Écrire, c’est comme le métro. Vous savez où vous allez, vous n’avez pas un choix infini de destinations, il y a des horaires à respecter, des zones obscures et de plus, ça n’est pas toujours agréable. Mais il y a tout ce que vous ne pouvez pas prévoir, ce qui vous transporte (sans jouer sur les mots), vous expose, vous atteint momentanément ou durablement. Je veux parler des secousses, du rythme, des rencontres. Les regards échangés, parfois glissant sur le bouclier des glaces, les mots captés, les bouts de phrases, conversations, monologues, instantanés insensés, fractures, fractionnés, opus incertum de bris et de débris dans toutes les langues, gestes arrêtés, expressions détachées de leur contexte, sourires extraits de visages, commissures tombantes, paupières voilées, éclats sur les verres des lunettes, soupirs, lâchers, borborygmes. Et les nuques, ah les nuques. On ne parlera jamais assez des nuques. Ployées, offertes au couperet, ou redondantes, musculeuses, coupées de plis épais. Les nuques encore proches de l’enfance, deux tendons aigus creusant le cervelet, attachées au trapèze des épaules. Les nuques plutôt que les mains, car les mains se cachent, les mains s’observent, elles ont appris à mentir comme les visages. Et plus que tout, les pieds. Non pas bêtes, ni beaux, ni glorieux même s’ils sont chaussés de cuir souple, de suède, ornés de boucles et d’œillets. Les pieds tout simplement posés sur le sol, chaussés de sabots, de tongs, sortis de leur coque et exposés au froid, à la pluie. La légende saint-sulpicienne autour de Baden-Powell, telle qu’inculquée aux enfants de cette troupe disparate et un peu honteuse, racontait naguère que le Maître, venu à Londres quelque temps après la guerre des Boers, observa dans un wagon de chemin de fer une femme bien mise, élégante et présentant tous les aspects de sa classe supérieure, mais dont les souliers révélaient deux semelles trouées, signal d’une grande précarité. Il aborda cette femme et le plus respectueusement du monde il la pria d’accepter une contribution en argent à même, pensa-t-il, de la soulager provisoirement de ses difficultés, et lui laissa sa carte de visite. L’histoire ne disait pas ce qui s’ensuivit, romance, ou aide désintéressée — par égard pour lui, je pencherais pour la première hypothèse. Elle a pour conclusion l’importance des pieds dans la relation humaine.
Schopenhauer, dans un essai tonique, Misère de la littérature, affirmait qu’il existe trois sortes d’écrivains. La première, faite d’auteurs qui n’ont rien à dire, et qu’il ignorait. Les deux autres catégories motivées, disait-il, par la nécessité d’affirmer quelque chose. Toute la différence vient de ce que dans un cas, l’auteur se lance à l’aventure et risque, comme le chasseur inexpérimenté, de revenir bredouille. Dans l’autre, l’écrivain réfléchit à ce qu’il doit dire, comme le chasseur rassemble le gibier grâce aux rabatteurs, et n’entame son œuvre qu’au terme de ce calcul. Dirai-je que, contrairement au philosophe, ma sympathie va au chasseur aventureux. Ne sachant pas exactement ce qu’il cherche, il se laisse entraîner par le hasard et il lui arrive de trouver une surprise inappréciable. Je ne suis pas chasseur, pas très carnassier non plus, mais je me souviens d’avoir accompagné naguère des chasseurs dans la forêt panaméenne, des Indiens qui ne tuent un animal que pour se nourrir. Ils n’ont pas de rabatteurs, ni d’arme perfectionnée. Mais leur agilité y supplée, et l’instinct les guide. Leurs sens sont aux aguets pour capter l’odeur d’un cerf ou d’un pécari, et ils montrent cette extraordinaire aptitude à réagir sur l’instant qui fait de leur chasse non un divertissement mondain et ennuyeux mais un jeu joyeux et nécessaire qui restitue à l’homme sa part animale. C’est ce que j’aimerais trouver dans la lecture, dans l’écriture. L’aventure.
