I like the perpetual dash on the rocks ; one wave comes up after another, and is forever dashed to pieces, like human hopes that only swell to be disappointed.
c’est le bruit des vagues que je veux entendre. Le fracas régulier des vagues sur les rochers noirs, au bas du fort, le bruit lancinant, inlassable, impossible à oublier, une respiration, mais si lente, si lourde, qu’au début, dans les premières nuits qui ont suivi son arrivée à Cape Coast, Letitia s’étouffait malgré elle en voulant suivre ce rythme.
Le silence qu’elle avait voulu, espéré. Loin de Londres, loin des rumeurs, bruits de voix, vacarme des médisances et des ragots. Tout cela était si loin, maintenant, est-ce que cela avait vraiment existé ? Est-ce qu’elle était venue en Afrique pour se souvenir ? Est-ce qu’elle était entrée dans ce fort blanc, brûlant et cruel, perché sur son roc noir comme un navire naufragé, est-ce qu’elle y était venue par dépit, par vengeance ?
Le bruit des vagues, l’une après l’autre, lentes, puissantes, elles se cassent au loin sur un banc de sable et se précipitent en tombant jusqu’à la pointe rocheuse, dans un bruit de verre brisé, un bruit de chaînes de fer, elles jettent vers les hautes murailles du fort des trombes d’embruns emportées aussitôt par le vent, qui retombent en pluie sur le chemin de ronde, piquent le visage et fouettent les vitres de gouttelettes aiguës et salées.
Chaque matin, depuis son arrivée, Letitia allait en haut du rempart. Elle se réveillait très tôt, avant l’aube. Depuis qu’elle était séparée de corps avec George, elle avait cette liberté. Elle n’avait plus peur de le réveiller, de l’entendre dire de sa voix pâteuse : « Où allez-vous ? Pour l’amour du Ciel, pourquoi ne dormez-vous pas comme tout le monde, il est quatre heures du matin ! » Maintenant, elle s’enveloppait dans son grand châle, elle sortait pieds nus sur la coursive, frissonnant dans le vent froid. L’appartement du Gouverneur (c’était ainsi qu’elle l’appelait depuis quelque temps) se trouvait à l’étage au-dessus. La porte d’accès à l’escalier privé était fermée, et lui seul avait la clef. Une porte monumentale, renforcée de pentures en fer, pour résister à un siège. Elle se souvenait d’avoir étouffé à cause de cette porte, avant même qu’elle ne songeât à se séparer de George Maclean. L’impression d’être une prisonnière. Elle l’avait écrit dans son cahier, au début d’un poème qu’elle avait commencé à la manière du Giaour :
and the same shelter built to protect her
became the dungeon of her secret soul…
Elle s’en souvenait, il n’y avait pas un mois qu’elle avait débarqué au fort, déjà elle ressentait l’étouffement de cette prison, elle lui en avait parlé, et lui avait répondu froidement : « Croyez-vous que nous sommes ici en villégiature au bord d’un lac d’Italie ? En cas de rébellion des Noirs, vous serez bien contente de l’existence de cette porte. »
Maintenant qu’elle avait recouvré un peu de liberté, elle marchait sur le chemin de ronde jusqu’à la pointe, tout à l’ouest. Elle voulait voir l’Océan.
C’était l’heure qu’elle aimait. La nuit encore noire, mais déjà une lueur au-dessus de l’horizon, du côté de la terre. Une tache pâle qui se dissolvait dans l’espace. À l’ouest, au-dessus de la mer, la ligne d’horizon était à peine visible. Les étoiles fourmillaient très bas, autour de l’œil fixe de Canopus, la plus belle, la plus brillante, qu’elle regardait avec bonheur depuis qu’elle savait (grâce à Sterling, le géographe du navire) qu’elle annonçait le retour de la saison sèche, la fin des pluies et des fièvres.
Sur le chemin de ronde, elle passait devant les sentinelles endormies, recroquevillées dans des encoignures. Elle connaissait le nom de certains, Ronald, Abbee, Wadee, Epiphany. Ils étaient engoncés dans leurs uniformes, mais ils avaient ôté leurs souliers pour dormir, leurs chapeaux à trois pointes inclinés sur leurs visages, elle s’amusait de les entendre ronfler. Si c’était sur eux que le Gouverneur comptait pour donner l’alerte en cas d’attaque des Ashantis, ou bien d’un vaisseau de guerre français… Elle pensait le « Gouverneur », elle se surprenait à dire ce mot, parfois même à l’appeler M. George Maclean, comme si elle ne portait pas son nom, qu’elle avait gardé entier son nom de jeune fille, ce Letitia Elizabeth Landon qui sonnait si bien, un nom pour la poésie et pour la gloire…
« Pourquoi sortez-vous chaque nuit ? » George Maclean l’avait convoquée dans son bureau, quelques jours après leur querelle. Il la recevait comme une étrangère, une quémandeuse. Vêtu de sa grande tenue, gilet de soie, veste bleue à grand col, culotte noire, bas blancs et souliers vernis, perruque et front poudrés, sa canne à pommeau d’argent à la main. Mais Letitia n’avait pu s’empêcher de remarquer qu’il était suant et rouge, avec ces petites rides au coin des lèvres qui trahissaient son âge.
Elle ne répondait pas. Elle se sentait une petite fille prise en faute, fragile et honteuse devant lui, dans la grande salle au sommet du Château, éclatante de la lumière des tropiques, entourée par le sifflement du vent et la rumeur de la mer.
« Ne le niez pas, Madame, vous sortez chaque nuit, mes hommes me l’ont dit, croyez-vous que ce soit un comportement digne de l’épouse du gouverneur ? » La réputation, non pas l’inquiétude, pour cet homme si sûr de lui, si autoritaire. Elle n’avait su quoi répondre. L’étouffement, la solitude, le poids des murs et des rideaux, le manque d’air, et l’appel de la mer surtout, la voix des vagues qui la harcelait, ressassait, se fracassait sur les roches noires de la pointe.
Alors, les jours et les semaines qui suivirent, elle resta enfermée dans la petite chambre, à lire ses chers livres de poésie, à rêver, quand la bougie se noyait dans sa cire. Le laudanum prescrit par le docteur Shepard l’entraînait chaque nuit vers le néant.
Mais c’était plus fort qu’elle, elle recommença à sortir. Elle attendait la dernière heure de la nuit, avant l’aube, quand tout avait sombré dans le sommeil. Les espions s’étaient-ils découragés ? George Maclean ne l’avait plus convoquée. Aux repas, il n’y faisait pas allusion. Pieds nus, Letitia marchait sur le chemin de ronde, une ombre qui passait devant les sentinelles endormies. Au bout du chemin, la pointe, pareille à l’étrave d’un navire. À cet endroit, le vent soufflait sans arrêt, par rafales brusques, appuyant sur le visage et le buste de la jeune femme. C’était un vent violent et délectable en même temps, pensait Letitia. Il forçait sa bouche et ses narines, bousculait ses cheveux, les dénouait, aveuglait ses yeux de larmes salées, pénétrait ses vêtements jusqu’à son corps en faisant naître de longs frissons.
Elle restait là, à respirer avidement les goulées d’air frais, à s’imprégner de l’odeur de la mer. Elle avait l’impression que cela la lavait, lui redonnait des forces. De l’autre côté de l’Océan se trouvaient ses amis très chers, sa vie, sa fille, tous ceux qu’elle avait quittés pour venir ici — et tous, ils lui arrivaient dans le vent de la mer, elle croyait entendre leurs voix, leurs rires, la musique des orchestres dans les jardins d’été, la rumeur des rues à Londres, du côté de Piccadilly, de Sloane Square, de Brompton Road. La petite voix chantante de Laura.
Échapper au fort. Dans le vent, s’envoler, les bras en étoile au-dessus de l’horizon invisible, et retourner là-bas, ne fût-ce qu’un instant, ne fût-ce qu’une heure.
Lorsqu’elle était arrivée, tout était tellement nouveau. Après l’interminable voyage sur l’Endeavour, vingt-huit jours de mer sans voir la terre depuis Portsmouth, dans l’étroite cabine à la poupe, séparée de son mari par la salle des officiers. Malade presque tout le temps, les premiers jours à vomir sans manger, vomir de la bile, défaillir. Après trois jours, George lui avait apporté du raisin, elle avait oublié pour le bref plaisir de sentir le jus frais couler dans sa bouche sèche, et tout de suite après elle avait tout rendu, avec de l’humeur verte et des caillots de sang. « Je vais mourir », avait-elle annoncé à son mari. Mais lui : « Ne dites pas de sottises, vous êtes simplement en train de vous faire à la mer. » Est-ce qu’il y avait eu de l’ironie dans sa voix ? De la froideur plutôt. Pourquoi l’avait-elle suivi dans ce voyage ? George Maclean avait montré de l’irritation quand elle avait demandé — quand elle avait exigé — de partir avec lui. « Je ne me suis pas mariée pour rester seule à Londres avec toutes ces femmes éplorées qui guettent chaque mois l’arrivée du courrier ! » Il avait essayé de l’en dissuader : « Attendez, laissez-moi préparer votre venue, deux, trois mois… — Non, je veux partir avec vous, je ne pourrais pas attendre, j’ai hâte de connaître mon nouveau pays, Londres me fait horreur sans vous ! » Elle n’avait pas dit : « J’en mourrais ! » Mais George s’était laissé attendrir. Ils étaient encore dans l’euphorie des nouveaux mariés, les baisers, les caresses, les nuits sans dormir. Letitia attendait cela depuis si longtemps, quelqu’un à qui elle appartiendrait, qui l’enlèverait à cette société égoïste et futile, à ce tourbillon de ragots et de perfidies, cette mascarade.
