À ras de terre, là où passe le vent qui soulève de petits nuages de poussière. C’est là que nous vivons, sans faire de bruit, presque sans bouger, presque sans rien faire. Il y a tellement de jours, tellement de nuits, là-haut, au-dessus de la terre, au-dessus des grands arbres, dans le ciel nu, au sommet des montagnes.
Nous habitons la vallée, non loin de la rivière, que nous entendons toujours mais que nous ne voyons jamais. Les bruits sont immenses : le bruit de l’eau, le bruit du vent dans les branches sèches, le bruit de la terre qui coule du haut des à-pics. Ici il ne se passe rien, nous n’avons pas grand-chose à raconter. Nous sommes derrière des glaces épaisses, au fond d’une longue salle vide. Tous les jours le ciel est blanc au-dessus des arbres si hauts, et la nuit nous voyons les Pléiades immobiles. Peut-être qu’elles sont nos yeux. Peut-être que les yeux sont partout, à la commissure des branches, dans les pierres, dans la mousse, en haut des tiges dans la corolle des fleurs. Il n’y a pas de mot pour dire tout l’espace qu’on ne connaîtra pas. Il n’y a pas moyen d’être à la fois ici et ailleurs, dans le jour blanc et dans la nuit noire, et jamais nous ne savons si nous sommes en train de continuer le rêve qui avait commencé avant nous, le rêve qui doit finir après que nous aurons rêvé.
Aujourd’hui, c’est aujourd’hui. Parfois nous nous endormons les yeux ouverts, et l’espace de la vallée entre et nous devenons énormes, le vent et la lumière gonflent nos ventres, et nous tremblons, nous vibrons. Ce qu’il faudrait, c’est manger sans s’arrêter, dévorer ce qui vit dans l’air, avaler ce qui vit sous nos pattes et être pareilles à un goulot au travers d’un fleuve, tandis que la vie passe à travers nous.
Les bruits, nous voulons aussi les dévorer. Ils viennent de partout, les gros bruits qui éclatent, qui avancent en roulant leurs spirales, et hop ! hop ! dans le corps enroulés comme des serpentins, et ils appuient dans nos ventres au point le plus sensible. C’est là qu’est le centre de la terre et du ciel, même de la mer et des astres, parce que nous sommes les bêtes étoilées sur le monde. Ça, c’est un peu difficile à expliquer, et d’ailleurs ça n’a pas à être expliqué. Simplement, une fois pour toutes : les Pléiades en haut, la Grande Ourse et les Gémeaux, en bas, nous. Le soleil, nous ne le voyons pas. Nous l’aimons bien, toutes, peut-être même que nous n’aimons que lui. Mais nous ne le regardons jamais. Ou bien il est pareil à une paupière brûlante qui recouvre le haut de nos yeux, et cela fait mal de vouloir regarder vers elle, cela brûle et fait mal. C’est pourquoi nous ne le regardons pas. Mais nous aimons bien, toutes, quand il est là, au sommet du ciel vide, par-dessus les branches des hauts arbres noirs. Toutes les cinq minutes environ nous pensons à lui. Nous aimons écouter ses bruits. Le soleil craque et se froisse et fait de drôles de bruits d’insectes, vous comprenez, des bruits crissant de carapaces d’insectes, ou alors du verre qui se fendille. Nous devenons un peu plus plates quand nous entendons ces bruits, nous sommes attentives aux petits frôlements, petits craquements. Et là nous sommes au centre du réseau de petites fêlures, nous devenons peut-être de petits soleils à notre tour, cachées entre les herbes, cachées et chaudes, de petites étincelles craquantes, de petites boules de feu. Tout ce qui se passe dans l’espace nous le dessinons, nous le dansons, nous le refaisons ici, dans nos creux entre les herbes et les pierres. Nous ne sommes jamais seules, toujours ensemble, pas loin les unes des autres, bien sûr nous ne pouvons pas nous voir, mais nous savons que les autres sont là, nos amies, nos ennemies, pas bien loin, cachées dans les creux entre les herbes et les pierres.
Dans chaque creux il y en a une. Petite, recroquevillée, ensevelie sous les graines d’arbres, à l’abri du vent, de la lumière, nous sommes si tendres et fragiles. En haut, très haut dans le ciel éternellement blanc volent de grands oiseaux silencieux qui font courir à terre leur ombre. Ils tracent leurs cercles, mais nous n’avons pas peur. Nous sommes blotties dans nos cachettes entre les ronces, dans nos nids, dans nos crevasses. Partout autour sont les murs qui contiennent le vent, qui freinent l’espace.
