pour Sarojini
Dans la touffeur de sa chambre, sous le toit de tôle surchauffé par le soleil, Andréa se souvient. Elle est assise sur sa chaise, le dos bien droit calé par un coussin pour oublier son mal de reins. C’est la tombée de la nuit, les moustiques ont commencé leur sarabande. Au-delà de la haie de bambous qui entoure le couvent, les embouteillages de la fin d’après-midi ont atteint leur comble. Andréa n’a pas besoin de les voir : les files ininterrompues de voitures, les camions, les autobus bondés sur leur moitié gauche de la chaussée, le long de la route de Saint-Paul, cherchant à atteindre le carrefour de la route de Vacoas, ou à descendre vers la mer, vers Flic-en-Flac. Elle écoute le bruit des moteurs, les coups de klaxon, de temps en temps des interjections, les cris de colère des chauffeurs. C’est l’heure où le cardinal vient cogner à la fenêtre. Quand elle parle de l’oiseau, Andréa dit « elle », parce que ses yeux sont dessinés d’un fin trait au khôl, et qu’elle vient se mirer dans la vitre quand le reflet du crépuscule la transforme en miroir. La cardinale donne de petits coups de bec sur la vitre, et Andréa pour elle a semé le rebord de la fenêtre de miettes de biscotte gardées de l’heure du thé. Andréa l’attend chaque soir, elle lui a même donné un nom, Payai, parce qu’elle ressemble aux filles pensionnaires du couvent, quand elles dansent entre elles dans la cour en faisant tinter leurs bracelets de cuivre à leurs chevilles. Les autres, les filles de la prison, ce seraient plutôt des oiseaux perdus, des martins insolents, des condés, des serins voleurs de sucre. Mais ce sont ces oiseaux-là qui lui manquent le plus, c’est pour les filles perdues de la prison des femmes qu’Andréa a envie d’écrire ses histoires.
C’est une histoire vécue, histoire de ce monde qui passe emportant dans ses creux, ses plis et ses replis, et tous les gens qui pleurent et tous les gens qui rient. L’histoire de Maya la vieille Indienne qui pleure les jours enfuis, le temps perdu. Orpheline, elle n’a connu qu’un ciel sombre. Dans les bois elle n’a connu que le travail. Mariée encore enfant, Maya avait grandi avec ses enfants, travaillé à l’âge où elle aurait aimé jouer avec eux. Elle partait avant le jour pour désherber à la pioche les champs de cannes. Un sac de jute autour des reins, un autre sur la tête quand il pleuvait, elle avait fait le travail d’un homme. Le père de ses enfants l’avait abandonnée pour une autre femme. Et penchée sur la terre, elle grattait, piochait, travaillait sans avoir le temps de regarder le ciel. Quelquefois, quand la nuit venait enveloppant la terre de son ombre reposante, Maya allait voir les braconniers. Ils lui donnaient un morceau de cerf qu’elle emportait sur sa tête — de quel prix l’avait-elle payé ? Ses mains restaient libres pour pouvoir jeter du sable ou du gravier qu’elle portait dans son sari à la tête d’un garde-chasse qui aurait voulu prendre sa viande. Les épaules ruisselantes de sang, Maya réveillait les enfants qui n’avaient pas dîné, grillait la viande sur un feu de bois, et après avoir mangé tout le monde s’endormait, serrés les uns contre les autres sur l’unique lit. Les enfants n’allaient pas à l’école. Ils grandissaient en gardant quelques cabris, et le soir venu Maya les retrouvait dans sa cabane. On dînait le plus souvent d’un peu de riz cuit sur un feu de brindilles, et allongés sur un tas de hardes, on s’endormait pour recommencer le lendemain la même vie…
Vers six heures les demi-pensionnaires de l’école revenaient au couvent. C’était le moment qu’Andréa attendait avec impatience. C’était comme l’arrivée de l’oiseau Payal, mais avec plus de bruit et de mouvement. Les jeunes filles envahissaient la cour, leurs cris aigus résonnaient à l’intérieur des chambres. Puis Andréa voyait arriver Maryse, âgée de quatorze ans, jolie avec sa masse de cheveux bouclés et son sourire éclatant. Toujours gaie, rieuse, elle entrait dans la chambre sans frapper, elle embrassait Andréa, la taquinait, un flot de bavardage et de cancans auxquels Andréa feignait de ne répondre qu’avec des rebuffades. C’était leur complicité. Maryse apportait des fruits qu’elle avait chapardés en chemin, des mangues piquées, des gousses de tamarin, une grenade. Andréa en échange donnait quelques roupies économisées sur sa pension. Elle n’était pas dupe. Elle achetait ainsi les éclats de voix et les dents blanches de la jeune fille, le droit de passer sa main sur son cou et de sentir sous ses doigts le grain serré de sa peau, humide de sueur. Après le départ de Maryse, c’était à nouveau le silence, la grisaille du soir. Alors Andréa ouvrait son cahier bleu d’écolière sur lequel était marqué ATLAS, et elle laissait courir son écriture régulière, énergique, barrant les t d’un grand trait ferme, oubliant les accents.