Le navire a mouillé au large de Cape Coast à la tombée de la nuit. Letitia s’est traînée jusqu’au bastingage, pour regarder la ligne de la côte, son nouveau pays, une bande sombre, confuse, soulignée par l’éclat de l’écume. Au centre, elle a distingué une sorte de pyramide blanche encore allumée par le soleil. Morgue, le second capitaine, lui a prêté sa longue-vue : « Bientôt votre domaine, Madame. » Elle a perçu un ton à peine moqueur dans sa façon de traîner sur le mot « domaine ». Dans le rond de l’objectif, brouillé par le mouvement du navire, elle a aperçu un édifice très blanc, dominé par une tour carrée et entouré de remparts à poternes, un absurde château médiéval au milieu des palmiers. Elle a ressenti un léger frisson, elle n’aurait pu dire pourquoi, le bonheur d’être arrivée au terme de cet horrible voyage, l’excitation de la vie qui l’attendait. Peut-être qu’elle a pensé au Giaour, à Missolonghi. Le château était semblable à tout ce qu’elle avait imaginé dans ses rêves, un endroit perdu au bout du monde, effrayant et mystérieux, un endroit pour oublier les échecs du passé et recommencer à écrire. « Mais c’est merveilleux ! » s’est-elle écriée d’une voix aiguë de petite fille qui a surpris le second. La nuit tombait, en quelques instants la forteresse blanche s’est effacée, pour se confondre avec la ligne sombre de la terre.
Cette nuit-là, le vent s’est levé. Letitia est sortie de sa cabine, alertée par le bruit. Une pirogue venait de quitter le bord, et à l’avant, éclairée par un fanal, elle a reconnu la silhouette de George Maclean emmitouflé dans son manteau. Pourquoi allait-il à terre en pleine nuit ? Le second a répondu évasivement : « Le gouverneur a des affaires urgentes à régler au Fort. » Quelles pouvaient être des affaires si urgentes en pleine nuit ? À la lueur de la lune roulant derrière les nuages, Letitia regardait la côte, les vagues qui fuyaient sous le navire, elle écoutait le sifflement du vent dans les agrès. Elle se sentait fébrile, impatiente. Vingt fois elle est retournée à sa couchette, pour ressortir sur le pont aussitôt, enveloppée dans son châle, les cheveux défaits. Puis elle a fini par s’endormir assise dans son fauteuil, la tête entre ses bras. Ce n’est que le lendemain à midi que George est revenu la chercher, sans descendre de la pirogue. Ils ont franchi la barre et Letitia a pu sauter sur la plage. L’eau de mer était douce, et le contact de ses pieds nus avec le sable était un tel bonheur qu’elle a senti un vertige. Mais elle n’a posé aucune question à George. Peut-être qu’elle a senti quelque chose de vaguement hostile, dans son regard.
Moi, Adumissa, fille d’Adjassa, petite-nièce d’Adumissa célébrée dans les chants des griots, de la lignée d’Adoo dernier roi de Braffoo, dont le peuple fut vendu en esclavage. Moi aussi, dépouillée de mes richesses et réduite à la mendicité, je témoigne de mon passé et je prends la parole pour que ma fille Aweeabil, le Milieu du Jour, baptisée sous le nom de Laure dans l’église du révérend Quaqua à Cape Coast, sache son rang et sa destinée. Est-ce que nous autres, du peuple d’Akim, d’Affettoo, de Dwabin, nous valons moins que ceux qui sont nos maîtres aujourd’hui, et nous ont apporté la parole du vrai Dieu sur celle de nos esprits protecteurs, le soleil, la lune, et la terre, et les animaux dont nous sommes les serviteurs, le serpent, les fourmis et les vautours ? Est-ce que nous devons disparaître de la terre parce que nos ancêtres ont trahi et ont été rejetés au loin ? Adumissa ma grand-tante maternelle est vivante en moi, dans la couleur rouge de ma peau, dans l’eau de la rivière Seennee, au bord de laquelle ma mère a accouché de moi et m’a lavée, la rivière que les Blancs ont appelée Ankobra parce qu’elle a le corps du serpent. Je sens en moi son orgueil et son courage, lorsqu’elle s’est donné la mort pour racheter l’homme qui s’est tué pour elle, quand elle a refusé de lui céder et qu’elle a respecté son père et qu’elle a posé son fusil sur son cœur pour mourir. Nous sommes devenus pareils à des mendiants mais nous ne demandons la charité à personne, nous ne devons notre nourriture de chiens à personne, nous ne devons notre hutte de feuilles et nos vêtements en guenilles à personne ! Aujourd’hui je connais le déshonneur et la solitude parce que l’homme que j’appelais mon mari, mukun, lui que j’avais surnommé Betchee, le Rouge, à cause de la couleur de sa peau, m’a quittée pour une autre femme qu’il est allé chercher de l’autre côté de la mer. Lorsqu’il est parti, cela fait maintenant plus d’un an, je pleurais sur la plage en tenant Aweeabil dans mes bras, et lui m’avait promis qu’il reviendrait, qu’il ne nous abandonnerait jamais, et moi je l’ai cru. Les jours, les mois ont passé, les saisons ont passé, les pluies, le vent, la sécheresse, les incendies. J’allais tous les jours au rivage et je regardais l’horizon, et Cudjo le mulâtre, l’esclave libéré du Fort, médisait, ne l’attends pas, je connais ces hommes, ils promettent et ne tiennent pas leur promesse. Il disait cela parce qu’il voulait que je devienne sa femme, mais Adumissa ne peut pas être la femme d’un esclave. Nous avons été maudits à cause de la trahison de notre ancêtre, et nous avons été condamnés à errer sans biens et sans possessions, sans maison et sans terre, nous avons été condamnés à vivre en mendiant notre nourriture au marché, mais nous ne serons jamais des esclaves. L’homme blanc est venu sur cette terre et, lorsqu’il a eu besoin d’une femme, j’ai accepté d’être sa femme, mais pas son esclave. Je veux que ma fille grandisse libre, je veux qu’elle porte mon nom, et le nom de son père, qu’elle soit Laure et Aweeabil, de la lignée d’Adoo et de Maclean. Maudite soit la femme qui nous a chassées du Fort, maudit son enfant. Quand elle est venue avec Maclean, c’était pendant la nuit. J’attendais mukun, mon mari, le père d’Aweeabil, et il est arrivé par la mer, les vêtements mouillés par la pluie, et il nous a chassées. Et ses soldats sont entrés dans notre chambre, ils ont rassemblé mes vêtements, mes colliers, et ils nous ont chassées dehors dans la nuit, comme si nous étions des voleuses ou des meurtrières. Et j’ai regardé le visage de mukun, mais ce n’était plus son visage. Cette femme avait changé son apparence, elle avait changé son regard, sa voix, ses cheveux, ses habits. Et nous avons marché pendant des jours en portant un peu de manioc et de l’huile de palme, et nous avons mangé des racines sur le chemin pour tromper notre faim, des herbes et même de la terre. Nous avons marché jusqu’à la maison de mon oncle, le fils d’Adookoo, parce que nous n’avions nulle part où aller. Et la femme de mon oncle nous a mal parlé, elle nous a traitées de mendiantes, parce que nous n’avions rien avec nous. Mais je veux que ma fille connaisse l’honneur de sa lignée, celle de sa mère et celle de son père, et qu’elle sache que même si nous n’avons plus de vêtements et de vivres, même si nous devons travailler à piler le mil et à cueillir les fruits de la forêt, nous n’avons pas perdu notre honneur et notre nom, et qu’elle s’appellera toujours de son nom, Laure Aweeabil Maclean de la lignée du roi Adoo des Braffoos, et qu’elle a été baignée à sa naissance dans les eaux de la rivière Seennee, qui donne la couleur rouge à la peau des filles d’Adumissa.