Donc le voyage en wagon, sous la terre. Je suis alors dans un espace confiné, sorte d’intérieur d’astronef projeté dans le vide qui sépare deux points sur une ligne. Vision en tunnel qui m’abstrait du réel et me place dans un état d’apesanteur — d’irréalité. Un flottement physique et mental interstatique, entre l’état de prise et la déconnection, ou mieux entre la veille et le sommeil — nous propulse loin du présent vers un avenir incertain, et nous percevons tous les changements qui nous arrivent. Les uns dorment, la bouche ouverte ou le menton carré contre le col de leur manteau, d’autres lisent comme elle, la même page du livre qu’elle a sorti de son sac à main, ça doit être un polar à voir la couverture défraîchie, mais elle ne le lira pas car son regard est fixe et ses doigts qui ont corné la page ne la tourneront pas. D’autres regardent. Le wagon est un espace clos, le train tout entier est une sorte de capsule dont personne ne peut, et ne songe à s’échapper. C’est ainsi, ils l’ont voulu. Le carré de papier (titre de transport), ou le clic de leur carte magnétique sur la borne d’entrée du métro est un contrat auquel nul, une fois entré, ne peut renoncer. Cela vaut pour tous les débats sur l’identité, la liberté, l’engagement politique, les serments d’amour et les alliances, les bulletins de vote ou les demandes d’asile.
Dans le wagon, les corps se touchent. Rarement se cherchent (sauf quelques pervers dont c’est la raison d’être à bord, mais eux-mêmes ne tardent pas à perdre pied). S’éviteraient s’il y avait de la place. Des gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer sont face à face, le vieux rouleur et la jeune prépubère, la matrone dignifiée et le gigolo, l’aviateur décoré et la pute décolorée, le garçon coiffeur et l’ambassadeur (il arrive qu’ils se ressemblent), le professeur et l’élève, le fou et le prophète, le vieillard aux yeux troubles et le trentenaire au sourire entendu, le juge et le prisonnier, la fliquette et le pickpocket, et plus généralement tous ces gens semblables, indifférenciés, uniformément gris et anonymes, interchangeables et pourtant uniques.
Combien de temps dure ce voyage ? Quatre, cinq minutes, parfois davantage. Mais si longues, si riches en événements et en sensations, pleines d’idées, de mots qui volettent, d’images, de vies. Jusqu’où irons-nous ? Jusqu’à quand serons-nous vivants ? Quelles raisons donnerons-nous à notre histoire ? Parce qu’il faudra bien un jour trouver une raison, donner une raison, nous ne pourrons pas accréditer notre innocence. Où que nous soyons, quelle que soit notre destination finale (si une telle chose existe), il nous faudra rendre compte, rendre des comptes.
J’ai été, j’ai fait, j’ai possédé. Et un jour je ne serai plus rien. Pareil à ce wagon lancé à une vitesse inimaginable, incalculable, sans doute voisine de l’absolu, entre deux mondes, entre deux états. Et pas question qu’aucun d’entre nous retourne jamais à ses états, je veux dire à son passé, à ce qu’il, à ce qu’elle a aimé. Pour cela les visages sont figés, immobiles, parfois terreux, on dirait des masques de carton bouilli ou de vieux cuir, avec deux fentes par où bouge le regard, une étoile de vie accrochée au noir des prunelles.
Les ressauts, brutaux, violents, quand les roues traversent les aiguillages, jetant des étincelles, ou bien le long des courbes de la voie, des séries d’à-coups qui rectifient la course, contre la force centrifuge, l’arc de cercle des rails se décomposant en centaines, milliers de facettes, chacune envoyant son impulsion dans les corps des passagers dociles, dodelinants, dans le grincement des essieux et les tremblements des glaces, seule la vie est capable du mouvement continu, seule la vie est ronde, le monde mécanique créé par les humains n’est capable que de chocs, de changements, de métamorphoses.
