sur une pensée de Ludwig Wittgenstein
Une route qui traverse le désert, qui unit le lieu que les gens fuient à celui où ils vont. Dans l’auto noire aux vitres fermées malgré la chaleur, elle conduit droit devant elle, sans regarder à gauche ni à droite, ni trop vite, ni trop lentement, comme elle en a reçu les instructions. Je crois entendre ce cœur qui bat, je crois ressentir l’oppression de ses poumons, l’étroitesse de sa gorge, la sueur qui mouille ses paumes. Je crois deviner la peur, mais peut-être est-ce une hâte que tout finisse. Que tout aille au bout, au terme qu’elle s’est fixé il y a dix ans. Sa volonté doit être une arme de fer au centre de son corps. Elle ne peut pas hésiter, elle ne peut pas retourner en arrière. Les soldats voudront t’arrêter, mais tu ne les regarderas pas, tu ne les écouteras pas, même pas leurs sommations, tu iras droit jusqu’à la porte et elle s’ouvrira pour toi comme la porte du paradis. Hier pour la première fois elle s’est donnée au garçon qui l’aime, une nuit et un jour ils sont restés dans la chambre d’hôtel, sans tirer les rideaux, sans sortir sinon pour les toilettes et la douche tiède. Sur le registre, elle a marqué ce nom : Aliyah. Ce n’est pas son nom, c’est le nom de sa sœur, mais le garçon n’a rien dit. Ils ont fait l’amour presque sans s’arrêter, sans penser au temps, sans penser au lendemain. Chaque fois qu’elle a joui, l’étoile de ma vie a gagné de la lumière, et j’ai ajouté des pierres à ma demeure. Qu’en reste-t-il maintenant ? Où suis-je allé ? Pourquoi cette voiture a-t-elle continué sa route vers la porte, sachant ce qui devait arriver ?
Venu(e) du ciel sans doute. Non pas le ciel que nous voyons, nous autres, les vivants, mais d’un autre espace, qu’on appelle parfois l’Empyrée. Illimité, indéterminé, non pas asexué, mais en formation, où tout serait double, où tout serait possible.
Avant le langage. Mais où le langage préexisterait, puisqu’il y a tout dans rien, une personne dans personne.
J’ai un désir de naître, de me former, de me fermer. Les soufis (grands poètes) disaient de Dieu qu’il avait besoin d’être connu, et que pour cela il créa le monde. Mais ce qui vient maintenant n’a pas de nom, pas d’origine, encore moins de désir, et n’existe que comme un appel, un mouvement du vide. Cela peut être un rêve, le rêve d’une femme, émanant d’elle qui déjà n’existe plus, c’est une projection, un futur. Ce qui naît d’un rêve existe, ni plus ni moins que le souvenir.
Si je rêve d’une femme aux grands yeux noirs, à la chevelure en cascade ondulée sur ses épaules, au sourire éclatant, une jeune femme bien vivante, qui aime écouter la musique des Bee Gees ou bien le raï, et je n’ai d’elle que cette phrase, écrite sur un aérogramme, cette phrase sèche et dure qui dit : « J’ai à vous faire part de la douleur de la mort de notre sœur Aliyah, tuée par les soldats de l’occupation. » Est-ce que cela signifie que ce n’est rien, que ce n’est personne ?
Je sais que ce qui n’existe pas encore, mais est en attente, existe déjà. L’Empyrée du ciel. J’ai dit ce nom, même si je n’en sais pas davantage. Cielo empireo, on dirait aussi l’empire du ciel. Le ciel, comme d’autres diraient Dieu. En Ouzbékistan, l’on dit Tangri Allah, Ciel-Dieu, ou Dieu du Ciel. Pour les Amérindiens, Athapascans Mohawks, Innus, le ciel est suprême, le monde animal, végétal et les hommes sont liés au ciel comme à leur père (la terre serait leur mère, mais sans doute les deux ensemble sont le principe géniteur). Alors cette vie à venir, non pas en gestation, mais l’idée de cette vie, son rêve, son désir sont encore enfouis dans les plis du ciel. Y a-t-il des plis dans le ciel ? Ce serait pour dire le cœur, l’organe, le secret. Un être qui flotte, je suis un être qui flotte, qui plane, qui rêve — pourquoi n’existerait pas le rêve d’un rêve ?
