Tout ce dont Mari se souvient, à propos de Yama, c’est d’une chanson, une berceuse triste et monotone, sans paroles, juste des sons, ru rurururu ru, ru rurururu ru, rururu rururu ru, qui allait avec le sommeil. Après, il y a eu la guerre. La guerre, c’est la grande rivière Mano qu’on traverse pour fuir les assassins, et qu’on ne franchira plus jamais en sens inverse. Tout ce qu’on laisse de l’autre côté, il faut l’oublier. Yama appartenait au monde ancien, comme son nom mandinka. Ce que Mari sait de sa grand-mère, et de sa mère, c’est ce que sa tante Kona lui a raconté. Que sa mère est morte quelques semaines après l’avoir mise au monde et que c’est sa grand-mère Yama qui l’a prise dans ses bras et a marché à travers la forêt, jusqu’au grand fleuve. Jusqu’à l’arbre.
Il n’y a pas de photo de Yama, pas une image, pas un souvenir, pas un bijou, pas même un bout de sa robe. Seulement cette berceuse, cette vieille chanson monotone du temps jadis, qui dit : dors, enfant, dors sinon le diable t’emportera, dors sinon l’enfant accroché à l’arbre tombera, le vent l’emportera. Ce sont les paroles que Kona lui a apprises. Mais Mari ne se souvient que du bruit du vent, le rururu du vent qui endort les yeux.
Un jour, quand elle a eu dix ans, Mari s’est échappée et elle a marché tout le jour jusqu’à l’arbre. Elle n’est revenue qu’à la nuit.
« Où étais-tu ? demandent les autres enfants. Ta tante Kona t’a cherchée.
— J’étais allée voir ma grand-mère.
— Où étais-tu ? Nous t’avons cherchée, dit sévèrement Kona.
— J’étais chez Yama, répond Mari.
— Ta grand-mère est morte depuis longtemps », dit Kona.
Mari n’écoute pas. Plusieurs fois elle est retournée jusqu’à l’arbre. Elle a manqué l’école, elle a marché à travers la savane de hautes herbes, jusqu’à la rivière. Elle a regardé l’arbre si grand et si fort qu’il semble accrocher les nuages.
Elle ne sait pas le nom de l’arbre, ni son âge, ni comment il a poussé là. Il est seul de son espèce au milieu de la savane sèche, non loin d’une petite rivière. Il était là avant tout le monde, avant même que les hommes aient construit le village de Kalango. Avant les champs et les brûlis. C’est pourquoi les hommes l’ont épargné, ou bien l’ont oublié. Pendant la guerre, les soldats de Taylor ont envoyé des bombes incendiaires, les avions sont passés au-dessus de la forêt, les autres arbres et les animaux ont disparu, mais lui est resté. Il est vieux et généreux, et puissant, il durera toujours, Mari en est sûre.
Quand Mari arrive, c’est un rituel. Elle va droit à l’arbre et, pour le saluer (Boa marné, beva bi ?), elle pose ses mains sur le tronc. La peau de l’arbre est très lisse, comme celle des mains des vieilles femmes. Striée de petites rides verticales, parsemée de verrues, de taches, de cicatrices. Elle appuie sa joue contre le tronc, elle pose son front sur l’écorce, pour sentir sa fraîcheur. Elle met son oreille contre sa peau, pour entendre le bruit de la sève qui coule en lui. Cela fait une légère vibration, Mari la sent par la peau de son visage, par tout son corps quand elle écarte les bras et se colle contre lui.
À l’école, le professeur a expliqué la vie des arbres, comment ils respirent par leurs feuilles, comment ils se nourrissent sous la terre, et leur sang qui circule sous l’écorce. Il a parlé aussi des cercles qui s’ajoutent chaque année, au centre de leur corps. Mari sait bien que leur cœur est vide. Lorsqu’elle a commencé à rendre visite à l’arbre Yama, elle était avec sa tante Kona et son oncle Abo. Elle était encore très petite et timorée, elle serrait la main de sa tante sans la lâcher. Kona s’est moquée d’elle : « Tu es peureuse, de quoi as-tu peur ? Il n’y a pas de léopard qui va te manger. » Mais l’enfant regardait avec des yeux effrayés l’ouverture au pied de l’arbre, un grand trou noir en forme de triangle renversé entre les racines.
Maintenant, Mari s’est habituée. Chaque fois qu’elle peut, elle court à travers les herbes de la savane jusqu’à la rivière, elle court pieds nus au milieu des termitières, jusqu’à la clairière où se tient l’arbre. Elle s’apaise quand elle aperçoit le tronc puissant, les branches sombres écartées comme des bras. Le matin il y a beaucoup d’oiseaux dans ses branches, des ibis blancs, des corbeaux, ou des bandes d’oiseaux minuscules, parfois si nombreux que le feuillage de l’arbre s’agite. C’est ce moment que Mari aime, lorsqu’elle s’approche de l’arbre, et qu’elle sent sa vie, en lui, autour de lui, comme une ville d’animaux dont il est la seule maison.
« Arbre, arbre Yama », dit-elle. Elle le salue à sa façon, non pas en se prosternant comme pour une personne âgée et respectable, les yeux baissés, mais elle le regarde bien droit, les bras écartés, les mains ouvertes.
Ensuite elle entre dans l’arbre. La première fois qu’elle est entrée, c’était quand elle avait commencé la grande école, où l’on apprend à lire et à compter. Elle avait un uniforme, une jupe écossaise bleu et vert, une blouse blanche, et une paire de souliers vernis tout neufs. Pour ne pas abîmer ses vêtements, Mari s’est déshabillée, elle a posé ses souliers à l’entrée, et elle s’est glissée par l’ouverture à l’intérieur de l’arbre.
