Regarde l’océan, rêve de partir,
Attends le retour de ton amant !
La mer, que Fatou regarde chaque jour.
Elle se souvient qu’enfant elle comptait les vagues. C’était comme un pari, mais elle ne gagnait jamais. Il n’y avait rien à gagner. Au contraire, juste à perdre son temps, comme lui disait la vieille Isseu. Fatou se fait appeler Vanessa, comme Mahama se fait appeler Watson. Ils se sont choisi ces prénoms pour les touristes qui viennent à l’île de Gorée. Lorsque ces gens leur demandent leur nom avant de les prendre en photo, ils donnent ceux-là. À la fin, ils ont même oublié leurs vrais prénoms. Comme s’ils étaient partis de l’autre côté de l’océan, pour le pays de Barsa.
Quand Fatou est venue de Mbour, à la mort de son père, elle n’avait jamais imaginé la vie qu’elle allait mener sur l’île, avec tous ces étrangers partout. La tante de sa mère, la vieille Isseu, lui a parlé durement : « Enfant, qu’est-ce que tu as fait jusqu’à présent ? » Fatou a répondu qu’elle était allée à l’école, pour apprendre à lire et à écrire, et aussi à dire la prière. « Pour la prière, c’est bien, a commenté Isseu. Mais maintenant tu dois aider ta famille, tenir la boutique et faire la cuisine et laver les casseroles, et balayer par terre et brûler les ordures chaque matin à six heures, tout ce qu’il faut pour gagner de l’argent et mériter ta nourriture. Est-ce que tu as bien compris ? » Fatou n’a pas baissé la tête, elle a parlé de ses études, elle a dit qu’elle voulait devenir secrétaire et voyager à l’étranger, alors la vieille Isseu est entrée dans une colère folle, elle l’a traînée par les nattes jusqu’à sa chambre et elle l’a battue avec une ceinture. Après cela, Fatou n’a plus jamais parlé de s’en aller. Mais elle est devenue taciturne et méchante, elle qui aimait beaucoup rire et chanter, et danser, et tresser ses cheveux au soleil. Elle est devenue maigre et sèche, elle a coupé ses nattes et elle a noué un foulard noir sous son menton. Ses mains ont été écorchées d’avoir à laver toute la journée, son visage sale à faire du feu avec des bouts de caisse arrosés de pétrole lampant. Quand sa mère est partie vivre avec un autre homme, tout a empiré. La vieille sorcière prenait tout l’argent que sa nièce envoyait pour Fatou. Elle se montrait encore plus intraitable, l’accusant de vivre à ses crochets et de voler sa nourriture. Alors, quand elle avait fini son travail, et que sa grand-tante roupillait sur son matelas, Fatou sortait de la maison et allait retrouver Watson à la pointe. Ils s’asseyaient sous un baobab, pour fumer et regarder la mer.
Watson était un grand garçon de vingt-six ans, la peau très noire et le sourire éclatant, natif de Dakar, mais qui avait quitté sa famille pour vivre avec sa demi-sœur sur l’île. Watson avait rencontré Fatou quand elle vendait des bibelots devant le restaurant de sa grand-tante. Ils avaient causé, et puis ils étaient devenus amis. C’est à cette époque-là qu’ils avaient inventé leurs noms pour les touristes. Mahama avait trouvé Watson il ne savait plus très bien comment. Quand on la prenait en photo, et qu’on lui demandait son prénom, Fatou répondait : Vanessa Paradis. Généralement les touristes n’insistaient pas, ils lui achetaient une breloque et ils filaient.
La vérité, c’est que Watson ne travaillait pas beaucoup, juste certains après-midi, à remplacer le guide officiel pour accompagner les touristes qui allaient voir la forteresse et la Maison des Esclaves. La plupart du temps, il restait assis à la pointe, à l’ombre du baobab, à regarder la mer et à fumer. Il avait un ami avec qui il s’entendait bien, un homme déjà vieux (trente-cinq ans ou plus) qui vivait mystérieusement dans une vieille maison avec son père infirme, la rumeur disait qu’il profitait de la pension d’ancien militaire de son père. Il aimait beaucoup parler, interminablement, en fumant et en buvant des sodas, ou le soir une bière, à propos de tout et de rien, et quand Fatou demandait à Watson, il répondait qu’il était un philosophe, un intellectuel, voilà tout.
Cela faisait un certain temps que Fatou retrouvait Watson à la pointe, sauf quand il était en conversation avec le Philosophe. Watson aurait voulu que Fatou devienne sa petite amie, il l’avait embrassée furtivement, elle l’avait repoussé en faisant semblant d’être fâchée. Un jour, les ragots ont circulé, et la vieille Isseu a fait la leçon à Fatou : « Tu ne dois pas continuer à voir ce garçon, c’est un bon à rien, et puis qu’est-ce que les gens vont penser de nous, que nous sommes des misérables, que j’ai sous mon toit une mauvaise fille ? » Fatou a fait semblant de recevoir la leçon, mais la vieille Isseu ne pouvait pas résister au sommeil, et dès qu’elle s’effondrait sur son lit, Fatou allait à la pointe.
Watson parlait de s’en aller. Cela faisait quelque temps déjà. Il regardait la mer, il disait que là-bas, de l’autre côté, il y avait des îles, si près qu’à la nuit, quand le ciel était clair, on pouvait voir leur lumière au-dessus de l’horizon. Ces îles étaient grandes et très belles, et là se trouvait la porte pour aller à Barsa, en Espagne, pour trouver une nouvelle vie, pour changer sa destinée. Fatou se moquait un peu de lui : « Qu’est-ce qu’il y a de mieux là-bas, est-ce qu’on n’y meurt pas ? »
Mais la nuit, Watson allait à la pointe la plus à l’ouest, sur une petite plage encombrée de détritus et de vieux bouts de bois de caisse, dans le vent, pour essayer de voir la lumière à l’horizon. Quand la saison des pluies s’achevait, le ciel était rempli d’étoiles. Watson regardait la nuit si longtemps qu’il avait l’impression que ses yeux s’ouvraient démesurément, qu’il absorbait le noir de la nuit.
D’autres garçons le rejoignaient, et des filles aussi, des vendeuses de colifichets qui parlaient fort. Ils achetaient des bières et des cigarettes, et ils restaient là, à parler et à boire comme s’il n’y avait pas demain. Fatou les rejoignait quelquefois, quand elle pouvait s’échapper, elle buvait et elle fumait avec les autres, elle écoutait de la musique sur le transistor de Watson, du reggae, et des airs de Fela. Elle écoutait aussi ce que les garçons et les filles disaient, quand ils parlaient de films qu’ils avaient vus à la télé, ou de jeux vidéo nouveaux, des matches de foot ou de volley, mais très vite la discussion tournait autour du voyage en Espagne, ceux qui étaient partis, l’argent qu’ils avaient gagné, et quand ils revenaient ils avaient de belles montres et des baskets neuves, ils étaient devenus riches. Chacun ajoutait quelque chose, un bruit entendu dans la rue, une histoire, un détail, une blague. Ensuite ils se mettaient à chanter, il y en avait un qui avait une guitare, et les garçons jouaient du tambour sur des bidons d’huile vides, ou rythmaient avec des maracas. Une partie des garçons venaient du continent, ils avaient laissé partir la chaloupe, ils attendaient celle de six heures le lendemain. Quelquefois Fatou restait avec Watson, elle s’enveloppait dans son grand blouson, elle se serrait contre lui, les bras autour de son corps, et lui la berçait comme une petite fille. Elle rêvait qu’elle était avec lui dans la grande pirogue, qu’elle partait avec lui à travers l’océan vers Barsa, vers les îles merveilleuses qui sont la porte de l’Espagne. Au matin, avant le lever du soleil, elle rentrait précipitamment et elle se mettait à brûler les ordures dans la cour, pour que la vieille Isseu ne se doute de rien. De toute façon, si la vieille bique avait essayé de la battre, elle se serait sauvée, elle l’avait décidé.