Le désir d’être. C’est ce que je suis. La créature flotte encore invisible. La créature parcourt les possibles. Ici, ou là. Non pas des endroits, mais des moments. Non pas des heures, des années, mais des formes.
Les ventres. À Tripoli. Un après-midi d’août, sur la route ancienne qui monte à travers la ville. C’est 1992, je crois bien. L’année ne compte pas. Il pleut, le ciel est sombre, les boutiques sont ouvertes. La jeune femme est enveloppée dans un manteau vert, elle marche derrière son homme. Ils n’ont pas de parapluie. L’eau ruisselle sur leur visage. Ils sont très jeunes tous les deux, vingt ans au plus. Elle attend son premier enfant. Encore quelques mois, déjà son ventre est arrondi. La rondeur de son ventre contraste avec la sveltesse de son corps. Son visage est régulier, calme, un peu allongé, les sourcils contractés par l’effort, mais parfaitement dessinés, le nez fin, les pommettes rouges et hautes, la couleur de sa peau, l’incarnat sous le hâle. Ses cheveux noirs sont divisés sur le front, une trace de henné, un chignon fait à la hâte, des mèches s’échappent, accrochent les gouttes, se collent sur son cou. Pieds nus dans des tongs. La meilleure façon de se chausser quand il pleut.
L’homme est très jeune, il semble même plus jeune qu’elle, peut-être est-ce la gravité sur le visage tendu de sa femme, la tache sombre autour des yeux. L’homme marche un peu devant elle, sur sa gauche, non pas comme s’il la précédait, mais comme si elle le poussait en avant sur la route en pente. C’est une pluie froide et lourde dans l’air chaud de la ville, une pluie qui fait descendre l’odeur de la terre et l’odeur de la forêt. Les camions, les bus ahanent sur la chaussée défoncée, jettent des gerbes sur les passants, l’homme s’écarte lorsqu’ils passent, mais la jeune femme n’y prête pas garde, le bas de sa robe est trempé comme si elle sortait d’un fleuve. L’eau brille sur ses pieds nus, sur ses ongles peints. L’échappement des camions fait une fumée bleue qui traîne au milieu de la route, hachée par la pluie, une fumée qui fait tousser, et la jeune femme rabat un pan de son foulard sur sa bouche. Le nuage noir assis sur la montagne semble boire la fumée. La vie naît de l’orage, mais ici cela semble plutôt une menace de mort. La jeune femme au ventre gonflé est forte. Devant elle les passants s’écartent, et son mari se retourne à demi, la regarde, l’air de s’excuser. Il attend un quart de seconde mais elle le pousse en avant, sans même le toucher, juste avec son regard noir entouré de khôl, son ballot enveloppé dans son manteau roule un peu contre son flanc, et elle le renvoie en arrière d’un geste impatient. L’homme n’a pas de bagages, juste un sac en plastique noir dans lequel il y a quelques fruits, un peu de pain.
Un bruit d’ailes. Un flottement. Un frôlement. La terre voit sans yeux, la mer coule sans amertume, juste un mouvement de balancier, doux et puissant. L’embrassement, la douceur, immense, proche de la souffrance. Une voix peut-être. Je l’entends de tout mon être. Non pas des mots, ni des phrases, ni des sons : une voix. Le chant immédiat, l’air qui passe dans une gorge et vibre dans les cordes, dans les herbes, résonne dans une poche d’air, un crâne, une grotte, résonne dans un ventre. C’est la voix qui appartient à la vie, ou la vie qui invente la voix. Est-ce que j’existe dans le silence ?