Dehors le soleil brûlait dans un ciel sans nuages. Tout était arrêté dans la chaleur, les oiseaux, les insectes, le vent. Mais à l’intérieur de l’arbre l’air était frais, et Mari a frissonné. « Yama, c’est moi, ta petite-fille, a soufflé Mari. Laisse-moi entrer, ça fait longtemps que je le désire, accueille-moi, je t’en prie. »
D’abord, elle ne voyait rien. Puis, quand ses yeux se sont habitués à la pénombre, elle s’est rendu compte que l’intérieur de l’arbre était beaucoup plus grand qu’elle n’avait imaginé, cela faisait comme une grotte, aux murs très hauts, qui se rejoignaient en formant une cheminée. La lumière du jour entrait par cette ouverture, tamisée par les larges feuilles, une lumière un peu bleue, un peu verte, très douce. Les parois étaient lisses, non pas striées de rides comme à l’extérieur, mais polies et brillantes comme la pierre, et quand Mari a posé ses paumes sur le bois, elle a ressenti une impression de plaisir qui l’a rassurée. « C’est beau ta maison, Yama », a dit Mari. Elle parlait à voix basse pour ne pas troubler sa paix.
Elle s’est assise par terre, et le sol était doux et frais, un tapis de feuilles et de sciure de bois. Mari sentait son corps se calmer, la brûlure de l’air disparaissait, la peur aussi. Par la porte elle voyait le monde extérieur, très loin, différent, sans menace. Elle est restée longtemps, puis à la nuit tombante elle est partie, parce qu’elle se souvenait de ce que sa tante Kona avait dit au sujet du léopard.
À la maison, sa tante et son oncle l’attendaient.
« Où étais-tu, enfant ? » a demandé Abo.
Mari a répondu : « J’étais dans la maison de Mamé Yama. »
Son oncle l’a giflée, mais Kona s’est interposée.
« Elle ne ment pas, c’est l’arbre où sa grand-mère l’a cachée quand elle était un bébé, c’est le chagrin qui parle par sa bouche. »
Mais Mari ne sentait pas de chagrin, juste de la reconnaissance pour sa tante qui avait pris sa défense.
Malgré l’interdiction elle est retournée souvent à l’arbre, les jours de congé quand tout est endormi de chaleur dans la savane. Elle laisse ses habits à l’entrée de l’arbre, et elle met de vieux vêtements, pour ne pas se salir. Elle enfile une robe marron en haillons, il lui semble qu’ainsi vêtue elle ressemble davantage à l’arbre, et que Yama doit aimer cela.
Les années ont passé. Mari est devenue une jeune fille, et pour parfaire son éducation sa tante Kona et son oncle Abo ont décidé de l’envoyer à la ville pour passer son certificat de fin d’études. C’est une pension sévère tenue par des religieuses catholiques, Our Lady of Fatima, une grande maison blanche entourée de palmiers, au bord d’une route bruyante. Au début, Mari s’est sentie très seule, prisonnière de cette maison, de ces classes, au milieu de toutes ces filles riches. Elle haïssait son uniforme, la jupe bleu foncé et le chemisier blanc, les chaussettes de laine et les chaussures noires qui écrasaient ses orteils. L’après-midi, au lieu de jouer au ballon avec les autres pensionnaires, Mari s’asseyait sur une marche et elle détaillait ses souvenirs, la savane, la forêt et l’arbre Yama. Ici les seuls arbres étaient maigrelets, des jacarandas, des acacias épineux qui faisaient une ombre pâle, ou bien ces palmiers immobiles, imbéciles, avec leurs touffes de cheveux tressés. Elle se sentait inutile, petite et très noire, pareille à un insecte abandonné au soleil sur une route brûlante. Et toutes ces filles d’Our Lady of Fatima, les religieuses asiatiques, le prof de gym ou de maths qui semblaient eux aussi des insectes grouillants et dérisoires.
Puis elle s’est un peu habituée. Parmi les pensionnaires, elle a remarqué une fille étrangère, non pas d’un village, mais d’un pays lointain, une Libanaise au teint cireux et aux yeux verts, qui s’appelait Esmée. Avec elle, Mari parlait pendant les récréations, ou bien le soir, dans le dortoir. Esmée était asthmatique, et pour cela dispensée de gymnastique, et Mari restait à côté d’elle, assise sur un banc pendant que les autres criaient et jouaient à la balle. Esmée parlait de son pays, de son père qui voyageait beaucoup, parce qu’il achetait et vendait des diamants aux quatre coins du monde. Sa mère était séparée de son père, elle vivait au Liban avec un autre homme, Esmée ne la voyait jamais. En somme Esmée était un peu comme Mari, une orpheline.
Mari a parlé de l’arbre, près de la rivière, là-bas, au pays. Elle aurait aimé que cette fille cosmopolite s’intéressât à elle, à son arbre. « Comment s’appelle-t-il ? » Esmée voulait sans doute connaître l’espèce de l’arbre, son nom latin. Mari a répondu : « Tu ne le répéteras pas ? Il s’appelle Yama, c’est le nom de ma grand-mère. » Esmée a compris que c’était important, elle a pris la main de Mari, elle a dit : « Je voudrais bien le connaître, tu m’emmèneras un jour ? » C’était dans le genre d’un pacte, et à partir de ce jour Mari et Esmée sont vraiment devenues des amies.
Les jours de congé, comme Mari ne pouvait pas retourner chez sa tante, Esmée l’invitait dans la maison de son père, une belle grande villa dans le quartier des ambassades, près de la mer. La maison était au centre d’un jardin entouré de hauts murs, avec une piscine bleue. Jamais Mari n’avait rien connu d’aussi beau. La première fois qu’elle est entrée dans le jardin et qu’elle a vu la villa, elle s’est écriée naïvement : « Un palais ! » Cela a fait sourire Esmée.
Jibril Stefan, le père d’Esmée, était un petit homme nerveux, au regard inquiet. Il perdait ses cheveux sur le sommet du crâne, Esmée avait raconté qu’il essayait de cacher sa calvitie en ramenant les mèches sur le devant. En dehors de son business avec les diamants, il s’adonnait à sa passion pour la photo. Il a fait visiter à Mari son studio, la chambre obscure où il révélait lui-même ses clichés sur de grandes feuilles qu’il plongeait dans un bain d’acide avant de les suspendre à un fil au moyen de pinces à linge.