La vie au Château (c’était ainsi que tout le monde parlait du fort) était monotone, un ressassement quotidien, le son aigre de la cloche qui marquait les heures, le coup de sifflet de la revue du matin, la sonnerie pour les repas, pour le couvre-feu. Letitia avait attendu l’extraordinaire, l’aventure, les dangers venus de la forêt, les cris des bêtes sauvages, la magie. Elle avait lu avec passion les récits de Sarah Bowdich, elle avait imaginé la vie en Afrique, les combats contre les insurgés ashantis, la mission pour civiliser les sauvages. George Maclean, croyait-elle, était ce héros, capable de se battre à un contre cent, fort comme un lion et doux comme un ange. La réédité s’était imposée, jour après jour. En fait de combats héroïques, la garnison se contentait de l’exercice, chaque matin, une cinquantaine d’hommes de couleur manœuvrant dans la cour, sous le commandement d’un sous-officier écossais, sous un soleil de plomb fondu. Leurs uniformes étaient pour le moins fantaisistes, pour les uns trop grands, pour d’autres ridiculement courts, certains en guenilles, gris de poussière, et les souliers leur faisaient si mal qu’ils les accrochaient par les lacets autour de leur cou. Le gouverneur lui-même n’échappait pas au coup d’œil critique de Letitia : dans son uniforme rouge, sous son haut casque blanc, il transpirait abondamment, et avait mis à son service un petit garçon qui baladait un grand parasol de toile partout où son maître allait. Letitia n’avait pu s’empêcher de commenter : « George, vous ressemblez beaucoup à Robinson Crusoé avec votre parasol et votre Vendredi. » George n’avait pas apprécié la plaisanterie. Depuis leur séparation, il se montrait injuste avec Letitia. De fait, tout ce qui l’avait séduit chez cette femme en Angleterre, sa vivacité, son sens des reparties, son imagination fantasque, ici lui paraissait insupportablement futile et arrogant. Un après-midi qu’il avait à dîner le gouverneur hollandais d’Elmina, Letitia était apparue dans sa robe de mousseline rose, d’inspiration orientale, ses cheveux noirs coiffés en chignon piqué d’une fleur de frangipanier, ce qui avait suscité un peu plus tard un reproche aigre. « Ma chère, avait grincé George Maclean, vous me ferez plaisir en n’oubliant pas que nous ne sommes pas ici dans un salon de Brompton, et que le Château de Cape Coast n’est pas destiné aux bals costumés. » Avait-elle bu plus que de raison du vin mousseux apporté par le Hollandais, toujours est-il que la conversation, portant sur le rétablissement de la traite, avait donné lieu à un éclat, quand, à la réflexion que « le monde entier réclamait la main-d’œuvre qui manquait, et que même le roi des Ashantis ne comprenait pas la loi sur l’abolition », Letitia s’était exaltée : « Est-ce pour cela que l’Angleterre est présente en Afrique, pour plaire à un barbare ? » Le silence qui s’était ensuivi était une réponse éloquente. Letitia, le visage aussi rose que sa robe, avait dû s’enfuir dans sa chambre pour cacher ses larmes.
C’est à cette époque sans doute qu’elle a entendu parler pour la première fois des « Wench ». Les « filles », c’était le surnom qu’on donnait en Afrique aux femmes africaines qui partageaient la vie des officiers en poste dans les forts. Plusieurs fois, le mot était apparu dans les conversations, à propos des officiers de la Compagnie, ou de chirurgiens de passage. Un soir que George Maclean dînait avec le gouverneur de Whydah, venu de la rivière Lagos, le nom de Sally Abson fut mentionné et, à la demande de Letitia, le gouverneur raconta son histoire. C’était une histoire très triste, qu’elle écouta avec une émotion grandissante, jusqu’à verser des larmes. Sally était la fille que l’ancien gouverneur de Whydah, nommé Lionel Abson, avait eue d’une esclave du Dahomey avec laquelle il avait vécu maritalement. Elle avait été élevée dans le fort, et tous ceux qui l’ont connue racontent qu’elle était devenue une jeune fille d’une grande beauté, avec le teint noir brillant de sa mère et les traits réguliers de son père. Il paraît qu’elle avait des yeux d’un vert pâle transparent qui éclairaient son visage. Le gouverneur Abson l’aimait beaucoup, et avait voulu pour elle la meilleure éducation. Il lui avait fait donner des leçons de musique et de chant, et elle jouait très bien de l’épinette et de l’orgue dans la chapelle du fort. Elle lisait beaucoup, surtout de la poésie, et c’est peut-être ce trait qui avait arraché des larmes à Letitia.
Le malheur fit que Lionel Abson mourut de fièvre assez brutalement, et Sally et sa mère se retrouvèrent dans une situation difficile, sans argent et sans avenir. Un chirurgien de marine nommé Macleod, ami d’Abson, décida de venir en aide à Sally et la fit embarquer sur son navire à destination de Cape Coast. Mais, à l’escale de Popo, un roitelet du Dahomey, qui avait entendu parler de la beauté de Sally, la fit enlever par ses hommes et l’enferma dans son harem. Tous les efforts de Macleod pour faire libérer Sally furent vains, et la pauvre fille, devenue l’esclave du tyran, ne tarda pas à dépérir et finit par mourir de chagrin, loin de sa mère et de son pays natal. Cette histoire tragique emplit Letitia de mélancolie, et elle décida d’en faire une longue nouvelle qui mettrait en évidence la cruauté de l’esclavage.
À partir de ce récit, Letitia commença à poser des questions sur les « Wench ». Elle ne tarda pas à comprendre que l’aventure de Sally Abson n’était pas exceptionnelle, et que tous les hommes de la Compagnie, quel que soit leur rang, avaient une femme africaine, avec laquelle ils avaient fondé une famille, parfois sans cesser d’être mariés et d’avoir leurs enfants légitimes en Angleterre. Cette révélation fut pour Letitia un véritable bouleversement. Tout d’un coup, il lui semblait que ses yeux se dessillaient, qu’elle voyait la réalité. L’hypocrisie masculine, qu’elle avait expérimentée à Londres, lui apparut dans toute sa monstrueuse bassesse. Elle était si indignée qu’elle ne résista pas au besoin d’en parler à son mari : « Savez-vous que des hommes d’honneur, que l’Angleterre a envoyés en Afrique pour qu’ils servent d’exemple aux indigènes, et leur montrent la vraie foi, non seulement se comportent en tyrans, mais qu’ils vivent en familiarité avec des femmes noires, de malheureuses filles qu’ils ont séduites ou, pis encore, qu’ils ont faites esclaves, et qu’ils ont avec elles des enfants bâtards qu’ils abandonnent lâchement quand le gouvernement les rappelle à la patrie ? » George l’avait regardée sans répondre. Letitia était emportée par son émotion, par sa colère. Qu’espérait-elle ? Les hommes n’étaient-ils pas tous complices ? Peut-être qu’à cet instant elle se souvenait de son propre déshonneur, quand elle avait été abandonnée par un homme alors qu’elle était enceinte, et qu’elle avait dû se cacher à l’étranger pour accoucher de son enfant. Puis le comble du déshonneur, quand cet homme avait refusé de démentir la rumeur et l’avait abandonnée une seconde fois à la vindicte publique, jusqu’à cet article publié dans le Wasp, où l’on disait qu’elle avait eu un enfant à Paris, et l’avait mis en nourrice dans la campagne française. Puis la calomnie organisée par l’infâme Alaric Watts, qui faisait de Letitia une aventurière, une mangeuse d’hommes, et la rupture avec John Forster, l’homme qu’elle avait cru être son seul ami — l’homme qu’elle avait voulu épouser, et qui s’était livré à cette manœuvre ignoble, avait diligenté une enquête policière à son sujet, comme si elle était une criminelle, une fille perdue. C’étaient ces souvenirs humiliants qui la submergeaient, maintenant, ce déshonneur qu’elle lisait malgré elle dans le regard froid de George Maclean. Alors la honte l’envahit soudain, son cœur battant trop fort, son visage en feu, elle s’enfuit dans sa chambre, pour cacher ses sanglots comme autrefois quand elle était une petite fille. Elle attendait qu’il vienne, elle guettait à travers ses larmes le bruit de ses pas dans l’escalier, elle espérait qu’il la prît dans ses bras pour la consoler, la rassurer. Mais au lieu de cela, il avait refermé assez brutalement la porte de ses appartements, et Letitia avait entendu distinctement le bruit du pêne dans la serrure. Elle ressentait l’immensité de sa solitude.
Chaque nuit, c’est Laura qui est venue d’outre-tombe. Son petit visage, là-bas, à l’autre bout de la mer, en France. Plus fort que jamais, son absence, un morceau d’elle-même qui lui avait été arraché, par lâcheté, par faiblesse. « Laura… Laura. » Elle entendait battre les syllabes de son nom. Elle avait pensé, elle avait espéré. Contre toute logique, contre toute évidence. Elle avait imaginé que Laura vienne la rejoindre ici, au fort de la Côte, accompagnée de sa nourrice, elle aurait préparé une chambre à côté de la sienne, elle aurait fait venir une préceptrice. Cela aurait été une belle vengeance contre William, le père de Laura, lui qui avait refusé même d’entendre parler de sa fille, qui l’avait trahie, l’avait rejetée dans l’oubli. Ici, elle aurait eu une vraie famille, elle aurait rempli les corridors et les cours de ses rires, elle aurait appris le chant et la musique, elle serait allée à l’école du fort avec les petits Africains. Letitia pensait à tout cela comme si elle était en train d’écrire une nouvelle fin au roman de Paul et Virginie, ou à Ourika. Une fin heureuse, qui annoncerait le commencement d’une ère nouvelle. C’était un rêve, bien sûr. Laura était morte depuis très longtemps, emportée à l’âge de deux ans par une fluxion, et Letitia n’était arrivée à Honfleur que pour se recueillir sur sa tombe, sans l’avoir revue.
Cette nuit-là, Letitia est allée jusqu’au bout du fort, à l’endroit qu’elle aimait, où les vagues se brisent sur les rochers. Penchée sur le mur, elle regardait le vide devant elle, plein du vent et du mouvement de la mer, elle imaginait qu’elle s’élançait, les bras collés au corps pour que le poids de la tête l’entraîne, l’instant infini de la chute avant qu’elle s’écrase sur les rochers et que la mer la happe et l’entraîne vers les profondeurs.