Est-ce de la rêverie ? De la fantasmagorie ? Simplement de la fantaisie. D’autres diraient des fantasmes. À chaque instant, on perd pied. Un jour, dans un train de banlieue, j’ai vu une femme s’évanouir. Jeune, gracieuse, à l’accent de son mari j’ai compris qu’elle était « des îles », mauricienne (j’ai un radar pour détecter mes compatriotes à l’étranger). Chaleur suffocante, rame archi-comble, fenêtres fermées. Debout au milieu de la foule, délicate comme une fleur de canne, son teint de miel a pâli, a pris une teinte cendrée, ses yeux se sont révulsés sous ses paupières tremblantes et son corps s’est affaissé sur lui-même, retenu par la pression des voisins et voisines qui ne se rendaient compte de rien, juste peut-être une bourrade pour se dégager du poids de ce corps contre eux. À la station suivante, le wagon s’est vidé et la jeune femme est tombée par terre, non pas d’un coup mais lentement à la manière d’un vêtement inhabité. Et le mari a tenté de la relever, a interpellé alentour, le wagon vide qui se remplissait déjà à nouveau, quelque chose de désespéré et de colérique dans la voix, une question criée à la cantonade, dans le vide, que personne n’entendait, avec son accent chantant que l’angoisse rendait encore plus inadéquat, une question, un reproche, un appel à témoin : « Mais il n’y a pe’sonne ici pou’ouv’i’une fenêt’ ? »
Ce sont les espaces troués d’interstices, les fissures, les étonnements, les creux noirs entre les briques des murs.
Rien de fini, rien d’achevé. Un instant je suis spectateur, l’instant d’après je suis celui, celle que je regarde.
Ce corps endormi devant moi, une femme de trente ans, africaine probablement, la tête appuyée sur sa main droite et sa main se reposant contre la glace. Emportée en arrière (mais en fermant les yeux n’est-ce pas que le mouvement s’inverse ?), vers un autre temps, un autre lieu. Une île de beauté, un amas de rochers noirs battus par les vagues de l’Océan, une terre aride où s’accrochent les cocos. Son île, début et fin de tous les voyages, tête du pont invisible qui relie l’Afrique et les Amériques. J’entre dans ce corps fatigué, dans ce visage à l’abandon — la douleur de l’exil, l’attente sur les quais poussiéreux de Palma, de Funchal, la peur, les doigts gonflés par les rhumatismes, les pieds meurtris par la marche, par les queues devant les consulats arrogants et barricadés, même si l’on danse d’un pied sur l’autre, arrive le moment où on n’en peut plus, où on s’affale par terre, sur le bord du trottoir, sur une marche d’église, sur une banquette de métro. Au fond d’elle s’ouvre un portique, une baie taillée dans la pierre noire sur la blancheur de la mer, sur le ciel. La porte du non-retour.
Ou bien cette grille qui enferme les immigrants dans un camp d’Algésiras, les gardes qui brandissent leurs mitraillettes — pourquoi déchargent-ils leurs armes vers le ciel, ont-ils reçu des instructions, affirmer leur puissance, ou bien aiment-ils à terroriser les pauvres ?
Derrière ses paupières fermées, je nage dans une autre mémoire. Qu’est-ce que la mémoire en effet, est-ce la mienne, reçue de mes lectures, des films vidéo, des bouts d’on-dit et de refrains ? Est-ce la mémoire humaine, comme on dit la pensée universelle ? Est-ce la mémoire d’une autre dans laquelle je pénètre par effraction, passant d’un état à un autre sous l’effet des sursauts et des coups de reins de cette vieille capsule de fer, dans l’ondulation des chairs, et le va-et-vient des haleines ?
Une phrase me revient, une phrase qui me hante par ses mots et son rythme, comme les noms des stations sur la Circle Line, Sloane Square, South Kensington, Gloucester Road. Do you think of me as I think of you, my friends, my friends ?
Peut-on habiter une phrase ? Ces mots de Letitia Elizabeth Landon, pourquoi me troublent-ils, comme s’ils déclenchaient l’amour et la nostalgie, regret et désir, désir de savoir et regret de ne pouvoir remonter le temps pour comprendre celle qui les avait écrits avant de mourir, suivre la main qui les traçait, lire cette lettre jamais envoyée, répondre peut-être à la place de ceux qui les avaient ignorés. Do you think of me as I think of you, my friends, my friends ? Comment comprendre ? À quel point une vie se sépare, à quel point elle cesse d’être jouée pour devenir vraie ? Que reste-t-il des sentiments et des expériences, dans ce moment que je vis, sous terre, dans une machine que personne n’aurait imaginée alors ? La pose des faux romantismes, le goût byronien des vagues sur les rochers noirs, posture ou imposture, les mots de Felicia Dorothea Browne Hemans, d’Elizabeth Barrett Browning, lorsque arrive la nouvelle de la mort tragique de Letitia : Oh, Bring no flowers… Mais le voyage est univoque, ce que l’on quitte ne peut pas être retrouvé, même dans nos rêves.