La grande salle de réception de la villa, de plain-pied avec le jardin, était décorée avec ses photos, des paysages africains, des scènes de rue, des portraits de femmes. Dans les W.-C. Mari a découvert une grande photo d’une femme africaine entièrement nue de face, elle n’a pas pu s’empêcher de faire la réflexion à Esmée : « Qui est cette femme ? » Esmée a haussé les épaules : « Personne, une pute, je crois. » C’était la première fois que Mari voyait une photo de ce genre. Cette femme la choquait, c’était une femme d’un certain âge, la quarantaine peut-être, aux seins lourds, face à l’objectif, les mains posées sur ses hanches larges, les jambes massives un peu écartées, le sexe revêtu d’une toison noire et frisée. « Mon père dit que c’est le portrait de l’Afrique. » Mari s’est sentie offensée : « Ton père dit n’importe quoi, c’est juste une femme, une prostituée. » Elle a eu envie de dire quelque chose de désagréable : « Il a dû bien la payer. » Mais elle s’est tue. Après tout, les peintres aussi couchaient avec leurs modèles.
Mari est revenue souvent à la villa Stefan. Elle passait certains après-midi dans la chambre d’Esmée, à papoter, à rire, à écouter de la musique. Vers le soir, avant la nuit, elles allaient se baigner dans la piscine chauffée par le soleil, en poussant des cris quand les punaises d’eau les mordaient. L’air était doux, les merles jasaient dans les arbres, et les grandes chauves-souris rouges commençaient leur ballet autour du jardin.
Pour son anniversaire Esmée (elle avait dix-sept ans) a eu droit à une grande fête. C’étaient les vacances d’été, pour la première fois Mari a refusé de retourner au village, elle a prétexté les examens, la préparation de l’entrée au collège (elle était candidate à une bourse américaine). M. Jibril Stefan était absent, en train de vendre ses diamants en Israël, comme d’habitude il avait laissé la garde de sa fille à la cuisinière philippine du nom d’Emma Jo, et au jardinier, un grand bonhomme alcoolique qu’on appelait Dada. La fête a duré plusieurs jours et plusieurs nuits, les garçons du Lycée américain et les filles d’Our Lady avaient envahi la maison et le jardin, à boire, à fumer, à flirter. La musique gueulait, et quelques filles étaient déjà hystériques et saoules. Pour la première fois Mari a fumé un joint. Un garçon du Lycée américain nommé Seymour faisait circuler les mégots, un petit groupe s’était réuni au fond du jardin, à côté de la cage du chien. Mari a aspiré la fumée, elle a bu des verres de vodka, et elle est allée vomir dans la buanderie au fond du jardin, dans le lavoir. La musique faisait ses coups rythmés dans la terre, le chien John Rambo hurlait. Le grand Dada avait bu comme d’habitude, il arpentait le jardin en écartant ses bras immenses, en criant : « Pikni ! Pikni ! Faites attention ! Je vais le dire à Mister Stefan ! » Mais ça faisait rire les jeunes : « Dada ! Viens boire avec nous ! » Esmée avait disparu dans la villa avec son flirt, un garçon anglais roux comme elle. Mari est restée dans le jardin avec Seymour. C’était un métis aux yeux verts, gentil et protecteur, Mari s’est laissée aller dans ses bras, elle s’est à moitié endormie pendant qu’il caressait sa joue. Elle a trouvé que c’était plutôt romantique, pas effrayant du tout.
C’est au cours de cet été 2003 que les choses se sont gâtées. On parlait de la guerre, mais c’était loin, ailleurs, c’était de l’histoire ancienne. Les rebelles avaient lancé des attaques, dans le nord, à l’ouest, les forces internationales allaient sûrement résoudre les problèmes. La saison des pluies faisait peser un ciel noir sur la ville, à partir de quatre heures de l’après-midi la pluie tombait à verse, les rues étaient inondées, et il faisait si sombre qu’il fallait allumer les lampes. Les filles restaient sous la varangue à regarder les gouttes tomber dans la piscine sale. Elles parlaient de la situation politique. Esmée avait reçu un coup de fil de son père, il était bloqué en France, l’aéroport était fermé au trafic civil. Il avait recommandé de ne plus sortir. Il avait demandé à Dada de les protéger, mais Esmée n’y croyait pas.
« Tu vois Dada ? Il a l’air gentil et dévoué comme ça, mais s’il doit nous trancher la gorge pour sauver sa peau, il le fera sans hésiter. » Emma Jo, en revanche, semblait participer à l’angoisse générale. Elle se lamentait, elle ne faisait plus à manger que du riz blanc avec des conserves.
Mari, elle, n’avait pas de nouvelles du village. Les rebelles étaient peut-être déjà maîtres du terrain. On disait qu’ils avaient recruté une armée de fanatiques, pour la plupart des hommes très jeunes, presque des enfants, qui se droguaient à la cocaïne mêlée à de la poudre de fusil, et qu’ils violaient et tuaient tous les gens qu’ils rencontraient, qu’ils leur coupaient les bras pour leur interdire de se battre.
Dans la ville, pourtant, on ne percevait rien de cette violence. À peine, de temps en temps, une sirène de la police, ou bien des détonations loin, par-dessus les arbres, qui faisaient envoler les pigeons, mais ç’aurait aussi bien pu être des volées de pétards. La télévision ne fonctionnait plus, et à la radio on entendait des nouvelles contradictoires. Les forces gouvernementales ceci, les rebelles cela, des discours incohérents. Les filles n’allumaient même plus le poste.
Un matin, les bombardements ont commencé. Mari a cru que c’était l’orage, mais le ciel était sans nuages. Bientôt les explosions ont ébranlé le sol, et il n’y a plus eu de courant. Dada est arrivé, il est entré dans la maison en gesticulant : « Vite, vite, allez à l’école, vite ! » Il tremblait, il bafouillait. Esmée a essayé de le faire parler, mais il se contentait de la tirer par le bras : « Allez à l’école, Miss, allez vite ! »
Dans la rue, les gens couraient dans tous les sens. Il n’y avait pas d’autos ni de bus depuis des jours parce que l’essence avait été réquisitionnée pour l’armée. Les vautours tournoyaient très haut dans le ciel. Esmée marchait aussi vite qu’elle pouvait, mais sa respiration sifflait, et bientôt elle s’est arrêtée et elle s’est assise par terre sur la chaussée. Mari avait beau lui parler, elle restait pliée en deux pour reprendre son souffle. Alors Dada l’a soulevée et, d’un seul mouvement comme si elle n’était qu’un sac de chiffons, il l’a mise sur son épaule. Malgré le tragique de la situation, Esmée riait d’être cahotée sur l’épaule du géant : « Arrête, Dada, arrête, tu me fais mal ! » Mais Dada continuait de courir, il l’emportait comme un butin, et Mari courait après eux.