Un jour Fatou a dit à Watson : « Vous parlez toujours de partir, d’aller de l’autre côté, et tout ça, mais pourquoi vous ne faites rien ? Vous, les garçons, vous parlez, c’est tout ce que vous savez faire. » Watson l’a regardée, elle était si jeune, déjà usée par le travail de la cuisine et de la plonge, les ongles cassés, les mains endurcies à force de travailler. Il imaginait comment elle avait été toute petite, les yeux peints au khôl et la tête rasée. Il a eu un élan : « Tu sais, je ne devrais pas te le dire, je vais aller travailler à l’étranger, et quand je reviendrai, je serai riche et je pourrai t’épouser. » Qu’est-ce qu’il croyait, qu’elle allait lui sauter au cou pour le remercier ? Elle a ricané : « Alors, c’est ce que vous avez décidé, vous autres, sous le baobab ? » Elle s’est levée pour ne plus l’écouter, comme si elle avait quelque chose d’urgent à terminer. « Vous êtes tous les mêmes ! Vous parlez, vous parlez, vous ne savez rien faire d’autre que parler et parler ! » Il s’est mis en colère. « Va, retourne à ta cuisine, tu n’es bonne qu’à ça, à faire l’esclave de la vieille, je n’ai pas besoin de toi pour savoir comment je vais faire pour m’en aller. » Mais en même temps il avait mal à l’estomac et la gorge nouée, parce qu’il voyait bien que Fatou avait raison, qu’il était comme tous les garçons d’ici, qui préfèrent boire leur bière et taper sur leurs bidons, et fumer des joints plutôt que d’agir — qu’il avait peur de l’aventure, peur de l’océan, des garde-côtes, peur de l’inconnu.
Un jour, le Philosophe a parlé à Watson de quelqu’un qui s’occupait de faire passer les jeunes. Il lui a dit ça sans avoir l’air de rien, comme si ça n’avait pas d’importance : « Il s’appelle Ziggy, il va régulièrement au café de l’embarcadère, tu n’as qu’à lui dire que tu viens de ma part. »
C’était à la saison des pluies, il n’y avait pas beaucoup de travail sur l’île, la mer était mauvaise, les touristes ne venaient pas. Watson est allé sur le continent et, au bistro de l’embarcadère, à l’étage, il a vu Ziggy. C’était un type plutôt grand, bien habillé, pantalon et chemise blancs, coiffé rasta, portant des boucles d’oreilles en or et un collier. Il sirotait son café, l’air de s’ennuyer, à demi tourné vers l’eau du port, comme s’il réfléchissait.
Watson s’est approché de la table, et à cet instant trois ou quatre jeunes étaient en train de parler avec le rasta. Ils discutaient de prix, de dates, puis ils ont vu Watson et ils se sont arrêtés de parler. « Qu’est-ce que tu regardes ? » a demandé un des jeunes. Il avait les yeux rougis, l’air agressif. « Tu nous espionnes ou quoi ? Fous le camp, clochard. » Watson allait se fâcher, mais le rasta a calmé les jeunes. Il avait cette façon de parler, en traînant sur les mots, avec des gestes lents de ses doigts plats, doucement. « Écoutez, c’est un pays libre, non ? Nous sommes là au café, à discuter, qu’est-ce que tu voudrais me dire ? » Ziggy souriait, mais son regard n’était pas doux, il avait quelque chose de coupant, de fuyant.
Watson est resté planté devant la table, sans bouger. Quelques secondes auparavant, il était prêt à se battre avec les garçons, et maintenant que Ziggy avait parlé, il ne savait plus quoi dire. Alors il a fait juste un geste, pour dire, non, ça va, je m’en vais, il s’est reculé et il est parti du café, il a marché vite à travers la foule, au soleil, sur le quai du port, encore battant dans ses tempes la colère, surtout la colère de n’avoir rien osé demander, de n’avoir pas d’argent, d’être un mendiant.
Un peu plus tard, à la pointe, le Philosophe est venu aux nouvelles. « Alors, tu as vu Ziggy ? Qu’est-ce qu’il propose ? » Watson était en colère toujours. Il a haussé les épaules. « Je n’en sais rien, je n’ai pas pu lui parler. » Un peu après, Watson lui a demandé : « Et toi, pourquoi tu restes ici, à ne rien faire ? Pourquoi tu ne viens pas avec moi à Barsa ? » Le Philosophe a réfléchi, puis en allumant son éternelle cigarette — ou peut-être un joint — il a expliqué : « Moi, je vis dans la pensée, pas comme toi dans l’immédiat. Tu comprends, je n’ai rien à perdre ou à gagner. Je dois rester sur mon rocher, c’est mon destin. » Watson a dit : « Mais tu parles tout le temps de la praxis. Alors pourquoi tu n’agis pas ? » Le Philosophe regardait la mer, la ligne nette de l’horizon, comme si c’était le haut d’un mur. « Pour partir, il faudrait que je change, que je ne sois plus d’ici, il faudrait que je sois sûr de trouver de l’autre côté quelque chose de différent, ou que je croie que ma vie jusqu’ici, ma vie à réfléchir et à tout critiquer, que cette vie-là n’a aucun sens, que j’étais dans la contingence et que j’attendais une bonne occasion de partir, de changer de vie, et que plus rien de ce que j’ai vécu jusqu’à maintenant n’a de signification. Tu comprends ce que je suis en train de dire ? » Watson n’était pas sûr de comprendre. Est-ce que cet homme qu’il avait admiré, parce qu’il avait réponse à tout, et qu’il était tous les jours disponible à la pointe de l’île, à fumer et à regarder la mer, est-ce qu’il manquait de courage ? Watson avait tout à coup une telle envie que cet homme vienne avec lui, qu’il rompe avec son destin.
« Écoute, viens avec moi, tu pourras rencontrer d’autres philosophes comme toi, tu pourras être utile là-bas ! » Le Philosophe ne faisait pas attention à lui. Il continuait à regarder la mer, comme si ce que disait Watson n’avait aucune importance. Il a fini par répondre : « Je n’ai pas besoin de rencontrer d’autres hommes. Ceux d’ici sont bien assez. » Il a ajouté une petite note pathétique : « Vois-tu, Mahama (il n’avait jamais voulu l’appeler par son pseudo), quand je rentre chez moi le soir, alors que je n’ai absolument rien fait de la journée, je vois mon père, je vois ma mère, je vois à quel point ils sont vieux, petits et fragiles et vieux, et cela donne un sens à ma pensée, cela transforme mon inaction en action. » Il s’est enfin tourné vers Watson, il avait des petits yeux jaunes et un visage déjà ridé, couleur de vieux cuir. « Toi, Mahama, tu es libre, tu iras voir Ziggy de ma part, et il te fera voyager. Tu es libre, c’est pourquoi tu peux partir. Ne tarde pas, demain tu pourrais te retrouver comme moi, pris par les pieds à ce bout de rocher. » C’était comme un adieu. Watson n’a pas parlé de Fatou, ni de sa famille. Il n’était jamais entré avec le Philosophe dans ces considérations circonstancielles. Pourtant l’homme a voulu donner à Watson quelque chose de sa vie. Il a dit : « Tu sais, mon père, c’était un militant communiste à l’époque où ça voulait dire quelque chose. Il a été soldat dans l’armée française au moment de la guerre d’Algérie, il s’était engagé pour gagner sa vie. Il est de la Gambie. Moi je m’appelle Simon F. F., tu sais pourquoi ces deux F dans mon prénom ? Eh bien, l’année de ma naissance, Frantz Fanon a publié Les Damnés de la terre, et mon père a lu ce bouquin, et c’est pour ça qu’il m’a donné ce nom, Simon Frantz Fanon Taylor, c’est mon nom, tu comprends ? » Là, il a allumé une autre cigarette, comme s’il l’allumait au disque rouge du soleil qui va plonger dans la mer. Et là, Watson lui a serré la main et il est parti.