Un vol d’ailes légères, un frottis d’élytres, une caresse sur les nappes de l’air. Déjà les syllabes d’un nom, peut-être, une entrée dans la destinée : Bala, Aliyah, Élijah, Elie. La lettre « l », la plus suave, mouillée, humide d’une respiration, avalée, déglutie. Le son « a » qui perdure, qui s’installe, s’impose, le son égoïste, affirmé, un trou dans le ciel noir. Une étoile qui palpite. Stella Maris. Nejma. Aster. Ou bien le son « ô », pyôl, pylône, polis. Sous la lumière familière des étoiles, dans la nuit. Je voudrais naître dans la nuit. L’être boit à la source de la nuit. Boit la douceur de l’ombre, le lait des étoiles. Alors ce bruit d’ailes, ce froissement, c’est celui des papillons de nuit, un bruit strident, fou, un tourbillon impalpable autour du phare, un tourbillon de mort lorsque les insectes se précipitent dans la flamme. Qui me rendra mon nom ? Depuis si longtemps, ces années que je n’ai pas vécues. Ces années perdues, lorsque ma vie brève s’est éteinte dans un terrible embrasement qui a envahi mon crâne et mon corps, qui a détruit mon cerveau. « J’ai à vous faire part de la douleur de la mort de notre Aliyah, tuée par les soldats de l’occupation. » Celui qui n’a pas assez vécu n’a pas eu droit à la vie tout entière. Il en a été amputé, rejeté dans le vide, rendu aveugle et sourd et insensible, redevenu errant dans la nuit, sans étoiles. Comme cet enfant, grand à peine comme une crevette, sans mains et sans yeux, à peine sorti de son œuf, si petit, si fragile, qui recule lorsque la pince à clampser de l’avorteuse se rapproche de lui. Est-ce de moi que je parle ? Le ciel est plein de ces esprits errants, de ces enfants sans mère.
Je veux parler des couples. C’est l’unique objet du monde, le seul souci. La vie les choisit, mais ils n’en savent rien encore. Ils sont des enfants, ils n’ont pas vécu la vie des adultes, ou si peu. Ils n’ont pas ouvert les yeux sur l’extérieur. Ils ne s’appartiennent pas.
Dans une grande ville d’aujourd’hui, tout est violence. Les routes, les voies rapides, les esplanades, les terrains vagues, les pentes et les ponts, les voies ferrées et les quais, les tunnels, les immeubles, les sémaphores, les feux clignotants, les stades, les églises, les écoles. Même les vieux cimetières derrière leurs murailles rouillées. Où est la douceur ? Sous cette croûte de macadam, dans cette poussière, dans ce chardon qui s’accroche au faîtage d’un temple, dans ces arbres en pot où sont plantés des bouts de cigarettes, dans ces égouts, dans ces escadrilles d’oiseaux malades, amputés, scrofuleux ?
Un couple. Pareil à des animaux dans leur grâce adolescente. Le garçon est sombre, vêtu comme un truand, jeans délavé, blouson à capuche bleu marine, baskets boueuses. Elle est de son âge sans doute, mais semble plus mûre. Elle marche moins vite, elle a plus de corpulence, sans être vraiment grosse, mais elle est nu-tête et regarde avec assurance, elle ne s’est pas retournée quand ils ont commencé à traverser l’avenue en diagonale, non loin de l’aéroport international. Il y a des voitures, des camions, des autobus. Il fait vraiment très chaud ce jour, c’est août, le 21, ou le 22. Au plus chaud de cette ville, sur ce morceau de désert. Le soleil allume les angles. Le couple traverse en j-walk, où va-t-il ? De l’autre côté du boulevard, vide et un peu atroce, une bâtisse carrée préfabriquée qui porte un nom en larges lettres rouges, un numéro peut-être. Il y a une porte, non pas une porte monumentale en pierre, mais juste une barrière, quelques poteaux en fer, des chicanes, du fil rasoir… Rien ne prête à la poésie du frottement d’ailes, aucune brise dans des fleurs, aucun ressac de mer. Pas de voix qui fait naître son « aum » au centre du corps, au centre de leur corps double. Ils se tiennent par la main, ils traversent une des rues les plus meurtrières, les plus inhumaines, les plus indifférentes du monde (à cet instant précis) sans souci des balles perdues, des coups de klaxon, des pare-chocs chasse-buffles, des roues broyeuses. Ils traversent, ils s’en vont. Ils sont encore vivants.