À Our Lady of Fatima, la plus grande confusion régnait. Les filles s’étaient massées sur la pelouse, mais le bâtiment restait portes fermées. Quelques surveillants étaient là pour faire l’ordre, sans succès, essayant de regrouper les élèves par classes, les 6e, 5e et 4e d’un côté, les grandes de l’autre, M. le Proviseur sera là dans un instant, la mère supérieure a donné ses instructions pour la prière. C’était un samedi de vacances comme un autre, il n’avait pas plu depuis la veille, l’herbe de la pelouse étincelait au soleil. Mari observait les vautours qui traçaient leurs cercles dans le ciel, elle avait envie de dire à Esmée : « Tant qu’ils volent, rien ne peut nous arriver. » Esmée les détestait. Elle avait raconté que, lorsqu’elle accompagnait son père en auto dans la campagne, ils s’arrêtaient de temps en temps pour que son père tire à la carabine sur les vautours. « Pourquoi ? Ils sont des anges gardiens », avait répondu Mari. « Des anges ! Ils sont laids, ils ont des ailes grises, on dirait des chauves-souris ! » Mari avait été contente de savoir que M. Stefan n’avait jamais réussi à en tuer un seul, ils volaient trop haut.
On n’entendait plus de détonations. Peut-être que les rebelles avaient été repoussés ? Ou bien c’était le silence avant la tempête. Comme la mer qui se retire avant la vague.
Les filles se sont assises dans l’herbe, à l’ombre des jacarandas. C’aurait pu être un pique-nique, sauf que personne n’avait apporté à boire ou à manger. Vers quinze heures, un quatre-quatre s’est arrêté et deux surveillants accompagnés d’un prof de gym ont distribué des bouteilles d’eau en plastique, à raison d’une bouteille pour deux élèves. Un peu plus tard, un autre quatre-quatre blanc des Nations unies est arrivé, et en sont descendus des Africains en treillis de combat, armés de fusils-mitrailleurs AK, Esmée a dit qu’ils étaient nigérians, parce qu’elle reconnaissait leur accent. Ils parlaient fort, en criant presque, les surveillants leur répondaient de même. Esmée est allée aux nouvelles, elle est revenue en racontant que c’était contradictoire, les soldats disaient qu’il fallait aller à la plage, près du port, pour une évacuation, les surveillants refusaient à cause du danger. Mari a dit : « Peut-être qu’on devrait retourner à la villa ?
Il n’y aura plus rien aujourd’hui, et je n’ai pas envie de passer la nuit ici. »
Elles ont retrouvé Dada, et ensemble ils ont marché vers le quartier des ambassades. C’était étrange, parce que durant cette journée beaucoup de choses semblaient avoir changé dans la ville. Les rues étaient désertes, les maisons abandonnées, avec des carreaux cassés, les portails enfoncés par des voitures-béliers. Longeant le mur de l’ambassade des États-Unis, les filles ont été effrayées de voir que la plupart des vitres étaient brisées et qu’il y avait des traces d’incendie sur la façade. Mais la porte était gardée par des soldats en armes, le fusil-mitrailleur à la hanche. Ils n’ont pas bronché quand Esmée et Mari sont passées devant eux, mais à Dada ils ont crié quelque chose en langue kran, et ça devait être grossier parce que Dada s’est fâché et qu’eux ont ricané. Dada poussait les jeunes filles un peu brutalement comme si c’étaient des chèvres. La peur le faisait transpirer, et en le voyant Mari a compris d’un coup qu’elles risquaient leur vie, et que Dada ne serait pas très utile pour les protéger.
La villa Stefan avait été pillée. Emma Jo avait disparu, elle s’était sans doute enfuie dès que les filles avaient quitté la maison pour se rendre à l’école. Dans la cour, on voyait des habits, des meubles brisés, des bouteilles vides, des bouquins pêle-mêle. Les pillards avaient défoncé les portes, démoli les placards, emporté les lits et les matelas. Ils avaient vidé le réfrigérateur, jeté ce dont ils ne voulaient pas, les boîtes d’oatmeal, l’huile, les croquettes pour chiens. La cage de John Rambo était ouverte, mais il n’y avait plus trace du chien. Alors Esmée, qui avait jusque-là gardé son sang-froid, s’est mise à pleurer : « Mon chien, qu’est-ce qu’ils ont fait de mon chien ? Pourquoi ils l’ont emmené ? » Dada n’a pas fait dans la dentelle, il a dit avec sa grosse voix : « Chien-là, c’est bon pour manger, Miss ! » Mari a essayé de la consoler : « Mais non, n’écoute pas Dada, ils ne l’ont pas mangé ! Peut-être qu’il s’est échappé, et il va revenir plus tard. » Esmée restait inconsolable.
À l’intérieur de la villa, Mari a vu toutes les photos du labo par terre. Les pillards avaient fouillé dans les archives de M. Stefan, ils devaient chercher de l’argent, des bijoux. Dans le couloir, sur les carreaux de la salle de séjour, les photos de famille, les portraits, les paysages, les nus. Ils avaient marché sur les clichés, par endroits on voyait la trace boueuse de godillots militaires. Dans un coin, Mari a vu les photos secrètes, que M. Stefan n’avait jamais montrées. Des photos de guerre, terribles, monstrueuses, des enfants aux bras coupés, aux yeux arrachés, des mères éventrées, leur bébé encore relié à leur utérus par le cordon. Pourquoi avait-il ces horreurs chez lui ?
Mari avançait dans la maison vide, les mains tendues en aveugle. Tout à coup elle n’a plus su où elle était, ce qui lui était arrivé, comme si cette très longue journée lui avait fait perdre connaissance.