C’est à cette époque-là que Fatou a perdu sa virginité. Elle n’avait pas vraiment décidé, mais ça s’est passé comme ça, un après-midi, pendant que la vieille Isseu dormait dans sa chambre, écrasée par la chaleur. Watson avait travailloté dans un des hôtels de l’île, il était janitor et il avait le trousseau de clefs. Il pleuvait, avec des rafales de vent de la mer, les palmiers et les yuccas du jardin de l’hôtel agitaient leurs plumeaux. L’hôtel était à peu près vide, la gérante était allée à terre, elle n’allait pas revenir avant la nuit, si la chaloupe pouvait faire le voyage. Watson a laissé Fatou choisir la chambre, une belle chambre peinte en rose au premier étage de l’annexe, avec une porte-fenêtre qui donnait au-dessus du jardin. Un grand lit à baldaquin dans une espèce d’alcôve, et en face du lit une coiffeuse en bois rouge avec un grand miroir. À travers les volets mi-clos, la lumière vacillait dans les sautes du vent, à cause d’un grand magnolia dont les branches touchaient au balcon. Bizarrement, Watson semblait plus ému que Fatou. Elle s’est déshabillée dans la salle de bains et elle est venue le rejoindre dans le lit. Quand elle a traversé la pièce, Watson a regardé ses seins, très petits, terminés par des tétons bruns. Il a bafouillé : « Eh ben, tu es jolie ! » Comme s’il en avait douté jusque-là. Tout de suite, il l’a attirée vers lui, et il s’est mis à la caresser, à l’embrasser. Il avait un corps nerveux et maigre, elle a touché les muscles de ses bras. « Tu es très musclé, là, c’est incroyable. » Il s’est un peu redressé, non sans vanité. Elle attendait qu’il la prenne, les bras ouverts, les mains sous la nuque. Elle ne tenait pas spécialement à ce qu’il l’embrasse, ou qu’il la touche. Quand il a voulu passer ses mains sous ses fesses, elle l’en a empêché. Elle éprouvait une sorte d’impatience, de la violence, peut-être qu’elle s’y attendait. Alors il l’a pénétrée avec son sexe bandé, sans trop d’égards, et elle a poussé un petit cri de douleur. Elle ne voulait pas analyser ce qui lui arrivait, et pourtant elle a senti chaque avancée, chaque petite peau qui se brisait dans son sexe, puis une sorte d’onde de douleur et de plaisir mélangés, comme si tout son corps s’ouvrait. En même temps elle écoutait la respiration de Watson qui devenait de plus en plus forte, de plus en plus tendue, elle sentait contre elle les muscles durcis, des sortes de cordes et de nœuds sur ses bras, ses cuisses, son ventre, et même sur son visage. Dans la pénombre, la couleur de Watson lui paraissait du rouge sombre. À un moment, elle a dit à haute voix, non pas un murmure, mais une voix claire et posée : « Je ne veux pas de petit bébé. » Lui n’a rien dit, mais l’instant d’après, en grognant un peu, il s’est retiré d’elle et le sperme chaud s’est répandu sur le ventre de Fatou. Watson était luisant de sueur, son cœur cognait dans ses artères, sa respiration sifflait. Fatou s’est levée, elle a couru se laver à la salle de bains. Puis elle est revenue se coucher à côté du garçon. Sur le drap, il n’y avait aucune trace. Le sang était resté à l’intérieur de Fatou, c’était parti sous la douche. Elle s’est dit que c’était tout de même assez drôle, dans le feu de l’action elle avait pensé aux draps, que Watson n’avait probablement pas la clef de la buanderie. Elle n’avait utilisé que la serviette de bain, ça pouvait toujours passer pour un oubli de la femme de ménage. Ça manquait un peu de poésie.
Mais ce sont les moments d’après que Fatou a aimés le mieux. Watson s’était endormi sur le lit, son grand corps maigre un peu sur le côté, le sexe reposant sur sa cuisse. Fatou s’est lovée derrière lui, pour épouser la forme du corps, elle a passé ses bras autour de son ventre, elle a mis son visage dans le creux entre les omoplates. C’était bien. Elle gardait les yeux ouverts, elle regardait la lumière vaciller sur les volets, elle écoutait les rafales du vent de la mer dans les palmes.
Après cela, ils se sont retrouvés régulièrement à l’hôtel, chaque fois que c’était possible. Watson l’attendait, et Fatou arrivait quelques instants après, elle se glissait dans le jardin par la porte entrebâillée. Quelquefois, la chambre rose était occupée par des touristes, des Blancs, des Japonais. Ils allaient dans une autre chambre, au fond de la cour, dont la fenêtre grillée donnait sur la ruelle. Quand il faisait très chaud, la chambre semblait l’intérieur d’une grotte, les bruits de l’extérieur parvenaient très atténués. Fatou n’était jamais complètement détendue, elle guettait tout ce qui pouvait signaler le retour de la patronne, ou une arrivée imprévue. Elle disait à Watson : « Ça doit être bien d’être riche, de pouvoir passer toute la journée ici, et dormir la nuit. »
Watson se faisait tendre : « Tu verras, quand j’aurai gagné de l’argent, on pourra se payer tous les hôtels que tu voudras. » Maintenant, quand ils faisaient l’amour, elle n’avait plus mal. Elle se serrait contre lui, elle avait l’impression de boire sa chaleur. Elle venait avec son drap plié caché dans un sac en plastique, elle ne voulait pas laisser de taches. Elle ne se demandait jamais pourquoi c’était à elle de se soucier de cette question. L’amour, puis aller se laver à la salle de bains, et ensuite enlever le drap et le laver à la maison. Lui pouvait dormir, ou fumer tranquillement sa cigarette en regardant le plafond. C’était ainsi. Une fois, pourtant, elle lui a parlé de capotes, mais lui a haussé les épaules. « Pourquoi, t’as pas confiance en moi ? » Il a ajouté un peu après, avec une voix tendre : « Si j’étais malade, je ne serais pas allé avec toi, je t’aime trop pour ça. » Fatou n’a plus jamais reparlé de ça.
Elle n’avait plus de haine contre la vieille Isseu. Elle continuait à trimer au restaurant, mais ça lui était égal. Un jour, comme Isseu lui criait dessus, elle lui a répondu : « Tante, vous n’êtes qu’une vieille bique ! » Et la vieille est restée la bouche ouverte, elle a reculé, Fatou a lu la peur dans ses yeux, et elle s’est sentie forte.
Il y a eu ce coup de téléphone pour Watson, à la suite de quoi il est parti pour le sud en bus. Cela faisait trois ans qu’il n’avait pas revu sa mère, depuis que son père était mort. Lilah était un peu plus forte, elle avait vieilli, mais elle était toujours une belle femme, habillée avec coquetterie, les cheveux coiffés avec soin, mêlés à une tresse postiche décorée de verroterie. Elle vivait maintenant avec un grand bonhomme gros et large, qui gagnait beaucoup d’argent en travaillant aux douanes. La maison de M. Sauvy, c’était son nom, était spacieuse, moderne, climatisée dans le salon, au milieu d’un grand jardin entouré de barbelés. Dans la même maison vivait un garçon d’une vingtaine d’années, qui était le fils cadet de M. Sauvy, ses autres enfants étaient partis faire des études en France et en Allemagne. Watson était plein d’amertume et de colère rentrée en pensant à la vie qu’il avait vécue depuis la mort de son père, pendant que sa mère se la coulait douce ici. Mais son orgueil, ou peut-être la prudence, l’a empêché de montrer ses sentiments. Ils ont parlé de sa vie sur l’île, avec sa tante. Lilah semblait inquiète, elle posait des questions. De quel droit ? Est-ce qu’elle s’était souciée de lui quand elle était partie vivre avec un homme ? Si elle avait donné un peu d’argent, ou simplement un coup de téléphone, est-ce qu’il aurait rêvé d’aller de l’autre côté ? Watson est resté évasif. Tout allait bien, il avait des projets, il travaillait dans cet hôtel. Il a dit aussi qu’il partirait bientôt, là-bas, dès qu’il aurait un visa. M. Sauvy a voulu s’en mêler : « Un visa ? Ça m’étonnerait, ils ne donnent pas les visas comme ça, il faut les moyens de vivre, un contrat. » Il le savait bien, ses fils en France, en Allemagne. « J’économiserai ce qu’il faudra, je peux faire ça comme tout le monde, non ? » Il s’est mis à détester cet homme, arrogant, si fier de son argent, de ses fils qui faisaient des études, leurs visas, leur vie facile. Il a détesté sa mère d’être avec lui, avec eux. Il est parti très vite.
Dans le jardin, en l’embrassant, Lilah lui a donné une liasse de billets. Et parce qu’il la détestait, il a pris l’argent sans dire merci. Il était assez content de lire l’inquiétude sur son visage. S’il avait pu, il aurait crié, gueulé, pour la voir s’affaisser, ses coins de bouche devenir amers comme ceux d’une vieille. Crier : « Je vais payer un passeur, je vais prendre la pirogue sur la mer immense, pour Barsa, pour la mort ! Je ne reviendrai jamais, jamais, même quand tu mourras, je ne reviendrai pas te voir ! » Peut-être que les mots qu’il pensait s’échappaient de sa gorge en silence, parce que Lilah s’est tassée sur les marches de l’escalier, elle s’est mise à pleurer, pas à grands cris comme la vieille Isseu, mais en geignant comme une petite fille, en essuyant son Rimmel avec un mouchoir en papier, et ses cheveux postiches tombaient de côté comme une oreille de chien.