Rien ne pouvait faire croire à Maya qu’il existât une autre vie, et que dans le ciel il y eût des étoiles brillantes. Les étoiles s’allument chaque nuit et regardent la terre quand les pauvres s’endorment, et personne ne lui avait jamais parlé d’elles. Le pauvre vit pour son ventre comme le riche vit pour le monde et l’argent — gens qui vont, gens qui viennent, pensez, à tous ceux que vous ne voyez pas, cherchez-les pour leur dire qu’il y a des étoiles au ciel.
La nuit, Andréa écoute le muezzin dont la voix tourne autour de Vacoas. Lorsqu’elle s’est installée au couvent de Bonne Terre, ça doit bien faire dix ans maintenant, une cousine est venue lui rendre visite à cette même heure. Comment supportes-tu d’entendre ça cinq fois par jour ? Andréa lui a répondu : « Est-ce trop d’entendre parler de Dieu cinq fois par jour ? » Les sarcasmes, les moqueries d’Andréa ont détourné d’elle la plupart des membres de sa famille. Des enfants gâtés, des petites pestes. Maintenant, sa famille, ce sont les filles de l’école, les délinquantes de la prison de Beau Bassin, les filles perdues. Elle aime leurs rires, leurs gros mots, leurs éclats de colère et leurs chagrins. Grâce à elles, Andréa a changé sa propre histoire, elle est entrée dans les contes qu’elle aime écrire. Est-ce que ce sont vraiment des contes ? Les filles les écoutent les yeux brillants, elles l’interrompent pour suggérer une repartie, un détail, elles demandent à ajouter leurs expériences, les noms des gens qu’elles connaissent. Elles ne savent pas lire, ou à peine. Mais elles savent écouter.
Le temps passa, les enfants étaient devenus un homme, une femme. La mère les maria comme on l’avait mariée, et un jour elle se retrouva seule. Elle était devenue vieille avant d’avoir été jeune, et elle regardait autour d’elle. La misère s’étalait toujours, son visage et ses mains étaient noircis par le soleil des champs, mais il lui semblait qu’elle avait édifié un rempart contre la pauvreté. La maison lui appartenait, elle avait résisté au vent des cyclones. Tout à côté, derrière un sac de jute servant de porte, une cahute de paille abritait une vache, enfermée dans l’ombre à cause des mouches. Un marchand ambulant venait chaque matin acheter le lait. Le purin de l’étable coulait devant la porte, quelques poules picoraient, un chien famélique dormait à l’ombre. La maison de Maya n’avait pas de confort, pas de fosse d’aisances. Un sac en plastique éventré était étalé au pied d’un acacia et recevait les excréments que Maya allait jeter au bord du chemin, si les poules et le chien ne les avaient pas consommés. C’était loin du ciel, loin de la mer, la terre dans toute son horreur. Seul un petit bloc de ciment servait d’autel, une écuelle en terre cuite posée dessus pouvait accueillir l’esprit — pourquoi cet autel ? La vieille n’en savait rien. Quand elle était toute petite, son grand-père, toujours accroupi sur une natte, mâchonnant sa chique de bétel, lui avait dit que c’était nécessaire. Elle ne priait pas, elle n’en avait jamais eu le temps, mais elle avait entretenu l’autel, en faisant brûler de temps en temps un peu d’encens, et elle ressentait au fond d’elle que quelque chose veillait sur elle, sur sa maison, quelque chose de vague à quoi elle n’avait jamais su donner de nom.