Autre couple. À la Coop, dans les rayons cosmétique. Lui, look barbare, tatouages bleus sur sa peau blanche, cheveux roux coupés ras sur la nuque, visage cruel, un petit pirate de cinéma. Elle menue, très brune, sa peau d’ambre, sa denture éclatante, ses cheveux noirs coupés en casque d’amazone, mais elle est déjà prise, elle pousse le Caddie où est assise sa petite fille de trois ans qui lui ressemble comme un poupon ressemble à une femme. Lui, bravache, un peu en avant, comme s’il guidait, mais qu’est-ce qu’il connaît à ces shampoings, ces crèmes dermatologiques, ces faux cils et ces laits démaquillants ? Il est envoûté par la beauté de sa femme-enfant, l’amour le ronge, colères, disputes. A-t-il dit : « Si tu me quittes je te tue » ? Elle baisse la tête. Elle est soumise. Mais ses yeux disent le contraire, ils sont plus durs que toute la volonté dominatrice de son conjoint. Ensemble, tous les deux, elle et lui, ils sont à la fois faibles et forts. Rien ne leur est facile. Ils n’ont pas d’argent, pas de métier, parfois elle prend sa petite fille pour mendier sur les parkings de la Coop, puis quand elle a trois sous elle les dépense, pas pour elle, mais pour la gamine, elle lui achète des chouchous, des bonbons, des bracelets. C’est d’elle que vient la certitude, simplement parce que sa petite fille qui lui ressemble a acheté une part du futur. Sait-elle déjà que son compagnon va partir pour l’autre bout du monde, qu’il va devenir soldat, pour tuer des enfants, tuer des femmes, devenir fou ? Elle l’attendra, avec sa fille, et quand il reviendra il ne sera plus personne.
Parcours, long balancement. Ce qui n’a pas été nommé hésite entre être et n’être pas. Mais moi qui ai reçu un nom, puis qui l’ai perdu ? Le possible, non le probable. L’hypothèse, non l’improuvé. Le non encore advenu doit-il faire oublier l’inachevé ? On parle bien de futur (cette petite fille à cheval sur le Caddie de la Coop, qui rit d’un rien, sans langage et sans mémoire mais déjà si forte, sans autonomie mais c’est elle qui prévaut sur ses père & mère). Je ne puis comprendre. Je n’ai rien vécu. Je ne puis croire à un brouillard d’être, à un temps de genèse. Au contraire, ce que je veux, c’est la lumière, la lumière crue, éblouissante, tendue sur la réalité sans laisser de place au vide, sans laisser d’importance à l’ombre. Ces villes, ces routes, ces rivages, ces lacs, ces fleuves, ces montagnes sacrées, la tentation du présent est immense, donne le vertige. Il n’y a aucune mémoire, aucun regret, tout s’ouvre dans la baie du temps, une baie merveilleuse, que je voudrais habiter.
