Elle a même pensé, ce cœur est à moi, il bat pour moi, mais c’était une phrase qu’elle ne pouvait pas lui dire. Il n’aurait pas aimé entendre ça, il voulait faire croire qu’il n’appartenait à personne.


Elle était plus légère. Elle n’avait jamais imaginé une chose pareille. Elle marchait dans les rues, au sortir de la Fac de droit, tout le monde se plaignait, il faisait chaud, il pleuvait, les chaussées étaient embouteillées, trop de monde sur les trottoirs, les cours étaient chiants, le prof de droit public ânonnait, son accent traînant, ses blagues à deux balles, sa façon de pencher la tête en lisant ses notes d’une voix monocorde, cet ennui qui flottait dans l’air comme une haleine lourde… Et Ujine, elle, avait envie de courir, de danser. « Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as vraiment l’air en forme ! » La copine Micha la regardait d’un air sarcastique. Est-ce que ça n’était pas ridicule ? Tout ça pour un garçon, qu’elle ne connaissait pas depuis six mois, qui était entré dans sa vie sans qu’elle y prenne garde, et tout était changé ? Il n’y avait plus d’ennui, plus de tristesse ? Elle voulait raisonner. « Non, c’est juste le bonheur d’exister, rien d’autre. — Ça c’est original, c’est nouveau ! Alors on ne meurt plus, on n’est plus malade, tout va bien dans le monde ? — Juste un petit moment d’oubli, disons, un entracte, une saute d’humeur. — Un bonheur égoïste, quoi ? — Si tu veux, il faut être con pour ne pas être égoïste. »

Ça ne se raisonnait pas. Le sol devenu élastique, rebondissant, des millions de petits ressorts, des millions de bulles, les articulations chaudes, le courant électrique qui traversait son corps, qui passait par ses jambes, ses bras, en marchant elle ouvrait et fermait les phalanges pour sentir sa liberté, elle souriait aux gens qui la prenaient pour une folle.

Elle s’étonnait. C’était donc ça, l’amour ? Comme une auréole au-dessus de sa tête, comme une carapace invisible, elle se sentait bien à l’abri, au cœur, elle se sentait invincible. Un fluide, elle dansait.

Elle allait aux rendez-vous sans arrière-pensée. Samuel ne voulait rien de sûr, rien de défini. Il disait : « Bon je t’appelle, hein ? » Mais il n’avait jamais donné son téléphone. Il disait qu’il n’avait pas de portable, il avait seulement un numéro au travail, à la banque, et pas question de l’appeler là. Peut-être qu’il se cachait derrière son travail, derrière ses parents. Il avait parlé un peu à Ujine de sa mère, une femme fragile, elle n’avait que lui depuis la maladie de son père. Ils vivaient dans le même immeuble, sur le même palier. Quand il tardait à rentrer le soir, elle appelait la police, les hôpitaux. C’était un peu absurde, un garçon de trente-cinq ans, mais en même temps Ujine était émue de son amour filial. Elle n’avait personne, sa mère morte, son père au diable, son frère ailleurs, pas intéressé. C’était peut-être pour cela qu’elle se sentait si légère, si libre. L’amour était un vent violent et elle avait toute la liberté pour résonner comme une harpe d’herbe, tourner comme un moulin à vent, sentir ce mouvement qui s’était déclenché au centre d’elle-même, un vertige au creux de son estomac, un pivot qui vibrait en tournant. C’était pour cela que le sol était élastique, sous ses pas, sonore, tendu, sans une ride, sans un creux.

Les gens la regardaient maintenant, dans la rue. Au boulot, à la Fac, dans les magasins, elle sentait qu’elle attirait leurs regards. Quelque temps auparavant, elle aurait eu honte. Elle aurait cherché ce qui n’allait pas, elle se serait cachée derrière ses cheveux, elle aurait rabattu sur son visage la visière de sa casquette. Mais maintenant, elle courait au rendez-vous avec Samuel, ou simplement elle pensait très fort à lui, et les regards glissaient sur elle. Elle se sentait protégée par une aura, à l’intérieur d’un halo de lumière. Elle voyait le visage de l’aimé, l’éclat de ses yeux bruns, la ligne de ses sourcils et de son nez, l’ourlet parfait de ses lèvres.

Elle n’avait même pas besoin de se préparer. Elle était tout le temps prête, et quand son téléphone vibrait, la petite fenêtre s’éclairait, numéro inconnu, elle savait que c’était Samuel, elle courait à la rue de la Banque, le bistro d’en face, avec tous les jours les mêmes habitués, des vieux radoteurs et des jeunes abrutis par les jeux électroniques. Elle attendait et il arrivait. Il entrait dans la salle, il la cherchait des yeux, et ça la faisait sourire parce qu’il ne la reconnaissait pas, il était le seul à ne pas la voir, il fallait qu’elle se lève et qu’elle fasse des gestes. Il buvait un café noir à la hâte, et puis ils partaient ensemble, ils allaient chez elle. Il ne voulait pas qu’on les voie marcher ensemble, il se tenait un peu en retrait, sans parler. Elle pensait qu’elle aurait bien aimé qu’il la tienne par la main, qu’il l’enlace. Mais il avait imposé ses règles : « C’est mon quartier de travail ici, je déteste les ragots et tout ça, tu comprends ? » Au début, ça l’avait agacée, elle voulait dire des choses aigres : « Tu as honte ? » Peut-être même qu’elle l’avait dit, mais lui ne cédait jamais. Elle aimait bien qu’il ait des règles, qu’il ne se laisse pas aller comme font les autres garçons, elle prenait cela pour un jeu. C’était du reste ce qu’il lui avait dit, un jour, comme un compliment : « Tu joues bien à mon jeu. » Sans comprendre pourquoi, ça lui avait fait plaisir.

C’était un tourbillon qui l’emportait. Elle aimait tellement ce sentiment de mouvement qu’elle ne ressentait plus la privation de sa liberté. Plus rien n’avait d’importance, l’honneur, l’amour-propre. À côté de ce sentiment il n’y avait que des vanités.

Quand son esprit se rembrunissait un instant, pour une remarque désobligeante, pour un rendez-vous manqué, pour un silence froid, pour une vétille, son corps, son cœur ne s’y arrêtaient pas, ses pieds volaient, l’emmenaient en courant jusqu’à la rue de la Banque, jusqu’au bistro d’en face, elle parcourait le chemin entre la Fac et l’autre côté de la ville sans fatigue, sans reprendre son souffle, sans ressentir le poids des bouquins dans son sac en bandoulière, ni le froid, ni la pluie, ni la soif. Le téléphone avait vibré trois fois, puis s’était éteint, et ce petit bruit disgracieux ouvrait un courant d’air dans son corps, relançait les ailes du moulin à vent.

Au bistro, certains jours, Samuel choisissait son menu, il lisait attentivement la carte crasseuse, une salade de thon, une tarte aux pommes, toujours un café serré, il interrogeait Ujine du regard, comme s’il avait oublié.

Mais elle n’avait pas faim, pas soif, elle se nourrissait de le regarder, elle mangeait et elle buvait de lui, le halo qui l’entourait, l’électricité qui brillait dans son corps, les étincelles dans ses cheveux noirs, tout cela que Samuel était le seul à ne pas concevoir. Jusqu’à la nausée.

Si elle disait : « J’ai un peu mal au cœur », il prenait cela à la lettre. « Alors tu préfères rentrer te reposer ? » Elle se ressaisissait. « Non, non, ça ira. » L’idée qu’il pourrait repartir lui avait donné le vertige.

Ujine avait fait quelque chose dont elle ne se serait pas crue capable. Elle était allée à l’hôtel avec Samuel, plusieurs fois. C’était minable et moche. Mais lui avait l’air d’aimer ça. Il avait dit : « Je ne peux pas aller chez toi. » Ujine n’avait pas demandé pourquoi. De toute façon il n’aurait pas répondu. Peut-être qu’il agissait ainsi pour qu’elle sache qu’il n’y avait pas de réponse.

Quand ils faisaient l’amour, il était différent. Il était tendre, il était doux et gentil. Elle aimait regarder son grand corps sans vêtements, sa peau mate, une peau de métis comme la sienne, elle reniflait l’odeur de sa peau. Cette odeur-là, il lui semblait qu’elle l’avait toujours connue, attendue, elle s’en pénétrait pour la garder avec elle quand ils étaient séparés, pour continuer à sentir sa présence, à s’en imprégner. Même dans les chambres d’hôtel minables (le grand miroir devant le lit, le distributeur de capotes, le nécessaire à parfums cheap, savons, crèmes, vaseline, mouchoirs en papier, le poste télé branché sur les chaînes X), elle capturait de la brillance, de la lumière, de la beauté, pour les jours et les semaines à venir, pour préparer un long voyage dans l’absence.

Alors la vie était légère, aventureuse. Ujine (Samuel l’appelait « Jeans » parce qu’elle était vêtue la plupart du temps ainsi, une paire de jeans, une chemise blanche d’homme, des sandales à hauts talons, il lui avait dit un jour que c’était la tenue féminine la plus excitante pour un homme) changeait de peau, changeait de sang. Elle avait trouvé que ses pieds devenaient chauds, eux qui étaient ordinairement deux blocs glacés. Elle le lui avait fait remarquer : « Sens, je n’ai plus les pieds froids ! » Ça ne lui avait pas paru extraordinaire. « Moi non plus ! — Mais toi, tu as toujours les pieds chauds, les hommes ont toujours les pieds chauds et les femmes les pieds froids, tu ne savais pas ça ? » Il haussait les épaules : « Tu dis n’importe quoi, je connais des femmes qui ont les pieds chauds. » Elle l’avait interrompu : « Ah oui ? Et qui sont ces femmes, s’il te plaît ? » Elle faisait semblant de rire, de se dépiter, mais en réalité, chaque fois, elle sentait un pincement au cœur, une alarme, qui la sortait de son illusion, la ramenait à la réalité, à la solitude. C’était donc ça, la jalousie ? Quel ridicule.

Mais leurs pieds s’emmêlaient, et quand il posait sa plante large et musculeuse sur l’intérieur de sa cuisse, elle tressaillait de plaisir.

