The child ever dwells in the mystery of ageless time, unobscured by the dust of history.
La ville grise, si grise, non loin de la mer. Une grande rivière qui sépare la ville en deux moitiés, le nord, le sud. Des ponts, certains anciens, en fer peints à l’antirouille, d’autres modernes, en béton, arches géantes, tabliers suspendus à des câbles d’acier. Les cris des oiseaux au-dessus de la ville, oiseaux de mer, oiseaux de proie, des cris geignards, des grincements de charnières rouillées. La rumeur monotone des voitures qui roulent sur les ponts, sur les quais du fleuve, de temps à autre un cri de bête, un navire qui appelle son pilote, un train rapide qui traverse les gares sans s’arrêter, vers le nord…
Cela arrivera dans quelque temps, peut-être, au pli du temps, lorsqu’il ne restera que peu de chose de ce que nous avons connu. Les guerres auront changé la surface du monde, les villes seront des miroirs brisés.
En ce temps, le mot bonheur a disparu. Sans doute existe-t-il encore quelque part, mais il a été interdit, et plus personne ne l’utilise. Il s’est vidé de son sens, comme une vie qui s’échappe. Peut-être s’est-il usé, à force d’avoir servi à tout le monde, aux marchands de biens et aux agents d’assurances, aux vendeurs d’autos et aux politiciens.
Quelque chose a changé dans ma ville. Elle n’a jamais été aussi vide, aussi grise, murailles de béton aux fenêtres identiques, rubans d’autoroutes en forme de trèfle à quatre feuilles, ponts, esplanades, voies ferrées qui percent la terre. Cette ville autrefois luxueuse ne peut plus échapper à la désolation des rivages de la mer. La mer n’est plus une aventure. De grandes nappes irisées dérivent aux embouchures, le vent porte des nuages de ciment. Même vers le sud il n’y a plus de liberté. Une angoisse incompréhensible, irrépressible jaillit du bleu du ciel. Le soleil, la beauté des palmes, la douceur des lagons au crépuscule portent une douleur lancinante.
Nous sommes les Imparfaits. On nous appelle les « Mezclillas » à cause de nos habits ordinaires, en toile bleue, à cause de nos baskets blanches, de nos casquettes à la visière qui empêche de voir nos yeux — autrefois les prêtres les avaient interdites, comment Dieu aurait-il pu lire dans nos yeux ? Mais nous sommes libres aujourd’hui de ces superstitions.
Garçons et filles, jeunes et vieux, juste assez semblables pour que de loin on ne puisse nous reconnaître — mais les filles sont plus grandes, chaussées d’escarpins à talons aiguilles, et on les distingue aussi par le bruit qu’elles font quand elles courent dans les souterrains, clac-clac-clac, à toute vitesse.
Et les vieux d’antan, les vieux qui ont survécu aux guerres fratricides, aux expurgations, aux révolutions culturelles et aux lavages de cerveau, aux autodafés et aux confessions publiques. Eux se souviennent de la lumière du jour, du temps où ils glanaient dans les champs de blé, du temps où ils mettaient à sécher les gerbes de riz au bord des routes. Mais ils n’en parlent guère. À qui pourraient-ils conter les sornettes du temps longtemps, du temps mort et oublié ? Bien sûr de leur temps il n’y avait pas de Séparés, pas d’Enterrés, mais est-ce que ça rendrait les Imparfaits plus parfaits, est-ce que ça effacerait les erreurs, les crimes ?
Les vieux sont tapis dans les couloirs. Ceux qui ont les moyens, ceux qui ont gardé quelques-uns des privilèges d’autrefois, ont leur petit banc en bois de caisse, qu’on dirait fabriqué par les antédiluviens, sans clous, sans colle, juste en mortaises et queues-d’aronde. Les autres sont par terre. Accroupis, à genoux. Certains se prosternent le front contre le sol, au ras des pas des passants. Ils attendent quelque chose, une piécette, un gâteau, une cannette de soda, n’importe quoi, pour continuer à vivre.
Imparfaits. On nous a appelés ainsi parce que nous avons tout oublié. Nous naissons, nous vivons, nous mourons. Il est entendu que nous ne laissions aucune trace. Nous occupons tous ces grands, anciens, somptueux monuments, tours d’église, temples à péristyle, jardins suspendus, bibliothèques impériales, halls carrelés de marbre, galeries, théâtres antiques, hippodromes romains, arènes, cloîtres, mais nous ignorons l’histoire de ces lieux, nous n’avons pas de nom, pas de lignée, pas d’ancêtres. Nous vivons et disparaissons sans que personne y prenne garde. On dit : untel, Sonalal, ou Chitrakout, ça fait un moment qu’on ne le voit plus, Sonraj et Minta non plus. Ah oui ? Tiens donc, cela est vrai, ça fait un bon moment. Et c’est tout.
Mais les enfants. Ça, c’est autre chose. Quand ils ont commencé à disparaître, au début (mais je parle d’un temps très lointain, complètement révolu, avant ma naissance), leurs portraits étaient placardés dans les lieux de passage, les bureaux de poste, les agences d’intérim, les salles de vidéo. Et puis il y en a eu de plus en plus, au point que leurs photos étaient épinglées, scotchées les unes par-dessus les autres. Avez-vous vu ?… Et suivait la liste des noms, les adresses, les numéros de téléphone, aussi lassante que les pages des annuaires. Saadi, Malard, Sénan, Gorbio, Hidéo, Manant, Bélard, Avalon, Fina, Fadé, Gina, Antonin, Jean-Étienne, Rhodes, Yacoub, Liliana, Abada, Jelloul, Ruth, Zinna, Zoé. Et leurs visages. En parcourant les murs à toute vitesse, ils s’animaient, tressautaient, les bouches, grandes, petites, les yeux, globuleux, rapprochés, enfoncés, et les traits devenaient indistincts, il n’y avait plus qu’un seul visage gris, estompé, déjà disparu, imparfait, vous dis-je.
Puis, peu à peu, au cours des mois et des années, les portraits se sont déchirés, oubliés, lacérés par le vent des couloirs, rongés par l’eau de pluie qui suinte, par l’air âcre, par l’acidité du temps. Plus personne ne s’est arrêté pour lire les noms, pour chercher un visage.
La rumeur, je l’entends maintenant. Elle devient de plus en plus obsédante, assourdissante, incompréhensible. On dit que, chaque nuit, dans les quartiers périphériques de notre ville, un étrange animal, une bête de proie, sort de son antre et part à la chasse. Cette chose n’a pas de nom, pas de forme. Personne ne l’a jamais vue, pour la bonne raison que quiconque la voit disparaît aussitôt. Pas seulement les enfants. Maintenant on sait que des adultes ont été enlevés eux aussi, et les vieillards. Un jour, un matin, ceux qui dorment par paquets dans les halls des gares, ou dans les souterrains, constatent qu’un vieux manque à l’appel. Son carton, ses hardes sont là, mais on aperçoit un trou dans la file, comme une dent tombée. Et déjà les autres ne se souviennent plus très bien de son nom, ni à quoi il ou elle ressemblait. Père Grandin, mère Sheila, ou bien un surnom, Nez-Rouge qui aimait bien boire, ou Filoselle avec sa tignasse embrouillée pleine de poux, ou Canal qui sentait mauvais. Et puis les voisins se partagent les vêtements, les couvertures, les sacs de mégots.
La rumeur, à propos des Chavantes. Pourquoi sont-ils appelés ainsi ? Cela n’avait rien à voir avec l’Amérique du Sud, avec les tribus d’indiens. C’est le travail d’un journaliste, sans aucun doute, de ceux qui font des raccourcis, des rencontres inopinées, insensées, parce que ça marque l’imagination du public et fait vendre de la copie. Du temps où il y avait des journalistes, et des journaux. Les tout derniers journaux, je me rappelle vaguement en avoir vu bouler dans les rues, le vent les balayait et les plaquait contre les grilles des parcs avec les sacs en plastique. Ils restaient accrochés aux épines des acacias.
Les journaux ont disparu, mais les mots des journalistes sont restés — certains noms. On dit kamikazes pour les auteurs d’attentat-suicide (mais on trouve peu de Japonais parmi ceux-là), on dit acteur social, empowerment, salut public, rayonnement, objectivité, société des loisirs, souveraineté, choix de vie, multiculturalisme, État providence, quotient intellectuel, ressources humaines. Mais le mot bonheur n’existe plus. Mis à l’index, rayé des lexiques, vidé, aboli. Est-ce la disparition de tous ces enfants ? Les Chavantes ont interdit de prononcer le mot, de l’écrire, même de le penser. Les Chavantes punissent de mort toute personne qui effleurerait ce mot, le dirait tout bas. Ils en ont les moyens. Ils coupent les têtes !
On ne les voit jamais. Ils vivent dans le même monde, mais à un degré au-dessus. Ils n’empruntent pas les souterrains, les tunnels, ils n’habitent pas les immeubles aux mille fenêtres identiques, ils ne prennent jamais le métro ni les autobus où s’agglutinent les grappes humaines, ils ne vont pas à pied dans les rues nocturnes, on ne les voit jamais dans les zones rouges. Ils sont inconnus, sans corps, sans visage. La rumeur, la même rumeur les accuse des disparitions d’enfants et de vieux. Ils n’agissent pas eux-mêmes. On dit qu’ils ont des milices, des hommes et des femmes qui ressemblent à tout le monde, mais qui ont le droit d’arrêter les citoyens et de les emmener dans leurs fourgons, dans leurs limos, de les bâillonner, de les droguer, de les effacer. C’est un vent furieux qui parcourt les rues et les avenues, et les esplanades vides de notre ville, sans qu’on sache d’où il vient, ni ce qui l’a causé, et après son passage on compte les morts et les disparus.