Les sentinelles la voyaient passer par la porte de la poterne, monter l’escalier qui conduit à la plate-forme des canons, et elles ne bougeaient pas. Peut-être que George avait donné des instructions pour qu’on la laissât passer — ou bien c’étaient les soldats eux-mêmes qui avaient décidé de ne plus rien dire, peut-être qu’ils éprouvaient du respect pour cette femme qui errait la nuit dans le vent et les embruns, l’air d’une somnambule. À moins que ce ne fût un complot, pour se débarrasser d’elle — dans son délire, Letitia imaginait une vengeance de la Wench de Maclean. Seule, un soir, alors que Letitia était penchée au-dessus du vide à boire le vent, une voix douce s’est adressée à elle. Une femme l’a prise par le bras, l’a tirée en arrière. « Mame, il fait froid, venez, ne restez pas là… » Letitia a reconnu Meriama, l’aide de la cuisinière. C’était une jeune Africaine au corps massif, mais avec un joli visage souriant. Letitia s’est appuyée sur elle pour retourner vers les appartements. Dans la cuisine désertée, Meriama lui a fait chauffer du bouillon, que Letitia a avalé en se brûlant, les yeux pleins de larmes. De toutes les personnes habitant le Fort, George, le médecin Shepard, Miss Tardy la couturière, ou les voyageurs de passage de la cellule maçonnique de la Torridzonian, il n’y avait que cette servante qui montrait quelque sentiment à son égard, qui se souciait d’elle. C’était cela, et la brûlure du breuvage, qui avait mis des larmes dans ses yeux.
À partir de cette nuit, Letitia a pris l’habitude d’aller dans la cuisine chaque soir, pour parler avec Meriama. Meriama parlait un anglais mélangé de pidgin et de langue fanti, qui rendait son bavardage drôle, ingénu. Elle a raconté sa vie, comment elle avait été enlevée dans son village quand elle était enfant, et vendue à un soldat d’Elmina, et à la mort de celui-ci, elle était restée au Fort avec ses deux enfants, un garçon et une fille en bas âge, puis elle s’était remariée avec un pêcheur. Letitia lui a parlé de Sally Abson, mais Meriama ne savait rien d’elle. Et puis un jour Letitia lui a posé la question qui lui brûlait les lèvres : « Est-ce que Master George avait une Wench avec lui avant qu’elle n’arrive au Fort ? » Meriama a eu peur, elle a caché son visage dans ses mains et, comme Letitia insistait, elle s’est débattue : « Ah, Mame, il ne faut pas parler, c’est interdit, c’est interdit ! »
C’était devenu une obsession pour Letitia. Elle ne pouvait plus penser à autre chose, maintenant qu’elle avait quelqu’un qui pouvait lui apprendre la vérité. Une fois, elle s’est décidée à affronter George, elle a marché à son bureau, hors d’elle, mais ses jambes tremblaient au moment de franchir le seuil. Elle s’est assise sur les marches de l’escalier, incapable de respirer. À la demande de George, le docteur Shepard prescrivit quelques gouttes supplémentaires de laudanum à prendre chaque soir. Pendant une ou deux semaines, le médicament fit de l’effet, et Letitia dormit lourdement, ne sortant de sa torpeur qu’au milieu de l’après-midi. Elle devint pâle, ses cheveux, emmêlés et ternes. En se regardant dans sa psyché, elle découvrit son visage vieilli, des rides d’amertume au coin de ses lèvres, des cernes autour de ses yeux. Elle repéra même quelques fils d’argent dans ses cheveux noirs.
George Maclean commença à parler de la renvoyer en Angleterre. Il y avait de la place pour elle dans la maison de son frère, à Keith, en Écosse, elle pourrait se soigner, recouvrer la santé. Mais Letitia ne voulait pas entendre parler de retour : « Je ne suis pas malade ! » Elle ajouta, d’une voix assourdie par la colère : « Ce n’est pas de ma santé que vous vous souciez, c’est de votre — de votre tranquillité ! » Elle cherchait le mot, elle voulait dire, crier : « Votre Wench, votre maîtresse noire ! » Mais ces mots vulgaires et humiliants n’arrivaient pas à franchir sa gorge.
Elle en était sûre à présent. À force d’insistance, elle avait obtenu de Meriama la vérité. Une femme avait habité le Fort avant elle, une Wench, dans l’appartement du Gouverneur. Elle était partie la veille de l’arrivée de Letitia, justement lorsque George Maclean avait quitté le navire en pleine nuit. Avait-elle eu des enfants ? Meriama avait entendu dire qu’elle avait eu une fille, qui vivait loin, du côté d’Axim, au cap Trois-Points. Et comment s’appelait l’enfant ? Meriama savait qu’elle avait un nom païen, mais que le Gouverneur l’avait fait baptiser au Fort, et qu’elle s’appelait Laure. En entendant ce nom, Letitia s’est mise à rire, de dérision, de ridicule, un rire grinçant. La destinée s’était jouée d’elle en donnant à cette fille métisse de son mari le même nom qu’elle avait donné à sa propre fille !
Il lui semblait se réveiller d’un long sommeil. Maintenant, tout semblait différent à Letitia. Le Fort, qu’elle avait imaginé sans le connaître un château romantique, une sorte de vaisseau de pierre immobile au-dessus de l’Océan, entouré de légendes et du bruit de la forêt, dans lequel des hommes de la noblesse ancienne, solitaires et farouches, vivaient dans l’exaltation de l’aventure, pour accomplir leur idéal chrétien, jusqu’au sacrifice de leur vie — le Fort était devenu une prison ignoble et sombre, pénétrée de fièvres et de mélancolies, habité par des monstres avaricieux et impudiques, qui utilisaient leur pouvoir pour asservir les Noirs, les réduire en esclavage et violer leurs filles, et voler leur or. Au fil des discussions, elle notait le mal qui l’entourait : tel gouverneur d’Accra, qui avait dérobé des millions sur l’argent qu’envoyait la Compagnie, au moyen de fausses factures, inventant des campagnes militaires, des cadeaux aux rois africains. Tel autre, qui avait fait fouetter à mort un serviteur, pour un mot de travers, pour avoir cassé de la vaisselle, ou pour avoir chapardé dans la réserve.
À Christianborg, à Elmina, à Chamah, que les maîtres soient anglais, hollandais, ou danois, c’était la même chose. Un jour, elle découvrit la prison souterraine, sous la place d’Armes. Elle voulut visiter les cellules, et pour cela elle mentit aux soldats, profitant de l’absence du Gouverneur en visite sur un bateau marchand mouillé au large. Descendant par un étroit boyau, elle arriva à une grille de fer rouillé, de l’autre côté de laquelle se trouvait une grande salle voûtée éclairée par deux puits de ventilation, d’où tombaient deux colonnes de lumière qui semblaient le regard de deux yeux pleins de tristesse.
Une seule des grandes salles souterraines était encore occupée par des prisonniers. Des rebelles ashantis, quelques soldats surpris en état d’ivresse, quelques petits voleurs, et un assassin. À part ce dernier qui était entravé par une lourde chaîne rattachée au mur, les prisonniers étaient assis sur le sol de terre battue, le même sol où avaient séjourné dix ans auparavant les esclaves en partance pour les Amériques. Ils ne parlaient pas, et semblaient abattus par la fièvre et par la demi-obscurité, sauf un vieillard qui gémissait en continu, une chanson plutôt qu’une plainte. Mais ce qui horrifia Letitia, c’est l’odeur qui sortait des cellules, même celles qui étaient vides, une odeur qui émanait du sol et des murs. Letitia était agrippée à la grille, elle avait mis un pan de son châle sur son visage, pour lutter contre cette odeur de mort. Au fur et à mesure que ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, elle distingua les visages des prisonniers, leur expression sauvage et féroce pour certains, pitoyable pour les autres. « Combien de temps vont-ils rester ? » Le gardien cherchait une réponse. « Long temps, Mame, très long temps, pour lui, pour lui, tuer des gens, long temps, Mame, deux ans, trois ans… » Letitia montra le vieillard recroquevillé contre le mur. « Et lui, combien de temps ? » Le soldat eut un petit rire de mépris. « Lui, depuis temps de l’esclavage, Mame, dix ans, maintenant aller en enfer. » Letitia voulait continuer l’exploration des galeries souterraines. « Et les femmes, où étaient les femmes ? » Le garde l’a accompagnée jusqu’aux cellules éloignées, contre le mur d’enceinte du Fort. Au centre des cellules une cour pavée, en dessous de la caserne. « Ici, beaucoup, beaucoup de femmes. » Le soldat avait l’air de bien s’en souvenir. Ici aussi, l’odeur était repoussante, une odeur inhumaine, plus acide pensait Letitia, l’odeur du sang des menstrues qui avait imprégné le sol. Une odeur animale. Les murs étaient recouverts d’une mousse noire, sauf par endroits, où on voyait encore la trace des ongles qui avaient griffé la pierre. Letitia frissonnait d’horreur, mais elle ne pouvait pas détacher son regard des cellules. Elle était entrée à l’intérieur, elle touchait les murs, elle cherchait à ressentir les souffrances de celles qui y avaient été enfermées. Au centre de la cour, un bassin de pierre était rempli d’eau croupie. Le soldat se pencha sur le bassin et fit semblant de se laver. Il montra les fenêtres de la caserne, au-dessus de la cour. « Là-haut, les hommes regarder, les jolies femmes, venez, venez s’amuser. » Letitia s’écria avec dégoût : « S’amuser, elles s’amusaient avec les hommes là-haut ? » Le garde hocha la tête. « S’amuser, les femmes avec les hommes, la nuit, l’escalier pour les femmes. »
Letitia n’a pas osé parler du Gouverneur. Est-ce que lui aussi venait sur le balcon pour choisir une femme, une jeune fille en train de se laver dans le bassin, et que les soldats lui amenaient toute tremblante, ses yeux apeurés comme ceux d’une biche que l’on conduirait à un loup ?