Les filles sont dans la prison des femmes, sur la route qui descend vers la mer, une grande bâtisse blanche entourée d’un jardin sauvage. Ce sont des voleuses, des menteuses, des dévergondées, ou pire encore, c’est ce que la rumeur publique raconte. Elles ont été enfermées par une décision de justice, ou à la demande de leur propre famille. Lorsqu’elles ont fini leur temps, le couvent les accueille pour leur donner une éducation. Pour la plupart, elles ne croient ni à Dieu ni à Diable, mais Andréa s’en moque bien. Avant, quand elle ne souffrait pas d’arthrose, elle allait deux fois par semaine à la prison, elle était supposée enseigner aux filles à lire et à écrire, mais au lieu de cela, elle leur racontait des histoires. Thésia, Samia, Annette, Sibylle, Marie-Michelle, Maya, elle avait un nom pour chacun de ses personnages. Quand elle entrait dans la salle de classe, l’après-midi, les filles lui criaient : « zistoir Marie, zistoir Puja, Madame ! » Elles parlaient toutes à la fois, mais Andréa n’aurait jamais espéré un pareil auditoire. Le brouhaha se calmait peu à peu, et elle commençait, toujours avec la même formule : « Gens qui vont, gens qui viennent, c’est une histoire vécue, histoire de ce monde qui passe emportant dans ses creux, ses plis et ses replis, et tous les gens qui pleurent et tous les gens qui rient… » Les filles écoutaient, Andréa n’était pas sûre qu’elles comprenaient, mais elles se taisaient, et il y avait de la magie dans l’air. L’histoire commençait, celle qu’Andréa écrit aujourd’hui dans son cahier Atias, à la lumière de la fenêtre qu’éclaire le soleil couchant, en attendant que Payal vienne, ou Maryse, ou n’importe qui.
Quelque chose qui existe, et qu’on ne voit pas, quelque chose qui rend content. La vieille Maya avait appuyé contre l’autel une longue gaule de bambou à l’extrémité de laquelle flottait un chiffon rouge, et de voir ce drapeau s’agiter dans le vent elle se sentait rassurée. Et pourtant l’enfer l’attendait. Auprès d’elle jouait un garçonnet, l’enfant de son fils. Tous dans la famille de Maya avaient la peau couleur de terre cuite, mais son petit-fils avait la peau noire comme une nuit sans lune. Était-ce à cause de cette différence, ou bien était-il un témoignage gênant pour sa mère ? Personne n’avait voulu de l’enfant. Maya l’avait recueilli, elle lui avait donné un nom, Bala, et elle l’avait élevé comme elle avait élevé ses propres enfants. Lui aussi courait les champs de cannes, à l’aube, avec la vieille pour aller chercher le fourrage de la vache. Et la vie continuait, sans vraie joie, mais dans le bonheur que Maya ressentait d’être avec Bala. Et un jour, un jour néfaste et dur, le père de l’enfant revint, tituba sur le seuil et tomba comme une masse dans la case.
Les filles avaient frémi, pensait Andréa, comme si elles avaient vécu cette scène, comme si elles avaient été témoins. Ici, dans la prison des femmes, chacune avait son histoire, semblable à celles qu’écrivait Andréa. Mariette, la petite créole de Blue Bay, violée par son beau-père, et par le fils aîné de celui-ci, et qu’on avait fait enfermer pour qu’elle ne porte pas plainte. Lisa, Louisa, Adhara, Rani, Alia, que la police avait raflées à la sortie des dancings de Grand Baie, à quatorze ans droguées, prostituées, voleuses, leurs familles les avaient abandonnées. Il y avait les mauvaises, celles qu’on disait irrécupérables, elles s’étaient battues à coups de couteau, elles avaient rançonné des familles, elles s’étaient sauvées plusieurs fois, et à chaque fois on les avait reprises. Crystal de Bambous, forte comme un homme, elle faisait la loi en prison, elle obligeait les nouvelles à être ses esclaves, toutes la haïssaient. C’était pour elle aussi qu’Andréa écrivait ses histoires. Un jour elle lui avait dit : « Puisque je n’ai pas eu d’enfants, toi tu seras mon fils. » Crystal n’avait pas souri, elle n’avait pas accepté, mais peu à peu elle s’était laissé faire. Les autres filles étaient sorties de prison, mais Crystal restait, et c’est Maryse qui donnait de ses nouvelles à Andréa.