Je sais aussi un animal mystérieux, dangereux, qui sort chaque nuit, se cache dans les coins sombres, à la recherche de ses victimes. C’est une sorte de loup-garou, un lycaon, une hyène, du temps où on racontait cela pour faire peur aux petits enfants. Je ne peux pas dire ce que c’est, personne ne l’a vu. La bête rôde silencieusement, elle préfère les quartiers pauvres, les quartiers où les gens vivent dans des cabanes sans fenêtres, où les filles s’échappent pour se saouler. La bête suit des pistes invisibles, fantomatiques. Elle n’a pas de nom, mais j’ai entendu les surnoms plus insensés les uns que les autres. On l’appelle malédiction, effroi, et le plus souvent on dit l’Ombre — le Regard sans yeux. Est-ce vraiment une histoire de bonne femme, comme elles disent quelquefois : Dors, petit, dors ou bien le diable viendra te manger ce soir. Mais alors comment expliquez-vous ces garçons et ces filles qui sont sortis au crépuscule, pour aller chercher à manger, ou pour aller se baigner au fleuve, et qui ne sont jamais revenus ? Comment expliquez-vous ces jeunes gens qui bravent le danger (car la jeunesse a naturellement un goût pour le risque) et qui se retrouvent sur la rive pour boire des bières et faire de la musique et qui s’aperçoivent soudain que l’un, ou deux, ou trois d’entre eux ont disparu ? Qui s’est emparé d’eux, en silence, sans même un claquement de bec, sans même un cri ? L’Ombre, assurément. Ils retournent chez eux, ils racontent cela à leur manière, ils prétendent avoir vu, avoir entendu quelque chose, là-bas, c’est sorti de l’eau, une forme irréelle, mi-poisson mi-oiseau, cela a fondu sur eux et cela était si rapide et si étrange qu’ils ont cru vivre un rêve. Une chimère. Le Regard sans yeux.
Je voudrais vous parler aussi de la Maison blanche. Celle-là, tout le monde la connaît, elle est visible de toute la ville, construite en haut d’une colline, non loin de la mer. Plutôt peinte en gris, une bâtisse imposante sans décor, avec ses fenêtres régulières identiquement occultées par des grilles de fer, son toit de tuiles mécaniques, et les arbres de son jardin, des arbres austères, cyprès, ifs, thuyas, et quelques marronniers d’Inde. On la dit blanche parce que, sur le gris de la colline et contre le vert sombre des arbres, elle brille à la lumière du soleil, d’une lueur éblouissante. Elle est redoutable, inaccessible.
Elle a toujours existé. Même les vieux les plus vieux, ceux qui n’ont pas perdu la mémoire, et qui passent leurs journées assis sur leurs tabourets dans les couloirs sous terre, ont connu la Maison blanche dans leur enfance. C’était déjà l’endroit où on enfermait les gens.
Quand ils désobéissaient à leurs parents, disent-ils, eh bien, une camionnette passait dans les rues avec sa sirène stridente (ou peut-être une cloche, ils n’en étaient plus très sûrs), et à ceux qui étaient révoltés, insolents, les parents disaient : un jour on t’emmènera dans la Maison blanche. Un endroit d’où personne ne revient. Non pas une prison, ni une maison de correction, ou un prytanée. Un endroit où on perd son nom, où on s’oublie soi-même. Où l’on devient un fantôme.
Viram.
Comment est-il arrivé dans notre ville ? Tout à fait impossible, quoique…
Viram, un nom étrange, ai-je pensé, pour un garçon venu d’ailleurs, venu de l’autre bout du monde. Difficile de lui donner un âge. Ceux qui l’ont vu à ce moment-là ont parlé de ce qui surprenait chez Viram, sa façon de marcher, ses yeux, fendus et étroits, rapprochés, son front bombé, et la lueur bleu acier de son regard. Ou bien ses mains, longues et fines, aux ongles coupés en carré. Mais surtout ses cheveux. Les uns ont dit blancs, les autres gris-bleu, d’autres encore parlent du reflet vert qu’on voit parfois sur les cheveux blonds.
Ce qui est certain, c’est qu’il n’avait pas peur. Il s’est mis à marcher dans les rues de notre ville, dans les souterrains, comme s’il n’y avait jamais eu de guerre, et que rien n’avait été détruit.
Je l’ai aimé dès que j’ai connu son existence. Nous autres, les Imparfaits, nous l’avons aimé. La nouvelle courait dans les couloirs, elle se répandait dans les dortoirs et dans les halls de gare. « Est-ce que vous l’avez vu ? » — « Est-ce que vous l’avez rencontré, est-ce que vous lui avez parlé ? » — « D’où peut-il être, parce qu’un homme tel que lui, nous n’en avons jamais entendu parler ? » — « Mais existe-t-il vraiment ? N’est-ce pas encore une invention des Doctes, des Chavantes, cette clique, cette engeance ? » — « Et si c’était un espion envoyé d’en haut pour nous faire du mal ? » Les rumeurs les plus absurdes, les plus incroyables. On disait qu’il y avait ces gens, des surhommes, leur milice qui portait des couteaux dans les os de leurs avant-bras, les Zokerrés.
Mais lui, Viram, il n’y croyait pas. Quand on ne croit pas à quelque chose, est-ce qu’elle cesse d’exister ? Nous, par exemple, les Imparfaits, les Mezclillas, nous avons cessé de croire au mot bonheur, et il a disparu. Lui, Viram, il y croyait. C’est ce qu’il disait, ce que les gens avaient cru entendre, ceux qui l’ont approché. C’est la rumeur, elle est entrée en moi comme si j’avais été témoin de tout cela. Contre les Zokerrés, contre les Amazones et les Chavantes, et tous ces noms qui errent dans les rues de la ville, ces noms sans corps et ces corps sans nom, contre les petits tourbillons du vide qui dansent sur les esplanades, les temps d’attente infinie qui ploient le dos des vieux et les prosternent le front à terre, contre la peur atroce, contre l’ignorance qui ricane… Parce qu’à ce moment-là, on peut croire, on peut imaginer que ce garçon aux cheveux blancs est l’envoyé du futur, qu’il est venu pour nous changer, pour tout changer. Parce que c’est maintenant que nous avons besoin d’y croire. Quand il n’y a plus rien que le paysage de guerre, de l’après-guerre, ces champs de ruines, ces terrains entourés de fil-rasoir, ces chicanes dans le lit des fleuves et sur les rivages de la mer, et en contrebas des autoroutes, entre les jambes des ponts, ces sols perdus envahis de ronces et d’orties, cette zone démilitarisée, ce no man’s land, terra nullius, notre seul espace libre. Quand un mur a été construit pour nous séparer, pour diviser une terre autrefois commune, pour empêcher de voir de l’autre côté, de traverser, d’être quelqu’un d’autre.
Terre de personne, terre de silence. C’est pourquoi j’ai aimé la rumeur de Viram. Sa venue, son arrivée dans notre ville, après des années ou des siècles d’attente, cette rumeur qui s’est répandue dans mon corps et a allumé des chemins de poudre. Même si personne ne veut me croire. Même si An-Nee, la fille que j’aime, ne veut pas me croire, même si elle me regarde avec des yeux inquiets. Quelqu’un comme lui, que personne n’a vu, entendu, rencontré, a-t-elle dit. Viram qu’il est impossible d’imaginer même en rêve, lui ai-je dit, parce que quelqu’un comme lui nous n’en avons jamais vu, ni entendu parler…
Pourquoi est-il venu ?
Qu’est-ce qui l’avait chassé de son pays natal, et d’abord est-ce que Viram a un pays natal ? Autrefois, longtemps avant la guerre, les hommes et les femmes étaient libres d’aller où ils voulaient. Ils partaient sur les routes, ils suivaient les chemins d’aventure. Ils s’arrêtaient dans les clairières, ils couchaient à la belle étoile. Les femmes chantaient. Ma grand-mère me le racontait, lorsque j’étais enfant. Avant la guerre, partout on chantait dans les rues, on sifflait, il y avait des bruits dans les rues, des clochettes, des cymbales. Les bords du fleuve étaient remplis par les foules, les pêcheurs, les dockers, les portefaix, les vendeurs ambulants. Et sur l’eau lente descendaient de grands radeaux habités par des voyageurs éternels, sous leurs toits de palmes, de longues barques manœuvrées à la perche dans le crépuscule.