Depuis la visite aux cellules souterraines, Letitia ne pouvait s’empêcher de penser aux prisonniers qu’on avait enfermés sous la cour d’honneur, avant de les pousser vers les chaloupes qui les emmenaient vers les navires des trafiquants. Chaque fois qu’elle sortait, elle regardait avec horreur les trous de ventilation aménagés de chaque côté de la cour, pareils à des puits sans fond. Pendant le jour, le brouhaha de la vie couvrait tout, mais la nuit, au fond de sa chambre, Letitia croyait entendre la plainte du vieux fou dans sa cellule. Elle se bouchait les oreilles, mais cela venait avec la rumeur de la mer et du vent. Elle croyait entendre les voix des autres prisonniers, le cri de rage de l’assassin qui attendait qu’on le pende, et aussi les voix des esclaves, les femmes surtout, un grondement de colère et de peur, et leurs ongles qui grinçaient sur les murs. Parfois, elle se réveillait au beau milieu de la nuit, le cœur battant, la gorge serrée, elle avait entendu distinctement la voix de Laura qui l’appelait. « Ma chérie, tu es là, tu es venue ! » Et quand elle se redressait dans son lit, le sang battant dans ses tempes, le dos trempé de sueur, la solitude l’enveloppait d’un voile glacé. « Oh mon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ! » Et elle se laissait aller en arrière, les yeux ouverts sur le vide.
Quand Letitia laissait sa lampe allumée, Meriama venait frapper à sa porte. « C’est Meriama, Mame, c’est Meriama de la cuisine. » Elle apportait du bouillon chaud. Elle s’asseyait par terre à côté du lit pendant que Letitia soufflait sur la tasse. C’était un moment de douceur, grâce à la voix chantante de Meriama, à ses expressions enfantines, à sa façon de rire de tout, comme si rien n’avait d’importance. « Parle-moi, Meriama, parle-moi de tes enfants, comment s’appellent-ils, où sont-ils maintenant ? » Et Meriama parlait, racontait la vie au village, son mari pêcheur, les enfants qui viendraient à l’école du Fort l’année prochaine, grâce au Gouverneur, c’était lui qui avait ouvert l’école aux enfants des serviteurs, tout le monde aimait beaucoup Master Maclean, il était juste et bon, il ne faisait jamais fouetter les domestiques comme font les autres gouverneurs à Anomabu, à Elmina. Letitia s’endormait en écoutant le bavardage de Meriama, parfois elle tenait sa main, une main large et rugueuse comme une main d’homme, cela la rassurait. Avec elle rien n’était vraiment tragique, elle racontait les choses horribles en riant, cet homme qui l’avait violentée au Fort, quand elle était arrivée, un soldat ivre, que le Gouverneur avait renvoyé, elle disait cela en montrant ses fesses, « C’est malheur, Mame, c’est malheur d’avoir un joli cul », elle ne mâchait pas ses mots.
En écoutant Meriama, Letitia a eu l’idée de son voyage. Elle irait là-bas, jusqu’à Axim. Elle sortirait de la prison du Fort, elle irait voir les enfants de Meriama, et peut-être qu’elle rencontrerait l’autre femme, peut-être qu’elle verrait la fille métisse de George Maclean, Laure. C’était une idée un peu folle, mais elle a fait tout pour obtenir l’autorisation de son mari. À lui, elle a parlé de Sarah Bowdich, elle irait elle aussi en exploration, elle écrirait un récit de ses aventures pour la Torridzonian, qu’elle publierait à Londres, dans la Literary Gazette, et ainsi tout le monde saurait en Angleterre qu’elle était encore en vie, qu’elle restait une romancière, africaine certes, mais aussi populaire que dans sa jeunesse, et tout le monde là-bas l’adorerait à nouveau, comprendrait sa vie dans ce nouveau monde ! Son exaltation était telle qu’elle a dû en parler tout de suite à George, dès le matin. Il était encore en chemise, il attendait son barbier. Il l’a écoutée sans broncher.
« Vous verrez, promettait Letitia, ce sera un roman, ou peut-être un long poème, tel qu’on n’en a jamais fait sur l’Afrique. »
George était étonné. Il retrouvait la femme dont il était amoureux, qui s’était jetée dans l’aventure, n’avait pas hésité à embarquer à bord de l’Endeavour pour l’accompagner sur la côte ashanti. L’éclat des yeux noirs de Letitia, la vivacité de ses gestes, le timbre chaud et grave de sa voix, l’air si jeune, si enthousiaste, quelque chose d’oriental dans sa façon d’être. Quand elle s’est assise à ses pieds, à la manière d’une enfant, entourant ses jambes de ses bras, pour mieux parler de son désir, il voulut dire : nous verrons cela plus tard, mais elle ne l’a pas laissé prononcer sa phrase, elle s’est écriée : « Oh, George, dites oui, s’il vous plaît ! » Il n’a pu que répondre : « Quand voulez-vous partir ? » Elle était prête à partir tout de suite, là, ce matin, le temps de rassembler des porteurs et des vivres. George l’a calmée : « Non, non, il faut bien tout préparer, que je prévienne Dixcove, le gouverneur d’Elmina, d’Axim. Le docteur Shepard vous accompagnera, et une dizaine de soldats, je ne veux pas que vous couriez le moindre risque. » Le départ fut fixé pour le début de la semaine suivante.
Cette semaine fut la plus longue que Letitia eût jamais vécue. Chaque matin, dès l’aube, elle se tenait, non plus sur la plate-forme pour regarder la mer, mais à la pointe est, pour voir le soleil se lever au-dessus de la terre, éclairer les toits des maisons des pêcheurs, et briller sur les feuillages des arbres et sur la ligne de la forêt.
Enfin le voyage commença. Letitia était installée dans un hamac porté par quatre hommes. Pendant des jours, elle subit le balancement de leur marche à travers la forêt, du matin jusqu’au soir, avec quelques arrêts qui lui permettaient de se dégourdir les jambes pendant que les porteurs se reposaient. La nuit, ils dormaient dans des huttes au toit de feuilles. À la lumière de sa lampe tempête (une bougie enfermée dans une lanterne en laiton à fenêtres micacées), Letitia écrivait le journal du voyage, par bribes, au crayon à mine de plomb sur des feuilles de papier humides. Elle lisait avant de s’endormir de la poésie, Shelley, Byron, Keats. Sur un carnet, elle avait recopié à la main des passages du poème de Felicia Dorothea Hemans, Le Sanctuaire de forêt. C’était cela qu’elle écrirait à son retour au Fort, un poème où elle conterait la fuite d’un esclave et son amour pour une femme libre de la côte… Puis elle se couchait sur son matelas de coton, enveloppée dans un tulle qui faisait office de moustiquaire. Les nuits étaient telles qu’elle les avait imaginées, bruissantes d’insectes, de cris étranges, de frôlements inquiétants. Elle ne s’endormait qu’au petit matin, quand le serein ruisselait sur le toit. Elle s’étonnait de n’avoir pas peur. Elle se sentait emportée dans un tourbillon, il n’y avait plus de frontière entre la réalité et les rêves.
Passé Elmina et Jago, la troupe s’arrêta au fort de San Sebastian de Chamah, où le seul militaire anglais de la garnison leur offrit l’asile pendant quelques jours, pour profiter de l’eau, qui selon ce qu’on disait était la meilleure de toute la côte. Mais Letitia était impatiente de continuer, et dès le lendemain, avant le lever du soleil, elle donna le signal du départ. Après Segondi, Fort Orange, la piste s’enfonçait dans l’intérieur, à travers une forêt épaisse. Quand elle était lasse du balancement des porteurs, Letitia marchait sur l’étroit chemin. Pour rendre plus résistantes ses bottines, elle les avait doublées avec des guêtres de toile qui recouvraient ses jambes. Elle s’était habillée légèrement, une longue robe de coton à manches larges, qu’elle avait cousue au milieu pour faire une sorte de culotte à la manière des femmes orientales. Elle portait un chapeau de paille acheté exprès à des femmes missionnaires, qui protégeait sa nuque du soleil. Malgré cela, elle se sentait trempée de sueur, ses cheveux bouclés étaient collés sur ses joues et sur ses épaules. Elle avait pensé voir des bêtes sauvages, des singes, des oiseaux de toutes les couleurs. Tout ce qu’elle rencontra fut la nuée des moustiques qui s’abattait sur la troupe à la tombée de la nuit, et les tiques noires qui tombaient sur elle quand elle frôlait les feuilles. Mais les plantes étaient magnifiques, des arbres géants aux branches et aux racines tentaculaires, des palmes, des lianes rouges qui étouffaient les troncs, des fleurs pâles qui poussaient dans l’air, une nature immobile et puissante qui excitait son cœur.