Il y avait des moments incroyablement longs, après une nuit, ils avaient fait l’amour, lui avec appétit, même un peu de violence, il voulait toucher et goûter toutes les parties de son corps, sans parler, il voulait y promener son sexe gonflé, décalotté, et quand il s’était déchargé en dehors d’elle — depuis un moment il ne mettait plus de capotes —, il s’endormait tout de suite, bouche en haut, il ronflait même un peu à cause de son grand nez. Ujine l’aurait détesté. Mais elle s’abandonnait au sommeil, enroulée contre son grand corps, pour capter sa chaleur, l’emmagasiner au fond d’elle, c’était sa nourriture, son souffle. Et quand elle se réveillait, la première chose qu’elle faisait c’était de tâter à côté d’elle pour vérifier que Samuel était encore là dans le lit. Sans même ouvrir les yeux, elle le cherchait, elle posait son bras sur son torse, et elle se rendormait.

Et dans la lueur de l’aube ils restaient étendus sur le matelas, immobiles, silencieux. Lui dormant encore, mais d’un sommeil léger, elle à demi réveillée. Leurs pieds reposaient, ceux de Samuel sur le côté, la voûte fripée et les orteils écartés, Ujine les pieds bien droits, dégagés du drap, les orteils relevés pour mieux saisir la caresse du jour, pour fixer la surprise des rêves. Rien au monde ne pouvait troubler les amants, rien ne pouvait interrompre leur repos. C’était un temps extrait de l’infini, sans pensées, sans sagesse. Dehors, dans les rues et les avenues, encerclant la façade de stuc blanc de l’hôtel, les grondements reprenaient. Les bennes de ramassage des ordures faisant claquer leurs mâchoires, le cri ahanant des autobus relâchant l’air comprimé, les raclements, les grincements, les claquements, et au plafond de leur chambre, comme reflété dans l’eau, le clignotement des feux de recul, et petit à petit un bruit doux, lointain, qui sortait de terre par les bouches d’aération, la rumeur des premiers banlieusards qui arrivaient en ville, les autos aveugles qui cherchaient à tâtons des places de parking. Au loin, plus loin encore, irréel, peut-être un chant, ou une prière, ou un poste de radio qui ressuscitait dans une cuisine, tout seul, pour donner l’heure. Mais sur le matelas les pieds étaient encore immobiles pour quelques instants, calmes, un peu majestueux, blancs comme des statues de marbre, si proches de la mort.

Deux

Elle n’en avait jamais assez. Elle était sans cesse sur le qui-vive, prête à tout.

« Il te fait marcher », avait commenté la copine Rita, au sortir des cours. Ça l’avait fait rire. Exactement, pensait Ujine, c’était ça, très exactement ça. Samuel la faisait marcher. Elle parcourait des lieues, chaque jour, pour faire se rejoindre tous les morceaux de sa vie, de chez elle à la Fac de droit, de la Fac à la rue de la Banque, puis l’hôtel (le plus souvent celui qui avait nom Merbeau, personne n’aurait pu deviner pourquoi), puis, quand Samuel retournait chez ses parents, à travers les rues sans but, là où la portaient ses pas perdus, le plus loin, dans des quartiers pas possibles, des zones sinistrées, sombres, dangereuses. Mais Ujine n’avait peur de rien, elle avait seulement besoin d’être dehors, de ne pas rester en place, de marcher dans la nuit zébrée de lumières, de flashes, de néons.


Cet été-là, elle a senti quelque chose d’étrange, de nouveau. Un vide qui grandissait, qui s’établissait en elle. C’était étrange parce qu’elle savait depuis quelques jours qu’elle était enceinte. Elle savait même exactement comment c’était arrivé, ils étaient allés en voiture dans la campagne, très loin par une route de terre au milieu des champs d’eulalies, et pendant que la nuit tombait ils avaient fait l’amour dans la voiture, et elle s’était aperçue qu’elle n’avait pas sa boîte de préservatifs, lui n’en emportait jamais, et quand il s’était répandu en elle elle avait senti quelque chose de nouveau, une sorte de certitude, suivie tout de suite d’inquiétude. Un frisson qui l’avait parcourue de la nuque jusqu’à la plante des pieds. Plus tard elle avait voulu le lui dire, mais elle n’avait pas su comment, elle ne savait même pas en quels termes on dit ces choses-là, du genre : « Tiens, au fait, tu ne sais pas ? J’attends un enfant. » Ou sur un ton faussement enjoué : « Chéri, je suis si heureuse !… » Dramatique peut-être : « Tu m’aimes ? J’ai vraiment besoin que tu m’aimes… »

De la fatigue. Dès qu’elle était dehors, dans la rue, elle titubait, elle s’appuyait aux murs, elle avait le vertige. Ses pieds s’écartaient légèrement, comme s’ils savaient, eux, qu’Ujine avait déjà à porter un poids supplémentaire, ils s’appuyaient bien à plat sur le sol, en canard, comme on dit, et Ujine avait dû remplacer ses escarpins à hauts talons par des ballerines, des tennis, ou le plus souvent des tongs. Elle avait besoin de sentir la terre sous ses pieds, ferme et solide.

En même temps, elle avait arrêté de fumer, sans y avoir réfléchi. Samuel s’étonnait : « Ah bon, tu as décidé ça pourquoi ? » Lui continuait d’allumer tranquillement ses cigarettes, il n’avait pas vraiment envie d’entendre des explications. Elle aurait pu sauter sur l’occasion, lui en donner la raison, mais elle ne l’a pas fait, peut-être parce qu’il s’en fichait qu’elle fume ou pas. Elle a essayé : « Tu ne veux pas t’arrêter un peu, en même temps que moi, ça m’aiderait à tenir le coup. » Il a répondu : « Et pourquoi j’arrêterais, ça me fait plaisir de fumer et je m’en fous de mourir. » Il répétait quelquefois à ce sujet : « Ne plus boire d’alcool, ne plus fumer, et mourir en pleine santé ! » Ujine s’est sentie abandonnée. « Et pour me faire plaisir ? » En même temps, elle savait bien ce que Samuel répondrait, toujours sa formule pessimiste : « On naît seul, on meurt seul, on dort seul, c’est la seule chose dont on soit sûr. »

Elle était si fatiguée. À Charlotte, une copine de Fac rencontrée par hasard, elle s’est confiée. « La seule chose que j’aimerais, c’est être quelqu’un d’autre. » La fille l’avait regardée sans comprendre. Ujine n’avait pas osé continuer, c’était trop intime. La gynéco, elle, n’était pas allée par quatre chemins. « Vous êtes encore à moins de trois mois, on peut arrêter si c’est ça que vous voulez. »

C’était très simple en effet. Il suffisait de dire oui, de prendre rendez-vous à la clinique. Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? Elle n’en savait rien. La fatigue, peut-être, la solitude. Ou bien le besoin d’aller plus loin, par curiosité, d’aller pour une fois jusqu’au bout, puisque ça dépendait d’elle, de personne d’autre.

Ses pas la portaient chaque jour à la rue de la Banque, par habitude. Elle attendait le moment où Samuel sortirait du bureau, entre deux rendez-vous, l’air las, la cravate en tire-bouchon, deux taches de sueur sur sa chemise, sous les bras. Elle laissait partir les collègues, et lui attendait au bord du trottoir qu’elle vienne le rejoindre. Elle l’écoutait se plaindre, elle buvait chaque phrase, les mots retentissaient deux ou trois fois dans son esprit, elle pensait qu’elle était comme ces femmes mariées qui accueillent leur mari sur le pas de la porte, pour entendre leurs histoires de travail. Elle savait qu’elle l’écouterait quand il ne serait plus là, elle s’allongerait toute seule sur son lit et elle répéterait dans sa tête les bribes de conversation.

« …j’en ai marre de tout ça, j’en ai marre de leurs têtes, de leurs coiffures… tu sais, je regardais tout à l’heure le type qui est assis juste devant moi au bureau, il me tourne le dos, je regardais sa nuque… Il perd déjà ses cheveux, il n’a même pas quarante ans, je pensais que je serai comme lui dans quelques années, l’ennui m’aura bouffé, m’aura tassé, tous les jours tous les jours, suivre la même ornière, faire les mêmes gestes. »

Mais pourquoi ? Ujine inventait les réponses, les objections, tout ce qu’elle n’avait pas osé lui dire. Tout ça n’est rien, rien du tout. C’est le détail, c’est une ride à la surface de l’existence, ça ne vaut même pas la peine qu’on en parle, ça n’est rien quand on partage tout le reste, quand on sait ce qui est vrai, ce qui est beau dans la vie, chaque seconde qui passe. Il n’y a pas d’ennui, pas de routine, si on vit avec quelqu’un, on partage tout ça et on n’est pas seule, jamais seule, c’est un instant dans la vie, un instant immense…

Pourquoi est-ce qu’elle attendait autant ? Lui, ne la regardait même pas. Il buvait son expresso, sa cigarette fumait au bout de ses doigts, le vent chaud emportait la fumée vers le ciel. Il regardait la fumée, la suivait des yeux. Elle voulait sourire, dire quelque chose de drôle, d’intelligent, comme elle savait faire autrefois, ces petits mots d’humour, jeux de mots, qui scintillaient comme des lucioles et qui attiraient autour d’elle des amis, des filles de la Fac, des aventureux en quête de flirt qu’elle envoyait ensuite balader. Mais à présent, elle sentait un nœud dans sa gorge, dans son esprit, un vide dans son ventre. C’était la faute de l’enfant qui s’installait, qui prenait son énergie. Elle restait sur son lit, elle regardait la nuit venir à travers les lattes des stores. Elle sentait des larmes couler sur sa joue, mouiller l’oreiller, elle ne savait pas d’où venait toute cette eau.


Un soir, Ujine a commis l’irréparable. Samuel était parti, missionné par la banque, des affaires à l’étranger. Il avait seulement envoyé un message sur son téléphone, quelques mots. Comme à son habitude. Les mots, c’est juste pour communiquer. Les actes plutôt, disait-il, vivre dans l’instant. Avant de partir, un adieu : fiais comme si je ne reviendrai jamais. Mieux vaut la liberté.