Viram vient de ce temps, mais c’est miracle parce qu’il est enfant, le seul enfant qui ait survécu, ou le seul adulte qui soit resté pareil à un enfant. Il sourit, on me l’a dit, j’en suis sûr, non pas un de ces sourires entendus, un de ces sourires grinçants comme il y en a partout aujourd’hui, mais un vrai sourire, doux, confiant, un sourire d’ange (car nous connaissons encore ces effigies, ces visages emmurés dans les vieux temples, ces images lointaines enfouies dans la poussière des musées). Il est debout dans un wagon du métro, vêtu de son T-shirt sur lequel est écrit ABITBOL ou ABITIBI, de son jean délavé identique aux nôtres, de ses baskets éculées, avec sa tignasse trop longue, trop emmêlée, les mains dans les poches, regardant tous sans regarder personne. C’est comme cela que je le vois. Il est venu dans notre ville chercher le bonheur quand personne n’y croit plus. Je l’ai dit à An-Nee, et elle a eu un sourire, elle m’a embrassé, pendant un instant la distance n’a plus existé entre nous.
Qu’est-ce qui a changé ?
Nous autres, les Imparfaits, nous avons pris l’habitude de ne plus demeurer dans nos palais, nos cathédrales, nos universités hérités d’ancêtres magnifiques. Nous sommes les bernard-l’hermite de cette cité. Un souffle est passé, un vent desséchant, âpre, brûlant et glacial à la fois, un vent de l’espace, un vent du vide. Tout est resté en place, mais l’âme n’y est plus. Des jeunes gens jouent à la balle dans les cours, ils ne regardent même plus quand un carreau est cassé. Des enfants galopent entre les collines des parkings, s’embusquent dans les cages d’ascenseur vides. Il y a si longtemps que plus rien ne marche, que plus rien n’a de sens. Et aujourd’hui, cet espoir infime, une petite pulsation, un faible clignotement, dans mon esprit, dans ma gorge, parce que Viram est ici, dans notre ville, en même temps que nous.
C’est ce que nous disons, c’est ce que nous pensons. Les mots, les bribes de phrases, entre nous, dans un murmure, une rumeur. Il vient, il arrive, il marche au milieu de nous, dans nos rues, il n’a peur de rien. Il est au nord, du côté des collines chargées de nuages, il va de porte en porte, il frappe, mais il ne demande rien.
Dans une cour, il est allé à la pompe, il a bu de l’eau dans le creux de sa main, jamais l’eau n’a été si claire. Une fille lui a donné des fruits, un morceau de pastèque au goût de miel.
Au sud, de l’autre côté du fleuve, il a traversé sur le pont de fer, il a marché sur un câble, tel un funambule.
Sa voix douce est celle d’un enfant, il a chanté une berceuse pour un bébé qui a peur de la nuit. Dans sa chanson il est question des enfants accrochés aux branches des arbres comme des fruits, que le vent fait tomber quand ils sont prêts à naître. Même les plus endurcis d’entre nous s’arrêtent pour l’écouter.
Il parle des langues étrangères, celle d’Abitibi, de Mingan, de Riga, d’Andalsnaes, de San Pedro de la Côte d’ivoire, il connaît l’ibo et l’ibibio, il parle les langues éteintes depuis des siècles comme si l’ange avait posé son doigt sur ses lèvres.
La couleur de ses yeux, bleu de nuit, violet.
La trace de ses pas dans la boue, aussi belle que le sable blond des atolls. La trace de ses pas dans le tapis de feuilles mortes.
Sa parole alors, son silence, c’est la même chose.
Lorsqu’il parle quelque chose s’enroule et vous prend aux cheveux, mais ce n’est pas un piège, c’est plutôt une caresse, un soupir.
Que nous est-il arrivé ?
Rumeur contre rumeur. Le bruit, l’obsession, nous les ressentons chaque jour, grandissants, omniprésents, irrépressibles. Il fallait qu’il y eût un coupable. Ces enfants avaient disparu, jusqu’à leurs images se sont effacées, comme ces affiches déchiquetées qui flottent sur les murs, aux pylônes, et que le vent balaie sous les pas indifférents des piétons.
Qu’ont fait les Chavantes de nos enfants ? Parce qu’ils sont impuissants, et leurs femmes stériles, ils ont volé ce qui était le plus précieux en nous, la chair de notre chair, notre espoir, notre avenir. L’ombre sans nom, le Regard sans yeux, le visage sans traits, rôdant dans les rues et les corridors, à la recherche de proies, et nous sommes si terrifiés que nous laissons commettre ces crimes, sans bouger, sans combattre.
De temps en temps, une braise rougeoyante de colère s’allume. Dans des salles en sous-sol, ou dans des coins isolés des parcs, sur les talus marécageux de la rivière, là où il n’y a que le chant des moustiques et la rumeur atténuée de l’autoroute, des rencontres ont lieu en secret. On reçoit, on transmet les nouvelles :
« Abigaïl, la fille de Matias, a été vue dans les hautes sphères, elle se pavane accompagnée de gardes du corps, vêtue d’une robe indescriptible, couronnée de jasmin comme une jeune mariée… »
« Elle si jeune ! Conduite au sacrifice… »
« … ou tout comme. Peut-être une fille à soldats, une putain. »
« Elle qui encore hier jouait à la poupée avec son petit frère, cuisinait pour lui avec du lait de chèvrefeuille. »
« Mais sa mère, que dit-elle ? »
« Les Chavantes savent acheter le silence. Ils ont donné une médaille au père, et des bons du trésor, et à la mère une image, ils appellent ça une Vestale. »
« Nous sommes dans la capitale du crime, sans recours. »
« Nous devons disparaître. »
« Tout doit disparaître. »
Mais le bruit des vaines paroles ne peut rien changer au réel. La contagion de ce mal est si évidente, inévitable, que l’on se croit atteint avant même d’en connaître les symptômes. Une large, longue tache grise qui se glisse dans les anfractuosités, suit les rigoles, s’étale et infuse nos vies, notre ville. Alors nous frissonnons, nous nous recroquevillons dans nos cavernes, dans nos petites cellules, dans toutes les alvéoles de ces vieux palais que nous avons cessé d’habiter.
C’est ainsi que Viram est apparu, lui, l’important.
Je l’ai vu au début de l’hiver.
Cela s’est passé dans la ligne circulaire qui joint le nord au sud et passe deux fois le fleuve sur des ponts de fer (et c’est la rare occasion qu’ont les Imparfaits d’apercevoir cette ville, son extraordinaire architecture moderne, que dominent les tours de cent étages cerclées de spirales de routes et de chemins de fer). Ces wagons sont remplis ordinairement d’une foule compacte, hétérogène, une humanité précaire et odorante qui soulève le cœur, et à la fois donne de la joie (une sorte de plaisir suspect proche du mépris, comme lorsqu’on se surprend à jouir d’une souffrance). J’allais au travail, ou j’en revenais, je ne sais plus. J’ai d’abord entendu la musique, mais je n’y ai pas fait attention. Il faut dire que sur cette ligne, on rencontre souvent des vieux à moitié infirmes ou complètement aveugles, qui remontent les wagons en poussant de petits chariots à trois roues chargés d’un tourne-disque qui diffuse une horrible musique de grêle. Mais la foule a bougé, et la musique est devenue plus claire, et c’était une musique étrange, entraînante, une sorte de valse du temps jadis, rythmée par des coups de talon sur le plancher du wagon, et j’ai cherché à comprendre d’où elle provenait. J’ai aperçu d’abord l’accordéoniste, un homme d’une cinquantaine d’années assez grand et fort, aux cheveux grisonnants, barbe mal rasée, vêtu d’une veste de similicuir noir. Il jouait en regardant à droite et à gauche, avec cette expression de contentement et d’assurance de quelqu’un qui cherche à plaire, qui gagne sa vie en jouant et en rythmant du talon. J’ai remonté le wagon en poussant un peu les voyageurs, et j’ai vu Viram. J’ai été sûr que c’était lui au premier coup d’œil. C’était un jeune garçon, à sa taille j’ai pensé qu’il pouvait avoir douze ans, mais j’ai compris ensuite qu’il pouvait être plus âgé, et qu’il avait peut-être même près de vingt ans. Petit, donc, mais svelte et bien bâti, des épaules rondes, pas trop de cou, un buste étroit, mais ses jambes et ses bras paraissaient solides, comme un mousse (je ne sais pourquoi j’ai pensé à un mousse alors que nous ne sommes pas une ville de bord de mer et que les seuls bateaux qui circulent sur le fleuve sont des barques de promeneurs et les services de la brigade fluviale qui surveillent l’estuaire). Il se tenait debout en face du vieux qui jouait, non pas les mains dans les poches et l’air désinvolte, mais avec une sorte de gêne mêlée de grâce, et en même temps du contentement, et il marquait la mesure du bout du pied. C’est l’expression de son visage qui m’a tout de suite dit qu’il était lui, Viram, celui dont tout le monde du dessous parlait, celui qui était venu pour changer nos vies, pour écarter l’enveloppe, pour craquer la croûte qui enfermait le petit rouleau de papier sur lequel est écrit le bonheur.
Son regard a rencontré le mien.
Par-dessus les épaules et les visages, d’un bout du wagon à l’autre. La musique un peu nasillarde du vieux remplissait l’habitacle, annulait le fracas des boggies, les grincements d’essieux, et même la voix automatique qui annonce les stations précédée de ce ridicule pépiement d’oiseau qui est la marque de fabrique de la compagnie de transports urbains, qui nous exaspère mais qui nous manque quand on est loin… Piew-piew, piew-piew, Candos station, descente à gauche, prenez garde à la marche… J’avais manqué mon arrêt pour écouter l’accordéoniste et regarder Viram. Un peu plus tard, l’enfant a remonté le wagon, une sébile à la main. J’ai cherché dans ma poche, je n’ai trouvé que quelques piécettes jaunes, même pas de quoi acheter un chewing-gum, j’ai voulu m’excuser, mais Viram est passé, avec son sourire très doux, il m’a frôlé et il a continué sans rien dire, et j’ai ressenti au moment où il passait, où il me frôlait, une onde de chaleur, mais en réalité autre chose, puisqu’il faisait très chaud dans le wagon, ce serait plutôt un souffle, quelque chose qui donnait la paix, qui dénouait les nerfs noués comme des cordes rouillées.