Ils arrivèrent à Axim au milieu de la seconde semaine. Letitia croyait découvrir une ville, avec des maisons de commerce en pierre, des remparts, un port. En réalité ce n’était qu’un pauvre hameau de huttes de paille, et le Fort hollandais était en mauvais état, ses murs verdis par l’humidité de la mer. Le gouverneur d’Axim les reçut froidement, affectant de ne pas parler anglais. Il n’offrit aux voyageurs qu’un abri de palmes ouvert au vent, en dehors des murs du fort. Il y avait quelque chose d’hostile dans ce promontoire gris au-dessus de la plage semée d’écueils noirs.
Les porteurs, envoyés aux nouvelles, revinrent sans résultat. Personne ne connaissait une femme qui aurait eu un enfant métis du nom de Laure, ou Laura. Letitia était en proie à une obsession insurmontable. Elle allait de l’un à l’autre posant toujours la même question, il lui semblait que c’était sa propre fille qu’elle avait perdue. Le docteur Shepard, malgré sa réticence, fut obligé de l’accompagner avec des interprètes de langue fanti. Le village se résumait à une longue rue de terre rouge flanquée de cases en bois et en terre, encombrée de bétail et d’enfants. Letitia marchait au-devant, vêtue de sa robe claire et s’abritant sous une ombrelle, et cette fois ce fut elle qui eut à admettre qu’elle devait ressembler à Robinson sur son île ! Les Noirs restaient en retrait, visages fermés, l’air sauvage avec leurs incisions tribales. Shepard était mal à l’aise. « Nous ne devrions pas rester ici un jour de plus, avait-il dit à Letitia. Le Hollandais ne bougerait pas d’un pouce si ces gens décidaient de nous couper la gorge. » Bien qu’il se soit écoulé près de dix ans depuis la bataille de Nsamankow, le souvenir du sort du gouverneur Macarthy, tué par les Ashantis, et son crâne transformé en coupe pour le vin du roi Osei Bonsu lui revenait à l’esprit. Letitia haussait les épaules quand elle entendait cela. « La guerre est finie, rassurez-vous ! Nous sommes dans un pays ami. »
À un moment, une femme s’est détachée de la foule, attirée par Letitia. Elle s’est mise à la toucher, ses habits, ses cheveux. C’était une femme très grande, d’une beauté sculpturale, à peu près complètement nue sauf un cache-sexe de raphia. Letitia a pu admirer la qualité de sa peau, ce noir brillant qui faisait la réputation des femmes d’Ankobra. La femme a pris les mains de Letitia, comme pour les embrasser, et Letitia a eu un mouvement de recul, non pas de peur, mais plutôt de surprise devant ce geste de soumission. La femme d’Ankobra continua à lui tenir les mains, en lui parlant dans sa langue, mêlée à des mots d’anglais, c’est du moins l’impression que Letitia avait. Elle a appelé l’interprète : « Que dit-elle ? » L’homme l’écouta, puis : « Elle ne parle pas fanti, mais elle demande, avez-vous des enfants, avez-vous un mari ? » Ce n’était pas une question, a pensé Letitia, plutôt un bavardage, car en même temps la femme passait ses mains sur la robe de Letitia, sur ses cheveux, elle tirait les petits poils noirs sur ses bras, elle touchait les bijoux, les bracelets, l’alliance en or. D’autres femmes sont arrivées, enhardies par la scène, et l’instant d’après Letitia était complètement entourée par des femmes et des enfants, séparée du groupe des porteurs et du docteur Shepard. Chacune poussait pour arriver jusqu’à elle, en parlant, en criant, les mains se tendaient pour la toucher, tiraient sur sa robe jusqu’à en déchirer des morceaux, arrachaient son ombrelle et son chapeau. Letitia les avait laissé faire au début, éloignant les porteurs prêts à leur donner des coups de trique, et bientôt elle s’est retrouvée assaillie, elle étouffait, elle titubait, et elle s’est mise à crier d’une voix étranglée, elle se noyait. Les porteurs sont arrivés, ils ont crié des ordres, ils ont battu les femmes à coups de bâton, et les enfants s’accrochaient encore aux jambes de Letitia en hurlant, elle serait tombée à terre si Shepard ne l’avait pas rattrapée, entraînée au loin.
« Vous avez commis une imprudence », lui dit-il avec sévérité. Letitia sanglotait, cherchait à reprendre son souffle. « Je ne savais pas, pardonnez-moi… » Sa robe était déchirée à l’épaule, son chapeau piétiné n’était plus qu’un déchet, et son ombrelle avait disparu. « Vous ne pouvez pas leur faire confiance, pas plus qu’à des loups féroces », dit encore Shepard sentencieusement. Il resta silencieux jusqu’à ce qu’ils aient regagné l’abri près du fort.
Oui, qu’elle soit maudite, l’étrangère qui est venue me prendre mon mari, mukun, que j’ai appelé Betchee, le Rouge, George Maclean, le père d’Aweeabil Laure Maclean, de la descendance d’Adoo et d’Adookoo, qu’elle soit maudite et avec elle son engeance ! Elle a osé venir jusqu’ici, dans le village d’Axim où je me cache depuis la honte de mon bannissement, depuis que je suis revenue à mon état de mendiante et que chacun me traite en esclave, moi la descendante d’Adumissa qui a mis une balle dans son cœur pour sauver l’honneur de son père.
Elle est venue dans son orgueil, vêtue de sa plus belle robe, coiffée d’un chapeau de princesse, portant une ombrelle pour préserver la pâleur de sa peau, et moi j’étais nue, sans bijoux et sans peigne, sans servante et sans protecteur.
Elle est venue entourée de ses soldats et de ses serviteurs, et quand j’ai voulu m’approcher ils m’ont battue à coups de bâton, et si je ne l’avais pas protégée dans mes bras ils auraient battu Aweeabil, la fille de leur maître. Quand j’ai voulu m’approcher, l’étrangère m’a regardée et dans son regard j’ai senti la haine pour ma race, la haine pour mon peuple. Qu’elle soit maudite, la femme blanche au regard de sorcière. Que le fleuve Seennee l’emporte dans son tourbillon et la noie, que les vautours qui nous protègent s’acharnent sur elle et dévorent ses yeux. Je l’ai approchée, j’ai touché sa peau et ses habits, j’ai touché ses cheveux, et j’ai maudit son corps qui est entré dans la couche de mukun, mon mari, qui a accueilli son sperme, j’ai maudit son âme qui a dévoré celle de mukun, mon mari, George Maclean, gouverneur de ce pays, notre maître. J’ai approché l’étrangère, et mes jambes tremblaient, ma gorge ne buvait plus l’air, mes yeux se voilaient, j’étais à la mort. Aweeabil se tenait derrière moi, mais les autres femmes du village sont venues et nous avons été séparées. Puis l’étrangère a fait distribuer par ses serviteurs des gâteaux de farine et du sucre, mais j’ai défendu à Aweeabil d’en manger, car je pensais qu’ils étaient empoisonnés, qu’ils contenaient la malédiction de cette femme, le mensonge de son cœur, amalaloo. C’est cette nourriture qu’elle a fait manger à mukun, mon mari, et ainsi elle l’a éloigné de moi. Puis l’étrangère est retournée au fort, et moi je l’ai suivie de loin, en me cachant derrière les arbres, et la nuit qui a suivi je suis restée à côté du fort, pour surveiller. Je l’ai regardée sans baisser les yeux, pour qu’elle sente mon regard et qu’elle reçoive ma malédiction, sur elle et sur ses enfants. Le lendemain, j’ai conduit Aweeabil jusqu’à la pierre aggry, j’ai posé mes mains sur la pierre pour qu’elle reconnaisse l’odeur de la peau et des cheveux de la femme que je hais, de l’étrangère qui a volé mon mari. J’ai versé du vin de palme sur la pierre, et j’ai vu que le serpent bleu qui s’enroule dans la pierre brillait avec force. Alors j’ai pensé que la femme étrangère devait mourir bientôt.
Le retour fut long et pénible, pour Letitia semblable à une fièvre qui propage sa douleur à travers le corps jusqu’au centre des os, jusqu’au bout des nerfs. Dans la trousse du médecin, elle chercha un remède, de l’eau de quinquina, du laudanum. Elle ne trouva qu’un petit flacon qui contenait un liquide bleuâtre dont Shepard se servait pour empoisonner les rats qui pullulaient auprès des provisions. Elle mit le flacon dans son sac, presque machinalement, sans rien dire au médecin.
À Dixcove, elle était si mal que le gouverneur de la place décida d’affréter une pirogue à voile qui la conduirait par la mer, en compagnie de Shepard et de trois soldats. Le reste de la troupe continuerait à pied à travers la forêt. Couchée au fond de la pirogue sous une toile qui l’abritait du soleil, Letitia passa deux jours sans manger, ne buvant qu’un peu d’eau saumâtre qui la faisait vomir aussitôt. Le soir, ils campaient sur une plage, à l’abri du vent. Elle délirait à tel point qu’elle entendit distinctement un des marins dire, après l’avoir regardée sous sa toile : « Missus mourir. » Elle se sentit étrangement indifférente, comme si son esprit était déjà détaché de son corps, et voyait avec dérision cette scène. Au troisième jour, la pirogue franchit la barre, et atterrit sur la plage de Cape Coast, où on transporta Letitia sur une civière jusqu’à sa chambre dans le fort.