La pirogue est très longue, très belle. Effilée comme une fusée. C’est une plaisanterie des passeurs : « Avec celle-là, tu pars pour la lune, mon vieux. » Eux ne sont pas du voyage. Ils se contentent d’amener les clients, de prendre l’argent, et d’en donner une part au pilote. « Pas de papiers, rien pour qu’on vous reconnaisse, vous êtes du Mali, comme ça pas question de vous ramener en bateau, vous ne connaissez personne, vous allez à Barsa, et après en Allemagne, vous avez un parent qui vous attend là-bas, vous ne savez pas à qui appartient la pirogue, vous ne savez pas comment s’appelle le pilote, vous ne savez pas comment je m’appelle. »
L’argent, c’est Lilah qui l’a donné. Et aussi la vieille Isseu, mais elle n’était pas au courant. Un après-midi qu’elle dormait comme une souche, Fatou s’est glissée dans sa chambre et elle a pris l’argent que la vieille gardait dans une boîte à biscuits sous son lit. Watson a fait comme s’il avait des scrupules : « Tu es sûre ? Je ne sais pas quand je pourrai te le rendre. » La jeune fille a eu un regard sombre. « Mais tu reviendras ? » Il a promis tout ce qu’elle voulait entendre, il a dit des mots d’amour. Le soir avant son départ, ils ont osé aller à l’hôtel pour la nuit. Ils n’ont pas allumé les lampes pour ne pas alerter la patronne. C’était la chambre du haut, celle où ils étaient allés la première fois. Il faisait très chaud, il n’y avait pas d’air, et pas question d’allumer le climatiseur. Ils ont fait l’amour plusieurs fois, chaque fois que Watson s’endormait, Fatou se serrait contre lui : « On recommence ? » Un peu avant l’aube ils se sont séparés, Watson est allé chercher son sac chez sa sœur, mais Fatou n’est pas retournée tout de suite chez elle. Les ordures pouvaient attendre. Elle a retrouvé Watson au débarcadère, elle a attendu avec lui la première chaloupe. Le soleil se levait du côté de la ville, déjà la rumeur des autos arrivait dans le vent. La foule se pressait pour monter à bord de la chaloupe, et Fatou l’a regardée s’éloigner sans bouger. Elle était ankylosée, elle ne sentait rien encore.
Pendant trois jours, Watson a attendu sur les quais, à Saint-Louis. La mer était mauvaise, ou alors il manquait des passagers, ou bien la police maritime patrouillait. Le matin, il marchait le long des quais, il regardait les bateaux. Il portait un sac en plastique contenant quelques affaires, juste un savon, un rasoir, des cigarettes, un paquet de biscottes, une paire de baskets neuves. Sur les quais, il pouvait reconnaître ceux qui devaient partir, ils avaient le même sac en plastique, et cette façon de marcher, un peu penchés, cette façon de détourner le regard, de se cacher derrière leurs fausses Ray-Ban.
Sur les quais se presse la foule, des pêcheurs, des femmes qui portent des fardeaux, des enfants à la recherche de quelque chose à grignoter, ou bien qui jouent au foot contre un mur. Des bateaux de pêche sont des maisons, entre les mâts on a tendu des cordes pour faire sécher le linge, dans les coins des vieilles font frire des beignets. Watson n’a rien mangé depuis qu’il a quitté l’île, juste quelques biscuits, une orange achetée au marché. Il s’est assis sur le bord du quai, il regarde le bras de mer qui brille entre les pirogues. Des touristes se promènent, prennent les enfants en photo. Watson pense qu’il n’y a pas longtemps il aurait essayé de leur soutirer un peu d’argent, il leur aurait parlé en anglais, pour leur proposer ses services comme guide dans une ville qu’il ne connaît pas. Mais à présent, il se sent différent, comme s’il était déjà loin, un étranger. Il pense à Fatou, est-ce qu’elle regarde la mer, elle aussi, est-ce qu’elle pense à la mort ?
Ce soir, le départ a eu lieu, un peu avant le coucher du soleil. Les pirogues des passeurs partent à la nuit, pour ne pas être repérées par les garde-côtes. Personne n’a averti personne, et pourtant tous les voyageurs sont là, sur le quai, avec leurs maigres bagages. Watson attend son tour, et quand le passeur dit son nom, il s’avance. La pirogue-fusée est à l’extérieur, il faut enjamber deux ou trois bateaux pour monter à bord. Watson s’assied à sa place, à l’avant, directement sur le plancher. Il pense qu’il a de la chance, parce que dans le cas où la pirogue embarquera l’eau de mer ira vers l’arrière, et puis c’est bien d’être à la proue, on entend moins la vibration du moteur et si quelqu’un est malade, on ne sent pas le vomi. Il imagine qu’il sera le premier à voir la terre, il ne dormira pas pour apercevoir la lumière de Barsa avant tout le monde.
Maintenant il ressent une excitation extraordinaire, la tête lui tourne. C’est arrivé. Il en avait parlé avec le Philosophe, avec Fatou, avec les garçons, à la pointe de l’île, et c’est maintenant, c’est en train de se faire. Il pense encore à Fatou, à la nuit pleine de caresses et de baisers, ils n’ont dormi ni l’un ni l’autre cette nuit-là, à écouter le bruit du vent dans les feuilles du magnolia. C’est pour elle, il en est sûr maintenant, c’est pour son amour qu’il va conquérir la liberté de l’autre côté de la mer. Quand il reviendra, il sera riche, il lui dira, je t’aime, tu n’auras plus jamais besoin de travailler.
Ziggy n’est pas là. Il a envoyé deux passeurs, ce sont eux qui collectent l’argent dans la pirogue. Watson tend la liasse de billets, et le passeur les compte un à un avec dextérité, puis il les enfourne dans une serviette de cuir, genre homme d’affaires. À l’arrière de la pirogue, un des passagers n’a pas l’argent, ou il manque quelque chose, l’autre passeur lui crie de descendre, l’insulte, le bouscule, et la pirogue oscille dangereusement. Puis tout se calme. Le pilote arrive, c’est un vieux sec, l’air méchant, noir comme un Soudanais, une vieille serviette enroulée autour de sa tête en guise de turban. Il monte par la proue et il court pieds nus vers l’arrière, en équilibre sur le rebord, et en s’appuyant au passage sur les têtes.
Et tout de suite, le moteur rugit, s’étrangle, rugit encore et crache de l’eau, et les deux passeurs sautent sur le côté et regardent la pirogue partir sans un geste. La pirogue glisse sur le fleuve, chassant les pélicans, tandis que le soleil disparaît derrière la Langue de Barbarie, dans une lueur d’incendie. À part le long cri du moteur, il n’y a aucun bruit.
La vie est longue, monotone sans son ami. Depuis que Watson est parti, Fatou n’a pas compté les jours. Elle n’attend rien. Elle n’a plus envie de rien. Elle va chaque après-midi à la pointe, là où elle avait rendez-vous avec lui. Elle regarde la ligne de l’horizon, les vagues qui courent sur la mer verte, qui tombent l’une après l’autre sur les rochers noirs. Des mouettes, quelques pélicans. Il fait chaud et sec, l’île est dure comme un vieux caillou ébréché. Le soir, les garçons arrivent, ils échangent des blagues, des ragots. C’est comme si Watson n’avait jamais existé, n’avait jamais été l’un d’eux. Fatou a repris le travail chez la vieille Isseu, laver les plats, surveiller le feu, brûler les ordures. Ses yeux sont rouges, ses mains dures, ses cheveux et ses habits sentent la fumée et la suie. Elle se sent vieille, vieille et laide, elle ne se regarde plus dans un miroir. Son ventre brûle la nuit, elle geint et se referme sur elle-même, ou bien elle se caresse et se sent coupable. Elle rêve d’un sexe rouge, dur, qui la pénètre et la fait jouir. Elle rêve des bras musclés qui la serrent, les muscles tendus le long de son dos.
De temps en temps, elle passe devant la maison rose. Elle regarde la fenêtre de la chambre où elle a dormi avec Watson avant qu’il parte. Les touristes affluent, c’est la saison. Une femme blonde, la peau rouge, deux petites filles qui semblent jumelles, l’une brune, l’autre claire. Elles sortent dans les ruelles, un guide officiel les accompagne à la Maison des Esclaves, le vieux prophète n’est plus là, c’est un jeune intellectuel, l’air d’un prof, qui organise les visites. Il a une toque de faux cheveux sur la tête, comme un rasta. Il raconte des choses extraordinaires, et les touristes prennent des photos.
Fatou voit parfois le Philosophe. Il lui arrive de passer devant l’étal où elle vend ses bouts de bois, ses cauris, ses statuettes vodun. Il fait comme s’il ne la reconnaissait pas. Pourtant elle accompagnait souvent Watson quand il allait discuter avec le Philosophe sous le baobab. Il a un regard fuyant de chien hargneux. Fatou le hait, c’est lui qui a convaincu Watson de s’en aller, c’est lui qui a organisé le passage. Fatou est sûre qu’il est un rabatteur ou, pis que cela, qu’il dirige un réseau de passeurs qui envoient les jeunes à la mort. Quand il vient dans l’étroite ruelle, quelquefois en compagnie de ses Françaises, de ses Allemandes, Fatou tremble de rage. Elle regarde droit devant elle, elle écoute le bruit de ses pas traînants dans la poussière, elle voit les jolies mules dorées des filles, et ses sandales à lui, où ses longs pieds maigres aux ongles noircis semblent des pattes de chien. Elle crache par terre après son passage, il fait comme s’il n’avait rien entendu, mais les filles blondes se retournent.