Il est passé, il est revenu jusqu’au musicien, les portes du wagon se sont ouvertes et Viram est descendu, il s’est perdu dans la nuit. Perdu dans la foule, parce que moi aussi je suis descendu sur le quai et j’ai cherché à l’apercevoir. La ligne circulaire est la plus chargée de la ville, je n’avais aucune chance de le retrouver, et pourtant, ce jour-là, et les jours qui ont suivi, j’ai circulé sur la même ligne dans l’espoir de revoir Viram et l’accordéoniste, j’ai traversé et retraversé le fleuve vingt fois, en vain. À la fin, j’ai été repéré par les gardes, j’ai compris qu’ils me prenaient pour ces gens qui passent leur vie sous la terre, un voleur à la tire, un obsédé sexuel, un maniaque dépressif en mal de suicide, et j’ai renoncé à la ligne circulaire.
À partir de ce jour, tout est devenu plus clair, évident. La face cachée des choses apparaissait. Étais-je le seul à le voir ? J’ai cessé d’aller à mon travail, sans donner d’explications. Avec An-Nee, ma petite amie, la situation s’est rapidement dégradée. L’amour avec elle devenait impossible. Je me souviens d’un après-midi chez elle (elle habite un petit studio au centre-ville, qui résonne des bruits de la rue). Malgré le froid de l’hiver, nous étions couverts de sueur sur les draps défaits. Il y avait cette odeur aigre, le fracas des tramways, et au plafond, par l’interstice des volets, se projetait l’image inversée de la circulation, des taches rouges et bleues qui coulaient d’un bord à l’autre, parfois les ombres des piétons pareilles à de minuscules insectes.
Je lui ai parlé de ma rencontre avec Viram, à mots couverts, parce que déjà je n’étais plus sûr d’elle — peut-être était-elle manipulée, elle aussi, par l’insidieux pouvoir des Chavantes, peut-être avait-elle été contactée par les Amazones, dans cette lutte pour le pouvoir qui conditionne la vie des Imparfaits ? — An-Nee s’est moquée de moi. An-Nee est une fille naturellement sarcastique. Elle est la dernière-née d’une fratrie de quatre frères et sœurs plus âgés, elle a appris à se défendre à coups de moqueries et de grincements.
« La scène que tu me rapportes ressemble étrangement à un coup de foudre ! » a-t-elle dit.
Je n’ai pas su quoi répondre. Elle a voulu effacer ma déception, elle m’a serré dans ses bras, et un bref instant, l’odeur de sa peau et de ses cheveux a écarté mon obsession. Mais le mot de foudre a résonné dans mon esprit par la suite. Il portait une vérité. Quelque chose de soudain et d’irrésistible, sans aucun fondement logique, et dans le chaos de nos vies une lumière était apparue, un signe éblouissant de liberté et d’amour. C’est à partir de ce jour-là qu’An-Nee s’est éloignée, que ma vie d’autrefois s’est écartée de moi pour devenir une autre rive.
L’hiver est passé dans cette incertitude. Je survivais maigrement sur mes économies, mais je voyais venir le temps où je perdrais tout, n’ayant plus réglé ni loyer ni factures, bientôt jeté à la rue. Maintenant, à mesure que j’avance vers l’été, les choses se précipitent. Peut-être est-ce dû aux orages électriques qui ont pris possession du ciel au-dessus de la ville — je les vois particulièrement au-dessus de la Maison blanche, épars, décharges silencieuses entre les nuages, et parfois un arbre flamboyant qui unit la terre au ciel, frappe le haut des immeubles, jaillit des grues et des mâts des chalands immobiles sur le fleuve.
Tout semble se hâter, pour une mise en scène de la fin — mais quelle fin ?
An-Nee refuse de me voir. Nous étions dehors, sur une terrasse qui surplombe le sud de la ville, nous regardions l’orage. Je ne sais comment il a été question de Viram. En réalité, depuis plusieurs jours, je refuse de parler de tout cela avec elle, je ne prononce plus le nom de celui qui doit venir. Je me retiens même d’y penser, par vertige peut-être. An-Nee a persiflé : « Ce garçon que tu as vu dans le métro, tu t’en souviens ? Avec le musicien dans le wagon, eh bien, je suis sûre qu’il est loué par le joueur d’accordéon. » Je n’ai pas compris, j’ai failli crier : « Loué, qu’est-ce que tu veux dire, loué ? » An-Nee fumait tranquillement. « Tu sais bien — loué, par sa famille, pour faire la manche, pour exciter la pitié des gogos. »
Curieusement ma colère est tombée d’un coup. J’ai ressenti une immense tristesse, je veux dire une immense fatigue. Je regardais cette ville, dont je connais chaque détour, chaque coin de rue, chaque coupole, parce que je n’ai jamais vécu ailleurs. Et en même temps, il me semblait que sa réalité m’échappait. Quelque part, dans ces rues, dans ces souterrains, l’enfant aux cheveux blancs était vivant, au milieu de nous, il nous visitait, avec son sourire un peu moqueur, son regard clair, il nous voyait, mais nous ne le voyions pas.
J’ai pensé à dire à An-Nee : oublions tout, viens, nous allons partir ensemble pour l’autre côté de la terre, nous nous prenons par la main et nous partons !
Je me souviens de cet instant final, avec An-Nee, la femme que j’ai aimée plus que personne au monde. Elle était déjà loin de moi, elle m’avait déjà quitté. Elle me regardait avec méfiance. Elle a dit simplement, mais sa voix était sourde à cause de l’émotion qu’elle maîtrisait : « Je crois — je pense que tu devrais aller voir un médecin. » An-Nee est interne des hôpitaux, elle doit avoir sur tout un regard médical. J’ai répondu brusquement : « Je sais ce que j’ai à faire. » Cela a été la fin de notre relation.
Est-ce cela qu’on attend de moi ? Que je devienne un Imparfait jusqu’au bout, jusqu’à la folie, jusqu’à la mort ? Rien n’est écrit, rien n’est stipulé pour nous. Nous naissons, nous vivons, nous mourons, et cela ne laisse pas de trace, pas l’ombre d’une cicatrice sur la peau du vivant. Peut-être que nous méritons ce qui nous arrive, puisque nous sommes lâches et que nous courbons la tête. Mais lui ? Viram n’est pas comme cela. Il est venu de loin, il a quitté sa famille et son monde, il s’est lancé sur les routes, pour nous libérer de notre peur, nous guérir de notre soumission, pour partager avec nous son savoir et sa liberté. Il a pris cette forme, celle d’un enfant sans âge, vêtu à notre mode de Mezclilla, de baskets, avec un T-shirt trop grand qui bâille aux épaules, sur lequel est écrit un nom bizarre, un nom magique, Abitibi, Abitbol, je ne sais plus, et il accompagne le joueur d’accordéon qui répète ses trotts et ses mazurkas, il passe dans le couloir central des wagons avec à la main un drôle de bonnet de scaphandrier, pour quelques piécettes, sans un mot, simplement souriant, et de son front et de ses lèvres jaillit une onde de joie telle que nous n’en avions jamais senti ni entendu parler avant lui.
Qui est qui ? Cette ville, jadis libre, est devenue le séjour des forces qui nous courbent, qui nous plaquent au sol, parce que plus personne ne leur résiste. Tout est complot, partout. Depuis les gens d’action qui vont et viennent en faisant semblant d’être affairés et qui sont seulement des figurants jouant leur rôle devant les antres obscurs des restaurants pareils à des ombres à l’entrée d’une caverne. Je l’avais dit à An-Nee mais elle ne voulait plus m’écouter. Pourquoi a-t-elle cédé ? Pourquoi m’a-t-elle trahi avec eux ? Il ne me reste plus qu’à interpeller des inconnus. L’autre jour, sur le bord du trottoir, à un arrêt de bus désaffecté. « Regarde », ai-je dit. Un homme d’une cinquantaine d’années, l’air désœuvré, déjà pris par la clochardisation. Peut-être un ivrogne. « Regarde ces gens, ils ont l’air très occupé, regarde-les bien, ils sont des leurres, ils sont là, ils courent, ils se dépêchent, mais ils ne vont nulle part, ils passent devant nous juste pour que nous nous sentions coupables. » L’homme a ricané d’un air entendu. Il m’a parlé de sa vie, d’un roman qu’il a décidé d’écrire pour changer la destinée. En réalité lui aussi a sombré dans le mensonge. Il perd sa vie sur un banc, ou assis à la terrasse d’un café à regarder passer le monde. Pour me plaire il en rajoute : « Oui, oui, d’ailleurs, ce sont toujours les mêmes, regarde ce banquier en bleu, ça fait la troisième fois qu’il passe, et cette femme avec son sac à dos, comme si elle partait en voyage ! » En réalité, il a envie que je l’invite à prendre un verre au café du coin. C’est pitoyable, mais je me sens si seul que j’accepte, pour pouvoir parler un instant.