Cahots, vacillations, comas passagers… Qui est cette fille brune aux cheveux lisses, vêtue d’un sobre complet gris, tenant un sac de tapisserie, chaussée d’escarpins à talons hauts, debout sur la plate-forme elle résiste aux mouvements du wagon en cambrant ses reins ? Qui est cette femme au visage tragique, les plis d’amertume marqués de chaque côté des lèvres, entrée en elle-même, enfermée dans ses pensées ? Et ce garçon d’Afrique noire, rien d’un Antillais ou d’un Américain, trop svelte, trop fragile, et pourtant endurci et endurant, sa peau est appliquée aux os de son visage aussi étroitement que du métal fondu ? Ce n’est pas l’étrangeté que je perçois en eux, mais la familiarité, l’appartenance. Une histoire commune. L’histoire de Nana Akweshi Prempeh, incarcéré par les Anglais dans le fort d’Elmina au temps des guerres contre les Ashantis : le vieil homme pareil à un lion enfermé dans une cage, en haut de la forteresse, son regard usé par la mer, la lumière et le vent. L’histoire d’Olaudah Equiano âgé de dix ans, capturé dans son village et emmené en esclavage, telle qu’il l’a racontée, et aussi l’histoire de sa petite sœur, enlevée en même temps que lui mais dont on ne saura jamais rien. Et le tunnel où le wagon se précipite ressemble à l’étroit goulet brise-échine par lequel les trafiquants faisaient passer les esclaves, hommes, femmes, enfants, réunis une dernière fois pour le long voyage…
Revenons à ce jour. Un jour si long, que chaque seconde semble immémoriale, un jour comme un an, un an comme un siècle. Dans le tunnel, l’air se comprime, les oreilles se bouchent et se débouchent avec un petit claquement. Tout se hâte, ou bien se ralentit, n’est-ce pas au fond la même chose ? Et cèdent les barrières individuelles, minces écrans plastiques, pour que se mêlent les vies. Les visages. Toujours des visages, ils semblent des masques accrochés dans une cage d’escalier à la spirale fabuleuse. Ils cachent une vérité commune que personne ne cherche à connaître. Je vois ces traits, front haut, nez moyen, lèvres, paupières fermées, laissant filtrer par instants la lueur d’un regard bleu acier, joues, menton, cou à replis, épaules, et tout le corps tassé par la fatigue et par l’ennui, je vois toute l’humanité présente, résultat de hasards, de rencontres fortuites, de désirs si brefs qu’ils sont futiles, portée par la vague de la mort, avec ses secrets, ses mots perdus, ses illusions de savoirs, ses illusions d’enfance, demain ils seront vieux, demain ils auront disparu. Voilà qui guérit de la tentation du démiurge. Emportés, vous dis-je, dans ce train infernal, entraînés, à la merci d’un courant violent, tous tant qu’ils sont, les puissants et les faibles, les possédants et les possédés, les vaniteux, les triomphants, les mendiants, les va-nu-pieds, les précieux, les exquises. Rien ne sera sauvé. Visages qui reculent à toute vitesse, qui s’échappent, et moi de même. Est-ce qu’un seul mot, une seule action pourra les retenir, et combien de temps ? Mais ça n’est pas une question d’heures (ni de minutes étant donné la distance entre le point A et le point B sur cette ligne).