Esmée était restée à l’entrée, elle était assise par terre au milieu des décombres, devant le grand coffre-fort éventré. C’était dans ce coffre que M. Stefan gardait les diamants de la forêt qu’il revendait aux Hollandais et aux Israéliens. Esmée restait les yeux fixés sur le coffre-fort vide, comme s’il n’y avait rien d’autre à regretter. Mari a senti de la colère, même de la rage. Elle tenait des brassées de clichés de guerre qu’elle a jetées devant Esmée : « Regarde ! Regarde ces photos ! Pourquoi ton père a gardé chez lui ces boucheries, ces — » Elle n’arrivait plus à parler, et elle s’est aperçue que c’était à cause des larmes qui coulaient dans sa bouche, qui emplissaient sa gorge. Esmée pleurait aussi, mais elle n’a même pas voulu regarder les photos.
Elles sont restées un bon moment assises par terre, serrées l’une contre l’autre. Mari a réalisé que Dada était parti, lui aussi, et qu’elles étaient seules dans la villa pillée. Elle a senti un frisson d’horreur le long de son dos, elle a repris ses esprits : « Esmée, il faut qu’on parte tout de suite ! S’ils reviennent, ils nous tueront, il faut qu’on aille à la plage, les hélicos des Nations unies nous emmèneront, viens, il faut qu’on s’en aille très vite d’ici, c’est dangereux ! » Esmée la regardait, hébétée. « Mais si mon père vient me chercher… » Mari a répondu durement : « Ton père, il ne viendra pas. Il ne pourra pas arriver, les aéroports sont fermés. Il n’a même plus ses diamants ! »
Elles sont parties en courant à travers les ruelles vides. De temps à autre, on entendait des coups de feu, assez rapprochés, des détonations sèches comme les pétards du jour de l’an, ou bien un camion passait à toute allure au bout de l’avenue, et les filles se cachaient dans les broussailles.
Sur la plage, près du port, trois hélicos attendaient, énormes, avec leurs pales qui pendaient sur la terre. Les soldats des Nations unies avaient fait un cordon, et quand Mari et Esmée se sont présentées, un soldat a parlé à Esmée, il a dit : « Vous, pas elle ! » Et il barrait le passage avec son bâton devant Mari. Esmée est devenue hystérique, elle s’est mise à crier : « Elle aussi, c’est ma sœur, elle vient avec moi ! » Mais les soldats l’ont repoussée, et elle est tombée dans le sable. En même temps, ils faisaient passer des Blancs, des Jaunes, des Café-au-lait, les soldats des Nations unies ne leur demandaient même pas leur passeport. Les Noirs étaient refusés, même une maman avec deux enfants en bas âge, elle avait beau crier qu’elle était américaine, pas africaine, les soldats lui barraient la route avec leurs longs bâtons.
Puis les hélicos ont démarré en soulevant de gros nuages de poussière, et les réfugiés se sont retournés, les femmes se sont enveloppées dans leurs châles. Tout le monde est remonté vers les dunes en haut de la plage. Mari et Esmée se sont retrouvées dans la foule, des gens hirsutes, blancs de poussière, des gosses pleuraient, des femmes criaient, des vieillards tournaient en rond, titubaient. C’est là qu’elles ont passé la nuit, sans dormir, à guetter l’arrivée des rebelles. À l’aube, ce sont des camions civils qui sont arrivés. Ils prenaient des passagers sur leurs plates-formes bâchées, moyennant des dollars. Mari a parlementé avec un chauffeur, et avec Esmée elle est montée sur la plate-forme, elles se sont cachées loin sous la bâche. Esmée la regardait sans comprendre. « On va chez moi, vers Kalango, près de la rivière Mano. Si on reste ici, on sera tuées, surtout toi. » Elle voyait le visage pâle d’Esmée, ses cheveux blond-roux, ses yeux verts. « Tiens, cache-toi avec ça. » Elle lui a donné son foulard noir, et Esmée s’est enveloppée, elle s’est couchée par terre au fond du camion. Sur la plate-forme, il y avait quelques passagères avec leurs enfants, l’air apeuré. Elles allaient essayer de passer la frontière du côté de Bo. Quand le camion a commencé à rouler, Mari a eu un fou rire nerveux. « Ces salopards des Nations unies, que Dieu envoie un accident à leurs hélicos. »
La frontière, c’était le lieu de tous les dangers. À Kalango, Mari est allée chez sa tante paternelle, du nom de Kamara. Elle habitait seule dans une grande maison cossue à l’entrée du village. Quand elle a vu arriver les filles, elle a d’abord fermé sa porte, puis elle a reconnu Mari, elle a commencé une longue diatribe dans sa langue membé : « Je vous ai vues de loin, je pensais que vous étiez des filles à soldats, des prostituées, elles voyagent avec eux, et quand ils arrivent dans un village, ils les envoient d’abord, pour qu’elles vérifient qu’il n’y a pas de soldats, que la route est libre, alors ils viennent et ils prennent tout, ils tuent ceux qui leur résistent, ils sont venus ici il y a quatre jours, ils ont tout emporté, moi je suis restée parce que je suis vieille, mon heure peut venir, je peux rencontrer Dieu maintenant, mais vous, vous êtes trop jeunes, vous ne devez pas mourir, soyez les bienvenues, mais ne restez pas ici, les hawais sont autour du village, s’ils vous prennent vous serez leurs esclaves, s’ils vous prennent ils vous violeront et ils vous couperont les mains pour que vous ne puissiez plus vous marier, ils sont maudits, des démons, ils vous laisseront mourir sur une fourmilière, il ne me reste plus qu’à mourir, ma famille a traversé la frontière, je suis seule et je me sens seule ! » Tout cela entrecoupé de Ah nyaké, ah nyanje, ah mon père et ma mère ! et de sanglots bruyants.
Les filles ont passé la nuit chez la vieille Kamara, dans la grande salle vide d’où les meubles avaient disparu, la télé, les canapés, le frigo, les tapis, et le sol était jonché de débris laissés par les pillards. La vieille est restée sur l’unique chaise, à veiller sur elles. Le village était étrangement silencieux, sans un chien, sans un coq.
Au petit matin, la tante a préparé quelques provisions qui avaient échappé aux rebelles, de la pâte de cassave, des plantains, quelques poissons séchés et des boîtes de sardines, des oranges vertes. « Marchez sans vous retourner, enfants, ne traversez pas les routes, ni les ponts, cachez-vous dans les buissons d’épines et que Dieu marche avec vous, que Dieu maudisse les hawais et les assassins. »
Mari a retrouvé le sentier qu’elle connaît depuis l’enfance, qui traverse la savane entre les monticules des termitières. Il ne pleuvait plus depuis des jours, les boules de nuages traînaient au ras des collines. Mari marchait devant, portant son linge et ses provisions sur sa tête, comme autrefois lorsqu’elle revenait de l’école. Elle se sentait forte à présent, car elle connaissait chaque détour, chaque pli du terrain, chaque arbuste. Esmée la suivait, à petits pas, toute chétive, comme une enfant malade.