Alors, après des jours passés à attendre, pour rien, pour personne, Ujine est sortie de sa torpeur. Il faisait très chaud, les orages tournoyaient autour de la ville. Une rumeur de moteurs, de tonnerre, la vibration des trains souterrains.

Maintenant, elle ressentait de l’impatience, du besoin. Plus de mots, agir. Samuel l’avait dit. Je dois faire comme s’il ne reviendra jamais. Comme lorsqu’on regarde à l’arrière d’un train le pays se dérouler à l’envers. Cet arbre, cette maison, ces enfants, ce chien, je les vois, je ne les reverrai jamais. Elle ne chercherait pas d’excuses. Un vide à combler, une bulle qui se gonflait, pleine de reflets et de mirages.

Ujine s’est habillée, pour la première fois depuis des jours et des jours, comme pour aller à un rendez-vous d’affaires. Le style que Samuel aimait bien, jupe tailleur grise, chemise blanche, escarpins à hauts talons. Elle a coupé sa frange, elle a mis les boucles d’oreilles en corail rose que Samuel lui avait données pour son anniversaire, un rouge à lèvres qui va avec, une touche de sent-bon sur le cou. Le miroir lui a renvoyé l’image d’une jolie fille qui n’a pas froid aux yeux, ses yeux verts en amande, sa bouche à la lèvre inférieure gourmande, les incisives brillantes, couleur de perle. Elle se souvient de la première fois que Samuel l’a présentée à ses collègues de la banque, une grande femme, la cinquantaine un peu sèche, qui l’a examinée : « Mais c’est qu’elle est ravissante ! Est-ce qu’elle est actrice ? » Rien que pour cela Samuel n’a jamais voulu qu’une telle rencontre se renouvelle, il déteste ce genre de remarques, il avait répondu : « Non non, c’est une étudiante tout simplement. » Plus tard il avait dit, une actrice, et puis quoi encore ? Est-ce que je sors avec des actrices moi ? Je suis un petit employé de banque, j’ai une vie ordinaire. Mais Ujine aimait bien le rendre jaloux. Cela la faisait rire qu’il puisse être jaloux.

Dans le métro qui roulait vers l’aéroport, les gens la regardaient un peu sournoisement, les femmes détaillaient ses habits, commentaient ses chaussures bleu électrique, son sac en vinyle bleu, ses boucles d’oreilles. Un homme, la quarantaine fatiguée, un peu bellâtre, avait son regard fixé sur elle, elle sentait ses yeux qui glissaient le long de son corps, sur ses seins, son ventre, ses pieds, remontaient, redescendaient. Elle a pensé aller vers lui, lui parler durement : « Alors, vous êtes satisfait ? Vous voulez que je bouge un peu, que je tourne ? » Mais c’était bon aussi de n’être plus qu’une image, de n’avoir plus rien à l’intérieur, plus d’angoisse, plus de bulle qui gonfle.

Ujine est restée debout au long des quatorze stations qui la séparaient de l’aérogare. Quand elle est entrée dans le hall, elle a compris que c’était sans espoir. La foule, les lumières, la queue devant les guichets d’enregistrement, elle ne pourrait pas contrôler la situation. Elle connaissait le jour, il reviendrait ce soir-là. Rien d’autre. Samuel ne disait jamais où il allait, il détestait qu’on l’accompagne, qu’on vienne le chercher. Il disait toujours : « Les voyages sont pénibles, les adieux ridicules. » Il avait des idées sur tout. Il disait aussi : « Partir pour ne jamais revenir, ça c’est l’idéal. »

Ujine aimait les aéroports. Pour elle qui ne voyageait jamais, c’était un lieu où on est déjà parti avant même de partir. Elle aimait le brouhaha, les annonces incompréhensibles précédées d’un grelot, le tonnerre lointain des avions en train de décoller qui ébranlait le sol et les vitres, le regard égaré des partants, troublé de ceux qui restent, la lassitude des revenants. Tout ce que Samuel détestait. Il en parlait comme d’un enfer organisé. Lui, ce qu’il aimait, c’était rester chez lui à lire un bouquin, ou bien aller à moto à toute vitesse à travers les champs, sur les routes sinueuses de montagne. Il ne disait jamais où il allait. Une fois il a commenté : « Je voudrais mourir à moto comme Lawrence d’Arabie. »

Et toutes ces villes, tous ces pays dont les noms s’affichaient sur les moniteurs, Séoul, Tokyo, Osaka, Guam, San Francisco, Denver, Rome, Berlin, Abu Dhabi, Bangkok, Angkor, Manille, Maurice, Mexico. C’était comme si Samuel allait partout. Ujine courait, à gauche puis à droite, vers les portes d’arrivée, elle essayait d’apercevoir les visages, de reconnaître une stature, un vêtement, une couleur de cheveux, une démarche. Elle avait acheté au stand de journaux un bloc et un marqueur, elle voulait écrire en gros un nom, pas Samuel bien sûr, il ne lui pardonnerait jamais, un nom, n’importe quel nom, un mot qu’il verrait de loin et qu’il reconnaîtrait, MERBEAU, le nom de l’hôtel où ils allaient, ou bien MILES DAVIS, parce qu’il aimait bien, ou WINGS, parce que c’est là qu’il l’emmenait parfois manger un sandwich en sortant du bureau. Mais sa main n’arrivait pas à écrire, elle tremblait comme si c’était une décision capitale. Alors ses pieds l’emmenaient malgré elle d’un bout à l’autre de l’aérogare, elle écoutait le bruit de ses talons claquer sur le carrelage, clac, clac, clac, cela résonnait dans sa tête, dans son corps, cela lui donnait le vertige, mais ses pieds ne pouvaient plus s’arrêter, il fallait qu’ils marchent, qu’ils aillent plus vite que tout le monde, pour ne pas rater un instant, une arrivée de passagers.

L’après-midi est passé, puis le soir. À travers les grandes glaces de l’aérogare, Ujine a vu la nuit tomber, les lumières roses des lampadaires s’allumer, et les phares des voitures qui coulaient régulièrement le long du trottoir, ralentissaient, déversaient des gens, repartaient en montrant les feux de frein et de position, les clignotants, certains rapides tic-tic-tic, d’autres lents et lourds, kitong, kitong. Passaient les bus climatisés, les navettes, les camionnettes d’entretien. Parfois une voiture de police, très lentement et soupçonneuse, frôlant le trottoir à la manière d’un squale.

Pour lutter contre la fatigue, Ujine s’est assise à la buvette, non loin d’une porte de contrôle. Elle a bu un thé vert très chaud dans un gobelet en carton, à petites lampées. La serveuse lui a parlé, quelque chose concernant manger, ou peut-être encore un peu d’eau chaude pour le thé ? Ujine la regardait sans comprendre, elle devait avoir l’air tellement perdu que la femme a ajouté, sa voix était douce, comme quelqu’un qui éprouve de la sympathie, ou de la pitié, vous ne vous sentez pas bien, mademoiselle ? Ujine a répondu vaguement, un geste de la main, elle a bredouillé, si si, tout va très bien. À ce moment-là, elle ne savait plus pourquoi elle était là. Ses pieds avaient tellement gonflé qu’elle avait ôté ses escarpins, posé son sac à main sur la chaise à côté d’elle. Les gens à la table voisine faisaient du bruit, une famille, des obèses plus ou moins, l’homme et la femme se disputaient, à propos d’argent ou d’autre chose, et le garçon de quatorze ou quinze ans, déjà gros comme ses parents, regardait Ujine sournoisement, un pli sarcastique sur sa bouche enflée. Puis il y a eu vraiment des éclats de voix, comme si ces gens allaient se battre comme des chiens, et la serveuse s’est arrêtée pour regarder. Puis le couple s’est réconcilié, ils se sont même embrassés, c’était pathétique et un peu dégoûtant, et la famille a fini par s’en aller. Et là, le café est redevenu vide, parce qu’il devait être tard dans la nuit, et les passagers étaient moins nombreux, quelques retardataires qui couraient après leurs chariots, qui tiraient leurs valises dont une roue était folle et s’agitait sur le carrelage en faisant un tac-tac-tac de mitraillette, une sorte de train fantôme zigzaguant entre les obstacles, filant vers les portes obscures. Ujine a appuyé sa tête sur ses bras croisés sur le plateau de la table. La tasse de thé avait refroidi depuis un bon moment, le silence s’installait dans l’aérogare, Ujine entendait distinctement le grésillement des barres de néon au plafond.

Ensuite il n’y a plus eu personne dans le hall. À la terrasse du café, la serveuse empilait les chaises, épongeait le comptoir, ficelait les sacs-poubelle remplis de cannettes de soda et de cartons de sandwiches. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil vers Ujine, l’air de dire : je te comprends, je connais ta tristesse, il ne viendra pas ce soir… L’air d’une chanson, Tombe la neige… Est-ce qu’elle l’a sifflotée en balayant ? Ujine la détestait de son faux apitoiement, ce truc entre femmes, est-ce qu’elle demandait quelque chose ? Est-ce qu’elle avait quoi que ce soit en commun avec cette fille de salle, humiliée, dolente, cette espèce d’éternelle victime confite dans sa soumission aux hommes, incapable de s’en sortir, incapable d’un autre sentiment que la culpabilité ? Sa méchanceté lui donnait le vertige. Oui, j’aime un homme, il ne vaut pas tripette, mais je suis la seule responsable. J’ai mal au cœur et au ventre, j’ai les jambes qui flageolent et c’est comique, c’est mon bégaiement, ma glissade sur une peau de banane, sur une merde de chien. Je tombe mais je sais en rire, alors que toi… Ujine a rassemblé ses forces, elle s’est levée, elle a enfilé ses chaussures, elle s’est même étirée, pour montrer qu’elle s’était beaucoup ennuyée, à moitié endormie. Elle a repoussé la chaise, elle est partie lentement, son sac en bandoulière. Elle était sûre que les yeux de la serveuse étaient fixés sur elle, observaient son dos. Il ne fallait pas trébucher, pas montrer de faiblesse. Elle s’est dirigée vers une porte et elle est sortie.