Mais nous ne bougeons pas. Les heures passent sur nous, les heures, les poussières qui tombent du ciel. Les jours s’écoulent doucement sur nos dos velus, sans laisser de marque. Chaque matin, des milliers de gouttelettes sont accrochées aux parois blanches, c’est là que nous buvons. La rivière au bruit de tonnerre use la terre et vibre et tremble mais nous n’allons jamais vers elle. Puis le soleil brûle les gouttes. Les rideaux blancs, les rideaux gris flottent dans le vent. Nous sommes sur tous les points sensibles de la terre, et chaque onde qui parcourt les rochers, les arbres, les herbes, va jusqu’à nos pattes et entre dans nos corps. C’est ainsi que nous écoutons le monde.
Ce ne sont pas des histoires compliquées, elles ne veulent rien dire. Ce sont des légendes qui se suivent, vagues après vagues, qui s’accumulent comme les jonchées. Nos routes ne sont pas tortueuses, elles vont droit d’un bloc de pierre à une branche, puis à une autre branche, puis à une herbe, puis à un caillou pointu, puis à une racine, et retour au bloc de pierre. Tout ce qui se passe à ras de terre, nous le savons. Les vols de moucherons, les sauts des sauterelles, les cohortes des fourmis, les escalades des hannetons et des carabes, les grignotements des carias, les colonies suintantes des pucerons, les danses des papillons jaunes et des libellules bleues. Nous savons bien d’autres histoires, des histoires bizarres et secrètes, les pétales de fleurs qui s’ourlent, les peurs des sensitives, les barbes empoisonnées des orties. Des choses, des choses immobiles et aiguës, les épines des ronces et les aiguilles des agaves. Des choses, des choses lointaines, des feuilles qui font du bruit dans le vent en haut des arbres, des fruits qui gonflent, des choses mortes qui pourrissent longuement, des odeurs de miel, des odeurs d’urine, des odeurs d’encens ; il y a tellement de choses partout, quand nous sommes enfoncées dans nos secrets, dans nos troncs d’arbres, dans nos cachettes, c’est pourquoi nous ne pouvons ni bouger, ni parler, ni penser, seulement écouter, respirer, frémir.
Oui, il se passe beaucoup de choses. Nous ne pouvons pas les dire toutes, d’ailleurs, nous sommes plutôt du genre muet, nous sommes sans langue, nous avons la bouche enfoncée dans nos pattes et le dos rond, nous n’aimons pas expliquer les choses. À qui pourrions-nous les dire de toute façon ? Tous ces gens qui bougent, dansent, volent, ne restent pas en place, et même toutes ces choses immobiles comme les pierres et les branches, personne ne parle notre langage. Nous, nous préférons écouter et sentir, même sans voir. Nous avons appris toutes sortes de secrets. Nous les avons entendus là où nous sommes, dans nos creux entre les herbes et les pierres. Les bruits courent sur la terre molle, se heurtent aux pierres dures, et tombent dans les petits trous cotonneux que nous fabriquons. Les secrets, les secrets sont dans la poussière. Ce sont des choses qui tombent et s’accrochent, puis deviennent grises. Elles se transforment en fumée, elles disparaissent. Mais nous tissons des murs et des rideaux légers et nous les capturons.
Nous savons bien ce qui se passe dans la nuit. Quand la lumière décline, doucement, doucement. Quand tout devient léger et transparent, plein de fumée grise, et que les bruits ralentissent, battent faiblement à la manière de pouls endormis, quand il n’y a plus rien, presque plus rien, et que le froid arrive avec l’ombre, en se glissant dans les interstices, à travers les trous, lentement, lentement, alors le monde se roule en boule, rentre ses antennes & pattes, se fait petit pour dormir, nous autres nous veillons, nous restons vigilantes. Nous ne dormons pas. Non, non, nous écoutons intensément, nous sentons très fort ce qui arrive. Pas grand-chose d’abord, parce que le crépuscule est un breuvage qui enivre et endort la terre et le ciel, et au moment où le soleil bascule de l’autre côté de l’horizon, derrière la mer et les montagnes, on entend comme un cri, ou une sorte de vague de silence blanc qui avance à toute vitesse. Nos pattes tremblent quand passe le cri, quand passe la vague, nous frissonnons, nous nous recroquevillons dans nos trous. Vous le savez, c’est toujours un peu terrible chaque fois que le soleil disparaît et que la nuit avance sur la terre.