Elles ont marché des jours, de l’aube à l’après-midi, sans s’arrêter, sans manger et sans boire, sans se parler, prêtes à chaque instant à se jeter dans les broussailles, tous les sens tendus pour deviner le danger. Elles sont passées au large des villages et des fermes, de peur d’être vues par les habitants et dénoncées aux rebelles. Les vautours tournoyaient dans le ciel au-dessus d’elles, la nuit elles entendaient des bruits effrayants dans la forêt, des animaux qui marchaient, qui grognaient. Elles ont dû faire un détour pour échapper à une bande de babouins, et une autre fois elles ont été attaquées par une harde de cochons sauvages, et n’ont eu la vie sauve qu’en grimpant à un tronc d’arbre vermoulu. Les cochons les ont assiégées jusqu’au soir, ils grognaient et mordaient l’écorce de l’arbre, puis quand les criquets ont commencé leur concert du soir, ils se sont lassés et ils sont partis.
La nuit les moustiques faisaient leur sarabande. Les filles dormaient la tête enfouie dans leurs foulards et leurs T-shirts. Esmée, qui n’était pas aguerrie, s’est mise à grelotter de fièvre.
Enfin elles sont arrivées au but. Mari l’a compris en voyant que la terre était plus rouge, recouverte de buissons épineux. À la tombée de la nuit, elle a laissé Esmée dans une clairière, et elle est allée en reconnaissance du côté de Yélé, une ferme entre le village de sa tante et la rivière. En s’approchant, elle a vu des silhouettes suspectes, des hommes coiffés de bandanas, des femmes portant des fusils-mitrailleurs, et son cœur s’est mis à battre plus vite parce qu’elle a reconnu les soldats de l’armée révolutionnaire. Elle s’est reculée en rampant, le plus lentement possible pour ne pas faire de bruit.
Cette nuit-là, elles ne se sont pas reposées. Elles ont marché à foulées rapides à travers la brousse, vers la rivière. La pleine lune éclairait le paysage, découpant les arbres secs aux doigts crochus contre le ciel. La peur leur donnait des ailes.
Esmée se plaignait à voix basse, elle geignait : « J’ai mal aux pieds, je n’en peux plus. » Mari disait : « Viens, nous allons chez Yama. » Peut-être qu’Esmée a pensé qu’elles se rendaient chez la grand-mère de Mari, dans une maison où elles pourraient dormir à l’abri.
Au point du jour, elles sont arrivées sur une sorte de promontoire, au-dessus de la rivière, et elles ont vu l’arbre.
L’arbre est très grand, très généreux. Son tronc puissant est divisé en surgeons, colonnes, jambages, cordes et ponts. Ses racines plongent dans la terre aux quatre directions du monde.
Mari entre la première par la porte étroite. Elle se rappelle à quel point c’était facile autrefois, quand elle était petite, et maintenant ses hanches ont du mal à passer la porte, sa tête cogne au chambranle, ses cheveux s’accrochent aux lichens et aux échardes. Pourtant immédiatement elle reconnaît l’odeur, l’ombre, le feutre doux et humide, et elle murmure le nom de l’arbre, ô Yama. Elle répète en se glissant par l’ouverture : « Ô ma grand-mère, protège-moi, reprends-moi dans ton ventre, donne-moi ton lait, protège aussi mon amie Esmée, elle est ma sœur, accepte-la en toi et sauve-nous des ennemis. »
Esmée entre à son tour, elle est malade et tremble de fièvre et de désespoir. Mari la couche au fond de la chambre, sur le tapis sec laissé par les fourmis charpentières.
La lumière du jour descend par la cheminée et cela fait une couleur verte légère mêlée de feuilles et de chants d’oiseaux. Sur la paroi de l’arbre, dans des replis de l’écorce, l’eau de la pluie s’est conservée, si pure et fraîche que Mari la prend dans ses paumes et la fait boire à Esmée. « C’est bon comme du miel », dit Esmée, elle boit avidement et Mari sourit d’entendre sa voix enfantine.
C’est ici chez elle, le bout du voyage. Elle en a rêvé depuis des jours, peut-être même depuis qu’elle est arrivée au lycée des sœurs. Ici la folie des hommes ne peut pas entrer, c’est loin de l’avidité des hommes pour le pouvoir, de leur soif de sang, de leur désir de diamants.
« Je suis née ici, dans l’arbre, raconte Mari. Ma mère est morte en me mettant au monde au bord de la rivière, c’était pendant la guerre, alors ma grand-mère m’a emmenée ici, elle m’a cachée dans l’arbre. Elle m’a nourrie de son lait, car je n’avais plus ma mère pour me nourrir. Elle a prié Dieu et Dieu a permis que son lait revienne, même si elle était vieille et stérile, elle m’a nourrie de son lait, elle m’a donné à boire l’eau de l’arbre, et quand la guerre s’est finie, elle m’a emmenée chez ma tante Kona, et puis elle est morte, elle a été enterrée ici au bord de la rivière, près de son arbre. Elle m’a nourrie et elle m’a cachée ici, et moi je ne me souviens pas d’elle. »
Esmée boit ses paroles, elle boit aussi la décoction amère que Mari a préparée avec les feuilles de l’arbre mélangées à l’ipomée qui rampe entre les racines. Pour la guérir de son asthme, Mari frotte la poitrine d’Esmée avec des feuilles mêlées à de la cendre.
Mari a perdu les habitudes de la ville. Comme autrefois quand elle s’échappait de l’école, elle a ôté ses habits et ses chaussures. Elle a revêtu le grand T-shirt que Seymour lui a donné pendant la fête d’anniversaire à la villa Stefan. Elle s’en est servi pour dormir par terre, il est couleur de boue, avec quelque chose d’écrit sur la poitrine, dans le genre de Marvin Gaye, ou LL Cool J, mais ici ça n’a plus d’importance. Elle a noué ses cheveux avec une bande de tissu rouge, elle dit pour plaisanter qu’elle fait partie de la RUF, qu’elle est une fille de la révolution.