Encore un couple étrange, décidément. À première vue, elle (dans la queue du Super, mais pas vraiment, à côté, comme si elle n’était pas intéressée) se dandine et sautille sur une seule jambe comme font toutes les petites filles du monde. Elle semble âgée de douze ou treize ans. Puis elle se retourne et montre son ventre énorme, arrondi, si gonflé et pointu que ses seins s’y reposent. Elle est vraiment petite, à peine une ado, son visage enfantin au teint pâle, ses paupières fatiguées, ses cernes rouges sous les yeux, ses cheveux attachés en un chignon mal fait et sale, ses membres grêles, son cou si mince, et surtout cette dégaine maladroite et disgracieuse. Comme si elle avait emprunté le ventre de quelqu’un d’autre, de sa grande sœur, et qu’elle ne savait pas quoi en faire, qu’elle continuait ses mômeries comme si rien n’était arrivé. Non loin d’elle, dans la queue, l’homme, rien de particulier, un homme comme les autres, calme, l’air indifférent. Plutôt grand, plutôt beau gosse, il aurait pu avoir la trentaine, mener une vie normale, aimer les motos et séduire les hôtesses de l’air, étudier la mécanique, s’engager dans l’armée ou chez les pompiers, faire du sport le dimanche. Mais la jeune fille enceinte est venue lui parler — en fait elle lui a juste demandé son téléphone portable qu’elle a utilisé comme une ado, pour jouer plutôt que pour appeler, pour envoyer des messages à des amies, à sa grande sœur justement. Et le visage de cet homme à la lumière a paru plus jeune, bien qu’il portât un petit bouc vaguement blond qui lui donnait un air sérieux. Il a montré quelque chose de mal assuré, peut-être une sorte d’ennui. Peut-être était-il timide, et cela le gênait d’être dévisagé par tous ces gens du fait de la situation intéressante dans laquelle était sa petite copine (comment imaginer qu’elle fût sa femme à cet âge ?). L’homme a continué à pousser son panier de plastique contenant ses courses, des courses d’ado, des bouteilles de soda, un paquet de biscuits chocolatés, des mouchoirs en papier, sans doute une espèce de crème pour les vergetures. Il regardait ailleurs, vers la caissière, une jeune fille aussi, sans doute deux ans plus vieille que la petite fille enceinte, mais tellement différente, avec son joli minois dessiné au make-up, ses faux cils, sa chemise sexy entrouverte, et ses esclaves aux poignets et ses anneaux aux oreilles. Elle a jeté un regard rapide dans la direction du couple, vers la fille enceinte, le temps de se dire, je t’ai vue, bon sang ton ventre est énorme ! Le jeune homme a fini de payer les courses avec des billets chiffonnés qu’il a sortis de sa poche, et les voilà partis dans le hall immense et solitaire du Super, vers leur destinée.
Ils ont pris leur voiture, ils roulent sur la route déserte, le long d’un mur, la chaussée est mangée par les trous d’obus, par les crevasses, comme s’il y avait eu un tremblement de terre. Là, devant la porte, ils sont descendus de voiture, pour un contrôle. Les soldats les séparent, lui par ici, elle par là avec une soldate, pour une fouille au corps. Avec tous ces attentats, vous comprenez ? La soldate soulève le T-shirt de la fille, regarde son ventre très blanc, dilaté comme un astre. Sans commentaire.
Sur la place, elle est passée avant lui, quand un bruit étrange attire son attention, un moteur lancé à fond, des pneus qui crissent, des crépitements, elle a pensé à des pétards, ou plutôt à ces boulettes explosives que les gosses jettent contre les murs au nouvel an. Des cris stridents, des cris de colère, puis l’explosion, et le souffle de la déflagration couche la jeune fille, et elle reste assise le cul dans la poussière, instinctivement elle a croisé ses bras sur son ventre, dans le silence de ses tympans enfoncés.
Il s’est passé quelque chose. Un rêve interrompu, un manque. Comment est-il possible de n’être ni d’ici ni de là-bas ? Dans ce long corridor, ni dehors ni dedans. Il y a eu une lumière autrefois, je m’en souviens. Une chaleur, un doux balancement, un bruit de vagues dans l’océan, une voix qui chantait cette vieille chanson pour dormir, les paroles claires, glissantes, avec des l et des ch, des oum et des lim, des traits, des arcs et des cercles. Cela s’écrivait dans un ciel privé, un ciel rose qui serre, entoure et rassure. Où est-ce parti ? Pourquoi cela m’a-t-il abandonné ?
Une brisure, une fracture, et toute la substance de vie s’est enfuie dans l’espace, ne laissant que le froid de l’infini.