Alors tous les petits animaux arrêtent de bouger, ils se cachent et deviennent des cailloux, des boules froides serrées, bien lisses. Il nous semble qu’il n’y a plus personne sur la terre ni au ciel, sauf les chauves-souris. Le ciel est gris, c’est comme si nous étendions nos murs, nos lambeaux légers qui flottent d’une roche à l’autre. Il y a le silence. Le silence, le froid dans notre vallée. Le silence vient de l’ouest, le froid de l’est, et ils se rejoignent au-dessus de notre vallée. Et puis tout s’arrête.
Nous restons immobiles, retenant notre souffle, parce que c’est la chose la plus importante du monde quand cesse la lumière. C’est comme si on ôtait un poids de l’air et que soudain le vide de l’espace était proche, le vide glacé du fond du ciel, là où brillent les Pléiades.
Ce n’est pas la peur, mais nous ne bougeons plus, nous ne respirons plus, nous ne pensons plus. Les petits animaux faibles ferment leurs yeux et leurs oreilles, se roulent en boule dans les feuilles mortes. Une odeur fermée monte de nos cachettes, une petite odeur un peu acide qui doit être celle du sommeil. Mais c’est une odeur imaginaire, car nous ne dormons pas, nous ne dormons jamais. Tapies dans les cachettes duveteuses, pattes écartées, nous guettons dans la nuit.
Quand tout est noir, très noir dans notre vallée, nous distinguons de petites lueurs qui brillent furtivement, qui clignotent. Viennent les insectes de la nuit, les oiseaux de la nuit, les carnassiers de la nuit. Nous écoutons leur passage, les ailes qui se froissent, les ailes qui battent l’air obscur, le vent des ailes, et parfois le bruit de pas souples qui traversent les hautes herbes, qui se coulent entre les branches basses, les frémissements, l’haleine courte des chasseurs de la nuit.
Dans leurs nids sur la terre, les petits animaux craintifs tremblent, loin au fond du sommeil. Il ne faut pas qu’ils s’éveillent. Ceux qui ouvriraient leurs yeux verraient l’horreur et aussitôt ils mourraient.
Nous sommes les gardiennes du sommeil, c’est cela notre rôle sur la terre. L’air vibre dans les toiles invisibles, vibre jusqu’à nos ventres et nous connaissons l’histoire qui se déroule.
Quand l’ombre est assise partout dans notre vallée, c’est comme si l’air était rempli de fibres minuscules, d’un entrelacs de fils et de mailles couleur de poussière, qui flottent doucement entre les branches des arbres et les pierres, entre les collines, qui font des ponts jusqu’au bout du monde. C’est ainsi que nous sommes les maîtresses du temps. L’air est à nous, nous le tenons entre nos pattes et avec nos bouches. Nous attendons, nous attendons. Les petits animaux fragiles dorment à l’abri de nos cocons, chaque seconde de la nuit les tisse de nos fils. Nous tissons sans cesse, nous tissons la nuit. Le ciel est couvert de nos liens, c’est une forêt, une chevelure terne qui absorbe la vie. Nous tissons le silence. Alors, pris dans les trous de leurs terriers, les petits animaux dorment enroulés sur eux-mêmes, la tête à l’envers, dans l’enveloppe de leur haleine acide. Ils rêvent à peine, à peine, juste quelques tremblements, juste quelques lueurs, dans la nuit. Leurs pattes s’agitent, leurs moustaches frémissent, sous leurs paupières fermées leurs yeux roulent. Nous veillons, parce que nous sommes les gardiennes. Nous ne bougeons pas, ni le jour ni la nuit, toutes les toiles grises sont reliées à la terre et flottent dans le vent. Nous attendons. Le temps passe et nous livre bien quelques mouches, quelques papillons égarés. Mais ça n’est pas seulement pour cela que nous sommes là. Si les petits animaux frêles et nus dorment paisiblement dans leur trou, c’est grâce à nous. La nuit pour nous n’est pas si terrible. Elle cesse d’être vide. Elle n’est plus si froide, si lointaine. Il y a tous ces yeux qui guettent, entre les herbes, à la commissure des branches, et jusqu’au firmament où sont les Pléiades. Bientôt le jour se lève, le soleil sort de l’eau et recommence sa course autour de la vallée. Nous serons ici jusqu’à la fin du monde.