Il avait bu, c’était son habitude. Sa femme l’avait chassé et, pour être sûre d’en être débarrassée, elle avait pris un autre homme. La vieille Maya regarda l’ivrogne et elle dit : je l’ai porté, je l’ai nourri, je ne peux pas le chasser. Et l’homme resta. Il était méchant, surtout dans son ivresse. Il frappait l’enfant à coups de pied, Maya pleurait, et l’enfant se sauvait, grimpait dans un arbre pour se cacher, passant de branche en branche, et ne revenait qu’à la nuit. Le bois de la porte était pourri, il poussait le crochet, il entrait et se cachait sous le lit, le seul meuble de la case, et c’est là qu’il dormait. Et c’était ainsi — les étoiles brillent par une nuit sans lune mais qui les voyait ?
Dans la prison, les filles sont enfermées comme des bêtes féroces dans leurs cages. Elles tournent en rond, d’un même mouvement, la tête penchée vers le sol, les yeux rivés sur le ciment. Il n’y a pas d’autre lumière dans la salle que les derniers reflets du soleil qui s’accrochent aux grilles des fenêtres, tellement poussiéreuses que les rayons ne parviennent pas à les traverser. Dehors, c’est la fin de la journée, les bus s’entassent sur la route, le vacarme des moteurs surchauffés emplit la prison, les coups de corne, les jurons, parfois une voix jeune qui crie un nom au hasard, Ravi ! Ravi ! mais les filles ne redressent même pas la tête. Dans quelques instants les surveillantes vont apporter le repas, du riz pâteux, du dal et des faratas, et les filles vont se précipiter sur la nourriture sans dire un mot. C’est ainsi chaque jour, trois fois par jour. Depuis la dernière bagarre, il n’y a plus que des cuillers en plastique rose. Le chariot roulant n’entre pas dans la salle du réfectoire, il reste à l’entrée et c’est Rosa qui distribue la nourriture, une louche par assiette. À côté de Rosa les gardiennes sont debout, un bâton à la main. Les filles tendent l’assiette, repartent sans un mot, et mangent assises sur leurs talons, le dos contre le mur de la salle. Les surveillantes ne quittent pas des yeux Crystal, elles gardent la main sur la poignée de leur matraque. Crystal de Bambous, qui a tué deux hommes à seize ans pour leur faire les poches. C’est elle qui fait tourner les filles dans la salle du réfectoire, elle les oblige, à coups de poing dans le dos : « Marche ! Marche ! » Les filles obéissent, et si elles ne tournent pas assez vite, Crystal les pousse par la tête, un coup à l’occiput, et elles galopent comme des dindes.
Un jour, la fille revint aussi avec l’enfant qu’elle avait eu — son mari avait retrouvé une femme et lui offrait la vie à trois. La fille de Maya avait refusé et venait chercher asile chez sa mère. Tout le monde s’entassa dans la case, partageant l’unique lit, et la vieille souvent n’avait qu’un tout petit coin pour s’accroupir, appuyée contre le mur. Et la vie continuait ainsi, l’homme buvait, les femmes travaillaient, la vache mugissait attachée à son piquet dans l’étable. La saleté était partout, et le petit garçon couleur de nuit sans lune gardait l’enfant de la femme sans mari. Les étoiles brillaient, mais qui les voyait ? Qui disait qu’elles existaient ? Gens qui vont, gens qui viennent, pensez à tous ceux qui ne savent pas qu’il y a des étoiles au ciel.
Aujourd’hui l’orage gronde au-dessus du couvent, et de la prison des femmes. Le ciel est couleur d’encre. Avertie par un pressentiment, Andréa ne tient plus en place. Elle sort dans le jardin, elle étouffe. Elle n’arrive plus à écrire. Elle pense aux filles, enfermées dans la grande salle, au silence, à la violence. Depuis des mois elle a reçu son congé. Mme Sanbar, la directrice a mis fin aux séances de lecture. « Du temps perdu, à quoi ça sert ? » Elle a ajouté : « Et puis franchement, à votre âge… » Andréa a essayé de protester : « Mais elles ne sortent jamais ! Ça leur donne de la distraction, elles pensent à autre chose ! Demandez-leur si ça ne sert à rien ! » Mais les ordres viennent d’en haut. Mme Sanbar n’y est pour rien, ce sont les notables, ils veulent punir les filles, leur briser l’échine. Alors Andréa a décidé d’écrire. Elle a acheté à la boutique chinois des cahiers d’écolier, 74 pages, marque Atlas, avec sur la couverture ce dessin qui l’aurait fait rêver quand elle était petite, une mappemonde devant laquelle se croisent un avion et un paquebot. D’une écriture régulière, au crayon à bille, elle a commencé à rédiger ses histoires : « Yahvé », « Thésia ou la vie des autres », et maintenant, « Les sans-étoiles », cette histoire de la vieille Maya, de sa vache et de l’enfant couleur de nuit, pour les filles de là-bas, pour Maryse, pour Crystal. Quand elle aura fini, elle fera passer les cahiers à la prison, en douce, pour que les prisonnières voient qu’elle ne les oublie pas.