L’esprit flotte dans l’air, va de l’une à l’autre avec son vol de papillon fou, de papillon ivre de lumière. Ici et là. À la recherche d’une source, d’un bassin, d’une paroi où s’accrocher, d’une rosée à boire, d’un ru de sang à capturer. Que sais-je du monde ? Il est sourd et aveugle, avec seulement par instants ces lueurs rouges qui étoilent la nuit, des braises ténues comme des lucioles, vacillantes comme des bouts de cigarettes allumés, et l’épaisseur du silence se troue par endroits d’un appel, une vibration, non pas sourde et lente mais aiguë, oh si aiguë, cela me fait mal jusqu’au cœur (façon de parler), cela fait tchîîîîî, non plutôt wîîîîî. Tout le reste est lointain, lent et lointain, n’a pas d’importance, des images, juste un peu de brillance, du strass pour accréditer la réalité, un léger battement d’artères.
L’être rôde, non pas doucement, joliment, comme on dirait des anges, calmes et joufflus, avec ces fossettes aux coudes et au bas des reins, ces petites mains, petits pieds, ces sourires enjôleurs. Non, l’être est violent. Intelligent, précis, sans illusion, sans indulgence. Cherche le pli pour s’accrocher, le ventre, le nombril qui deviendra son œil, son point de départ. Ne connaît pas de langue, l’être. Les mots lui seraient une faiblesse. Les mots seraient une chanson, une berceuse. Ralentiraient son vol, gêneraient sa progression, s’interposeraient entre l’être et le monde.
Moi aussi je ressens le désir d’être connu. Pourquoi pas ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi ces outils de chirurgien veulent-ils m’arracher, comme si j’étais une excroissance, une tumeur maligne, une dent abîmée, une épine empoisonnée, un corps étranger dans la chair des vivants ? Pourquoi ? Mais l’être ne pose pas de questions. Questionner serait avouer, serait se retourner, regarder le passé. Seul le présent, seul l’avenir. Ce temps, et nul autre. Dans ce Super, sur cette route, dans la pluie torrentielle sur la rue en pente, dans cette voiture noire aux vitres teintées, dans cette chambre d’hôtel aux rideaux tirés sans voir le jour ni la nuit, n’importe. Mais pas ici. Pas tout de suite.
Où suis-je ? Qui sont ces gens ? Dans cette campagne laide, dans la chaleur qui monte de l’asphalte, dans ce nuage de pluie qui aussitôt s’évapore, dans le bruit des moteurs qui bouent sur l’autoroute, dans ce parking en ruine envahi par les naufragés, les voyageurs qui s’abritent à l’ombre des voitures quand les arbres sont morts depuis longtemps. Des noms, Jénine, Alcantara, Algésiras, Kandahar, Cartagena. Pourquoi n’ai-je pas de nom ? Pourquoi ne me voient-ils pas ? Un nom, juste un nom pour me conquérir, pour me donner asile, pour m’ouvrir les bras d’une famille, pour mes sœurs et mes frères les vivants ! Nolen, Alan, Liam, Ralia, Layla, Rama. Un nom qui glisse et résonne, un nom pour un enfant aimé, perdu et retrouvé, un enfant de l’amour.
Je me souviens. Où était-ce ? Je me souviens d’une lumière, une lueur aveuglante du soleil dans le désert, une route. Quand était-ce ? Est-ce que « quand » signifie quelque chose quand on n’est pas ? Le temps est l’affaire des vivants. Le temps commence avec la vie. Tu nais, et le temps compte à rebours. Le temps conduit à la fin. Mais pour moi qui n’ai pas vécu. Une route sans fin, un désert sans fin, la lumière d’un terrible soleil qui pèse sur mes yeux sans paupières. Je me souviens… Rien. Pas de voix, pas de visage. Pas de nom, jamais de nom. « J’ai à vous faire part de la douleur de la mort de notre Aliyah, tuée par les soldats de l’occupation. Août 1992. » Ce n’est pas moi, ce n’est pas mon nom, ce n’est qu’une phrase qui traîne sur un bout de papier jauni, écrite à la plume d’une encre que le temps a rouillée, jusqu’à manger le papier. Je ne connais rien d’autre que cette route, dans ce désert brûlant, ce soleil aveuglant, cette porte entourée de fil rasoir. Celle qui m’emporte, cette femme au lent, lourd balancement, à gauche, à droite, en avant, en arrière. Cette femme sans visage. Cette femme à la fois morte et vivante. Elle n’a pas de nom. Elle est le ciel Empyrée, le plus secret, le plus haut, le plus caché des ciels. Une nappe cotonneuse glisse éternellement au-dessus de la terre et de la mer. C’est ma mère qui respire en moi, qui bat son cœur en moi, qui frissonne son eau douce en moi, qui chante sa chanson à dormir en moi, donne sa caresse en moi de ses mains longues et chaudes sur la peau de son ventre, la musique de sa voix entre en moi par les fibres de son corps, et le rythme des vagues, le plaisir des mots autour de moi, en moi, jusqu’à ses rêves qui s’enroulent en moi. Le plaisir de son sexe qui ajoute des étincelles à ma vie, qui va faire de moi une étoile éternelle.