Et c’est vrai qu’elle fait sa révolution toute seule, qu’elle entraîne Esmée avec elle, elles sont maintenant toutes deux seules contre le reste du monde.
La nuit, la forêt s’éveille. Mari se souvient, chaque bruit, chaque cri lui revient, lui parle dans une langue qu’elle avait oubliée et qui retrouve sa voie en elle, des mots longs, des mots courts, des chuintements, des aspirations, des murmures d’oiseaux cachés dans les branches, le grelot d’une chouette, le souffle d’un engoulevent. Et toujours la note continue vibrante des insectes.
Même si Esmée grelotte de froid, Mari n’allume pas de feu, pour ne pas attirer les hawais, les assassins. Yama ne faisait pas de feu, seulement à l’aube quand la fumée se mêle à la vapeur de la rivière, pour chauffer des pierres dans la cendre, et rôtir les racines d’ipomée. Tout ce que Mari sait de la forêt, c’est Yama qui le lui a donné, non pas avec des leçons, mais avec son lait. Mari prie à voix basse : « Ô Yama, grand-mère, donne-moi ta force, ta sagesse, protège-nous des assassins, éloigne-les de ta maison ! »
Elle écoute la voix de la forêt. Elle sent sur elle, sur Esmée, les bras de Yama qui les entourent, qui les enserrent, elle entend les mille bruits légers qui font un réseau autour d’elles.
La nuit l’eau de la rivière s’entend mieux, c’est un chant grave, un frôlement le long des pierres de la rive, le sable rouge s’effondre à l’intérieur de la courbe, mais les puissantes racines de l’arbre retiennent la terre.
Parfois, vers minuit, la pluie tombe. L’eau de pluie cascade le long de l’intérieur du tronc et emplit les creux de l’écorce. La pluie bondit de branche en branche, de feuille en feuille, et de la terre monte une odeur puissante et douce qui se relie à l’enfance. Mari frissonne en reconnaissant l’odeur qu’elle croyait oubliée. Elle murmure, penchée sur Esmée : « Respire, ma sœur, respire, l’arbre Yama va te guérir, ne tremble plus, ne crains rien, Yama nous protège. »
Esmée s’est endormie, pour la première fois depuis des semaines. Elle s’est lovée au fond de la chambre, les bras autour des genoux, comme pour un plongeon dans l’eau de sa piscine. Elle respire doucement, à petites goulées, avec le bruit de la pluie et de la nuit.
La lune se lève sur la brousse, éclaire les cimes des arbres. La lueur pâle entre par la cheminée jusqu’au tapis de feuilles où Esmée est endormie, et Mari se souvient encore. C’est vivre à nouveau le temps de sa naissance, quand Yama la tenait serrée contre elle pour empêcher la guerre.
Et la voix ancienne qui chantonne près de son oreille, ru rurururururu ru, rururu ru ru ru ru. Pourquoi les hommes doivent-ils s’entretuer pour une poignée de diamants ? Des cailloux cassés arrachés à la boue des fleuves, pour emplir le coffre-fort de Jibril Stefan et des trafiquants. Pour échanger les cailloux contre des armes, et continuer à tuer d’autres hommes. Ou bien s’enfuir au loin, de l’autre côté de la mer, pour y entasser son butin. Abandonner sa fille aux assassins, comme s’il y avait rien au monde qui valût cela. Maudits les diamants de Manu, de Bo, pense Mari. Maudits ceux qui les vendent, maudits ceux qui les achètent. C’est la voix de Yama qui parle par la bouche de Mari, c’est sa colère qui la brûle. Elle s’étend sur le tapis de feuilles, à côté d’Esmée, la tête tournée vers la porte pour voir la nuit bleue.
C’est un bruit, un frôlement de pas sur la terre autour de l’arbre. Mari a ouvert les yeux, son cœur tressaille. Des soldats, des rebelles de la RUF, peut-être, ou pis encore, les terribles miliciens, qui s’offrent à qui les paye, des millions de dollars, des poignées de diamants, pour rôder la nuit, tuer, violer et piller. Masqués de noir, teints de suie, armés de machettes et de fusils-mitrailleurs. Mari retient son souffle, elle n’ose pas réveiller Esmée de peur qu’elle ne pousse un cri et donne l’alerte. Les insectes se sont tus, même les grenouilles sont figées sur les rives.
Mari voit une ombre passer devant la porte, une silhouette massive, brune. Elle entend le souffle de la bête, une sorte de grognement bas, tranquille. Les pas mous avancent sur la terre, près des racines. Mari n’a jamais rien vu ni entendu de semblable, dans son enfance. Mais c’est dans la langue de Yama que vient le nom de la bête : suluwo, l’hyène.
Mari reconnaît la bête, son mufle large, sa crinière, son dos bossu, ses petites oreilles rondes. Elle se souvient de l’avoir vue dans des films, à la télé, à l’école, peut-être chez M. Stefan, ces documentaires animaliers qu’il aime tant et que les filles regardaient du coin de l’œil en bâillant.
Suluwo marche à petits pas autour de l’arbre, son groin fourrage entre les racines, elle grogne et ronronne, prend l’air en relevant la tête, dresse ses oreilles pour capter les sons. Elle tourne, revient sur ses pas, elle s’arrête devant la porte, elle a senti la présence des filles, mais ça ne l’inquiète pas autrement. Mari la regarde, non pas effrayée, mais tous ses sens en éveil. Il lui semble qu’il n’y a plus de réel, plus de danger. Ô Yama, c’est elle ton envoyée, c’est Suluwo, l’hyène, la maîtresse de la savane, la maîtresse de la rivière, tu l’as guidée jusqu’à nous pour qu’elle nous protège des assassins.
Alors les enfants ne viendront pas, avec l’esprit troublé par la poudre de fusil mélangée à la cocaïne, les enfants fous qui tuent leurs parents et mutilent leurs petites sœurs, ils ne trouveront plus nos traces puisque les ongles de l’hyène se sont enfoncés dans la terre et ont effacé nos marques. Ils ne sentiront plus notre odeur puisque Suluwo s’est accroupie devant l’arbre et a pissé sur la terre ! Ils sentiront l’odeur de l’hyène, ils verront les griffes de l’hyène enfoncées dans la terre et ils auront peur, ils repartiront de l’autre côté de la rivière, vers leurs antres de démons.