« As-tu entendu parler des Amazones ? » Au lieu de me rassurer, sa question me tord le cœur. Il en est peut-être, lui aussi, sous son air de dérision.
Il a saisi l’occasion. Il n’y a rien qu’il aime mieux qu’affabuler. Il baisse la voix : « Oui, tu es au courant de ce mouvement des Amazones. » Il se jette avec impatience dans une description longue et embrouillée, ces femmes qui ont décidé de prendre le pouvoir, de ne plus avoir d’enfants, d’enlever les enfants des autres pour constituer leur armée et dominer les Imparfaits. C’est consternant. Une bouillie qui mêle le vrai et le faux, le sarcasme et la sincérité, une grandiose blague à l’échelle de nos vies, à la mesure de cette ville qui disparaît. Je crois reconnaître des bribes de ce que j’ai dû raconter à An-Nee, tout à coup je me recule, comme si cet inconnu avait été posté ici pour me piéger, m’extorquer des noms, des faits, des dates.
Peut-être qu’il est déjà trop tard. La folie s’est emparée d’An-Nee, elle est devenue par ma faute le maillon faible, inutile. Cet homme est son messager, sans le savoir. Une épave qui traîne sa vie de café en bistrot, de salle de conf en salle de ciné, il est devenu dans ce projet le clochard à teint mâché, vêtu de son éternel pull à côtes gris, imprégné de l’odeur de mégot froid, ce hâbleur qui pratique la philo en crédit-rentier, miroir de nos incapacités. Alors que je m’enfuis, j’entends sa voix aigre qui crie dans mon dos : « Surveille les indices ! Surveille les indices ! »
Jusqu’aux vieux dans les couloirs souterrains, assis sur leurs tabourets de bois. Autrefois, je sentais pour eux de la compassion. Je m’arrêtais pour donner une pièce, ou bien pour échanger quelques mots. Il me semble maintenant qu’ils ne sont pas là par hasard, ils font partie d’un plan général, ils vous enveloppent dans leur malaise, ils sont feints. Ceux qui poussent des landaus dans lesquels nagent des chiffons et des cartons, ceux qui sont prosternés le front contre terre, la paume des mains tournée vers le ciel comme si la manne divine allait pleuvoir ! Et cette vieille au dos cassé en équerre, qui avance, ou plutôt qui rampe le long des quais, agrippée à un fauteuil à roulettes, non pas un siège d’infirme, mais un vrai fauteuil de bureau en moleskine noire, avec des accoudoirs larges comme des bras et un dosseret luisant, elle rame contre le courant des passants, marche en crabe à cause des roulettes folles qui de plus couinent d’un bruit de souris. Comment ressentir encore de la pitié ? Et aussitôt me revient le commentaire d’An-Nee à propos de Viram, un garçon loué par sa famille à ce musicien ambulant, pour faire la manche dans les wagons de la ligne circulaire. Je ressens le même vertige, la nausée, puisque tout est double et résonne deux fois, ce sont des coups qui frappent sur les profilés des constructions, deux fois réels, une fois sur la surface, et une deuxième fois, au fond, au plus profond.
Et puis cette vieille, dans le centre-ville. Car on l’avait oubliée. Les gens la connaissaient autrefois, allaient manger chez elle. Son bouge est au centre des grands quartiers, des grands immeubles modernes, là où vivent les Supérieurs, les Présidents, les Décideurs. Les Parfaits. Non pas les Chavantes, parce que ceux-là reçoivent leurs ordres d’en haut. Ils n’ont rien inventé, ils sont aussi, à leur façon, des victimes. Puis les gens ont cessé d’aller chez cette vieille. Peut-être qu’ils se sont méfiés d’elle, qu’ils ont fait courir des bruits sur son passé, sur ses mauvaises mœurs. Parce qu’elle a été une prostituée, autrefois, dans ces beaux quartiers. Même son fils a honte d’elle, il ne vient plus la voir, bien qu’elle ait payé toutes ses études, pour qu’il devienne quelqu’un d’important, un avocat, un médecin, un ingénieur.
C’est une ancienne station-service abandonnée. Les pompes ont disparu, et les garages ont été murés. Au sous-sol, la vieille a installé sa cuisine. Ça n’a pas de nom, ça s’appelle « Chez la vieille ». Certains, par dérision, ou parce qu’ils l’aimaient bien, avaient l’habitude de dire « Maman ».
Une grande salle, éclairée par un vasistas, occupée au fond par la cuisinière à butane sur laquelle la vieille cuisine ses platées de rizotto et de pâtes, ses soupes au piment. Le seul mobilier du restaurant est constitué de trois tables en longueur, de bancs et de tabourets. La vieille est une femme assez forte, pas très grande, pas beaucoup de cou, mais un visage lisse et sans âge, la peau noire et luisante, et des cheveux frisés d’une couleur indéfinissable qui tire sur le rouge. Une fois par semaine elle se fait faire une permanente et elle déteint ses cheveux à l’eau de chaux, comme c’est la coutume dans son île.
La qualité de nous autres, les Imparfaits, c’est que chez nous les nouvelles se propagent vite. Elles suivent des chemins secrets et tortueux, vont de bouche à oreille sans contrôle ni censure. Cela peut être aussi un inconvénient quand il s’agit de rumeurs, de frayeurs, ces histoires d’enfants disparus, de Zokerrés avec leurs avant-bras armés de couteaux, qui rôdent dans nos rues à la recherche de victimes. Mais lorsque nous avons su que Viram avait trouvé refuge chez la vieille, cela nous a contentés, et nous avons ressenti de l’espoir. Donc, il était protégé, il avait de quoi manger, un endroit où dormir en sécurité, où les milices à la chasse perpétuelle aux étrangers ne pourraient pas le retrouver. Du fond du sous-sol, il pouvait continuer à nous donner sa lumière, sa gaieté. Peut-être même qu’il chantait, certains jours, pour distraire les clients de Maman. Ou bien il l’aidait à faire la vaisselle, à ranger les ustensiles, à promener son petit chien. Et le soir, quand elle avait fini son travail, elle avait maintenant quelqu’un à qui parler. Elle carrait son dos contre les coussins, elle allumait une cigarette pour mieux s’endormir, elle sirotait son verre d’alcool, et elle pouvait rêver au temps jadis, à son pays natal, de l’autre côté de l’océan, à la musique des vagues et du vent, et à côté d’elle Viram était toujours silencieux, et dans le coin du restaurant le vieux poste de télé clignotait une romance sur le mode muet.
Il faut imaginer toutes les belles choses que Viram nous a rendues, toutes les tâches qu’il est venu accomplir. Est-ce que nous les avions vraiment oubliées, ou bien est-ce que ces choses, ces pensées, ces féeries étaient enfermées au fond de nous-mêmes, prisonnières, et qu’elles attendaient le regard d’un enfant pour se libérer ? Alors maintenant cette ville grise et froide, éteinte sous la coupe des élites et de leurs milices, tout à coup possède à nouveau un cœur, et ce cœur se trouve dans l’endroit que personne n’aurait pu imaginer, dans le sous-sol obscur d’une station-service en ruine, dans la cuisine d’une vieille mulâtresse au corps lourd, qui chaque soir à la fin de la journée boit plus que de raison et fume ses cigarettes, affalée sur le sofa qui lui sert de chambre à coucher, dans un restaurant où plus personne ne vient. Et c’est d’ici, de cette cuisine que viendra la parole nouvelle, la lumière d’aube, le recommencement de notre race maudite, c’est ici que se forgera la nouvelle liberté, la révolution qui jettera à bas les statues de nos maîtres, les meutes de chiens, les espions, les clubs d’Amazones et les armées secrètes de Chavantes, et toutes leurs soi-disant ombres menaçantes, leurs regards sans yeux, leurs horlogers nocturnes !
Donc, je suis retourné sur la colline, d’où on voit les deux hémisphères de notre ville séparés par le grand fleuve gris. C’est l’endroit où j’ai rencontré An-Nee avant que tout ne sombre dans le délire. Il me semble que ça fait des années que je n’ai pas pris cette liberté. Que je n’ai pas osé, pas voulu la prendre.
Il fait très chaud, le chant des cigales dans les collines est assourdissant. De temps à autre, des promeneurs s’arrêtent sur le terre-plein en demi-lune, ils cherchent à distinguer les points saillants de la brume, la Tour des Miroirs, la Tour de Jade, l’immeuble de Kalinko, Malinké. Ils comptent les clochers pointus des églises, ils montrent du doigt l’antenne des télécommunications, ils cherchent à reconnaître les silhouettes crénelées des immeubles locatifs, indécises, pareilles aux murailles de châteaux en ruine. Plus loin, les cheminées de l’usine d’incinération, les fabriques de savon dont l’odeur rance enveloppe toute la ville. Parfois, un couple d’amoureux s’installe à l’ombre des oliviers, la fille juchée à cheval sur l’homme, ils singent l’acte amoureux en poussant de petits cris, de petits ris. Est-ce que j’ai jamais fait cela ? Comment peuvent-ils être à ce point indifférents à ce qui se passe autour d’eux ?