Le lendemain, Letitia constata que George était absent. Où était-il ? Elle réclama Meriama, pour apprendre que la jeune femme était partie — avait été chassée, comprit-elle, pour avoir trop parlé. Dans son délire, Letitia se persuada que George avait profité de son absence pour aller voir l’autre, sa femme africaine, et leur fille mulâtresse. Mais personne ne répondit à ses questions. Shepard lui enjoignit de se calmer, il lui fit une saignée qui l’affaiblit beaucoup, à tel point qu’elle ne pouvait plus quitter son lit.
Alors Letitia pensa à l’homme de Missolonghi, qu’elle avait aimé plus que quiconque au monde, qui avait donné sa vie pour la liberté de la Grèce. Il avait exactement son âge, trente-six ans, quand le docteur Polidori coupa sa veine et l’envoya d’un coup de lancette vers la mort. Étendue sur son lit, Letitia se sentit cette nuit-là assaillie par des pensées funèbres. Lui revenaient tous les moments de sa vie, depuis les années brillantes à Chelsea, quand elle était invitée par toute la société littéraire de Londres, dans les salons de Brompton Road, et qu’elle lisait à haute voix ses poèmes, et que les jeunes gens s’asseyaient à ses pieds pour mieux l’écouter. William était auprès d’elle, elle le revoyait tel qu’il lui était apparu alors, dans les bureaux de la Literary Gazette, grand et très brun, vêtu de son habit noir pareil à celui d’un révérend, la voix grave et douce quand il lui avait dit : « Vous êtes notre poétesse, notre Laure de Noves. » Il était tombé amoureux d’elle quand elle n’avait que seize ans, et qu’elle se promenait dans Oxford Street, un cerceau de petite fille dans sa main droite, et un livre de Byron ouvert dans sa main gauche ! Elle savait bien qu’il était marié, mais elle s’était laissé aller à la passion, elle se sentait libre grâce à la poésie, orgueilleuse et libre, elle ne pouvait pas se tromper, ni être trompée. Elle serait plus forte que sa destinée, elle vivrait l’émancipation des femmes, elle militerait pour l’émancipation des esclaves en Afrique. Les images de sa gloire passée défilaient devant elle dans l’étroite prison de sa chambre, et c’étaient plutôt des figures fantomatiques, qui retournaient au néant.
La pierre m’a dit que le moment de ma victoire était proche, que j’allais retrouver mukun, mon mari. Chaque jour, depuis la venue de l’étrangère dans notre ville d’Axim, je suis allée voir la pierre. J’ai apporté des offrandes, du vin de palme, des fruits, du foufou, des poissons pêchés dans la rivière Seennee. Je suis restée jusqu’à la tombée de la nuit, jusqu’à ce que j’entende les pas des hyènes dans les herbes. Je n’ai peur d’aucun animal, les serpents sont mes protecteurs. Parfois Aweeabil pleurait un peu, mais je la faisais taire. Tu ne dois pas pleurer, tu es la fille d’Adumissa, de la lignée de celle qui a posé un fusil sur son cœur pour garder l’honneur de son père. Tu as été baignée dans l’eau de la rivière Seennee, qui t’a donné la couleur rouge du cobra. La pierre bleue brillait sous la pluie, dans la nuit elle jetait une lumière douce et fraîche qui enlevait mon malheur et ma solitude. À l’esprit de la pierre, à l’esprit de la forêt, j’ai parlé chaque soir, jusqu’à l’heure où les animaux féroces sortent pour chasser. J’ai raconté l’histoire de ma famille et le déshonneur et le bannissement de mon père et de mes oncles, j’ai raconté comment j’avais été mariée à George Maclean, et comment j’avais porté sa fille jusqu’à sa naissance et comment j’avais été la femme du gouverneur de Cape Coast, pendant des années, comment il m’avait habillée de soie jaune, et m’avait donné des servantes, et comment il avait fait baptiser Koomba Aweeabil dans l’eau de l’église de Quaqua, et qu’il lui avait donné son nom dans la religion du roi fésus, son nom de Laure Aweeabil.
Enfin le dernier jour de novembre, lorsque la fête de l’igname commence chez nous à Mankasim, je suis allée avec Aweeabil jusqu’à la vallée profonde où vivent les Anciens, j’ai payé en poudre d’or empruntée au fils de Cudjo, dix onces pour que la magie soit nouée contre l’étrangère. Les vieillards ont chanté dans leur langue, ooframma, oosoraba, pour que vienne la tempête, et j’ai chanté le seul chant que je connaisse, la berceuse ashanti avec laquelle j’endormais Aweeabil quand elle était bébé, le vieux chant de l’orphelin : Aganka l’orphelin, tu cries dans la nuit, orphelin, tu cries dans la nuit, cela est triste, triste, pardonne-moi, cela est triste, cela est triste, pardonne-moi… Et pendant le chant des vieillards, le ciel se couvrait de nuages épais, et le vent commençait à tourner dans la vallée fermée, un vent froid qui arrachait la terre et les feuilles des arbres, et les éclairs dessinaient des serpents entre les nuages, sans bruit, sans pluie. Puis j’ai entendu le bruit de la mer, comme je l’entendais dans le Fort, et ce bruit faisait peur à Aweeabil et elle cachait son visage dans un pan de mon pagne. Les vieillards chantaient dans leur langue que personne d’autre ne parle, et moi je répétais le chant de l’orphelin Aganka, que je chantais autrefois pour endormir Aweeabil, dans la langue ashanti, dans la langue de nos ennemis. Et le vent a soufflé pendant longtemps, jusqu’à ce que la nuit vienne sur la vallée, et les vieillards se sont couchés pour dormir, et l’un d’eux m’a donné la corde qu’il avait nouée, pour que je l’attache autour de ma taille. Et quand la nuit est venue, tout s’est apaisé, les nuages se sont écartés et j’ai vu la lune et les étoiles, telles que je les voyais autrefois dans le Fort, et le bruit de la mer est devenu très doux, et Aweeabil s’est endormie dans mes bras. Alors nous avons pris le chemin du Fort, et nous avons marché des jours dans la forêt, en nous cachant des ennemis, en dormant dans les arbres creux pour nous protéger des hyènes. Nous avons marché des jours sans manger, en buvant l’eau des mares, et Aweeabil était si faible que je croyais qu’elle allait mourir. Et je lui racontais l’histoire d’Adumissa qui avait traversé la forêt pour échapper à l’homme qui voulait l’épouser, et comment elle s’était défendue contre les animaux. Puis quand cet homme s’était tué, comment elle était retournée au village, avait pris le même fusil et l’avait retourné contre son cœur, pour que la vengeance ne vienne pas contre son père. Et après des jours et des nuits dans la forêt, nous sommes arrivées à Anamaboo, le Nid, où le peuple fanti a été détenu en esclavage, et vendu aux étrangers de l’autre côté de la mer. Et nous avons été reçues par une vieille femme du peuple d’Axim, que j’appelle Minna, et elle nous a nourries de ses provisions et elle a donné à Aweeabil une potion amère pour guérir sa fièvre. Et chaque jour j’allais sur les rochers noirs devant la mer et je regardais dans la direction du soleil couchant la grande tour blanche du Fort où vit mukun, mon mari, avec l’étrangère, et j’attendais de voir le navire qui emmènerait cette femme vers son pays, pour ne plus revenir. Et chaque nuit je rêvais d’elle, telle que je l’avais vue à Axim, vêtue de sa robe claire et coiffée de son chapeau de princesse, portant son ombrelle, ses yeux noirs et son visage très blanc, et la peau de ses bras et la couleur de ses cheveux longs comme des herbes. Son visage était creux, et une grande tache noire grandissait autour de ses lèvres, et je sentais son haleine de mort, une odeur froide qui sortait de sa bouche et de son nez, et je voyais sa peau se flétrir et son corps s’effacer, elle était devenue un fantôme. Et c’était la peur qui entrait en moi, je serrais Aweeabil contre moi jusqu’à ce qu’elle crie de douleur. Elle ne comprenait pas mon rêve, elle disait : retournons à la maison d’Axim, je ne veux plus rester ici, j’ai trop peur de ce qui doit arriver. Et moi je devais rester jusqu’à ce que chaque nœud de la corde soit défait, jusqu’à ce que tout devienne comme autrefois, quand nous étions avec George Maclean, Betchee, mukun, le gouverneur du Fort. Et je répondais à Aweeabil que ce qui est commencé doit s’achever, sans regret. Et un matin, quand j’étais dans les rochers noirs d’Anamaboo, j’ai entendu le canon du Fort de Cape Coast. J’ai vu d’abord les petits nuages blancs glisser dans le ciel, puis j’ai entendu les coups du canon. Et j’ai senti dans mon cœur un souffle de vent qui me libérait, parce que je savais que tout était terminé, je tremblais et je pleurais, et je ne pouvais pas marcher, mais Aweeabil m’a enlacée et nous avons fait le chemin jusqu’à la maison de la vieille Minna, et quand je suis arrivée, j’ai défait mon pagne et j’ai vu que la corde des vieillards était lisse, sans aucun nœud. J’étais si fatiguée, après ces jours et ces nuits de veille, que je me suis couchée par terre devant la maison de Minna et je me suis endormie.