Comme je voudrais que cela ne cesse pas, dure toujours, ne s’en aille jamais pour n’avoir jamais à revenir. Mais cela ne se peut pas. Cela est rompu, je demande pourquoi, je crie en silence pour savoir pourquoi. Je suis près de la peau de l’être, je devine ce qu’il y a de l’autre côté mais je ne puis franchir le seuil. C’est une porte interdite, elle ne s’ouvrira pas, elle ne s’ouvrira plus jamais. Ce qui m’entoure n’a pas de nom, c’est l’ombre d’une présence, la rumeur du non-être. Non plus un frôlement, un battement d’ailes, mais un tremblement, la peur, l’horreur, le froid, malgré le soleil, malgré le désert qui s’embrase. Non plus la nuit douce où rayonnent les astres, ces ventres pleins, tièdes, rougeoyants. Non plus l’éclat de la beauté quand un des astres se décroche de la voûte et tombe sur la terre en traçant une ligne de feu qui reste dans la mémoire.
Je vois cette terre âpre et brûlée, et sur la terre une femme étendue, le visage tourné dans le sable. Elle est nue de la ceinture jusqu’au bout des orteils, sur sa peau jadis ambrée la mort a laissé des taches sombres, bleutées comme des tatouages, elle ressemble à une noyée sur une plage. Sa vulve est vrombissante de mouches dorées. Non loin d’elle, les bottes des soldats ont laissé des traces dans la clairière, l’armée de violeurs, les assassins. Je crois entendre le bruit de leurs pas, un cliquetis d’armes peut-être, des détonations sèches, des cris, des éclats de rire. Un braiment d’âne non loin.
Est-ce ici que je suis né(e), non pas venu(e) au monde mais né(e) au ciel, comme disent les Mexicains des enfants mort-nés ?
Pas même né(e), n’ayant pas tué ma mère à ma naissance, mais jeté(e) au néant, à la terre, à la fosse, arraché(e) à l’air. Excisé(e) du temps, pour toujours dans le ciel cotonneux où mon nom est personne.
Avec cette rage qui ne se guérit pas, une vengeance sans objet, un règlement sans commencement ni fin. Il y a eu un crime, je le sais. Les assassins sont en liberté. Ils ont tué une femme, ils l’ont laissée sur la terre, ils sont partis. Et l’esprit n’a pas trouvé son corps, n’a pas choisi son âme, l’esprit s’est perdu loin du monde. Une lumière s’est éteinte avant même d’avoir brillé, il n’y a pas eu d’astre se décrochant de la voûte et traçant sa route fulgurante. Rien. Le ciel Empyrée n’est pas le séjour des anges et des djinns, des héros et des houris, des martyrs dans leur gloire. C’est un lieu de manque, de désir inassouvi, de tristesse. C’est un ciel de pierre parcouru par le vent du vide. Où s’abriter ? Où se lover, tout doux, dans quel ventre ? Quel repli ?