Il n’y a pas si longtemps, je me serais méfié. J’aurais cherché à deviner le complot, les espions postés sur ma route. Mais grâce à Viram, je suis délivré de ma peur. Les indices, les fameux indices : les bruits doubles, les gestes coupants du tranchant de la main, la musique tzigane, les affiches « Avez-vous vu ? », les messages cryptés sur l’écran des ordinateurs, avec ces mots : loger, logement, comme si on te menaçait d’une balle dans la tête, et les annonces, toutes les annonces, dans le journal, sur les panneaux publicitaires, au téléphone, à la télévision, partout, ce code secret, ce langage à double entendre, et les signes, partout, sur le trottoir, à la craie sur les murs, à la hâte, jetés par les enfants, mais il faut remonter à la source, trouver l’origine, déchiffrer le sens, avant qu’il ne soit trop tard — ils n’ont pas cessé, ils sont toujours là, autour de moi, mais je n’ai plus peur d’eux, je ne leur fais plus la faveur de m’abuser sur eux.
Une immense fatigue dans le ciel pèse sur la ville, dans la brume rose qui noie les châteaux, dans le nuage qui se tasse en bas, au fond des sillons des artères, et le long du grand fleuve rampe un grand tapis cotonneux et gris.
Une fatigue de trop savoir, de trop comprendre. Peut-être que je voudrais être semblable à ces amoureux, indifférents à ce qui se passe autour d’eux, trop occupés à se regarder, à se lire dans les yeux, à se dire des choses minuscules. J’ai téléphoné à An-Nee pour qu’elle vienne me rejoindre. Pour ne pas l’effrayer, je lui ai dit que j’allais mieux, que j’avais pris des médicaments. Depuis plusieurs mois nous ne nous étions pas vus, et j’ai lu dans ses yeux tout ce qui avait changé dans mon apparence. Ma maigreur, ma pâleur, les cernes d’insomnie, les rides, peut-être des cheveux blancs. Comment lui dire que je n’étais pas vaincu ? Que bien au contraire, Viram m’a chargé d’une certitude. An-Nee s’est assise sur le banc à côté de moi. Ses yeux très noirs brillent, deux feuilles d’obsidienne allongées vers les tempes. Elle a ces yeux qui semblent toujours étonnés. Elle parle de l’hôpital, des examens proches, à la fin de l’été. Elle dit qu’elle a l’intention de partir très loin, en Afrique, au Congo, pour accompagner une équipe qui opère les hernies. Elle pose des questions, est-ce que j’ai trouvé un autre travail, et mon projet de reportage sur les syndicats du port, sur les longshoremen et leurs chapitres ? Le soleil est en train de se noyer dans la brume, tout baigne dans une lueur d’or. C’est cela, mon indice, le signe que je dois suivre. Tout à coup, je prends la main d’An-Nee, je la serre très fort.
« Viens ! Nous devons nous envoler ! »
La première fois que je suis sorti avec An-Nee, nous avions couru dans les ruelles, descendu les volées d’escaliers, passé sous les ponts des autoroutes, jusqu’au fleuve. Nous étions des enfants. C’était avant le complot, avant que cette ville ne soit envahie par l’ombre. Avant les disparitions d’enfants et de vieillards, avant les crimes et les rafles.
An-Nee détache sa main de la mienne.
« Je ne peux plus, nous ne devons plus nous voir. »
Je ressens la douleur de cette déchirure. Ça n’est pas imaginaire, c’est une blessure saignante. Je ne savais pas qu’on pouvait avoir aussi mal d’être trahi.
An-Nee s’éloigne rapidement, sans se retourner. J’entends ses enjambées, les talons qui frappent le trottoir. Une-deux. Je ne peux plus bouger de mon banc. Je suis pareil à ces vieux cloués à leur morceau de ciment, dans les sous-sols, le front par terre et les paumes tournées vers le ciel.
On dirait que la vieille m’a attendu. Ai-je pensé trouver Viram chez elle ? Mais je suis à bout de forces, j’ai seulement besoin d’un peu de réconfort. C’est la fin du jour, au-dehors la chaleur et l’humidité sont à leur comble. En descendant l’escalier crasseux qui mène à cet antre, je ressens la fraîcheur bienfaisante de la vie sous terre. La vieille a allumé l’unique barre de néon au fond de la salle. Je viens ici pour la première fois, et pourtant l’endroit me semble familier, comme si je retrouvais un lieu de mon enfance, un lieu plein de délices et de mystères où se mêlent les odeurs de la suie, de la sciure de bois, des légumes cuits, des fruits trop mûrs. Une odeur de vin.
Que viens-tu faire ici ? Est-ce qu’elle m’a dit ces mots, ou bien je les ai rêvés ?
Peut-être, plutôt : Qu’est-ce que tu veux manger ?
Je ne sais pourquoi je suis venu chez Maman. Il n’y a plus personne, alors, plus d’autre endroit. C’est ici que Viram est venu, pour échapper aux sbires qui voudraient l’arrêter, le déporter. Quand les amis, les amours ne sont plus rien, et vous êtes à la poursuite d’une chimère, d’un enfant sorti de l’histoire pour changer la vie, pour rendre les mots à ceux qui n’en ont plus.
Je parle avec la vieille. Je ne suis pas venu pour manger, d’ailleurs, depuis des jours j’ai un goût de sang dans la bouche. Mais la vieille me sert sa fameuse soupe blanche, de la moelle et des pâtes épaisses, chaudes, gluantes, que j’avale voracement en faisant du bruit. La vieille me regarde manger en fumant sa cigarette. Ses yeux sont plissés en deux fentes étroites, ses lèvres peintes en rouge s’arrondissent pour lâcher un cercle de fumée qui s’étale, sa tignasse rouge brille à la lumière du néon en halo au-dessus de son visage très noir. Elle est laide, presque repoussante, mais bienveillante. Elle, la fille d’un soldat de la dernière guerre américaine, qui a grandi dans les bars, et qui a eu au mitan de sa vie un enfant de père aussi inconnu que son propre père. Il me semble qu’elle est ma seule parente, ma seule amie. Elle est ma mère, que je reconnais enfin.
À moitié ivre, sans doute. Elle guérit ma tristesse avec sa soupe qui emporte la bouche, qui brûle ma gorge et mon estomac comme un brouet de sorcière. Elle se met à me parler de son fils, son seul garçon nommé Michaël, qu’elle a élevé en petit prince et qui est fiancé à une fille de la haute, une fille parfaite, une princesse rose à qui il raconte que sa mère est morte depuis longtemps. Michaël ne vient jamais voir la vieille, il se contente de téléphoner pour les chèques qu’elle envoie chaque mois, pour payer sa chambre en ville et ses études. Qu’il aille au diable, lui et sa princesse parfaite !
La vieille parle de Viram avec précaution comme si Jésus lui-même lui avait rendu visite dans son boui-boui. Il est entré, il s’est assis là où je suis, il a mangé la soupe blanche, il a bu son soda, et puis il est reparti. Elle en parle doucement puis elle ricane. Qu’est-ce qu’il croit, qu’il est par hasard l’envoyé du ciel, venu prendre la mesure de ma vie, et m’annoncer ma mort prochaine ? Elle ne sait même pas son nom, et quand je le lui dis, elle se balance un peu sur ses coussins, la cigarette au bec, elle répète d’une voix hébétée : « Viram… Viram. »
L’instant d’après, elle prend dans son sac une petite photo encadrée, en couleurs, qui montre un jeune homme aux cheveux noirs très lisses, aux yeux langoureux en amande, l’air un peu bellâtre, c’est lui, c’est mon Michaël, il est si grand, deux mètres, est-ce qu’il n’est pas beau ? Est-ce qu’il n’est pas mon dieu ?
Chacun dans sa cage, prisonnier de soi-même.
Et j’imagine Viram marchant toujours dans cette ville, rencontrant d’autres humains. Marchant dans les rues mouillées par la pluie d’août, marchant dans le crépuscule, passant devant toutes ces fenêtres, son reflet glissant sur les ruisseaux. J’imagine les endroits où il va dormir, à l’abri d’une entrée d’immeuble, sur des cartons, ou dans un trou de tunnel, une bouche qui sent l’urine et la mort. Je vois les milices qui le cherchent, les brigades vêtues de blanc, j’imagine les assassins et les violeurs d’enfants, les marchands d’esclaves, les loueurs de misère avec leurs petits accordéons pour ravir les innocents.
Je dis à la vieille : un crime va être commis ce soir, il faut l’empêcher. Elle me regarde sans comprendre, et je répète, presque avec méchanceté : le sang va couler, il va y avoir une terrible hémorragie. Alors elle compose un numéro sur son téléphone. Ils vont venir vous aider, n’ayez pas peur, ils seront ici dans quelques minutes. Elle a rangé la photo de Michaël, elle s’est calée dans le sofa, une jambe repliée sous sa cuisse. Elle allume une cigarette et plisse ses yeux à cause de la fumée, elle a l’air vraiment de la prostituée qu’elle a toujours été. Je pourrais partir maintenant. Je pourrais m’enfuir à toutes jambes, m’envoler dans les rues de cette ville infinie, si grande qu’on ne me retrouverait jamais. Mais je reste immobile à attendre, pour connaître la fin de cette histoire, pour suivre les pas de Viram jusqu’au bout, jusqu’à la Maison blanche.
Ici règne une sorte de paix.