Chaque après-midi, quand la vieille Isseu s’affale sur son lit pour dormir, Fatou retourne à la pointe, elle regarde la mer. Parfois une pirogue passe fendant les vagues vertes. Elle est trop loin pour que Fatou puisse distinguer les passagers, elle devine des femmes enveloppées dans leurs voiles, des pêcheurs. L’embarcation suit la côte, disparaît dans les creux, reparaît, on dirait un étrange poisson noir. Elle va vers le nord. Demain, pense Fatou, elle sera peut-être dans les îles. Un soir Watson a montré à Fatou une lueur à l’horizon, il lui a expliqué que c’était une plate-forme pétrolière espagnole. Est-ce qu’on peut s’accrocher là-bas, comme un coquillage, et attendre que quelqu’un vous emmène ? Peut-être qu’un pêcheur recueille les filles perdues en mer, dans ses filets, et les emporte dans sa barque jusqu’à un autre monde, où tout est différent, où la vie peut recommencer ? Comme dans les magazines que feuillette parfois Fatou, où les filles vont à l’école, à l’université, apprennent un vrai métier, deviennent de vraies femmes qui vivent dans un appartement, à un étage si élevé qu’on voit la ville avec un regard d’oiseau, rencontrent d’autres femmes, d’autres hommes, connaissent l’amour et le mariage, voyagent à Paris, à Berlin, en Amérique !
Elle allume une cigarette et rêve à tout ça, comme quand elle appuyait sa tête contre le blouson de Watson, avec le vent qui secouait ses cheveux, et qu’elle écoutait les garçons tambouriner sur leurs djembés et gratter leur guitare. Mais ceux qu’elle a connus ne sont pas là, ils sont partis, eux aussi, l’un après l’autre. Ceux qui restent ne chantent plus, ils se contentent de boire des cannettes de bière Phoenix et de fumer des joints. Et tout cela est la faute de ce grand chien aux yeux jaunes, le soi-disant Philosophe, qui les a vendus au passeur, comme autrefois la maudite mulâtresse Anne Pépin vendait les Noirs qu’elle avait enfermés dans sa cave.
Jour après jour, Fatou ressasse la même idée. C’est une boule dans sa gorge, une pierre dans son ventre, qui l’empêchent de respirer, de manger, de vivre. Même la vieille Isseu avec ses récriminations permanentes n’arrive pas à lui faire oublier cette pensée.
L’île est une prison. Fatou ne l’avait jamais ressenti à ce point. La mer ronge ses murailles, cogne les roches noires, la mer fait son bruit de souris, son bruit de moteur, le vent siffle dans les ruelles et les cours, Fatou se bouche les oreilles pour ne plus entendre. La mer est immense, et Watson est perdu au milieu, dans un autre monde. Peut-être à Barsa, loin de tout. Bientôt un an que Watson est parti, Fatou se remémore cette matinée, le moment où il est monté dans la chaloupe et qu’il lui a fait un signe, le soleil se levait sur le continent, les immeubles de la ville étaient éclairés. Il est parti, et tout était terminé. Il n’a pas téléphoné, il n’a pas écrit. Il avait dit : dès que j’aurai un travail, tu viendras me rejoindre, je t’enverrai le billet d’avion. C’étaient des paroles, mais Fatou les a écoutées, elle a bu ses mots, comme elle cherchait son souffle sur ses lèvres, sa chaleur en enfilant ses mains sous son blouson, l’odeur de sa peau au creux de son cou. Elle a bu ses paroles, puis ç’a été le silence. Et maintenant la mer qui ronge l’île, le vent.
Elle marche jusqu’au bout de l’île, vers la grande maison délabrée, à côté de l’arbre. C’est l’après-midi, pendant qu’Isseu dort, quand tout est vidé par la chaleur. Même les chiens sont couchés à l’ombre, en rond contre le vent, le nez dans la poussière.
Il est là, assis sous le baobab. Il ronge des graines de calebasse en tordant sa bouche, Fatou pense qu’il a l’air d’un vieux perroquet à langue noire. Le Philosophe. Frantz F., comme il se fait appeler. Mais son vrai nom, c’est Fadel, fils d’Omar, le vieux soldat dont il touche la pension chaque mois, versée par la France. Fatou l’a débusqué, elle a compris tous ses mensonges et ses manigances. Quand il la voit, il se lève et s’en va. Il se sauve, littéralement. Là, sur le terre-plein battu par le vent, il n’a personne pour le masquer, il n’a pas ses Françaises et ses Allemandes, ses Peace Corps et ses Alliances pour le Progrès. Il est tout seul, comme le chien qu’il est, et il déguerpit à grandes enjambées vers la maison de son père.
« Hé toi ! Viens, je te parle, viens ici ! »
Il se retourne sur le seuil de la maison, une main posée sur la poignée de la porte.
« Qu’est-ce que tu veux ? »
Elle est devant lui. Elle est toute petite et maigre, dans ses habits de garçon, son pantalon large, son T-shirt taché et ses pieds sortis de ses claquettes.
« Donne-moi le nom de celui qui fait passer à Barsa, je dois partir. »
Le Philosophe la regarde sans sourire, ses yeux bougent à gauche et à droite, Fatou pense qu’il a peur.
« Qu’est-ce qui te fait croire que je connais quelqu’un ?
— Je le sais ! C’est toi qui as donné le nom à Watson ! Maintenant donne-le-moi, je dois m’en aller, je vais chercher Watson.
— Tu es folle, le monde est vaste, où vas-tu le trouver ? »
Elle s’approche du Philosophe à le toucher, et lui a ouvert la porte et recule. Fatou voit l’intérieur obscur, les rideaux tirés, elle sent l’odeur de la mort.
« N’entre pas ! dit l’homme avec une menace dans la voix.
— Tu es un menteur ! crie Fatou. Menteur, menteur, tu es un menteur et un voleur, tu crois que je ne sais pas ce que tu fais ? Tu prends l’argent, tu parles tu parles et tu prends leur argent et tu les envoies à la mort, tu es un assassin ! »
Le Philosophe recule, mais avant qu’il ne ferme la porte, Fatou a le temps de regarder la grande salle vide, les meubles, les fauteuils, les rideaux tirés, et maintenant elle en est sûre : cet homme raconte qu’il s’occupe de son vieux père malade, c’est ce qu’il disait à Watson, et il vit tout seul dans la grande maison, il a fait croire à tout le monde et à la France qu’il est un bon fils, un fils aimant, et il vole l’argent, il est un menteur, il a fait croire à Watson qu’il est un philosophe, qu’il s’appelle Frantz Fanon, qu’il parle pour les damnés de la terre, qu’il vient en aide aux jeunes qui veulent aller travailler à l’étranger. Fatou frappe à la porte à coups de poing, elle est devenue une furie, elle hurle :
« Menteur, voleur, assassin, tu prends l’argent de ton père mort, bandit, tu vas rendre tout l’argent que tu as pris à Watson, tout l’argent que tu voles aux jeunes qui s’en vont, voleur, voleur ! »
Les portes s’ouvrent dans les rues avoisinantes, des femmes sortent, des hommes, ils ricanent, certains crient des insultes à Fatou mais elle ne s’arrête pas, elle frappe la porte avec un caillou, le vent ébouriffe ses cheveux, elle a l’air d’une folle.
« Maudit, rends-moi l’argent que tu as volé à Watson, rends-moi mon ami, rends-nous tous ceux que tu as pris, maudit, tu as tué ton père et ta mère pour voler leur argent ! »
À la fin elle s’écroule devant la porte fermée, des femmes du voisinage sont venues, elles la soulèvent, elles l’emmènent, avant que la police n’intervienne, Fatou n’arrive plus à parler, à peine peut-elle marcher, les femmes lui parlent doucement pour la calmer, laisse-le, ce mécréant, ce méchant, nous te connaissons, tu es la petite fille d’Isseu du restaurant, viens, oublie-le. Elles lui font boire du Coca sucré, elles l’installent à l’ombre, au pied du baobab, elle n’a plus de forces et ses mains et ses genoux sont écorchés d’avoir frappé le bois dur de la porte.
Ensuite Fatou marche seule jusqu’au restaurant. Elle entre dans la cour, elle s’assoit sur sa pierre, à côté du feu éteint. Elle n’a pas lavé les plats, elle n’a pas balayé, les poules picorent les grains de riz dans la poussière. C’est à ce moment-là qu’elle décide de partir loin, longtemps, pour toujours, pour Barsa.
Partir à la recherche de Watson, c’est remonter le temps. Fatou a suivi la piste, la grande pirogue jusqu’à Tarfaya, puis la route en camion jusqu’à Tanger. Elle a passé le grillage électrifié qui sépare le Maroc de Melilla, elle a pris un ferry jusqu’en Espagne. Elle a réussi, parce que Watson l’avait fait. Chaque fois qu’elle a rencontré un passeur, un aiguilleur, même un agent de la sécurité ou un portefaix, elle a montré la photo de Watson. Mais pour eux un Noir est un Noir, ils en voient mille par jour, des grands, des petits, des maigres et des gros, des couleur de charbon de bois et d’autres gris pâle, d’autres presque verts. Ils ont regardé la photo écornée par tous les voyages, ils ont haussé les épaules.