Alors je sens de la haine. Je veux me battre contre les inconnus qui ont tué ma mère. Au jugé, à grands coups de sabre, à grands coups de lance. Mes ennemis sont cachés dans les recoins, dans les caves, dans les combles. Ils ne me voient pas, ils ne m’entendent pas. Mais ils savent que je suis là. Juste un souffle froid sur leur nuque. Ils s’arrêtent et se retournent, ils cherchent du regard… Personne.
Je me souviens. Une grande déchirure. Un éclair, un fracas, l’espace d’un instant, ça n’était rien au regard de l’immensité du cosmos. Mais sur la route droite qui traverse le désert, le long fleuve immobile qui unit l’endroit d’où l’on fuit et l’endroit où l’on va, le temps s’est arrêté sur ce jour et cette heure et cette seconde, 22 août 2002, 13 heures 12 minutes et 59 secondes. Le temps s’est arrêté à une touffe d’agaves, au terrier d’un lézard, à la vieille boîte de conserve rouillée dans le sable, au rapace qui vole à la droite du soleil.
Je me souviens comme si j’avais eu une vie. Le jaillissement vers le ciel, les tôles froissées, envolées comme de simples feuilles de papier dans le vent, le verre brisé en milliers de diamants qui s’incrustent dans l’asphalte, la nappe irisée qui emplit le talus et s’enflamme, le bruit déchirant, le ciel qui se rompt en deux, et le sang, tout ce sang qui noie la gorge et que boit la terre, le sang caillé sur les morceaux de métal et sur les banquettes de similicuir, sur le tableau de bord et sur le volant. Le corps brisé de cette femme, que les ambulanciers emportent sur leur civière, après l’avoir pudiquement recouvert d’une espèce de couverture brillante. Sur la terre on a ramassé les corps, le soldat arrivé hier et le vieux baroudeur, un couple sans nom, une fille-mère. Puis tout s’efface, et au ciel le vent du vide ne souffle pas moins fort.
Est-ce que l’être s’efface lentement, est-ce que rien n’existe sans forme, est-ce que sans substance je suis abandonné, sans avenir, sans espoir ? Autre question — mais ce doit être la même — est-ce que chaque nouvelle génération n’efface pas les actions de celle qui l’a précédée ? Des cicatrices, des traces, des marques sur un vieux mur, une blessure dans la chaussée, là où explosa une grenade. Des initiales tracées au couteau sur les feuilles des vieux agaves. Des signes gravés sur les stèles, que le vent et la pluie réduisent en poudre, des documents qui tombent en poussière, des charges électriques évanouies, un peu de chaleur qui subsiste, et le vent qui pousse les nuages.
Dans la cour intérieure d’une maison de repos, à même la terre, un bébé tout nu est au soleil. L’enfant sait à peine se tenir assis, sa tête dodeline sur son cou grêle. Une mouche insolente vient de se poser sur sa main, un instant, puis s’envole. L’enfant grimace un peu, puis se met à rire, d’un drôle de rire intérieur qui éclaire son visage et ses yeux. L’esprit qui vole n’est pas loin encore, la fin de son long voyage est encore sonore comme un tourbillon de matière et d’idées, comme un tourbillon de souvenirs. À côté, à l’ombre d’une porte ouverte, la jeune femme regarde le bébé. Elle a toujours le même chignon, le même visage, les mêmes jambes maigres, mais elle n’a plus l’air d’un enfant. La déflagration qui a tué son amant l’a rendue sourde d’une oreille, le médecin a dit que ça passerait peut-être plus tard, qui sait ? Elle regarde le bébé, seul au centre de la cour de l’hôpital, elle ne voit que son corps et sa grosse tête qui pèse si lourd, l’ombre qui dessine sa silhouette dans la terre. C’est juste cet instant. Il n’y a pas besoin de nom, pas besoin de légende. Aliyah, Elie, Elijah, Lizbeth, l’être est libre comme un oiseau, là où il se pose est sa demeure. L’être n’a qu’une seule histoire, toujours la même, jamais semblable, toujours nouvelle. Et le monde est ce qui a lieu.