C’est un lieu hors du monde, perché en haut des collines, pas très loin du fleuve, peut-être la mer, en tout cas une étendue liquide qui brille le soir entre les grilles. Un grand jardin entoure le bâtiment, un parc aux allées rectilignes comme dans un cimetière, couvertes de gravillons, des terrasses de mignonnette, et des arbres, des arbres très hauts et très droits, dans le genre des ifs, des cyprès.
Ici, il n’y a plus d’imparfaits, ni de Parfaits, plus de Mezclillas, de Chavantes ni d’Amazones. Ce n’est pas que les indices aient disparu, au contraire. Dans les couloirs, résonnent les bruits doubles, les portes qui claquent et rebondissent, clang-clank, les talons des infirmières, les grincements des roues des chariots, des civières roulantes, des sifflements de scies, des bourdonnements électriques, des barres de néon qui grésillent sans pouvoir s’allumer, des borborygmes de haut-parleurs tôt le matin, qui donnent des ordres dans une langue inconnue. Tout cela. Et surtout, les voix humaines, les cris, mais ce pourrait être des cris d’animaux, aigus, douloureux, menaçants.
Puis à nouveau le silence, un grand vide, une plage de paix immense, avec seulement le bruit de vent et de mer, le bruit des pneus sur les autoroutes le long des rivages.
Il est ici. Viram. L’enfant aux cheveux gris. On l’a amené ici, un jour, entre deux gardes, les poignets liés comme un assassin. Il n’a pas opposé de résistance. Peut-être même qu’il a gardé ce sourire, ce regard lumineux qui ne craint personne. Il est au bout de la chambrée, il occupe un lit près d’une fenêtre, son regard est toujours tourné vers le rectangle de ciel bleu ou gris haché par le grillage. Vers trois heures de l’après-midi, un rayon de soleil l’éclaire, et il ferme les yeux.
Il ne parle à personne. D’ailleurs, il ne parle aucune langue connue. Quelqu’un a dit que, parfois, en dormant, ou dans un rêve éveillé, il prononce quelques mots — quelqu’un dit que c’est du corse. Ou peut-être du kurde, ou bien une langue d’un pays situé à l’autre bout du monde. Mais il ne s’adresse à personne en particulier. C’est sa langue, une langue qui se mêle au monde entier, aux bruits de la vie, à la musique des oiseaux le matin, au chant des baleines, aux froissements d’élytres des scarabées, au murmure que font les plantes qui déroulent leurs vrilles, au bâillement indolent des fleurs dans l’après-midi d’été.
C’est pourquoi Viram est enfermé dans la Maison blanche. Ce qu’il annonce est trop pour le monde des hommes ordinaires, nous les hommes qui sommes les sujets et les objets du pouvoir, qui sommes les agents agissants de la dictature, les objets ordonnés et possédés par les puissants. Viram est libre, même quand il est attaché par des sangles à ce sommier de fer. Il n’a peur de rien ni de personne, et c’est pourquoi il fait peur à ses bourreaux.
Dehors, en bas, en ville, tout est redevenu normal, trop normal. Ceux qui avaient relevé la tête, les vieux des corridors sous terre, ont reposé leur front sur la pierre, ont ouvert les paumes de leurs mains pour quémander des aumônes. Les hommes en complet noir, les femmes en tailleurs gris, chaussées d’escarpins à talons hauts, un instant arrêtés dans leur course, ont repris leur route à grandes enjambées, martelant le sol des sentiers. Et chaque nuit, comme avant, la peur se glisse dans les coins sombres, remonte les avenues et envahit les places de son ombre liquide. La rumeur un instant suspendue recommence son travail de sape. Ceux qui disparaissent. Les enfants enlevés, vendus aux Amazones, pour remplacer leurs fils avortés, leurs filles traînées, profanées, les garçons transformés en serviteurs, emmenés à l’aube en camion pour cueillir les fruits des plantations, pour porter les pierres à la construction de nouvelles pyramides. On parle à nouveau de l’ombre invisible, du regard sans yeux, des milices de démons qui cachent des couteaux dans leurs avant-bras, des Zokerrés coupeurs de têtes, arracheurs de mots, des Puissants à qui l’idée seule du bonheur fait jeter de longs jets de vomissure.
Ils ont attaché ses poignets de chaque côté du sommier, par des bracelets de cuir. Ils disent que c’est à cause de sa tentative de suicide, il paraît qu’il a cassé une bouteille sur la plage et qu’il s’est tailladé les veines, et que son sang faisait une large tache dans la mer. Ils disent que lorsque les policiers sont venus, il s’est débattu et les a insultés dans sa langue, une langue que personne pourtant ne pouvait interpréter, mais quelqu’un a prétendu qu’il parlait indien, une langue proche du Rajasthan, mais à l’envers, en retournant les mots dans sa bouche à la manière des voleurs.
Les hommes blancs l’ont conduit ici, et dans une petite pièce une femme lui a injecté un liquide qui brûle les veines et lui a coupé bras et jambes et l’a fait dormir. Et le matin suivant, les hommes blancs l’ont porté sur une civière, parce qu’il ne pouvait plus marcher, comme un enfant nouveau-né, c’est ce que le docteur a dit. Jusqu’à une salle assez grande où se trouve une pile. On l’appelle la pile, mais en réalité c’est plutôt un condensateur variable qui envoie de l’électricité dans le corps et lave le cerveau. Et là, ils l’ont allongé entièrement nu sur une table, attaché aux poignets et aux chevilles par des sangles, et la même femme a branché les électrodes sur sa peau, au bout des seins, aux pieds et aux mains, et aussi de chaque côté de la tête sur les tempes. Elle a enduit la peau auparavant avec une sorte de graisse, de vaseline. En même temps, elle parle, elle dit des choses sur un ton enjoué de petite fille qui joue au docteur :
« Ça va te chatouiller un peu, tu ne crains pas, j’espère ? »
« Allez, on va jouer tous les deux. »
« Si ça brûle trop, si ça fait mal, tu lèves la main — non bien sûr je plaisante, tu ne peux pas, mais tu dis stop, c’est tout. »
Viram la regarde de ses yeux très doux, entourés d’un halo sombre. Peut-être déjà des larmes s’accrochent à ses cils. Il la regarde, elle lit la peur, pourtant ce n’est pas la peur qu’il ressent, mais une grande solitude.
« Bon. On y va. »
C’est un bourdonnement suave d’abord, un essaim d’abeilles qui caresse son corps, qui volette à travers des champs de bruyère d’été. Le regard de l’enfant se trouble à peine, mais il sent son cœur battre dans sa gorge, dans son crâne, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Ce qui lui arrive m’arrive à moi aussi. En cet instant je suis Viram, je suis enchaîné à ce lit, promis à la torture. La femme a un sourire qui traîne. Sa main appuie sur la manette et tous mes muscles se tendent, deviennent des cordes de douleur, et je crie. Viram crie-t-il, lui aussi ? Est-ce qu’il sait résister à la force qui veut le déchirer, qui veut le vaincre ? Je crie d’un cri aigu, comme si quelqu’un d’autre en moi s’échappait par ma gorge, je crie pour vivre, pour revenir à la lumière du monde.
La main de la femme repousse la manette, et mon corps retombe, retombe du haut d’une falaise, tombe à plat sur le dos, j’entends un vlan silencieux qui résonne dans mon thorax et dans ma colonne vertébrale, et mes jambes et mes bras sont parcourus de fourmis, d’étincelles. La femme déplace le curseur sur les électrodes reliées aux tempes. « Tu voudrais bien savoir, hein, tu voudrais bien ? » D’un seul coup le bourdonnement éclate, se transforme en une sirène stridente, la lumière aussi éclate, se transforme en boule de feu, en tourbillons, il n’y a plus rien que ce trou de lumière qui fore le cerveau, enfonce les yeux dans leurs orbites, cloue au sol, cloue à la terre, enfonce son pieu au fond du cœur. Puis la nuit. Je me suis évanoui.
Les interrogatoires ont commencé.
Les médecins, les sociologues, les métaphysiciens. Les curieux aussi, il s’en trouve toujours, aux procès, aux exécutions publiques. Ils prennent des notes, des photos, ils enregistrent sur leurs ordinateurs portables.
Votre nom. Énoncez clairement.
Viram. Comment cela s’écrit-il ? Quel genre de nom est-ce ? Est-ce votre vrai nom, ou l’avez-vous inventé ?
Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?
Les Amazones, les Chavantes. Qu’est-ce que signifient ces noms ? Les avez-vous inventés ?
Pourquoi dites-vous que vous êtes un Imparfait ?
Vous parlez d’une vieille femme, vous dites Maman. Savez-vous qui est votre mère, si elle vit toujours ?
Savez-vous quel jour nous sommes ? Quelle année ? Qui est le Président ?
Savez-vous où vous êtes en ce moment ?
Viram est parti. Son lit, à l’autre bout de la chambrée, est vide. La fenêtre grillée dessine un rectangle sur le sommier recouvert d’un drap blanc, comme pour un mort. Mais Viram n’est pas mort. De cela je suis sûr.
