7

Une fois rentré chez lui dans la soirée, Erlendur, après s’être fait deux tartines de pain plat avec du mouton fumé et préparé un café, introduisit à nouveau la bande magnétique de Karen dans la radiocassette.

Il pensa au suicide de Maria, à la somme de désespoir qu’il fallait pour commettre un tel geste et à la profonde crise spirituelle qui, à n’en pas douter, se cachait derrière. Il avait lu des messages rédigés par des gens qui avaient mis fin à leur vie, certains ne comportaient que quelques phrases, voire une seule, parfois ce n’était qu’un mot, d’autres, plus longs, dressaient la liste de leurs raisons, comme si leurs auteurs avaient voulu s’en excuser. Parfois, on trouvait leur lettre sur l’oreiller de la chambre, parfois sur le sol du garage. C’étaient aussi bien des pères de famille que des mères, des adolescents, des vieillards, des célibataires.

Erlendur s’apprêtait à mettre l’appareil en route pour écouter la cassette quand il entendit quelqu’un frapper à sa porte. Il alla ouvrir et Eva Lind se faufila entre lui et le mur de l’entrée.

– Je te dérange ? demanda-t-elle tout en retirant son manteau de cuir qui lui descendait aux genoux. Elle portait un jean et un épais chandail. Qu’est-ce qu’il caille dehors, observa-t-elle. Cette tempête doit se calmer bientôt ?

– Je ne crois pas, répondit Erlendur. Elle est annoncée pour toute la semaine. Le noroît, c’est comme ça qu’on disait autrefois quand le vent soufflait du nord. La langue islandaise est très riche pour décrire le vent. Il en existe un autre, le suroît. Tu as déjà entendu ce mot ?

– Oui, enfin, non, je ne me rappelle pas. Sindri est passé te voir ? demanda Eva Lind qui se fichait pas mal des noms qu’on donnait au vent.

– Oui, je t’offre un café ?

– Oui, merci. Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

Erlendur alla à la cuisine chercher la cafetière. Il avait essayé de diminuer sa consommation le soir. Parfois, il avait du mal à s’endormir s’il en avalait plus de deux tasses. Pourtant, les insomnies ne le dérangeaient pas. Peu de moments étaient aussi propices à atteindre le cœur des choses.

– Il n’a pas raconté grand-chose, il m’a vaguement dit que ta mère et toi vous vous êtes disputées, répondit Erlendur à son retour. Et il pensait que j’étais le sujet de cette dispute.

Eva Lind attrapa son paquet de cigarettes dans son manteau en cuir pour en sortir une qu’elle alluma. Elle rejeta la fumée loin dans le salon.

– Elle a complètement pété les plombs, la vieille !

– Pourquoi donc ?

– Je lui ai dit que vous deviez vous voir.

– Ta mère et moi ? s’étonna Erlendur. À quoi bon ?

– C’est exactement ce qu’elle m’a répondu. À quoi bon ? Pour vous rencontrer. Pour discuter tous les deux. Stopper cette connerie de refuser de vous adresser la parole. Pourquoi vous ne pourriez pas faire ça ?

– Et qu’est-ce qu’elle t’a répondu ?

– Elle m’a dit de laisser tomber. Définitivement.

– C’était ça, la dispute ?

– Ouais. Et toi, tu dis quoi ?

– Moi ? Rien. Si elle ne veut pas, parfait.

– Parfait ? Vous ne pourriez pas discuter juste une fois ?

Erlendur s’accorda un instant de réflexion.

– Eva, qu’est-ce que tu essaies de faire ? demanda-t-il. Tu sais que cette histoire est morte et enterrée depuis longtemps. On s’adresse à peine la parole depuis des dizaines d’années.

– C’est bien le problème, en fait vous ne vous êtes pas parlé depuis ma naissance et celle de Sindri.

– Je l’ai croisée quand tu étais à l’hôpital, précisa Erlendur. Et cette rencontre n’a pas été spécialement agréable. Je crois que tu ferais mieux d’oublier cette idée, Eva. Ni elle ni moi ne le voulons.

Quelques années plus tôt, Eva Lind avait perdu un enfant dont elle avait longtemps porté le deuil. Elle se droguait depuis de longues années. Sindri avait confié à Erlendur que, dernièrement, elle s’était reprise en main sans aide extérieure, et, lui semblait-il, avec succès.

– Tu es sûr ? demanda Eva Lind en regardant son père.

– Oui, tout à fait, répondit Erlendur. Mais dis-moi, comment vas-tu ? Tu me sembles différente, plus mature.

– Plus mature ? J’aurais déjà l’air d’une vieille ?

– Non, rien à voir avec ça. Peut-être simplement plus mûre. Je ne sais pas moi-même ce que je raconte. Sindri m’a dit que tu t’étais prise en main.

– Qu’est-ce qu’il raconte encore ?

– C’est vrai ?

Eva Lind ne répondit pas immédiatement. Elle aspira la fumée de sa cigarette et la garda longtemps à l’intérieur de ses poumons avant de la rejeter par le nez.

– Une de mes copines est morte, déclara-t-elle. Je ne sais pas si tu te souviens de cette histoire.