Dehors, dans la nuit, c’est le vide qui la saisit. Le vent souffle, le ciel est opaque, d’une couleur rose inexistante.

Au sommet de la tour, il fait encore chaud malgré la saison. Ujine sent ses poils se hérisser, sur ses bras, ses jambes, le long de son dos. Une piqûre glacée sous les aisselles. Elle est arrivée comme une automate, il lui semble que ce sont ses pieds qui l’ont portée jusque-là, les talons des escarpins bloqués aux contremarches de l’escalier de béton qui résonne d’un bruit de métal.

L’hôtel est très haut, trente-trois étages, terminés par le toit-terrasse. À la réception, le concierge n’a pas fait de problème. Avec son tailleur gris, son sac, ses escarpins à hauts talons, le bonhomme a cru reconnaître une silhouette familière, en prenant l’empreinte de la carte bancaire, il a commenté : « … une bonne nuit de repos après un long vol… » Ujine a souri, du sourire qu’elle trouvait le plus digne d’une hôtesse de l’air. Samuel aimait bien raconter pour la rendre jalouse ses aventures avec des hôtesses de l’air, c’est tout ce qu’il ramenait de ses voyages, à New York, à Abu Dhabi, à Tokyo. En plein ciel. Fuck a duck and learn to fly ! Elle a ricané en soufflant à cause des marches trop raides.

L’escalier a débouché sur le toit d’un coup, elle a dû forcer pour pousser la porte de métal contre le vent, une fouettée d’air humide qui contrastait avec l’atmosphère confinée de la cage d’escalier. Des odeurs, des quantités d’odeurs, comme dans une forêt. Ujine ne s’attendait pas aux odeurs, elle essayait de les déchiffrer, goudron chaud, kérosène des moteurs d’avion bien sûr, et aussi odeur de la mer, très lointaine, mêlée aux champs d’eulalies de la campagne, une odeur lourde et sucrée de marécage.

Ujine a retiré posément de son sac toutes les bouteilles. Ce sont de petits flacons d’alcool, provenant du frigo de la chambre, des échantillons plutôt, de quoi remplir un verre. Vodka, gin, Kahlúa, des liqueurs vertes et jaunes, de l’alcool blanc dans des bouteilles vertes ventrues, du saké, du soju, qu’elle boit d’un trait, parce que c’est doux et sucré. Elle s’est assise par terre, les jambes de côté pour ne pas déchirer la jupe du tailleur. Elle a abandonné les escarpins devant la porte du toit, le sol est recouvert d’une peau élastique et verte, très fraîche, quelque chose de doux qui fait penser à un animal marin, elle aime marcher pieds nus sur ce toit. Elle se sent libre. Elle pense à la mer, quand elle marchait sur la plage à marée basse, et qu’elle regardait les empreintes se refermer derrière elle.

Elle sirote les petites bouteilles, l’une après l’autre. Ça la fait sourire, elle se souvient maintenant que Samuel lui avait dit un soir où ils buvaient dans un Karaoké du centre, toi tu tiens bien l’alcool, tu sais boire comme un homme ! Lui, après deux verres, avait la tête qui tournait, il devenait sentimental, il disait n’importe quoi, sa tête tombait sur l’épaule d’Ujine ! Ses yeux étaient bizarres, comme s’il avait quatre prunelles !

Elle s’est calé le dos contre le bloc des cheminées. Le compresseur de la clim fait vibrer le sol. Devant elle, par-dessus le muret, la ville est étendue, la ville qui ne dort jamais. Loin, au-delà des autoroutes éclairées en jaune, les boulevards extérieurs, les premiers immeubles et, plus loin encore, le scintillement des maisons, les tours, les usines à gaz, les gares de triage, les flèches des églises soulignées de néons rouges. Les taches aveugles des jardins publics, les terrains vagues, la vallée sombre du fleuve.

Ujine imagine que dans toute cette ville il y a quelqu’un qui pense à elle, peut-être. Samuel, petit comme une tête d’épingle, comme une amibe. Si elle appelait, si elle criait son nom, est-ce qu’il l’entendrait ? Si elle pensait à lui très fort, en serrant ses tempes entre ses mains, est-ce qu’il se retournerait dans son sommeil, est-ce qu’il regarderait vers l’horizon ? Est-ce qu’il la verrait dans ses rêves ?

Tout d’un coup elle se plie sur elle-même, elle reçoit un coup à l’épigastre. Elle ne s’y attendait pas, le souvenir revient avec violence, la submerge, la fait étouffer. Elle geint un peu, elle sent les larmes qui montent de tout son corps et débordent de ses paupières, coulent dans sa bouche. Avec Samuel, ils sont sur cette route qui serpente dans la brume le long de la mer du Nord, à travers des collines d’eulalies. Elle se souvient, elle ne connaissait pas leur nom, elle appelait ça des herbes, et Samuel avait expliqué, il avait même donné le nom latin, ce sont des plantes de la Chine ou du Japon. Eulalie, elle aimait bien ce nom très doux. Samuel a arrêté la voiture dans une clairière, au bout d’un chemin de terre. À travers le pare-brise piqué de gouttelettes, ils regardent ensemble les écharpes de brume qui circulent au ras des plantes. La lueur du jour qui se lève éclaire le ciel d’un éclat multiplié par les gouttes de rosée. Les hautes tiges sont immobiles, légères, fusantes, exultantes. Il n’y a pas un bruit. Ujine entend la vibration de son cœur, et elle pose son oreille sur la poitrine de Samuel pour écouter le rythme qui bat à la même cadence, un coup court, un coup long… C’est un moment de bonheur comme elle croit n’en avoir jamais connu avant. Elle pense à toutes ces années de solitude, à la mort de sa mère à l’hôpital, à l’angoisse de devoir travailler, de devoir trouver une place dans le monde. Elle ne dit rien, lui aussi se tait, elle sait qu’elle l’aime et qu’il l’aime, elle en est sûre, rien ne pourra jamais effacer cet instant, hors du monde, hors du temps.

Ce n’est pas le souvenir qui la submerge. C’est une sensation enfouie depuis l’enfance, une brûlure, une souffrance, une joie, une remontée du tréfonds. C’est relié à la vie qui est installée dans son ventre, cette chose qui s’accroche à elle et lui donne le vertige.

Ujine est debout maintenant au bord du précipice. Elle écarte un peu les bras de son corps, comme des ailes à peine soulevées. La lumière de l’aurore est devant elle, déjà, elle entre jusqu’au fond de ses yeux et la baigne d’un appel irrésistible. Je viens, pense-t-elle, je vais venir. Elle sent ce regard insistant autour d’elle, un regard sans yeux qui la pénètre et la transperce, elle voit dans le ciel nu un visage qui se dessine, un pâle et lisse visage sans traits, pareil à la lune en train de naître. C’est une voix, un appel, pour rejoindre l’infini, être libre, voler, sans mémoire, sans souffrance, suspendue entre ciel et terre, entre deux vies, jusqu’au rêve.

Elle est sur le rebord du toit. Ses orteils s’agrippent avec force au ciment, elle sent sous chaque phalange le granulé piquant et froid, rendu friable par les pluies et les vents qui passent sur l’immeuble depuis sa construction. Dans l’esprit d’Ujine, dans sa tête, déjà le grand saut vers le parking, son corps disloqué ouvert, le sang qui envahit sa gorge et couvre ses yeux d’une taie écarlate, le sang qui coule en ruisseaux entre les roues des voitures arrêtées. Tout cela qui fait un bruit, non pas un bruit, mais une clôture mince qui entoure le ciel, la mer, l’aérogare et même les champs d’eulalies.

Ses pieds refusent. Les doigts se sont écartés, ils sont forts, indéracinables. Ils ne lâcheront pas le rebord de ciment. Ils jettent leur onde jusqu’au centre du corps d’Ujine, ils transforment ses jambes en poteaux de fer, ils bandent la corde spinale et rejettent sa tête en arrière ! Ils n’écoutent pas le chant des sirènes ! Ils sont vivants, et ils ne veulent pas mourir !

À reculons, Ujine marche sur le toit. Instinctivement elle a appuyé ses mains contre son ventre. Elle se laisse glisser par terre, au milieu des cadavres de bouteilles bues, des mégots fumés, dont beaucoup ne sont pas à elle. D’autres gens sont venus ici avant elle, se sont saoulés, puis sont repartis sains et saufs pour continuer leur vie.

Ujine reste là, tassée contre la souche de cheminée qui n’arrête pas de vibrer, de souffler son air chaud. Le soleil éclate entre les fumées de l’horizon, les premiers avions décollent pour l’autre côté de la terre, au-dessus de la ville.

Trois

Ujine doit se défaire maintenant. Elle ne l’a pas décidé. Est-ce qu’on décide rien quand on est seule ? Mais elle n’est plus vraiment seule à présent. Elle n’est pas encore une maman, elle est double, quelque chose a changé en elle, elle ressent une gravité, une lenteur. Plus question de s’étourdir, d’aller dehors la nuit à la recherche du bonheur, ou du désespoir, plus question d’aller au hasard, à travers les collines, monter les escaliers jusqu’à en avoir mal. Tout cela, c’était bon avant. Avant quoi ? Elle s’est posé la question, elle l’a écartée comme une mouche importune. « Alors, comment vont les amours ? » Les filles, au cours de droit commercial, toujours aussi inquisitrices. Micha, Charlotte. Rita. Toutes les mêmes, avec leurs histoires, leurs complots, leurs ragots. « Tu sais quoi, ma chérie ? Tout est dans la manipulation. Tu comprends ? Ou tu manipules, ou c’est toi qui es manipulée. » C’était simple en effet. Il n’y avait qu’à choisir.