Cette nuit, la tempête souffla sur le rocher noir. Le fracas des vagues était assourdissant, le vent cognait et sifflait dans les volets, secouait les carreaux de la fenêtre. Comme les premières nuits qui avaient suivi son arrivée au Fort, Letitia entendait dans le vent la plainte des prisonniers dans leurs cellules sous la place d’Armes, une voix monotone, tantôt grave, tantôt aiguë, qui marmonnait sa prière. Que disait-elle ? La voix geignait, et tantôt c’était le vieux fou recroquevillé contre le mur de sa prison, tantôt une voix de petite fille qui résonnait à l’intérieur de la chambre, tout près de Letitia, une voix qui faisait naître sur son dos un long frisson d’horreur : « Mamma ! Mamma ! » Laura, enfermée dans une maison en France, à Honfleur, au bord de la mer verte, et c’étaient les mêmes vagues qui apportaient son cri, elle était malade, mourante sans doute, elle appelait sa mère. William avait obligé Letitia à se séparer de leur enfant. Non par la menace, mais doucement, avec sa voix persuasive, il savait si bien y faire quand il disait : « Vous êtes une poétesse, Letitia, c’est votre destinée, ne laissez pas la vie vous enlever cela… » Il avait ajouté : « Je m’occuperai de tout, après la naissance, j’ai trouvé une bonne maison, elle ne manquera de rien… » Il ne prononçait jamais son nom, il disait seulement « elle », ou l’« enfant ». Comme si elle était une étrangère.
La vague appelait Letitia, une musique lourde et sombre dans laquelle elle entendait l’appel du néant. Elle pensa aller jusqu’à la pointe du Fort, son endroit préféré, mais le vent poussait sur le volet une main puissante pour l’empêcher de sortir. Cette main l’enfermait dans sa prison. Personne ne pourrait jamais la libérer. « Mes amis, ô mes amis, où êtes-vous ? » Sa plainte faisait écho à la lettre poème que Letitia avait écrite en débarquant de l’Endeavour, « Pensez-vous à moi comme je pense à vous mes amis, ô mes amis ? » Elle essayait de prononcer leurs noms comme les mots d’une prière, mais aucun nom ne venait à son esprit terrifié. Seulement le nom de Laura, telle qu’elle la voyait encore, une enfant, fragile et lumineuse, avant que la mort ne l’emporte dans le froid de l’hiver en Normandie. Sur la table, la lampe à huile tremblait, la pluie fouettait les volets par rafales, un bruit crissant de sable qu’on jette à la volée. Letitia essaya d’écrire, mais seules des bribes incohérentes coulaient de sa plume, écrites dans une encre invisible. Penchée sur l’écritoire, elle trempa une dernière fois la plume d’oie dans la petite bouteille opaque qu’elle avait rapportée du voyage vers Axim. L’odeur d’amandes douces se répandit dans la chambre, c’était à la fois effrayant et sucré comme un gâteau d’enfance.
Puis, sans trembler, sans hésiter, elle tourna la pointe de la plume vers ses lèvres.
Au matin, la femme de chambre (une nouvelle, très jeune, encore une enfant, Letitia n’avait même pas eu le temps de lui demander son nom) ouvrit les volets, entra dans la chambre, les yeux agrandis pour percer l’obscurité, s’interrompit dans le mouvement pour écarter les rideaux de chaque côté de la porte, et poussa un grand cri. Cassé sur les carreaux rouges du sol, le corps de sa maîtresse reposait à moitié sur la chaise, son bras repoussé par le bord de la table tenait droit en l’air, comme pour montrer quelque chose au ciel !
C’est Shepard qui constata le décès. Sur la table, il repéra tout de suite son flacon d’acide prussique, et songea un instant à l’échanger précipitamment contre une bouteille de laudanum. La peur d’être surpris par la femme de chambre lui fit changer d’avis. Il envoya un soldat prévenir le gouverneur Maclean, qui arriva un peu avant midi. Sur le registre médical, Shepard avait déjà écrit le constat, qui portait la mention : « La mort est consécutive à une absorption d’acide prussique que la victime avait pris pour le laudanum prescrit par le médecin du Fort pour soigner ses crises nerveuses. »
L’enterrement eut lieu le même jour, dans l’après-midi, le gouverneur officiant dans la cour d’honneur en remplacement du pasteur, récemment retourné en Angleterre — le poison avait déjà commencé à ronger les chairs, autour des lèvres et à l’intérieur de la bouche, et l’odeur était insupportable. George Maclean semblait curieusement affecté — c’est ce qu’a pensé le médecin Shepard, mais il se garda bien par la suite de faire tout commentaire. Le gouverneur lut un passage de la Bible, dans le livre de Job, là où il est écrit : « Tes mains m’ont formé, elles m’ont créé, elles m’ont fait tout entier, et tu me détruirais. Souviens-toi que tu m’as façonné comme de l’argile, voudrais-tu me réduire en poussière ? » Le cercueil plombé fut ensuite descendu au moyen de cordes dans une tombe profonde creusée dans l’enceinte du Château, au bout de la cour des manœuvres, non loin de l’escalier que Letitia avait pris chaque nuit pour aller respirer le vent de la mer. La dalle fut un simple rectangle de ciment peint à la chaux sur lequel George Maclean fit graver les initiales L.E.L. et les dates de la naissance et de la mort, 1801–1837 — en mémoire de la façon dont Letitia signait ses premiers poèmes.
Le soir même, malgré la tempête qui menaçait de reprendre, George Maclean s’embarqua avec ses soldats pour Anomabu, au risque de naufrager dans la mer démontée. Dans son cœur, il ressentait le trouble délicieux du désir qui allait combler le vide de la mort, comme un soleil qui allait éclore dans les bras d’Adumissa qui l’attendait là-bas, et dans les baisers de la petite Laure, son doux babil et la moue de reproche qu’elle ne manquerait pas de faire à son père, pour être resté si longtemps absent.
Je suis Adumissa, fille d’Adjassa, de la lignée du roi Adoo de Menkassim, des Braffoos, qui fut vendu en esclavage aux étrangers par ses propres frères. Sommes-nous inférieurs à nos ennemis, sommes-nous pareils aux animaux qui changent de maître, que l’on conduit au couteau du boucher ? Les vieillards de la vallée secrète ont rendu la corde de mes empêchements lisse et pure ainsi qu’au premier jour de ma vie. C’est ainsi que je donne la corde aujourd’hui à Laure Aweeabil, la fille de George Maclean, pour qu’elle reste libre et pure telle que je l’ai lavée dans l’eau de la rivière Seennee, le jour de sa naissance. L’étrangère est partie, son visage s’est flétri et son corps est devenu noir, imprégné du poison. J’ai rêvé d’elle chaque nuit, couchée dans le sable devant la maison de la vieille Minna, tenant Aweeabil serrée contre moi. J’ai rêvé que l’étrangère s’enfuyait loin, vers le nord, son âme flottait au-dessus de la mer jusqu’à la terre de ses ancêtres. Lorsque les soldats sont venus méprendre, avec Aweeabil, pour m’emmener au Fort, où le Gouverneur m’attendait, je les ai insultés. Qui êtes-vous, que voulez-vous de moi ? Suis-je un animal qu’on jette et qu’on reprend, et qui obéit aux ordres de son maître ? Je préfère mourir, comme jadis ma grand-tante Adumissa, qui a trouvé l’honneur en appuyant le fusil de son amant sur son cœur. Les soldats se sont assis par terre devant la maison de la vieille Minna, ils ont mangé du foufou et bu de l’eau de coco qu’elle leur a offerts. Les soldats sont des étrangers à leur propre terre. Ils sont un troupeau, et ils ne parlent pas la même langue. Ils sont vêtus de rouge, ils portent des chaussures de cuir noir et des chapeaux. Ils ont des fusils et des sabres, avec lesquels ils tuent ceux de mon peuple. Ils ont trahi leurs ancêtres, ils sont devenus des étrangers sur cette terre, des orphelins. Ils ont vendu leurs frères et leurs sœurs en esclavage aux navires qui viennent de l’autre côté de la mer, qui les emmènent en enfer. Ils n’ont pas reçu l’eau du baptême, ils ne savent pas lire le livre des chrétiens, ils ne connaissent pas le roi Jésus. Aweeabil est restée derrière moi, agrippée à mon pagne, dans mon ombre. Et le soir les soldats sont repartis vers le Fort de Cape Coast, je les ai regardés s’éloigner à travers la forêt. Je suis restée au bout du chemin, et Aweeabil était enlacée à moi, comme une liane au tronc d’un arbre. Personne ne pourra me l’enlever, personne ne pourra la prendre et la faire esclave. La corde est lisse de tous ses nœuds, les vieillards m’ont rendue libre. L’étrangère est repartie vers le pays de ses ancêtres, et jamais je ne reverrai George Maclean, Betchee, le Rouge, celui qui est le gouverneur dans son château sur la mer. Bientôt, il repartira aussi vers son pays, le pays de froid et de brouillard dont il me parlait autrefois, le pays où le soleil ne se lève pas. Je vais marcher sur le chemin de la forêt, sans peur des léopards et des hyènes, pour retrouver l’endroit où vivait Adumissa, ma grand-tante maternelle. C’est elle qui m’est apparue dans mes songes, telle que la chantent les griots. Vêtue de son pagne de soie jaune, les poignets sertis de ses bracelets d’or, sa peau rouge brillante et lisse, ses yeux allongés par un trait de khôl. Je vais vers elle, en compagnie d’Aweeabil, pour qu’elle nous enseigne la vie des femmes libres.