Ses économies ont fondu, Fatou a travaillé quand c’était possible, elle fait ce que les autres ne veulent pas faire. Eux, ils sont partis pour gagner de l’argent, pour devenir importants, ce n’est pas la même chose. Fatou nettoie les latrines, elle brûle les ordures, elle lave la vaisselle. Elle a l’entraînement, des années d’esclavage chez la vieille Isseu, les mains dures comme du vieux cuir, l’échine souple, et cette façon de disparaître dans ses vêtements usés, de devenir invisible.
L’Espagne est un grand pays, où l’on peut se perdre. C’est aussi le pays de la liberté. Après trente jours dans le centre de détention des immigrants illégaux, à Algésiras, quelqu’un est venu annoncer la bonne nouvelle : en vertu des mesures du gouvernement Zapatero, vous êtes libres de choisir de rester, ou de retourner chez vous. Ceux qui choisiront de rentrer chez eux bénéficieront d’une aide au retour de 500 euros. Les autres pourront rester et chercher du travail. Fatou choisit de rester.
Les portes du camp se sont ouvertes, les immigrants marchent lentement devant les gardiens en uniforme, mitraillette au côté. Dehors, c’est comme dedans, des espaces vides, une route, la lumière crue du soleil. Au loin, on voit la ligne bleue des immeubles, une vallée sinueuse, on entend le grondement des autoroutes.
Où aller ? Fatou marche dans la foule, ils viennent de partout, d’Afrique, d’Égypte, d’Éthiopie, de pays si lointains qu’elle n’en a jamais entendu parler. Chacun avec son histoire, sa vie, sa famille, ses amis, ses amours, un fardeau invisible qui s’émiette au long de la route, bientôt rongé par la fatigue, un haillon qui s’accroche encore un peu, qui flotte au vent.
« Quel est ton nom ? »
Une femme qui marche, à côté de Fatou, une femme qu’elle a crue être âgée parce qu’elle se penche en avant, enveloppée dans un voile bleu sombre, mais quand elle tourne son visage à la lumière, Fatou voit ses yeux clairs, son front lisse, elle n’a pas encore vingt ans. Elle a parlé en anglais, avec un accent rude, elle a dit son nom tout de suite, Sita, un nom pour la route, pour partager l’aventure. Pour la première fois depuis son départ, Fatou a dit son nom, pas Vanessa, ce n’est plus la peine de mentir ici. Peut-être que sur cette même route Watson est redevenu Mahama, un gosse d’Afrique qui a peur et qui est épuisé, mais qui ne veut pas renoncer à son rêve de gloire. Sita n’a pas posé d’autre question. On ne demande pas aux autres d’où ils sont, comment ils sont arrivés là. Il faut dire qu’on vient de très loin, du désert, d’un pays où il n’y a pas de route.
Sita marche mal, elle boite et titube. Fatou s’est rendu compte que c’est à cause de ses sandales trop grandes dont les lanières ont cassé. Elles se sont arrêtées sur un banc, près de la gare, elles regardent devant elles sans se parler. Puis Fatou sort de son sac une paire de tongs de rechange, celles qu’elle a mises de côté pour ne pas les abîmer dans la pirogue. Elle les tend à Sita qui regarde sans comprendre, elle les pose à terre, à côté des pieds de Sita, elle lui fait signe qu’elle les lui donne. « Take ! Take ! » C’est pratique les monosyllabes. Pas besoin de faire de longues phrases. Sita a regardé les tongs, et lentement elle a approché ses pieds, elle les a enfilés dans les belles tongs bleues. Sita a de jolis pieds, fins, bruns, ses orteils s’écartent, le gros doigt calé contre la tige de plastique, c’est comme si les tongs avaient été faites pour elle. Fatou regarde les yeux de Sita, elle a des iris dorés comme ceux des chèvres, une petite lumière y danse, et Fatou voit un sourire dans ses yeux, pas sur ses lèvres. Elle a maintenant trouvé une compagne pour la route. Pour la première fois depuis des semaines, elle croit qu’elle réussira, qu’elle ira jusqu’à Barsa. Jusqu’à Mahama.
C’est la fin du jour, après tant de jours et de nuits en mer. Le moteur Evinrude de 25 CV tombe en panne. Watson est à la barre, c’est lui qui conduit la pirogue. Le pilote est plié en deux à l’avant, enroulé dans une toile cirée, il crache du sang. Son ulcère s’est ouvert, il va probablement mourir. Alors c’est Watson qui a pris les commandes, parce qu’il est d’une île, et qu’il sait conduire un bateau.
Depuis deux heures, la pirogue longe une côte à bâbord, de hautes montagnes sont debout au-dessus de l’horizon. Maintenant la côte est proche, une bande plate où les vagues jettent des trombes d’écume. Les voyageurs ont crié quand ils ont vu les montagnes : Barsa ! Barsa ! Mais Watson les a détrompés. « Ce n’est pas Barsa, c’est les îles Canaries, demain ce sera le Maroc. » Il ne leur dit pas que demain il faudra prendre des camions, passer les frontières, prendre un autre bateau pour l’Espagne.
La mer est forte, le ciel bleu, le soleil brûle. Le vent souffle par rafales, Watson croit sentir l’odeur de la terre ferme, une odeur poivrée de plantes, instinctivement il a poussé la pirogue vers la côte, dans la direction du soleil couchant, pour échapper aux rouleaux des vagues. Mais les vagues bousculent la pirogue de côté, les passagers reçoivent des paquets de mer chauds, les gosses crient comme si c’était une farce.
Un peu avant six heures, alors que la nuit arrive, le moteur s’est arrêté. Il n’a pas hésité, pas toussé, il est mort d’un seul coup. Debout sur le plat-bord, Watson a enroulé la corde autour du cylindre, il tire, recommence, pour rien. Sans le moteur la lourde pirogue devient un bouchon sur la mer, elle tournoie sur elle-même, elle reçoit les coups des vagues, les crêtes d’écume avancent et passent sous la pirogue comme de gros animaux brutaux. À l’avant, les gosses se sont accrochés aux bagages, ils crient encore quand la vague arrive, mais ça n’est plus de joie, peut-être déjà de la peur. Un homme a rejoint Watson, il l’insulte, essaie à son tour de démarrer le moteur, agrippé d’une main au rebord arrière. Il est luisant de sueur, de peur, d’eau de mer. Il jure et grimace sous l’effort. Watson a trouvé un seul aviron, trop court, pour godiller, il essaie de pagayer du côté opposé aux vagues, pour faire virer la pirogue en direction de la terre, tant pis si le voyage doit s’arrêter ici, dans une prison. Mais la mer est trop forte, les vagues à présent se brisent en faisant un bruit de tonnerre. Les passagers poussent des cris, appellent vers la terre, puis tout d’un coup une vague emporte les bagages, et les tambours d’essence se renversent. Entre les montagnes mouvantes, Watson voit la côte proche, une longue plage grise bordée de palmiers, les collines sombres semées de maisons blanches, déjà des lumières sont allumées. Les jeunes garçons essaient de se tenir debout à l’avant, ils poussent des cris stridents et gesticulent, Watson a cru un instant qu’ils s’amusaient, comme lui l’a fait souvent en traversant le bras de mer là-bas, à Gorée, en criant à chaque ruade des vagues. Puis il comprend qu’ils ont peur de mourir, qu’ils appellent au secours, vers cette île noire qu’ils ne connaissent pas.
Watson a cessé de pagayer, cela ne sert à rien, la pirogue roule et pivote comme un tronc d’arbre arraché à la côte. La nuit tombe lentement sur la scène, le grondement des vagues qui déferlent sur la plage est si fort qu’il couvre les cris des enfants, Watson regarde de toutes ses forces, il scrute la plage grise pour apercevoir des gens, pour apercevoir un bateau de sauvetage, il va d’une maison blanche à une autre pour distinguer des formes humaines, il pense qu’à la nage il atteindrait facilement la terre, qu’il pourrait donner l’alerte, peut-être, ou bien oublier la pirogue, oublier ce piège, ces gosses apeurés qui vont mourir. Lui n’a pas peur de la mort, il pense seulement à Fatou, au matin où ils se sont quittés sur le môle, tout lui semble si loin, si irréel.
Le fond de la pirogue est rempli d’eau, les tambours fuient et l’essence se répand, se mélange à la mer, aux débris qui flottent, sandales en plastique, paquets de cigarettes, biscuits. Il faudrait écoper, mais il n’y a qu’une vieille casserole sans manche et un demi-coco, c’est ridicule, c’est comme si on voulait vider l’océan.