Tout paraît dérisoire. L’attente, la colère, l’orgueil blessé. Cette folie qu’a commise Ujine, aller frapper à la porte des parents de Samuel, le regard effaré de la vieille dame, la voix tremblante du père du fond de l’appartement, cette fragilité, cette banalité. Une odeur de cuisine lourde, du coq au vin, du bœuf en ragoût. « Non, mademoiselle, il n’habite pas ici, mais il vient tous les jours, ou il téléphone, laissez un message, nous le lui donnerons, quel est votre nom, je vous prie ? » Ujine a balbutié, toujours mauvaise pour inventer un nom, pour mentir : « Merbeau, Mlle Merbeau, merci, madame, désolée de vous avoir dérangée. » Quand le jeu n’est plus un jeu, devient un pari stupide, un ressassement, une grimace, et qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura pas de réponse. « Non, non, merci, pas la peine d’écrire un message, c’est sans importance, excusez-moi. » La vieille dame, son bloc-notes à la main, son crayon à bille. Ujine a eu le temps de lire un en-tête au nom d’une compagnie d’avions, un cadeau du Voyageur sans doute, est-ce que ça provenait d’une de ses hôtesses de l’air ? Elle n’a pas attendu que la vieille dame ferme la porte, elle a pressé le bouton d’appel, mais elle n’a pas attendu que l’ascenseur arrive, elle a dévalé les escaliers, les huit étages, mais la minuterie s’est arrêtée, elle a dû descendre les deux derniers étages à tâtons, le cœur battant, les mains moites. Ça ne s’oublie pas.

Il ne fallait pas laisser revenir le vide. Chaque minute, chaque seconde compte. Il faut marcher, aller aux cours, à la Fac de droit, à la chambre de commerce, chercher du travail, s’inscrire à la gym, aux visites de musées, aux randonnées, au chant, aux ateliers. Marcher, parler, écouter, de toutes ses forces, du matin au soir, même la nuit, sans s’arrêter, sans penser, monter-descendre, enregistrer, compter, diviser, juger, sans jamais attendre. L’attente est un monstre vorace, cannibale. Il guette, cherche sa proie. Dans le vide se cache le visage du tyran, du grand manipulateur. Le rayer, le détruire. Apprendre à haïr ce qu’on a adoré.

D’abord, ne plus se soumettre. Ujine se souvient du temps où elle ne s’éloignait jamais de son téléphone de peur de manquer un appel de Samuel. Tout lui revient maintenant. Morceau par morceau, un tissu de mensonges et d’humiliations. Les soirées où elle est couchée sur son matelas, elle écoute la rumeur de la ville, les klaxons, les rugissements d’une moto (la moto de T.E. Lawrence sur laquelle il a cherché la mort), les sirènes des ambulances qui viennent de partout à la fois. Le téléphone posé sur le drap à côté d’elle, elle regarde le boîtier noir, l’écran aveugle. Il ne s’allume pas, il ne veut pas vibrer. « Allez, sonne ! Je t’en prie, maintenant, là, sonne ! Je compte jusqu’à cent et tu sonnes ! Je vais prendre une douche, sans me presser, je vais me laver les cheveux, et quand je sortirai de la salle de bains, je verrai le signal d’appel. Je descends dans la cour, je jette le sac-poubelle, je fais le tour de l’immeuble, comme si j’avais quelque chose à vérifier, je remonte — tiens ! Le signal d’appel ! » Elle se souvient de l’air supérieur de Samuel : « Il ne faut jamais attendre, jamais rien espérer. » Ou bien, une autre fois, elle ne se rappelle plus pourquoi : « Le monde ne répond pas à tes désirs. » Un soir, ils étaient ensemble en haut d’une colline, dans la belle auto de Samuel, le ciel était immense, un avion venait de décoller. Ujine avait-elle parlé d’avenir, ou simplement s’ils devaient se revoir le lendemain ? Samuel regardait la trace de l’avion. « C’est comme s’il suffisait de vouloir très fort qu’il tombe ! » Ujine avait ressenti une douleur près du cœur, un petit coup de poignard. Elle n’avait rien répondu, mais maintenant elle s’insurge. Quelle connerie ! Elle le dit à voix haute, peut-être que ça fait se retourner des gens dans la rue : « Quelle connerie ! Pourquoi je croirais que je peux faire tomber un avion ! » Quelle conne j’ai été ! Tout ce qu’elle n’a pas osé dire. Tout ce qu’elle a laissé dire. Ce qu’elle aurait dû dire.

Comme ce n’est pas facile de ne pas répondre au téléphone, Ujine a changé son numéro. Plus trop rien à attendre maintenant. Mais ça n’est pas suffisant. Elle veut comprendre ce qui s’est passé, comment elle s’est laissé prendre au piège. Elle essaie de remonter le cours de l’histoire. Ainsi elle pourra effacer les blessures, brouiller les traces. Les voir d’abord, avec netteté, les effacer ensuite. Toutes ces mises à l’épreuve, ces bassesses. Tout ce qu’elle a cru être un jeu, avant de comprendre qu’elle était jouée. Est-ce que l’amour suffit à cacher les offenses ? Ou bien ce n’est pas de l’amour, mais de l’amour-propre. Elle repère ses souvenirs, elle voudrait les écrire dans un livre de comptes, elle appellerait ça Assets and Liabilities.

Voyons, par exemple. Un rendez-vous, elle a attendu sous la pluie froide, devant le métro, parce que Samuel avait envoyé un message : Sortie 2, 15 heures.

Elle revient à cet endroit, pour vérifier, pour comprendre. Il y a toujours autant de monde, c’est la station près de la Bourse, avec une foule affairée qui se bouscule. Devant le métro les marchands à la sauvette, les bandes d’étudiantes qui ressemblent à des sauterelles. Le mendiant qui fait la manche, et toujours cet homme sans âge, ses cheveux teints en noir, sa figure blême, il reste debout contre le mur, il regarde passer les filles, elles lui ont donné un sobriquet, elles l’appellent Beethoven. Il a cette expression figée, la légende raconte qu’il a perdu sa fiancée autrefois, et qu’il continue à l’attendre à cette même station, tous les jours. Ujine est revenue à la sortie no 2, maintenant elle ressent une sorte de rage à penser qu’elle a ressemblé à Beethoven, elle aussi, à attendre debout, les cheveux mouillés, à guetter l’arrivée du fiancé qui ne vient pas. Parce que Samuel n’est pas venu au rendez-vous. Mais s’il avait été là ? De l’autre côté de la rue, caché par un pilier, ou bien du côté de la sortie no 1, ou encore en bas des escaliers, près des guichets automatiques ? Son cœur bat fort dans son cou, elle sent la colère qui l’envahit. De chacun de ces points, on voit parfaitement la sortie no 2.

Voyons autre chose. Ce coup de téléphone, un matin, alors qu’elle sort du cours avec Micha et d’autres filles, elles doivent faire le point sur la préparation de l’exposé sur King Lear. Elle a quand même répondu à l’appel, elle a dit : « Ne quitte pas, je te prends tout de suite. » Aux filles elle a dit : « Commandez les sashimis, du thé vert, je reviens tout de suite. » Elle sort de la cafète, c’est trop bruyant, elle déborde d’une onde bienfaisante en approchant ses lèvres du téléphone, elle l’entend, sa voix cassante, méchante : « Je t’ai déjà dit, je déteste que tu parles à quelqu’un d’autre quand je te téléphone. Je te laisse à tes occupations. » Puis le silence, elle a beau essayer de rappeler, il n’y a personne au bout du fil. Ce n’est pas un silence qu’on peut rompre. C’est l’éternel (ou presque) silence mécanique d’une communication interrompue. Est-ce à moi qu’il a fait ça ? Et tout de suite elle donne la réponse à haute voix : « Eh bien oui, c’est à toi, tu l’as mérité, tu as accepté ! » Ne plus rien accepter désormais, plus rien de ce type, plus rien de n’importe quel autre type.

Voyons encore. Lui reviennent les manquements d’égards, les prétendues leçons de la vie. C’est bien ça qu’il appelait le Jeu. Elle a cm que c’était un jeu qu’il avait inventé pour elle, ce garçon si grand, si sûr de lui, elle était alors sa jeune fille sans expérience, sans famille, sans profession, qu’il prendrait sous tutelle et à qui il enseignerait les lois de l’existence. Une danse dans laquelle lui était le guide, elle le modèle. La seule danse qu’il aimait, le tango, et elle l’avait suivi dans cette boîte bizarre, au sous-sol d’un immeuble, où des hommes d’un certain âge virevoltaient avec des toutes jeunes femmes. Il lui avait dit qu’il fallait qu’elle s’abandonne, qu’elle se laisse porter. Maintenant elle comprend cette danse, pourquoi il aime tant cela. Une danse guindée, dramatique, et la musique du bandonéon qui grinçait dans les haut-parleurs. Elle n’y était allée qu’une seule fois. Est-ce qu’il y allait toujours ? Mais la colère lui a fait tout oublier, les pas, la musique, et même l’endroit où cela se cachait. Peut-être qu’il n’y est allé qu’une seule fois, pour lui montrer, ce jeu dont il édictait les règles, et la première règle était qu’il n’aurait jamais à les justifier.

Changer le lieu du rendez-vous à sa guise, téléphoner, envoyer un Texto concis, à sa manière : « RDV HÔTEL HILTON 13 h 30 ». Et Ujine courait, toutes affaires cessantes, bus, métro et, quand le temps manquait, taxi. Arrivait haletante, le cœur battant, les mains moites. Plusieurs fois Samuel était déjà là, l’air de s’ennuyer, les mains dans les poches, discutant avec les hôtesses d’accueil, il ne l’avait même pas reconnue de loin — ah, c’est vrai, ce garçon est très myope, mais pourquoi ne met-il pas ses lunettes ? Plusieurs fois aussi, il n’était pas là. Le hall de l’hôtel, immense, encombré de gens et vide. À la réception, personne ne le connaît. Les hôtesses — mais ce ne sont sûrement pas les mêmes — la regardent, la toisent, peut-être même qu’elles ricanent tout bas. Que faire ? C’est vrai, le Jeu interdit qu’on demande, qu’on pose des questions. Juste cette règle, que Samuel a énoncée une fois pour toutes : « Je n’attends jamais. Trois minutes après l’heure du rendez-vous, je m’en vais. » Pourquoi trois minutes ? Pour le cas où on n’aurait pas l’heure de l’horloge atomique ?