Les scènes se multipliaient. La fille reprochait à sa mère la présence de l’ivrogne grossier et obscène. Un jour, l’homme revint, plus méchant que jamais. L’enfant couleur de nuit lançait des cailloux au chien du voisin qui aboyait furieusement. Alors l’ivrogne prit un phoukni, ce tuyau de fer dans lequel les paysannes soufflent pour attiser les braises du foyer, et il s’approcha de l’enfant en le menaçant. Maya accourut pour le protéger, elle s’empara d’un tison qu’elle leva sur son fils. L’homme, surpris par la rage de la vieille femme, recula en titubant. Puis, d’un geste presque machinal, le tube de fer qu’il avait dans sa main retomba lourdement sur la tête de Maya, et elle s’affaissa, frappée à mort. La fille qui s’occupait de la vache accourut avec des injures. L’enfant poussait des cris aigus de frayeur, le chien aboyait toujours, et l’ivrogne, avec des grognements de bête, entra dans la case et se jeta sur le lit et s’endormit. Les voisins étaient venus. On allongea Maya sur la terre devant la maison, on versa de l’eau sur sa tête, on souffla dans sa bouche, mais elle ne se réveillait pas. La nuit descendait, une étoile parut dans le ciel.
Mais aujourd’hui, tout se précipite. C’est à cause de l’orage qui tournoie au-dessus de la ville, dans la chaleur étouffante de la fin d’après-midi. Maryse est venue au couvent, tout essoufflée d’avoir couru. Elle n’a pas frappé à la porte, elle est allée droit à Andréa. « Il faut venir, Madame, il faut venir. Ils vont la tuer. » Elle dit « touyé » en créole, mais son visage ne prête pas à rire. Andréa a eu juste le temps de mettre ses chaussures, et malgré l’arthrose elle court sur la route avec Maryse. La jeune fille répète une histoire incohérente, c’est Crystal qui s’est enfermée dans la salle du réfectoire, elle a un bidon d’essence et elle menace de mettre le feu à la prison, la police est venue, ils ont des fusils, ils empêchent tout le monde de passer. La route est embouteillée chaque soir, Andréa aurait bien pris un taxi, mais elle a pensé qu’elle arriverait plus vite à pied. Arrivée devant le portail, elle s’arrête un instant pour se calmer, éponger la sueur qui couvre son visage. Il faut se montrer calme, ne pas céder à la panique. Mais son cœur bat la chamade quand elle entre dans le jardin. Du monde attend devant la porte de la prison, Andréa reconnaît la silhouette trapue de Mme Sanbar. Elle va droit à elle. « Laissez-moi entrer, je vais parler à Crystal. » Elle dit ces mots avec tellement de certitude que Mme Sanbar ne peut pas protester. Elle marche le plus droit qu’elle peut, malgré la douleur de ses genoux. Les policiers sont massés devant le réfectoire, mais quand Andréa arrive ils s’écartent d’eux-mêmes. Peut-être qu’ils croient qu’Andréa est la chef de la prison, ou bien une envoyée du gouvernement, c’est parce qu’elle est grande et sèche, avec son costume gris et ses chaussures de cuir noir. Maryse est restée en retrait, elle n’a pas osé suivre. Andréa entre dans la grande salle complètement vide, elle cligne des yeux à cause de l’obscurité, une pénombre grise recouvre tout dans un brouillard. Elle reste immobile au milieu de la pièce, les bras un peu écartés du corps comme si elle attendait un mouvement, une aveugle avant de traverser la rue. Puis elle distingue quelque chose, une forme tapie contre le mur du fond, près des fenêtres, une forme en boule, les bras autour de ses genoux, la tête rentrée entre les épaules. Elle est si petite, si tassée qu’Andréa ne peut pas croire que ce soit Crystal. Très doucement, à voix basse presque, elle prononce son nom : « Crystal… Crystal ? » La jeune fille tient contre son ventre le bidon