– Qui ça ?

– Elle s’appelait Hanna. Vous l’avez retrouvée derrière les poubelles, là-haut, à côté du centre commercial de Mjodd.

– Hanna ? murmura Erlendur, pensif.

– Elle a fait une overdose, précisa Eva Lind.

– Ah oui, ça me revient. Ça ne remonte pas à très longtemps, non ? Elle prenait de l’héroïne. Ce n’est pas très courant, enfin, pour l’instant.

– C’était une de mes amies.

– Je l’ignorais.

– Tu ignores en général bien des choses, rétorqua Eva Lind. J’avais le choix entre deux options : faire comme elle ou alors…

– Ou alors ?

– Essayer de m’y prendre autrement, tenter de me sortir de cet enfer. Une bonne fois pour toutes.

– Qu’est-ce que tu entends par faire comme elle ? Tu veux dire qu’elle a pris cette dose trop forte sciemment ?

– Je n’en sais rien, répondit Eva Lind. Elle s’en fichait complètement. Elle se fichait de tout.

– Complètement ?

– Elle se foutait radicalement de tout.

– Tu pourrais me rappeler son parcours ? demanda Erlendur.

Il se souvenait de cette gamine mal attifée d’une vingtaine d’années qu’on avait trouvée avec une seringue dans le bras aux abords du centre commercial de Mjodd, l’hiver précédent. Les éboueurs l’avait découverte tôt le matin, gelée, adossée à un mur.

– Tu parles constamment comme un prof de fac, s’agaça Eva Lind. Putain, mais ça change quoi ? Elle est morte. Ça te suffit peut-être pas ? Son parcours change quoi que ce soit ? Est-ce que ça change quoi que ce soit que personne n’ait jamais été là pour elle ? Même si elle refusait toute aide extérieure parce qu’elle ne se supportait pas elle-même. Et, d’ailleurs, quelle raison les gens auraient-ils eue de lui venir en aide ?

– En tout cas, elle comptait à tes yeux apparemment, avança prudemment Erlendur.

– C’était mon amie, répondit Eva Lind. Je ne suis pas venue ici pour te parler d’elle. Alors, tu es prêt à rencontrer maman ?

– Tu as l’impression que je n’ai pas été là pour toi ? éluda Erlendur.

– Tu en as fait plus qu’assez, répondit Eva Lind.

– Je ne parviens jamais à t’atteindre, je n’arrive jamais à t’aider.

– T’inquiète. J’y arriverai.

– Elle ne se supportait pas elle-même, tu dis ?

Eva Lind écrasa lentement son mégot.

– Je n’en sais rien. Je crois qu’elle avait perdu toute forme d’amour-propre. Elle se fichait éperdument de ce qui pouvait lui arriver. Beaucoup de choses l’écœuraient, mais ce qui la dégoûtait le plus, c’était elle-même.

– Tu t’es déjà retrouvée dans cette situation ?

– Disons, pas plus de deux mille fois, rétorqua Eva Lind. Alors, tu acceptes de rencontrer maman ?

– Je crois sérieusement que ça ne servirait à rien, répondit Erlendur. Je n’ai aucune idée de ce que je pourrais lui dire. De plus, la dernière fois que nous avons discuté ensemble, elle était sacrément virulente.

– Tu ne pourrais pas le faire pour moi ?

– Et ça t’apporterait quoi ? Après tout ce temps ?

– Je veux juste que vous discutiez tous les deux, s’entêta Eva Lind. Vous voir ensemble. C’est si compliqué que ça ? Je te rappelle que vous avez deux enfants, Sindri et moi.

– Tu n’espères tout de même pas que nous allons recommencer à vivre ensemble ?

Eva Lind fixa longuement son père.

– Je ne suis pas une idiote, s’emporta-t-elle. Ne me prends pas pour une conne.

Sur quoi, elle se leva, ramassa sa besace et s’en alla.

Erlendur resta assis à méditer sur la capacité de sa fille à se mettre en colère en l’espace d’un instant, comme en ce moment. Il se disait que jamais il ne réussirait à lui parler sans la monter contre lui. L’idée d’une rencontre avec Halldora, son ex-épouse et la mère de ses enfants, lui paraissait inconcevable. Ce chapitre de sa vie était clos depuis longtemps, quoi qu’Eva Lind puisse penser ou rêver. Ils n’avaient rien à se dire. Halldora était pour lui une parfaite inconnue.

Il se souvint de l’enregistrement et s’avança vers l’appareil pour le mettre en marche. Il rembobina un peu afin de se remettre en mémoire ce qu’il avait déjà écouté. Il entendit la voix du médium se changer pour devenir caverneuse et brutale au moment où elle rugissait presque Tu ne sais pas ce que tu fais ! Puis, elle changeait à nouveau et le médium disait qu’il avait froid.

– J’ai entendu une autre voix…

– Une autre ?

– Oui, mais pas la vôtre.

– Et que disait-elle ?

– Elle m’a dit de me méfier.

– Je ne sais pas, répondit le médium. Je ne me souviens plus de rien.