Mais qu’est-ce qui manque si fort à Ujine ? Est-ce le rendez-vous, ou bien ce bref instant de bonheur quand ils se retrouvent, lorsque Samuel semble avoir tout oublié, lorsque leurs corps se glissent l’un sur l’autre, et qu’ils ne font plus qu’un, comme dans ces jeux d’enfant où l’on rapproche son visage de l’autre pour regarder les yeux se fondre et ne faire plus qu’un ? Lorsqu’ils s’endorment côte à côte, emportés par leurs rêves, mais sur le même radeau, jusqu’à l’aube, jusqu’à la plage du réveil, et qu’elle peut regarder son corps, sentir le grain doux de sa peau en haut des cuisses, la chaleur de son épaule à l’attache du cou.

Pour effacer tout — à moins que ce ne soit pour se souvenir de tout, jusqu’à la douleur, jusqu’au nerf —, Ujine refait en sens inverse les chemins qu’elle a parcourus. Les halls des hôtels, des cinémas, les bars, l’église, les marches de la bibliothèque centrale, l’entrée du magasin Daimaru. Tous ces lieux que ses pas ont martelés, ces monuments que l’expectation avait rendus magiques, glorieux, magnifiques, brillants de néons, décorés de marbre ou d’acier, ou bien angoissants, sinistres, solitaires, arches de pont, quais de gare, bouches de métro, terrains vagues.

Que reste-t-il ? Rien, pas même l’amertume. Cette amertume que recherche Samuel, qu’il donne en exemple. Les deux pôles de l’existence selon Samuel : l’ennui, l’amertume. Elle s’en souvient, au début, elle avait répondu : « C’est curieux, moi je ne m’ennuie jamais. » Samuel avait haussé les épaules. « Je ne suis pas en train de te parler d’ennui comme tu dirais je me fais chier. » Il avait montré le café, les miroirs tachés sur les murs, les gens attablés, sa tasse pleine de liquide noir. C’était un café souterrain, installé sous les escaliers du métro, un nom bizarre, inventé, La Crêpe Michèle. « Non, je te parle de ça, tu comprends. Tout ça. » Elle avait commencé à comprendre que c’était une angoisse, une insatisfaction, elle avait senti ce qui était incomplet et qui lui serrait le cœur, comme si jusqu’alors elle n’avait jamais voulu le voir. Plus tard, dans son errance, dans sa folie, les mots de Samuel étaient revenus : « Tout ça. » L’amertume, le vide. Le goût de l’expresso. Les gens qui attendent, le vertige. Ce qui ne s’accomplira pas, ne s’accomplira jamais. Tout ça. Les leçons de vie.


Pour en sortir, la vindicte. C’est Rita, ou Micha, quelqu’un qui lui a apporté la solution. Un jour qu’elle se risquait à se raconter, à mots couverts, en parlant d’elle-même comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre : « Qu’est-ce que tu dirais de quelqu’un qui te demanderait de le joindre à un numéro de téléphone, et, quand tu veux appeler, le téléphone est occupé pendant une demi-heure et, quand enfin la communication passe, ça ne répond plus ? » Et la réponse, évidente : « Je dirais que le type qui s’amuse à des choses comme ça est un malade mental, et je m’en irais le plus loin possible. » C’était donc ça. Tout bonnement, un malade, Ujine a été la proie d’un malade. Elle en est devenue un peu malade à son tour.

Pour guérir, Ujine a refait en sens inverse la dernière marche, cette nuit folle où elle a failli mourir. Ses pieds l’ont guidée jusqu’au train, vers l’aéroport. Le temps a passé, l’enfant commence à vraiment exister, il n’est plus seulement une idée. Il appuie sur l’estomac, sur la vessie. Dans les toilettes de la gare, Ujine a vomi dans le lavabo. Dans le miroir, derrière son image blafarde, une femme la regarde. « Excusez-moi. » Ujine a des larmes dans les yeux. La femme s’est approchée. « C’est votre premier ? » Ujine a fait oui de la tête, elle sent une honte injustifiée. « Vous verrez, dans deux mois ça ira mieux, vous aurez même la pêche. » Elle tend un mouchoir en papier. D’ordinaire, Ujine déteste la commisération. Pourtant ici, dans la solitude des toilettes de la gare, cela lui fait du bien. Elle murmure un : « Merci » mal assuré, et elle sort sur les quais balayés par le vent froid. Elle décide de ne pas aller jusqu’à l’aérogare. Maintenant, elle en est sûre, Samuel n’est jamais parti en voyage, peut-être même qu’elle a tout inventé. Elle traverse le parking, elle marche jusqu’à l’hôtel. C’est la fin de l’après-midi, l’équipe de nuit n’a pas encore pris son service. À la réception, une jeune femme la regarde avec méfiance. Avec son teint mâché, ses yeux cernés, son manteau informe (rien encore à dissimuler, mais l’envie de s’habiller large, d’enrober ses formes), Ujine ne ressemble plus du tout à une hôtesse de l’air, une de ces hôtesses que Samuel ramenait ici.

« Est-ce que je pourrais voir une chambre ? » En posant la question, elle n’y croit pas. La pimbêche la regarde avec ironie. « Désolée, je n’ai pas le droit de faire visiter, d’ailleurs il n’y a pas de chambre disponible, vous pouvez toujours consulter notre site Internet. » Elle ment, Ujine a vu que seules trois ou quatre chambres ont leurs rideaux ouverts. Ujine revoit sa nuit sur le toit, c’est comme si tout cela était arrivé autrefois, à quelqu’un d’autre. Quelque chose tremble encore en elle, ce ne sont pas les genoux ni les chevilles. C’est dans la zone de mémoire qui se trouve en arrière de sa nuque, entre les omoplates. Elle sent la sueur qui mouille le creux de ses mains, elle s’essuie nerveusement sur son manteau. La jeune femme de la réception est carrément hostile maintenant, elle louche vers le téléphone sur son comptoir. « Est-ce que je peux faire autre chose ? » Ujine bat en retraite pas à pas. « Non, non, merci je — » Elle se dirige vers la sortie. Elle s’en va. Quand elle est au milieu du parking, elle se retourne et elle regarde le toit de l’immeuble, le rebord de béton gris contre le ciel. C’est trop haut pour les oiseaux, mais il lui semble voir une silhouette maigre, les bras écartés, assez semblable à une cigogne.


Plus moyen d’être seule, plus le temps d’être en paix. Ujine veut prendre sa revanche sur les actions perdues. Elle fait tout ce que le Jeu interdit. Elle téléphone à la banque, laisse pour Samuel des messages insensés, maintenant qu’elle a pu se procurer son numéro de portable elle envoie des rendez-vous par Texto, puis elle guette cachée dans une entrée d’immeuble, déguisée avec son manteau et des lunettes noires. Parfois il vient, il n’a pas l’air aussi triomphant, il regarde à gauche, à droite, il se retourne, il attend, il regarde son téléphone, justement Ujine vient de lui envoyer un message : « Tant pis, à un de ces jours peut-être. » C’était sa formule préférée ! Puisqu’on n’est sûr de rien, que demain n’existe pas.

Elle ne veut plus rester immobile. Elle s’est forcée à sortir, à être dehors, à rencontrer des gens. Ce sont ses pieds qui l’emmènent, elle n’a même pas besoin de réfléchir. Après les cours, la gym, pas la gym douce pour pré-mamans, mais du combat rythmique dans une salle cheap du centre-ville en compagnie de femmes fortes, sous la houlette d’une métisse très ronde et agile, Ujine a pensé que, dans ce cas, c’était de bon augure. Et une, et deux, uppercut, direct du gauche, et une, et deux, swing du droit, crochet, le corps en avant, appui sur la jambe gauche, le pied bien à plat. Tous ces mouvements inutiles, un peu ridicules, mais qui font du bien à l’âme. À ses côtés, une femme plus très jeune, qui a dû être jolie, usée par les calmants, les somnifères, elle frappe dans le vide, swingue et jabbe. Ça n’est pas difficile d’imaginer qu’elle tape sur son homme, sur son traître.

Ujine a trouvé du travail dans une agence de location, le gérant s’appelle Christian Jonquet, il tutoie Ujine, et elle le tutoie aussi, il est quadra, gay, stressé, mais elle s’entend bien avec lui. Il l’envoie en mission, parce qu’elle présente bien, et ses études de droit l’ont impressionné : « Ujine, il y a cet appart à faire visiter, c’est loin, prends un taxi, il ne faut pas rater cette affaire. » Quand il s’énerve, elle dit : « Allez, calme-toi, ça va bien marcher. » Elle rapporte des contrats. Elle s’habille bien, elle se maquille, elle sait qu’avec un peu de fard à paupières et de rouge aux joues, ses cheveux noirs lissés à l’huile comme de la soie, elle peut convaincre n’importe qui. C’est une sorte de pari. Rapporter de l’argent, être capable, se surpasser, pas pour elle-même, ni pour la boîte, mais pour le fun, comme quand on court cent mètres ou qu’on saute par-dessus une corde, c’est une affaire de muscles. Et puis se sentir adulte enfin (à bientôt trente ans il est temps). Vivre la ville comme elle ne l’a jamais vécue, les interviews, les réunions, les restaurants chics, les conférences avec les banquiers. Rouler dans une auto confortable, avec un chauffeur, vitres teintées, clim, sièges en cuir, elle qui n’a connu que les taxis minables avec les chauffeurs qui mettent des couches ! Une fois ou deux, elle a ressenti une petite émotion parce qu’elle a cru reconnaître la voiture de Samuel, sa berline gris foncé dont il est tellement fier, qui porte un nom un peu ridicule, Prima, Prélude, Protégé, quelque chose de ce genre. Une image furtive, un rappel de sa vie d’avant. Elle s’étire, elle a ôté ses escarpins dans l’auto pour écarter ses orteils, elle a calé ses reins sur les coussins, et elle regarde le paysage gris et blanc qui défile sur le côté, elle ne sent rien, ne pense à rien.