Carnet à la main, je tente un inventaire des métamorphoses :
une femme enceinte, ses pieds bien à plat sur le sol du wagon, les mains ouvertes de chaque côté de son gros ventre, les yeux cernés
un homme en complet sombre, cravaté, portant mallette, debout appuyé contre la porte
un autre, assis, plongé dans la lecture d’un quotidien, peut-être le résultat des courses à Vincennes, ou les cotes de la Bourse — la même chose
un autre, jeune, en haillons, un pansement sur l’œil droit
une femme avec un petit enfant de trois ans à peu près, une fillette qui lui ressemble, elles se regardent toutes les deux sans se parler, sans se sourire
le vieux qui traîne les pieds, et dès qu’il descend du wagon allume son mégot
un homme dans la cinquantaine, bien mis, libanais peut-être, ou syrien, ou peut-être juif sépharade, il observe, un léger tic dans sa paupière. Il voyage, mais qui ne voyage pas ici ?
sauf cette femme, qui lit un roman, ses mains sont couvertes de moufles, laissant le bout des doigts libre pour tourner les pages, et elle n’a quitté que brièvement sa lecture quand
le jeune garçon s’est mis à crier à l’autre bout du wagon, c’est un jeune Noir âgé de dix-sept ans environ, assis sur un strapontin, il se redresse et il crie : Suzanne !!! puis il recommence à regarder à ses pieds
Mais si vite que j’écrive je ne parviens pas à noter la totalité de ce qui se passe, les expressions, les pensées, les bruits et soupirs, le silence même malgré le bruit des roues de fer sur les rails de fer.
Dans une station, par la portière ouverte, j’ai entendu un autre cri, non pas un nom, ni un appel, mais rien qu’un cri : HAOUAH, aigu, un bruit plutôt qu’un cri, émis par un homme, l’air dément, il n’a que ce cri pour langage, un cri de victime, de torturé, de violenté, et la foule se creuse devant lui pour l’éviter. Puis les portières claquent, coupent le cri, et l’homme est emporté par le quai, un pantin disloqué.
Et cette jeune fille, japonaise, coréenne, visage large, front bombé, bouche petite, nez à peine marqué, et de grands yeux obliques, des yeux de chat, des yeux de feuilles d’or des masques péruviens. Immobile sur son siège (voisine du garçon qui appelle Suzanne), tache blanche entourée d’une cascade de cheveux noirs lisses, semblable à une statue. Malgré le bruit, malgré la foule et les cris du jeune fou, son regard capte l’espace, j’entre en elle, et je reçois une chaleur intense, une explosion de lumière, comme si un être puissant m’enveloppait et me protégeait. Je reçois un regard venu d’ailleurs, un rayonnement que je compare au ciel d’été la nuit, cette douce lumière d’étoiles venue des autres mondes. Un instant, rien qu’un instant. Je ne le savais pas, c’est pour cela que je suis dans ce train, il n’y a pas de hasard, ou bien c’est que tout est hasard au contraire, et que j’attendais cet instant. Et tout ce qui m’entoure, dans ce wagon lancé à la vitesse de la lumière dans son couloir, tous ces gens, avec moi, passagers occasionnels ou abonnés à l’année, voyageurs et vagabonds, professionnels de la manche et de la tire, tous, de la fille qui ne lira pas son polar à l’idiot seul sur son quai avec son cri, tous signifient quelque chose, sont réunis pour accomplir quelque chose. Mais quoi ? Pour approcher d’une fille simple qui a connu Dieu ? Pour donner une parcelle de leur vie, ne fût-ce qu’une poignée de son, une bribe de peau ? Comme si l’être volait de l’un à l’autre, attaché au centre incandescent de cette jeune fille, passait à travers moi qui les regarde et les imagine, qui ne suis qu’une pièce de cet ensemble, une poussière de ce microcosme, pour faire bouger la mémoire plus grande que les humains…
La machine décélère, le crissement des freins envahit le wagon, il y a comme une odeur de soufre dans l’air, la réalité s’épaissit à nouveau dans la carlingue de l’astronef. Nous avons commencé notre descente, inexorable, inévitable. Il était évident que le voyage aurait une fin. Tout se referme. La jeune fille continue de regarder de ses yeux immenses, il me semble qu’elle esquisse un sourire. La fin annonce sans doute un soulagement. Les noms des stations, les mots insensés, juxtaposés dans le bric-à-brac des villes, strates du passé, monuments, associations de gendarmes et de voleurs, de généraux et de soldats, hommes de robe ou d’épée, héroïnes et femmes savantes, filles de la révolution, champs de ruines, chants du départ, îles fortunées,
À chacun sa vie