Le bruit des vagues emplit le ciel, recouvre la terre sombre. Watson écoute chaque vague arriver sur la coque, il entend distinctement la crête qui s’ourle, qui bout dans le vent. Il se rappelle le bruit de la mer sur l’île, dans la chambre de l’hôtel, avec Fatou, un ressassement lent quand leurs corps étaient unis, qu’ils étaient emportés, et leur respiration qui se soulevait au rythme des vagues, leurs cœurs qui battaient à l’unisson. Il pense qu’il va mourir, là, au large de cette île noire, devant la plage, perdu en mer. C’est marqué sur les tombes du cimetière des pêcheurs, à Saint-Louis, un tel, un tel, perdu en mer, et la date. Et il pense à eux aussi, aux enfants qui sont serrés les uns contre les autres comme des cabris, recroquevillés au fond de la pirogue. Et l’homme qui l’a insulté, tassé contre la poupe, les mains accrochées au capot du moteur, ses lèvres qui marmonnent des bismillah, son visage gris de peur. Seul le vieux pilote est sorti de son sommeil, il est debout à la proue, sur ses jambes flageolantes, il regarde vers la haute mer, les vagues qui arrivent, et son lambeau de foulard flotte comme un drapeau de pirate !
Enfin, sans raison apparente, aucune vague plus grande que les autres, d’un seul mouvement facile comme un tronc d’arbre qui roule sur lui-même, la pirogue se renverse et tout disparaît.
La prison de Tahiche, à Arrecife, est un grand bâtiment de béton, entouré d’un mur en chicanes, à mi-colline, et s’il n’y avait pas ce mur, Watson imagine qu’il verrait la mer quand les prisonniers sortent s’aérer dans la cour. Il en rêve. Il n’a pas cessé de penser à la mer depuis qu’il est enfermé. Pas seulement la tache bleue infinie qui donnait de l’espoir, autrefois à Gorée, ou le calme océan au sortir de la Langue de Barbarie. Mais la mer qu’il partageait avec Fatou, la mer qu’ils écoutaient dans la chambre rose, très douce et puissante à la fois, l’odeur du corps de Fatou, le parfum de ses vêtements, l’innocence dans ses yeux, l’oubli des souffrances.
La cellule est un cube de 3 × 3 où ils sont entassés à huit, venus de partout, sans papiers, d’eux il ne connaît que les noms, tous imaginaires comme le sien, Samir, Miguel, Hector, Moshé, Ama, Fitzgeraldo, Walter. Et leurs petits rêves de rien, leurs manies, leurs mauvaises blagues dans un mauvais espagnol de taulards, personne ne parle la langue de personne. Mais ils ne sont pas pires que d’autres, peut-être meilleurs, parce qu’ils se sont fait alpaguer par la police, dénoncer, exploiter, et maintenant ils ont peur qu’on les renvoie dans leurs États.
Une fois par jour, sauf le dimanche, ils sont extraits de la cellule, ils marchent le long d’un corridor en arcades, encadrés par les matons, jusqu’à la grande place de terre sèche, sans ombre, sans herbe. La cour est remplie de gens comme eux, vêtus comme eux, leurs vieux pantalons sales, leurs blousons, leurs baskets éculées. Têtes tondues. Quelques hommes âgés portent la barbe, ainsi qu’une poignée de jeunes fanatiques, l’air iranien, c’est ce qu’imagine Watson. Vers quinze heures, ceux-là font la prière ensemble, prosternés dans la cour, pendant que les autres regardent. Un des barbus a accosté Watson à son arrivée : « Are you a Muslim ? — My name is Watson », a répondu Watson, et ça a tout arrêté. Mahama, c’est son secret, cela ne regarde que lui.
Après des mois, le souvenir du naufrage s’est atténué. La nuit, il n’y a plus les affreux cauchemars, le bruit des vagues, du vent, les cris aigus des jeunes en train de se noyer. C’est un grand espace vide qui sépare le présent de la mémoire. Mais le corps est rompu en dix, cent morceaux.
Watson a cessé de parler. Cela s’est fait comme ça, sans décision, un jour la parole s’est arrêtée. Dans la cellule, il a laissé son lit pour s’installer par terre, sur une couverture en guise de tapis, à côté de la fenêtre en meurtrière. Une fois par jour, le soleil entre par l’étroite fente dans le mur en béton, le rayon jaune avance lentement, une bande verticale qui accroche les poussières. Les autres détenus parlent, jouent aux cartes, chantent.
L’après-midi, quand il n’y a pas de sortie, certains font leur prière, tournés vers la fenêtre. Watson reste immobile, accroupi par terre, la tête tournée vers la bande de lumière. Dans la cellule, cela sent la sueur, l’urine, et cette odeur que Watson ne peut pas oublier, l’odeur de la mer mêlée au gasoil, l’odeur de la mort. Quand il est sorti de l’hôpital de Lanzarote, les policiers l’ont mené à la morgue, pour qu’il voie les dix-huit corps allongés sur des civières, leur visage marqué par la mort et par le froid du frigo, leurs habits raidis, leurs pieds nus, portant à la cheville gauche une étiquette avec une date. Les policiers lui ont crié des questions, leurs noms, leur pays, leur famille, mais lui n’avait rien à leur dire. Il ne savait rien d’eux. Il a reconnu le vieux pilote, son visage était couleur de cendre, la mer avait emporté son turban. Les jeunes gens paraissaient endormis. L’odeur du formaldéhyde lui a donné envie de vomir, les policiers étaient masqués. Ils ont continué à crier leurs questions. Watson se souvenait qu’ils étaient montés dans la pirogue à Saint-Louis, ils avaient poussé des cris de joie quand ils avaient passé la Langue de Barbarie au crépuscule. Pour lui, le bruit de la mer n’a pas cessé, les vagues monstrueuses, bavantes, écumantes, et le ciel parfaitement, interminablement bleu. Difficilement bleu, Dificilmente azul, Watson se souvient d’un titre, un vieux roman corné sur la table du Centre Cervantès, quand il voulait prendre des cours d’espagnol. Watson ne sait plus rien que des bribes, il connaît seulement le visage de Fatou, le regard de Fatou, l’odeur de sa peau dans la chambre chauffée par le soleil. Il ne répond plus, les policiers le ramènent à sa cellule. La sixième chambre de l’Audience provinciale de Las Palmas l’interroge, le menace, l’avocat du gouvernement demande l’exemple, vingt ans sans pardon, pour avoir mené à la mort les dix-huit passagers de la patera, Watson reste immobile, il n’écoute plus l’interprète qui lui parle en anglais. Il est assis dans la cellule, quand vient l’heure de sortir il reste immobile dans la cour sèche, il se tourne vers le soleil. La cellule de Tahiche sent l’urine, il n’y a pas de fosse d’aisances, la canalisation est bouchée, il faut pisser dans des jerrycans en plastique, et les prisonniers vont les vider à tour de rôle dans un puits dans la cour. Il faut se retenir, déposer les excréments dans l’unique fosse, creusée à même le sol. La nuit, Watson se serre contre le mur, sous la meurtrière. Il n’y a plus de vitre, le froid de la nuit descend sur son visage, le rend insensible. Il écoute la mer. C’est peut-être le bruit des voitures sur la route en corniche, ou bien la respiration des hommes dans la cellule. Il ne dort pas, il croit qu’il n’a pas dormi depuis des mois, des années. Simplement, c’est le jour, puis la nuit, puis le jour à nouveau. Les vagues se brisent sur la plage de Teguise, sur les blocs de lave qui servent de défense, une après l’autre, entraînant avec elles les illusions perdues.