Il y a quelque temps, il a reçu des visites. Des étrangers vêtus de noir, une femme âgée, sa mère peut-être, voilée de noir à la mode des femmes des champs. Des hommes rudes, la peau basanée, habillés de complets-veston sombres. Certains portaient un chapeau. Des enfants étaient là aussi, je me souviens d’une fillette qui restait dans le couloir, à sauter sur place à la corde imaginaire. Ils ne parlaient pas beaucoup. Ils prononçaient des mots dans cette langue étrange, glissante, des mots renversés. Plusieurs fois j’ai voulu écouter. J’ai voulu écrire ces mots sur un cahier, il me semblait que ça devait être d’une très grande importance. Mais les mots m’échappaient. C’était un langage de rêve je crois.
Viram n’était plus attaché. Il portait encore aux poignets des bandelettes de gaze. Le sang avait continué à sourdre de ses blessures et avait fait deux taches brunes, là où le verre aiguisé avait mordu ses veines. Il ne regardait plus vers la fenêtre grillée. Il avait changé. Il m’a regardé comme s’il ne me reconnaissait pas.
Nous sommes tous ligotés par les médications. Des cordelettes invisibles entravent nos membres, nos corps, même nos cheveux, comme les liens de Gulliver. Nous ne savons plus marcher. Pour aller aux toilettes, au bout du couloir, nous titubons, agrippés aux murs. Certains appellent, pour qu’un infirmier approche un fauteuil. D’autres tombent, et rampent sur le sol.
Viram ne demandait rien. J’imagine qu’au début on lui passait l’urinal, ou peut-être qu’on lui mettait des couches, comme aux vieillards. Le médecin venait trois fois par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi, accompagné d’une brochette d’étudiantes, il pérorait : « Vous devez mourir pour apprendre à renaître ! » Je le haïssais de toutes mes forces. Le bâtard sans-cœur parlait à ceux qui avaient voulu mourir comme l’enfant aux cheveux gris. J’aimais bien une jeune femme blonde, une poupée rose et ronde qui avait avalé des dizaines de pilules bleues parce que son ami l’avait quittée. Je lui disais : « Ne prenez pas ces médicaments, ils veulent vous empoisonner. » Je l’aidais à les cacher dans les plis de son sommier. Elle serrait ma main : « Vous êtes gentil, vous allez me guérir, n’est-ce pas ? »
Un soir, un grand bonhomme brutal est sorti de son lit. Il tenait dans ses mains une ceinture de toile qu’il avait volée au tablier d’un infirmier. Il avançait lentement entre les lits, il tendait brusquement la ceinture en faisant un bruit de vertèbres qui se brisent. Comme il approchait de Viram, j’ai pensé qu’il allait l’étrangler, j’ai crié : « Allez-vous-en ! Foutez-lui la paix ! » Il s’est arrêté, à la lueur de la fenêtre il paraissait aussi massif qu’un ours. Les hommes blancs sont arrivés, ils l’ont emmené. Je crois qu’ils l’ont frappé aux jambes avec leurs tuyaux de caoutchouc. Cela se passait ainsi, dans la Maison blanche. Le crime rôdait, il fallait se défendre pour vivre.
Maintenant qu’il n’est plus là, que va-t-il advenir de nous, de cette cité ? Ce mot qu’il cherchait, qu’il avait ouvert comme une coquille, comme un fortune cookie qu’on craque pour lire le message qui s’adresse à tous et à personne, ce mot bonheur doit-il s’éteindre à jamais, et l’ombre revenir dans les rues, gagner les soupiraux, entrer au fond des cœurs, et ce serait à nouveau l’ère des indifférents, des imparfaits, une mer sans fin, une rumeur inutile ?
« Où est-il, est-ce que vous savez où il est parti ? »
Devant moi les gens sont muets. Ils haussent les épaules. Ils pensent que je suis fou, irrémédiablement. Un appariteur (un de ceux vêtus de blouse grise, un ancien détenu je crois, qui est passé de l’autre côté pour expier ses crimes) allume sa cigarette, penché à la fenêtre de la cuisine — le seul endroit où on peut fumer ici, parce que le grillage est tombé —, il dit du coin de la bouche, en confidence : « C’était toute la smala, ils sont repartis ensemble, le gosse n’était pas guéri mais ils l’ont laissé partir avec ces gens, peut-être qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui ici, ils vont s’occuper de lui, là-haut, dans leurs foutues montagnes. » J’ai tressailli à ces mots : s’occuper de lui. Peut-être que le convict a fait le geste, du tranchant de la main, et j’ai regardé ailleurs, pour ne pas voir, ne pas comprendre. Tout est dangereux. Comprendre c’est rester ici, c’est mourir.
Les interrogatoires continuent, jour après jour, semaine après semaine. L’été a laissé la place à l’automne, un bel automne qui fait flamber les arbres. Déjà le vent froid cinglant souffle des poussières de ciment sur la ville, au loin le fleuve disparaît dans un brouillard phosphorescent, les autoroutes ont la couleur du plomb figé.
An-Nee est venue. Elle m’a parlé, je l’ai regardée sans bouger. J’ai parlé du bonheur, de Viram qui le cherchait, qui voulait le donner. An-Nee m’a offert un crayon à bille, une réclame pour un restaurant chinois, pour une agence de voyages. Par un œilleton, je peux lire une histoire, c’est An-Nee qui la commente : « Un chat sur une chaise, Monsieur lapin veut le faire tomber pour prendre sa place. Il pousse la chaise, mais le chat s’accroche bien. Et derrière eux, un singe sur sa bicyclette, il passe et il regarde la scène, ça l’amuse beaucoup, et sa bicyclette grince, un vilain bruit de ricanement. »
Je lorgne la scène, je ne comprends pas. An-Nee dit : « C’est ça le bonheur, c’est être assez malin pour prendre la place des autres. On n’a pas besoin des gens parfaits, c’est très ennuyeux. »
Elle dit qu’elle vient depuis quelque temps, elle se cache derrière les bosquets, quand je fais ma promenade quotidienne dans les allées du parc. Il paraît que je marche à petits pas, penché en avant. Je suis pareil au chat qui ne veut pas tomber de sa chaise.
An-Nee parle avec les directeurs, avec les médecins. C’est elle qui a obtenu qu’on remplace les piqûres de diazépam par des cachets. Elle s’est bien doutée que je ne les prendrais pas, que je les cacherais sous l’alèse, que je les jetterais dans les W.-C. Je lui dis que j’ai persuadé quelques malades de ne plus prendre leurs cachets, et ça la fait sourire. C’est grâce à elle que je peux marcher, que je peux parler.
Maintenant, dans les interrogatoires, je nie tout : les Amazones, les Chavantes. Je fais même rire les étudiantes quand je parle du « bang-bang », du « chlak ! » en faisant le geste du tranchant de la main. Comment ? Quel mot d’ordre pour la castration finale ? Clic-clac ? Non, non, bang-bang, quand on claque la porte et que le pêne rebondit dans la gâche, le bruit des battements de cœur.
Mais je ne veux pas parler de l’histoire du chat, du lapin et du singe sur sa bicyclette. Si j’en fais trop, si j’invente trop de détails, ils ne me lâcheront jamais, je serai leur inépuisable cobaye, leur informateur à vie, pour leurs thèses et leurs mémoires, pour leurs rapports en haut lieu. Un jour, je termine l’entretien : Mesdames, Messieurs, leur dis-je. Plus rien à dire. Vous savez tout.
An-Nee m’attend dans le bureau de la Direction. Il me semble que je suis entré ici depuis des années, dans cette maison. Autrefois j’étais avec An-Nee, en haut de la colline, je lui parlais de Viram, je lui proposais de s’enfuir avec moi loin de cette ville, de s’envoler. Je n’ai rien oublié.
An-Nee me semble très jeune, presque une adolescente, très mince, ses cheveux bouclés coupés court, enveloppée dans son manteau informe d’écolière. « Tu portes des lunettes à présent ? » Elle a un petit sourire. Ces lunettes étroites à monture en plastique noir, c’était son idée pour avoir l’air plus sérieux quand elle va à un entretien pour un job.
Le Directeur général ne pérore pas, pour une fois. Il s’ennuie. Il manque de public. Je ne l’intéresse plus. Il signe, il tamponne les dossiers, presque sans regarder. Ce qu’il tamponne, ce qu’il signe, c’est ma liberté. J’éprouve pour lui une haine démesurée, j’en tremble. J’ai envie de me fâcher, d’un coup, là, dans ce bureau d’architecte, où tout est parfait. J’ai envie de lui lâcher tous mes « bang-bang », mes « clang-clank », mes « chlak ! », de crier l’Ombre sans visage et le Regard sans yeux, de crier le nom de l’enfant aux cheveux gris qui avait trouvé le bonheur et qu’il ne pourrait jamais capturer, qui ferait naître une lueur éblouissante qui le brûlerait comme un pleutre, lui et ses étudiantes, et tous les valets des Amazones et des Maîtres !
Il ne me regarde pas. Il signe, c’est tout ce qu’il sait faire.
Il parle avec An-Nee, il lui pose des questions oiseuses, des prétendues politesses — est-ce que tu veux vraiment le savoir ou tu demandes ça par habitude ?
Je baisse les yeux. Ça peut passer pour de la timidité, de l’humilité. Je m’en fous, la porte est au fond du couloir. Je marche dans l’allée de gravillons, le portail s’ouvre. An-Nee tient ma main dans la sienne, elle la serre très fort.
Nous sommes dehors. Nous sommes libres.