Mais tout doit finir, tôt ou tard. Le poids, les nausées, les vertiges. Christian a compris le premier. Les filles, Rita, les autres, personne n’a deviné, mais Christian a l’instinct, peut-être qu’il est plus attentif. Un jour il l’arrête dans sa course : « Ujine, je peux te parler ? » Il n’y va pas par quatre chemins : « Dis-moi la vérité, c’est pour quand ? » Il a un tic dans les yeux quand il est en colère. « Pourquoi tu m’as menti ? » Ujine fond en larmes, pas pour l’attendrir, mais parce que d’un coup la réalité la rejoint. Elle s’assoit sur une chaise, elle se sent lourde, lourde et bête, et ça la fait pleurer davantage. « Évidemment, je ne t’aurais pas engagée. » Christian reste perplexe, sa colère est tombée. Il s’assoit en face d’Ujine. « Et lui ? Qu’est-ce qu’il dit, lui ? » Ujine hausse les épaules, lui, eh bien il n’y a pas de lui. « Donc tu es seule avec ton problème. » Il ajoute : « Comment tu as fait ça, je te croyais intelligente ? » Il sort une boîte de mouchoirs en papier. Décidément, c’est la réponse universelle aux larmes des filles-mères. « Bon, eh bien, tu travailles encore un peu, le temps que je trouve quelqu’un pour te remplacer. Après tu te débrouilles, OK ? » Pas de contrat, pas d’indemnités, rien à dire. En fin de compte avec une avance de trois mois, il n’était pas obligé, c’est lui, le gay, caractériel, exigeant qui aura été son seul soutien. Rita, quand Ujine a raconté, l’a engueulée : « Quoi, c’est tout ? Pas la peine d’avoir étudié le droit, c’est toi qui lui fais un cadeau ! » Le jour du départ, Christian embrasse Ujine sur les deux joues. « Tiens-moi au courant quand même ? » Et quand elle veut lui rendre sa boîte de cartes de visite au nom de l’agence, il refuse : « Garde-les, ça resservira peut-être l’année prochaine. »


La vie s’est ralentie en elle, autour d’elle. Ujine observe les changements, jour après jour. C’est un point chaud, au centre de son corps, et aussi dans la chambre, dans l’immeuble. Quelque chose en train de s’ouvrir, et en même temps qui l’enferme et la protège. Un silence.

Après la fièvre du boulot à l’agence, le mouvement s’est calmé, il n’y a plus d’expectative, plus de plan. Mais il n’y a pas rien. Il y a de la force, de la puissance. Pas de la sagesse, cela non, pas de la raison. Une pulsion de vie qui bat dans ses plis, qui bouge. Chez la gynéco, Ujine écoute pour la première fois les battements de cœur du fœtus, assourdis et impétueux, amplifiés par le haut-parleur. Un rythme différent du sien, plus rapide.

Quand elle sort dans la rue, malgré la neige qui encombre les trottoirs, elle entend le battement. Il recouvre tout, même les grondements des moteurs, même le vacarme des boggies du métro.

Le temps est long. Chaque seconde, chaque geste, naguère insignifiant, indifférent, aujourd’hui s’éternise. Ujine s’étonne de vivre chaque instant comme s’il ne devait jamais finir. Elle comprend qu’elle vit avec quelqu’un, non pas avec Samuel ou avec Christian, mais avec quelqu’un d’autre qui est son double en elle-même.

Un poids. Ça ne peut pas être le fœtus, à peine quelques grammes de chair, presque pas d’os. Mais son ventre s’arrondit, se remplit de liquide, ses seins se gonflent, elle aperçoit des veines là où la peau était lisse, les mamelons se sont durcis, ils sont hérissés de petites pointes. La nuit, elle étouffe, elle transpire, elle envoie promener la couette. Les orteils écartés comme à la plage, elle pose les mains sur son ventre pour sentir les ondes et les frissons. Elle est le centre de l’univers, tout vire autour d’elle. Par la fenêtre sans rideaux, elle regarde la nuit. L’astre avance lentement, il est un dieu à la beauté infinie, il la regarde en retour et elle reçoit l’onde de bienfait qui la recouvre. Elle sait qu’elle aura la force d’aller jusqu’au bout, de vivre son histoire. Elle sait qu’elle ne sera plus jamais seule. Plus rien d’autre n’a d’importance. Le téléphone portable peut vibrer sur la table de nuit, la petite fenêtre s’éclairer. Peut-être que c’est Samuel qui a retrouvé son numéro et qui appelle. Peut-être qu’il sait tout, qu’il a tout appris. Il a fait son enquête, et maintenant il voudrait bien savoir. Il croit qu’il a des droits. Ujine ne laisse pas de message d’accueil sur son répondeur, juste la voix de Kiri Te Kanawa qui chante Bailero… Cette voix qu’elle aime, qui parle pour elle. Comme si le temps avait cessé, ce qui était, ce qui ne sera plus, la même chose, la même seconde infiniment longue.


Ujine a deux déconvenues.

La première, elle prend un taxi pour rouler au hasard, un luxe incroyable, déraisonnable. Elle se sent trop grosse pour marcher. Elle dit au chauffeur : « Vous roulez, je vous indiquerai le chemin. » Le bonhomme ne répond pas, il jette de temps à autre un coup d’œil suspicieux dans le rétroviseur. Il est comme sa bagnole, minable. Un vieux, les cheveux gris frisotés, une moustache tombante jaunie par la nicotine. Il sent le Cologne et l’urine, il conduit probablement avec une couche-culotte pour ne pas avoir à s’arrêter. Justement, dans les collines, elle trouve un coin isolé, brumeux. « Arrêtez ici, s’il vous plaît. » C’est la rase campagne, pas une maison, pas une auto. « J’en ai pour un instant. » Il laisse tourner le moteur, il descend de voiture pour allumer une cigarette. Ujine frissonne dans le brouillard, les fines gouttes couvrent son visage, collent ses cheveux sur son front. Les grandes herbes sont immobiles, figées dans l’air, sans fleurs, de simples lances courbées. Les eulalies. C’est la première fois qu’elle revient depuis la fois avec Samuel, quand la vie s’est enracinée dans son ventre. C’est bien une mémoire du futur, fragile et tenace comme les grandes herbes humbles. Ujine revient vers l’auto, elle dit au chauffeur : « Vous avez vu comme c’est beau ? » Mais lui tète son mégot mouillé, il lâche : « Ces foutues mauvaises herbes, ça nous vient sûrement de Chine ! » Elle pourrait en rire, ou en pleurer.

L’autre problème est venu de Rita. Quand elle a su qu’Ujine était enceinte, toute seule, sans secours, elle a commencé à venir plus souvent, elle apportait des fruits, elle faisait des démarches pour la clinique, elle invitait des gens de sa communauté, une église où elle chante chaque samedi après-midi, et Ujine l’a même accompagnée. C’est dans un quartier cossu, loin de la pollution et des trafics. « Tu verras, ma chérie, tu seras bien, nous allons bien nous occuper de toi. » Ujine s’est inquiétée pour l’argent, ses économies ont fondu. « Ne parlons pas de ça, nous sommes des amies, non ? Je leur ai dit qu’on se connaît depuis toujours. » C’est bon d’avoir une amie, de ne pas être seule pour l’accouchement. À la clinique de Rita, ils ont été gentils. M. Gynéco est un petit homme rond et souriant avec une poigne rassurante. Rita est venue avec Ujine pour toutes les visites. Elle reste dans la salle d’attente en feuilletant des magazines, et quand Ujine sort, elle l’embrasse : « Ça a été ? Pas d’inquiétude ? On va vivre ça ensemble jusqu’au bout toutes les deux. » Seulement voilà, un jour, c’est tout proche de la date prévue, elle apporte à la clinique un dossier. « Tu dois signer là, et là. — C’est quoi, ces papiers ? » Rita passe son bras autour d’Ujine. « C’est pour le bébé, tu comprends ? Pour qu’il ait un avenir. » Ujine ne comprend pas, elle lit les formulaires. C’est un acte d’abandon, et quand elle le lit, ses yeux se remplissent de larmes. « Mais je veux garder le bébé, pourquoi tu me donnes ces papiers ? » Rita se veut compréhensive : « Je t’assure, ma chérie, c’est la meilleure solution, comment veux-tu faire autrement ? J’ai déjà trouvé une famille pour lui, des gens bien, tu les as vus à l’église, ils ont une belle maison, ils paieront tous les frais, c’est prévu, le bébé aura un vrai papa, une vraie maman. » Ujine est tellement désespérée qu’elle signe l’acte, elle écrit son nom dans la case.

Puis elle se reprend. Rita avec ses airs, ses cantiques, ses principes. La vie, défendre la vie. Voler les enfants. Elle est venue avec un bouquet, une gerbe de forsythias en fleur qu’elle a coupés dans le jardin de la clinique. « Tes papiers, tu peux les déchirer, et tes fleurs, tu peux les reprendre ! Jamais je ne donnerai mon bébé, tu entends ? Et tu peux le dire aussi à toute la clinique, à tous ces gens, avec leur belle maison ! » Elle ne crie pas, mais elle a une telle rage dans la voix que Rita s’en va avec ses fleurs jaunes, elle file comme un rat, si vite et si loin qu’Ujine n’entendra plus parler d’elle !


Quelque chose est en marche, ne s’arrêtera pas. C’est une motion qui vient de loin, en fait elle a commencé avec l’univers, c’est lent et long et profond, c’est animal, mais c’est aussi la volonté de l’autre, un autre inconnu (certainement pas Samuel, lui n’a été que l’agent du hasard), un désir.

Chaque jour rapproche Ujine de la naissance. Elle l’espère et la craint. La nuit, il lui arrive de rêver qu’elle est légère. Elle est redevenue une enfant, elle court aussi vite qu’elle peut sur une plage de sable dur, le long des vagues. Sa mère est assise dans les dunes, à l’abri du vent. Le mal qui va la tuer n’est pas encore déclaré, mais la douleur est déjà là, quelque part dans le ventre, pour l’annoncer. De temps en temps elle grimace, Ujine la regarde : « Tu as mal, maman ? — Ce n’est rien, juste un point de côté, ça va passer. » Quand Ujine se réveille, elle a quelques secondes de perplexité : tout ça est un rêve ? Ses mains cherchent son ventre, elle sent le fœtus qui bouge, la forme de son pied sur la paroi.