Fatou vit à Barsa, dans le quartier du Port. Elle a d’abord partagé une chambre d’hôtel avec Sita, puis quand Sita a rencontré un homme avec qui elle est allée vivre, Fatou s’est installée sous les toits, dans un vieil immeuble de la Carrer d’En Roig, derrière le marché San José. Elle travaille comme femme de chambre dans l’hôtel des Conférenciers à quelques rues de là. Quand elle a fini son travail, Fatou marche dans les rues, au hasard. Elle marche sur la Rambla, la Rambla del Ravel, elle va jusqu’au port, ou parfois elle prend un bus pour Montjuic, ou encore à la zone franche, là où se trouve la prison de la Veneda, elle reste devant la porte avec d’autres femmes, comme si Watson allait sortir. Une fois, elle a fait une demande de visite, elle a rempli une fiche, avec le nom de Watson, et à la rubrique « parenté » elle a marqué « époux ». Elle a attendu dans l’antichambre, par la porte entrouverte elle a vu passer des prisonniers, vêtus de jaune, et les gardiens en uniforme, les hommes ont des visages sombres, ils gardent les yeux baissés, ils sont faméliques. Puis est venue la réponse, une surveillante lui a dit avec indifférence : « Aucun détenu de ce nom ici. »
La chambre de Fatou est au bout d’un couloir sans lumière. À mi-chemin, il y a un W.-C. commun à l’étage. Les autres chambres sont occupées par des immigrants sans papiers qui travaillent sur les chantiers de construction. D’autres n’ont pas de boulot, ou peut-être qu’ils sont petits délinquants, vendeurs de shit. Fatou ne leur parle jamais. À côté d’elle vit un légal, c’est un grand Sud-Américain avec un joli visage et une peau couleur de miel, qu’on appelle le Zambo, parce qu’il est mélangé de Noir et d’Indien d’Amérique. Il est gentil et doux, et serviable, il prête sa carte d’identité ou il aide les autres à trouver des papiers. Fatou l’aime bien, elle lui parle souvent dans le couloir, quand elle revient du travail et que lui s’apprête à sortir. Il y a si longtemps que le Zambo est ici qu’il mélange le portugais, l’espagnol et le catalan, mais Fatou a appris à parler comme lui. Il l’appelle minha deusa, minha rainha, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Fatou a bien compris qu’il est puto, qu’il tapine dans les rues autour du port, mais ça lui est égal. De temps à autre elle lui rend visite dans sa chambre, elle boit un soda avec lui. Son intérieur est rangé et propre comme chez une jeune fille, décoré de photos de lui et de sa famille au Brésil, et de poupées blondes. Comme elle lui a parlé un jour de Watson, il lui pose régulièrement la question : « Que noticia do señor ? » Fatou aime bien qu’il parle de Watson en ces termes.
C’est la vie à Barsa, si loin de tout ce qu’elle connaît, un pays étranger où les voyageurs venus de l’autre bout de la planète s’accrochent comme des moules à leur récif, dans la crainte que la prochaine vague les emporte.
Un soir, au bas de la Rambla, Fatou a aperçu le Zambo. Il semblait quelqu’un d’autre, il n’avait plus la grâce de l’adolescent perdu. Il était debout à l’entrée d’un bar, avec d’autres garçons habillés en filles. Lui était vêtu d’un pantalon moulant en vinyle et d’une blouse échancrée, malgré le froid de l’hiver. Ses yeux étaient entourés d’un trait au charbon. Un instant, il a regardé dans sa direction, sans la voir, une expression étrange sur son visage, sa bouche gonflée d’un rouge violent, un prince de l’ennui. L’instant d’après, une dispute a éclaté, et sa voix est devenue hideuse, aiguë, pleine d’insultes, maricon, covarde, bastardo !
Fatou est retournée à sa chambre, elle a pleuré cette nuit-là parce qu’elle a pensé qu’elle ne retrouverait jamais Watson, elle était si seule et si faible et cette ville si grande et si brutale, et aucune ville ne le rendrait jamais, aucune ville ne rendrait jamais ceux qui s’étaient perdus.
Pourtant, c’est du Zambo qu’est venue la nouvelle. Un dimanche soir qu’il ne travaillait pas, il a toqué à sa porte : « Viens, minha rainha, tenho noticia para te, voce senor. » Il avait allumé l’écran de son ordinateur sur une page en espagnol qui racontait le naufrage d’une paiera aux îles Canaries. L’article du Diario de Las Palmas ne donnait pas de noms, mais la date correspondait. Fatou s’est effondrée en larmes. « Alors il est mort là-bas, il s’est noyé ! » Mais le Zambo l’a consolée : « No, no, minha ermao, vaya, e vivo, e inteiro ! » Ils ont parlé longuement, et Fatou ne demandait qu’à croire à ce qu’il disait, qu’il y avait des survivants, il fallait partir pour les îles, là-bas elle allait le retrouver, il l’attendait !
Le Zambo a procuré à Fatou une carte d’immigrant légal, il l’a faite à son nom propre, en disant qu’elle était sa petite sœur. Il a acheté sur Internet son billet d’avion aller-retour pour Las Palmas. Fatou était tellement angoissée que le Zambo lui a proposé d’aller avec elle, mais c’était pour rire. Fatou s’est décidée. C’était de la magie, un don de Dieu, un miracle. Le Zambo avait reçu une intuition de l’au-delà, une vision, et l’écran de son ordinateur s’était allumé sur la page du naufrage ! Elle est partie trois jours plus tard, le Zambo l’a accompagnée à l’aéroport de Gijón. Il l’a serrée dans ses bras, c’était la première fois, Fatou a senti les muscles de son dos, les agrafes de son soutien-gorge, et une sorte de corset qu’il portait sur les reins, il se plaignait toujours des douleurs dans son dos. « Vaya, minha ermao, minha rainha ! » Il avait la voix étranglée par l’émotion, Fatou s’apercevait qu’il avait été son seul ami dans cette ville. Quand elle lui a dit qu’elle reviendrait un jour, qu’ils se reverraient, le Zambo s’est presque mis en colère : « Mai, vai e nunca mais, que aqui es l’infern, vai embora minha, vejo voce nao minha ermao, adeus ! » Et ç’a été la seule fois, la dernière fois que Fatou a parlé à quelqu’un, dans cette grande ville de Barsa.
C’est l’hiver, la plage grise est solitaire, seulement quelques oiseaux qui sont debout dans la langue d’écume, à attendre. Aussi quelques touristes sporadiques, un couple qu’on peut identifier comme des retraités anglais, lui un peu ventripotent, le cou raide et la démarche fonctionnelle, elle encore jolie mais grassouillette, engoncée dans une confortable doudoune. Ils font un tour sur la plage, frileux dans le vent du nord, ils prennent des photos, puis ils retournent vers leur hôtel. Ils marchent entre les barques de pêche abandonnées.
La mer est mauvaise, comme il y a un an en février, le jour du naufrage. Les vagues vertes courent vers le rivage en hérissant leur crinière, puis s’effondrent sur la plage, un grondement grave et puissant qui emplit le ciel et la terre. Watson est couché dans le sable, les genoux remontés vers sa poitrine, la tête appuyée sur le ventre de Fatou. Est-ce qu’il dort ? Il a les yeux ouverts, il regarde le ciel bleu sombre où filent les nuages. Depuis si longtemps il n’a pas vraiment dormi. Fatou pense qu’il ressemble à un enfant. Il est fragile et maigre. À l’infirmerie de Tahiche, l’interne a dit que ça fait quelque temps qu’il refuse de manger. Sans raison, sans demander rien à personne, un jour il n’a plus touché à sa ration de riz-poisson, aux fruits, au pain. Les codétenus ont mangé sa part, et lui ne les regardait même pas. Il buvait un peu d’eau, c’est tout Quand Fatou est venue à la prison, Watson était sous perfusion. Elle a parlé, elle a fait le siège de l’administration, des assistantes sociales, des conseillères. Grâce à la carte de séjour au nom du Zambo, on l’a écoutée. Elle a inventé un voyage depuis le Brésil, une enquête auprès de la police, des journaux. Elle a parlé de Mahama, de sa vie à Gorée, elle a donné les noms des passeurs, leurs itinéraires, elle a dénoncé Omar le Philosophe, le soi-disant Simon Frantz Fanon Taylor. L’argent qu’il perçoit des jeunes candidats au voyage, le mensonge qu’il raconte sur Barsa ou barsaq, Barcelone ou la Mort.
Comme ils ne savaient pas quoi faire de Mahama-Watson, ils le lui ont rendu. Ils avaient peur qu’il finisse par mourir, déjà huit morts dans la nouvelle prison de Tahiche, les organismes non gouvernementaux étaient à l’affût du scandale, les Jail-Watchers, Noborder.org, Earth-times, Gabriel del Grande, et les journaux, La Opinion, El Dia, Tenerife News, tous prêts à en parler sur la Toile, des têtes tomberaient.
Fatou a trouvé du travail aux Cèdres, une résidence pour Anglais oisifs à Los Cocoteros, une petite chambre dans les dépendances. Comme le lit était trop étroit, elle a mis deux matelas à même le sol. C’est là que Watson a passé ses premiers jours de liberté, sans sortir, presque sans bouger, sauf pour aller à la salle de bains commune de l’autre côté du bloc. La nuit, le vent de la mer souffle dans les palmes, c’est comme autrefois à Gorée, dans la chambre rose. Fatou écoute la respiration de Watson, elle ne pense à rien, surtout pas à l’avenir. Elle pense seulement à l’instant où Watson se réveillera. Chaque partie de son corps et de son âme reprendra vie. Il sera à nouveau entier, comme disait le Zambo. La tête, les yeux, les oreilles, les lèvres. Les épaules, le dos, les bras, les mains, le sexe. Il n’a besoin de rien d’autre, seulement des mains dures et chaudes de Fatou sur sa peau. Ils ne se sépareront plus, ils resteront ensemble à jamais, jusqu’à la vieillesse.