d’essence, elle le serre contre elle comme un doudou, elle regarde Andréa sans rien dire, et Andréa lit dans ses yeux la colère et la peur, et elle pense aux personnages de ses contes, à Maya, à l’enfant couleur de nuit sans lune, à tous ceux qui ont été privés de leur enfance, battus, violés. Elle s’approche doucement de Crystal, et sans comprendre comment, elle retrouve la souplesse de sa jeunesse, pour s’asseoir à côté de la jeune fille, le dos contre le mur. Elle passe son bras autour de son cou, elle murmure des mots doux. Elle sent son odeur, pas une odeur d’adulte, mais une odeur d’enfant, une odeur tendre, un peu sucrée. Elle dit : « Je ne peux pas laisser mon fils tout seul. » Et ça doit faire rire Crystal, de sa façon de rire à elle, un petit grognement ironique du fond de la gorge. Pour Crystal, pour elle seule Andréa lit lentement la fin de l’histoire :
La nuit descendait, une étoile parut au ciel. Maya ouvrit les yeux un bref instant, elle aperçut l’étoile. Sa bouche n’arrivait pas à sourire, mais dans un suprême effort elle tendit ses mains vers l’astre, et quelques mots s’échappèrent de ses lèvres en bhoj-puri, sa langue maternelle, ist aspara kota sari, tohre raasta taakat rahli, c’est ce que j’attendais, et doucement son âme s’envola vers cet infini dont personne ne lui avait jamais parlé.
Les gens vont, les gens viennent. Sur la route qui descend vers la mer, les caravanes de voitures et d’autobus emmènent leurs passagers vers leurs maisons, vers leurs familles, pour le repas du soir, pour une nuit de sommeil. Au carrefour, ils s’embouteillent, klaxonnent, la fumée des échappements remplit l’atmosphère, fait peser un nuage jaune sur la ville, on pourrait croire que ce sont les couleurs du soleil couchant. Par-dessus les toits l’appel du muezzin traîne, s’éloigne, revient, Andréa l’écoute dans sa chambre et elle récite sa prière.
Aux dernières nouvelles données par Maryse, dans la prison des filles tout est revenu à la normale. Les policiers sont repartis, et Crystal a écopé de trois jours de mitard. Pour soulager les autres, Mme Sanbar pour la première fois les a autorisées à sortir dans le jardin, à planter des fleurs, à arroser les plates-bandes. À travers les grilles de l’enclos, elles ont respiré l’odeur de la vie, les gaz des voitures, le parfum poivré des lantanas, peut-être même que des garçons leur ont jeté des goyaves marron par-dessus la haie comme des amoureux.
Maryse va régulièrement voir sa sœur aînée à la prison, et Andréa a donné le fameux cahier qui contient l’histoire des sans-étoiles. Elle n’est pas sûre que Maryse la lira aux autres, ni même qu’elle gardera le cahier. Peut-être qu’il finira comme tout ce qui est éphémère, mouillé par la pluie, taché par la nourriture, bouffé par les carias. Ça n’est pas très grave, pense Andréa. Les écrivains n’écrivent pas pour qu’on garde leurs livres. Même s’il ne reste que quelques mots, un bout de phrase, un nom, même s’il ne reste que ces mots de bhojpuri que Maya murmurait avant de mourir, ist aspara kota sari, tohre raasta taakat rahli, il y a de quoi espérer. Dans le jardin du couvent les martins ont commencé à jacasser comme chaque soir. Andréa attend l’arrivée de Payai, ses coups de bec à la vitre, ses yeux cerclés de khôl. Assise bien droite sur sa chaise, les mains sur son giron, toujours habillée de gris, elle attend. La seule différence, c’est qu’elle a mis ses chaussures noires, elle veut être prête à tout, on ne sait jamais. Les moustiques dansent dans le ciel jaune. Le monde est un, pense Andréa, et elle se surprend à sourire, comme si cette évidence à peine vaniteuse signifiait vraiment quelque chose.