« Respirez, soufflez. Respirez, soufflez. » Dans la salle de l’hôpital — c’est moins chic qu’à la clinique, mais c’est gratuit — les femmes font leur entraînement Ujine pense qu’il y a trois mois elle aurait ri : toutes ces bonnes femmes couchées sur le dos avec leurs gros ventres, et qui respirent, soufflent. Des otaries au bord de la banquise. Est-ce qu’on va accoucher par la bouche ?

Elle a eu Samuel au téléphone, au vol. Elle voyait que c’était lui, donc elle ne décrochait pas. Et puis là, si, elle décroche, pourquoi se cacher ? C’est un inconnu maintenant. Elle a oublié qu’il a la voix si grave, toujours hésitante, elle se souvient qu’elle a aimé sa voix avant tout le reste. Pour le plaisir d’entendre sa voix, de rester lointaine, évasive. « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » Ujine, littéralement : « Eh bien, je suis entre deux, heu, occupations. » Samuel parle de son boulot à la banque, d’un voyage bientôt, une mutation, en Afrique, ou peut-être en Corée. « Et si on se voyait ? » Ujine a un bref instant de panique. Pas question qu’il voie ce gros ventre, elle n’a pas envie de s’expliquer. « Écoute, Samy, je suis un peu occupée moi aussi, je dois partir. » Un silence. « Et tu vas où ? » Elle a envie de répondre : sur la lune, ou bien : au pays des eulalies. Mais elle ne dit rien, juste je t’en reparlerai un jour, elle sent qu’elle pique sa curiosité. Peut-être même qu’il est jaloux et elle en éprouve un sentiment de triomphe un peu ridicule qui lui donne envie de rire. Cette certitude de ne pas céder est imbécile, elle en a honte, mais elle reconnaît que ça fait du bien. Elle raccroche. Elle ne répondra plus au téléphone. Peut-être qu’elle est déjà une maman et qu’elle ne doit penser à rien d’autre qu’à protéger son enfant, puisque les lapins mâles mangent leur progéniture, c’est connu.

Ujine vit au jour le jour. Elle mange beaucoup, pour nourrir le bébé. Elle ne regarde plus son poids sur la bascule. À la salle d’entraînement, chaque femme a son histoire. Il y a les énormes, passives, dolentes, accompagnées par les géniteurs, il y a celles comme Ujine qui ont un petit ventre rond, presque pointu, celles qui nagent dans des marinières, celles en survêtement comme si elles allaient à la compétition, un match de volley-ball sans doute ? Ujine parle avec Nelly sa voisine de salle. Elle est caissière dans un supermarché, quand elle sort d’ici elle va au boulot. Est-ce qu’on lui donne au moins une chaise confortable ? Et le niño, est-ce que ça lui plaît le travail ? Nelly rit, elle a des dents gâtées, mais son sourire éclaire son visage couleur de bronze. « C’est marrant, chaque fois que le tiroir-caisse sonne, il fait un geste dans mon ventre comme s’il voulait attraper des pièces ! — Alors, ça sera un banquier ! » Nelly rit.

Ujine se souvient, huit mois avant, quand le fœtus était encore grand comme une crevette et qu’elle allait au rendez-vous avec Samuel devant la banque, elle pensait à ceci : Samuel dans le ventre de sa maman, dormant en suçant son pouce, ses pieds déjà si grands qu’il ne savait pas où les fourrer ! Est-ce qu’un homme pense à de telles choses ? Il faudrait alors qu’il ne soit plus un homme, qu’il cesse de donner pour recevoir. Un jour, Samuel théorisait, comme d’habitude, les hommes ceci, les femmes cela, et Ujine avait dit : « La seule différence, c’est que les hommes donnent (leur sperme) et les femmes le reçoivent. » Tout ce qu’ils ne se sont pas dit, tout ce qui est resté lettre morte. Tout ce qu’elle a retenu en elle, et maintenant, voilà, c’est devenu un enfant ! Une vie dans la vie, un étranger dans soi.


La douleur depuis des jours. Les contractions de l’utérus, la leçon de la sage-femme se déroule comme prévu : la pièce de dix centimes, de vingt, de cinquante. Une ondulation. Le ventre énorme, dilaté, c’est ce qu’elle imagine dans la salle de travail, un ventre à la taille du globe terrestre ! C’est moi, pense Ujine, c’est en train de m’arriver, je ne peux pas être quelqu’un d’autre, je ne peux pas être ailleurs. Les hommes peuvent toujours être ailleurs. Même quand ils sont couards à la guerre, il n’y a pas un instant qu’ils ne choisissent pas. « Plutôt libre que roi. » C’est la devise de Samuel. Croit-elle. Elle n’en est plus si sûre.


C’est là, ça arrive. Le gynéco de l’hôpital en a décidé ainsi. Il a consulté son carnet de rendez-vous (pas son almanach), et d’une seule piqûre il déclenche l’événement. Ce n’est pas à lui qu’on fera croire que c’est unique, merveilleux, miraculeux. Tous les jours, à chaque heure, cela se passe : à 9 heures, Mme Nadeau. À 10 h 30, Mme Sauvaigo. À 11 h 30 Mme Janicot. À 12 h 30 madame, heu, mademoiselle… Surtout pas la nuit, pas le samedi, jour de sortie avec son fils (il est divorcé à ses torts), ni le dimanche, parce qu’il pratique l’aviron sur le plan d’eau du parc. Mais ça ne marche pas toujours. Quelquefois il faut se dépêcher, ça ne se passe pas bien, la quinze-heures-trente nécessite une intervention, les fers, la ventouse, une césarienne.

Ujine délire. C’est sans doute l’effet de la péridurale. Elle n’en voulait pas, elle a horreur des piqûres, elle s’est laissé convaincre. Les pieds dans les étriers. Respirez, soufflez, respirez, soufflez… Dix centimes, cinq centimes, vingt, cinquante centimes, est-ce qu’il existe une plus grosse pièce ? Ujine n’est pas là, elle n’est plus là. Le travail est ailleurs. Elle a été remplacée par quelqu’un d’autre. Une grosse femme écrasée sur le dos, les jambes arc-boutées, les pieds agrippés aux étriers, poussant, poussant des pieds comme pour se jeter en arrière, pour s’extraire, pour remonter à la surface. Respirez, soufflez… Est-ce qu’elle doit éventuellement porter le poids du monde comme le géant Atlas ? Des visages sont devant elle, penchés sur elle, la sage-femme, les infirmières, le gynéco n’a pas encore daigné venir. C’est un voyageur comme Samuel, un représentant de commerce, avec son visage poupin et ses poils sur les oreilles, son gros nez et ses sourcils hirsutes. Pourvu qu’il ne vienne pas. S’il vient, elle sait ce qu’elle dira, Non, monsieur, je n’ai besoin de rien, j’ai chez moi tout ce qu’il me faut, aspirateur, fer à repasser, frigo, congélo. Pour le linge je vais à la laverie, les machines se détraquent tout le temps. « Comment ça se présente ? » Bien, bien merci, et pour vous ? Une grimace. Où est le Seigneur lune ? C’est lui que je voudrais voir, son beau visage, son sourire de la nuit. Non, pas ce projecteur à iode qui inonde la scène d’une lumière atroce. Sinon le Seigneur soleil, je vous prie, dans une clairière, dans la douce atmosphère de l’été, sur le champ des éteules. C’est qu’il manque un témoin, autrement dit le père de l’enfant. « Est-ce que quelqu’un assistera à la naissance ? » Non, sans commentaires. Mais cela a fait le tour du personnel de l’hôpital, répété, noté, souligné. « Pauvre petite, toute seule, il n’y aura personne avec elle, personne pour la visiter. » Les faces sont penchées, attentives, pareilles à de bonnes fées. Ujine serre la main de la sage-femme à sa gauche, une très jeune, un visage d’enfant, rose avec des frisons blonds qui s’échappent de son bonnet. Elle sent une onde de gratitude, elle aimerait connaître son nom, son âge. Depuis combien de temps elle est apprentie sage-femme. Est-ce qu’elle a un petit ami, est-ce qu’elle va se marier bientôt ? Respirez, soufflez… Entre deux respirations elle n’a pas le temps de poser les questions. Elle est si fatiguée maintenant, c’est la fin de la journée, le soleil se cache derrière des nuages, la lune est éteinte, il n’y a que cette lumière aveuglante. Je voudrais tant que bébé naisse dans une eau bleue, dans une clairière, dans un champ d’éteules. Quand le Seigneur lune apparaît dans le ciel, de l’autre côté du mur, elle entend distinctement son chant, un murmure doux d’eau et d’herbe folle. La fille d’Ujine naît, et Ujine s’est endormie.

Épilogue

L’été, à nouveau. Les nuages glissent au-dessus des dunes, le vent fait bouger les chardons dans le sable, juste un frémissement de poils sur la peau. Ujine est couchée à l’abri de la dune, en chien de fusil. Elle sent le vent sur sa peau, le sable glisser entre ses orteils. Au creux de son ventre, Eulalie s’est endormie. Elle dort à l’envers, la tête vers le bas, comme si elle se souvenait de sa naissance. Entre les seins d’Ujine, ses petits pieds sont offerts, abandonnés. Alors Ujine compte ses orteils, sans se lasser. Pour faire rire Eulalie, elle lui chantonne parfois la comptine que sa mère lui disait, this little piggy, ce petit cochon est allé au marché, ce petit cochon est resté à la maison, et au dernier petit doigt, wi-wi-wi-wi-wi, tout le long du chemin ! Un deux trois quatre cinq, dix en tout, minuscules et roses, avec des ongles couleur de nacre. Eulalie, c’est le prénom qu’Ujine a choisi, en souvenir des grandes tiges et des pompons floconneux qui se mêlaient au brouillard, sur la route de l’aéroport. Samuel n’a pas dit non, il n’a pas demandé pourquoi. Il est revenu des voyages, il n’ira plus au bout du monde.

La vie est changeante comme les nuages qui passent au-dessus d’elles, comme la mer qui fait son bruit de sablier. Quand Eulalie est née, Ujine a décidé qu’elle irait chaque jour avec le bébé au bord de la mer, pour que le bruit et l’odeur entrent en elle et qu’elle les garde à jamais. Et c’est ce qu’elle fait.

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