Chaque nuit, l’hyène brune revient près de l’arbre Yama. Elle goûte à la terre, elle respire la cendre, elle frotte sa crinière à l’écorce pour l’imprégner de son odeur, elle efface avec ses pattes les pas humains. Une fois, une seule fois, les meurtriers sont arrivés près de l’arbre, avant la nuit. Mari et Esmée se sont tapies au fond de leur grotte en retenant leur souffle. Les soldats se sont penchés, ils ont lu sur la terre les empreintes de l’hyène, ils ont respiré son odeur âcre et puissante, alors ils ont poussé des cris sauvages et ils sont repartis vers les villages. Bientôt, pense Mari, ils passeront le pont, ils disparaîtront, comme un vent mauvais, et la vie pourra reprendre sur cette terre brûlée, dans ces villes en ruine.
L’envoyée de Yama est revenue chaque nuit à la même heure. Elle marche et danse autour de l’arbre, les filles reconnaissent sa silhouette massive, sombre et puissante comme celle d’un ours, sa tête large et ses petites oreilles, et elles se sentent protégées par une ancêtre indulgente et capricieuse. Mari laisse chaque soir dans une feuille de bananier de quoi manger, du plantain, du gari, un poisson séché. Elle prépare de l’eau aussi dans une écuelle d’écorce, l’eau douce de la pluie que l’hyène aspire à petits coups de langue. La bête mange un peu, laisse le gari, puis elle pousse de petits grognements pour dire merci, pour dire qu’elle est satisfaite. Mari et Esmée attendent chaque nuit sa venue, sans dormir, couchées par terre, le visage près de la porte. Elles entendent le bruit assourdi de ses pas dans l’herbe, elles écoutent le souffle de la bête qui se rapproche. Mari lui parle à voix basse pour ne pas l’effrayer. Elle lui raconte l’histoire de Yama, de sa vie autrefois dans l’arbre quand sa grand-mère la cachait et lui donnait son lait, la protégeait des assassins et des hawais. L’hyène écoute. Mari ne voit pas ses yeux, mais sa face large se tourne vers l’arbre et ses oreilles se dressent pour écouter les paroles. Puis elle répond par ses petits grognements, elle souffle dans la terre, elle se roule sur le sol, elle s’ébroue, et à la lumière de la lune elle est entourée d’un halo de poussière. Elle est puissante, elle est la maîtresse de la forêt des rives du fleuve, elle est la grand-mère de cette terre qui connaît les mystères de la vie et qui gardera ce pays malgré les hommes. Solitaire et sans âge, originaire des sources du fleuve, des montagnes qui bordent le désert, du pays du sable et des baobabs, elle est venue de l’autre côté de la vie, couleur de nuit, taciturne, magique, pour protéger la descendance de Yama, pour accompagner les enfants dans l’épreuve, elle ne les quittera que lorsque la guerre sera finie et que plus personne n’aura besoin d’elle, elle regagnera alors son antre au nord, là où vivent ses congénères.
À la mi-août, Charles Taylor a déposé les armes et a renoncé au pouvoir. Ce sont les cris de joie des villageois qui ont prévenu Mari et Esmée. Alors les jeunes filles sont sorties de l’arbre au grand jour, et elles se sont mises en marche vers Kalango. Les habitants des fermes et des villages, stupéfaits, ont vu passer le long des rues deux formes humaines, vêtues de lambeaux, pieds nus, les cheveux mêlés de boue et d’herbes, l’une très pâle, les yeux transparents d’aveugle, l’autre couleur de terre, tachée de plaques grises, une expression de folie sur son visage.
Elles avançaient en silence, et la foule des gosses s’écartait devant elles, les vieilles femmes se cachaient le visage, croyant apercevoir des fantômes, les revenantes de celles que les miliciens avaient violées et massacrées à coups de sabre d’abattage, enterrées dans une clairière au milieu de la forêt.
Sur la route de la rivière Mano, un camion de l’Ecomog les a prises, et Mari et Esmée ont fait le voyage inverse à travers la campagne dévastée. Partout, le long de la route, les maisons étaient en ruine, les carcasses des camions, incendiées, parfois les corps gonflés par la mort sur les bas-côtés, servis en pâture aux vautours. Les habitants debout dans les villages regardaient passer les camions militaires avec des yeux vides, les enfants ne criaient pas, ne sautaient pas comme autrefois, ils restaient muets et effrayés, affamés. Les nuages de mouches semblaient de la fumée.
Dans le quartier des ambassades, la vie avait repris. Il ne s’était rien passé, juste quelques émeutes, un débordement. À la villa Stefan, Dada avait commencé à faire le ménage. En fait, il avait fait un grand tas dans le jardin avec les scories et les meubles brisés et y avait mis le feu, créant une épaisse fumée noire qui salissait le ciel bleu. C’était tout ce qui pouvait faire penser à la guerre.
Il a accueilli les filles avec effusion : « Ah, Miss, bisé, bisé, Bon Dieu béni ! » Il a remis à Esmée une enveloppe qui provenait de l’ambassade de France, contenant un billet d’avion pour Beyrouth et un bon pour l’hôtel Concorde à Paris, et la carte de visite d’un attaché portant juste ces mots : de la part de M. Jibril Stefan. C’était clair que M. Stefan était parti pour toujours, il ne reviendrait jamais en Afrique, son coffre-fort était vide, le temps des diamants avait pris fin, la communauté internationale avait voté l’interdiction de ce commerce, comme si c’étaient ces petits cailloux brillants qui avaient été la cause du malheur du peuple, et non pas les politiciens avides et corrompus, leur armée de démons, de hawais, les assassins qui avaient drogué les enfants et les avaient lancés dans les campagnes armés de sabres et de fusils-mitrailleurs.
« Tu viendras me voir là-bas ? a demandé Esmée.
— Un jour, peut-être », a répondu Mari. Mais elle pense aux villages dévastés, aux enfants à qui elle va apprendre à lire et à écrire, à l’arbre Yama près de la rivière, qui l’attend.