– Elle m’a rappelé…

– Oui ?

– Elle m’a rappelé mon père.

– Mais ce froid… ce froid que je ressens ne vient pas de là-bas. Il vient directement de vous. Il porte en lui un danger. Un danger contre lequel vous devez vous protéger.

Silence.

– Tout va bien ? demanda le médium.

– Comment ça, m’en protéger ?

– Je l’ignore. Mais le froid n’est jamais un bon présage, je le sais.

– Vous pouvez appeler ma mère ?

– Je n’appelle personne. Elle apparaîtra si elle doit apparaître. Je ne fais venir personne.

– Mais c’était tellement court.

– Je n’y peux pas grand-chose.

– On aurait dit qu’il était très en colère. Tu ne sais pas ce que tu fais, voilà ce qu’il a dit.

– C’est à vous de découvrir le sens de cette phrase.

– Je peux revenir vous voir ?

– Évidemment. J’espère vous avoir un peu aidée.

– Vous l’avez fait, oui, merci beaucoup. Je me disais que, peut-être…

– Oui ?

– Ma mère est décédée d’un cancer.

– Je comprends. Erlendur entendit le médium prononcer ces mots avec une vraie compassion. Vous ne m’aviez pas dit ça. Il y a longtemps qu’elle est morte ?

– Bientôt deux ans.

– Vous l’avez vue ou entendue pendant la séance ?

– Non, mais je la sens. Je perçois sa présence.

– Elle s’est déjà manifestée ? Vous avez peut-être consulté d’autres médiums ?

La question de l’homme fut suivie d’un long silence.

– Excusez-moi, dit-il. Évidemment, ça ne me regarde pas.

– J’attends qu’elle vienne me visiter en rêve, mais ce n’est pas encore arrivé.

– Pourquoi attendez-vous sa visite ?

– Nous avons passé…

Silence.

– Oui ?

– Nous avons passé un accord.

– Ah bon ?

– Elle… Nous avons convenu que… qu’elle m’enverrait un signe.

– Un signe ?

– On s’était dit que s’il existait une vie après la mort, elle m’enverrait un message.

– Quel genre de message ? Un rêve ?

– Non. Pas un rêve. Il n’empêche que j’attends de rêver d’elle. J’ai tellement envie de la revoir. Mais le signe en question a pris une autre forme.

– Vous voulez dire que… ce message, elle vous l’a réellement transmis ?

– Oui, il me semble, l’autre jour.

– Et de quoi s’agissait-il ? demanda le médium, la voix teintée d’un authentique enthousiasme. Quel était ce signe ? Quel genre de message elle vous a envoyé ?

Il y eut à nouveau un long silence.

– Elle était professeur à la faculté de français. Son auteur favori était Marcel Proust. Elle possédait les sept volumes d’À la recherche du temps perdu en français, luxueusement reliés. Elle m’a dit qu’elle se servirait de Proust. Et que le message qu’elle m’enverrait signifierait qu’effectivement, il y avait bien une vie après la mort.

– Et que s’est-il passé ?

– Vous croyez que je suis folle, n’est-ce pas ?

– Non, pas du tout. L’être humain est depuis toujours confronté à cette question : y a-t-il une vie après la mort ? On essaie d’y apporter une réponse depuis des milliers d’années, aussi bien de manière scientifique que personnelle, comme l’a fait votre mère. Ce n’est pas la première fois que j’entends une histoire de ce genre. Et je ne suis pas là pour juger les gens.

Ses paroles furent suivies d’un long silence. Assis dans son fauteuil, Erlendur écoutait avec intérêt. La voix de cette femme défunte était étrangement ensorcelante, elle s’exprimait sur un ton résolu et inébranlable, qui convainquait Erlendur. Il se montrait très réservé sur la teneur même des propos qu’elle avait, persuadé qu’une séance comme celle qu’il écoutait ne servait à rien, il était cependant convaincu que la femme croyait fermement ce qu’elle disait et que l’expérience qu’elle racontait plongeait ses racines dans sa réalité intime.

Le silence fut finalement rompu.

– Après la mort de ma mère, je restais assise dans mon salon à regarder les œuvres de Proust sans oser les quitter des yeux pendant des heures. Rien ne se produisait. Jour après jour, je surveillais la bibliothèque. Je dormais devant les livres. Les semaines, les mois passaient. La première chose que je faisais au réveil était d’aller jeter un œil à ces étagères. Le soir, ma dernière activité consistait à aller voir si quelque chose s’était produit. Peu à peu, j’ai compris que cela ne servait à rien. Au fur et à mesure que je réfléchissais à ce message et que je regardais ces livres, j’ai compris pourquoi il n’arrivait rien.

– Pourquoi ? Qu’avez-vous compris au juste ?

– L’explication m’est apparue de plus en plus clairement avec le temps et j’en ai été extrêmement reconnaissante. Tout simplement, ma mère m’a aidé à faire le deuil. Elle m’a donné quelque chose sur quoi fixer mes pensées après sa mort. Elle savait que je serais inconsolable quoi qu’elle puisse me dire. Elle m’a très bien préparé à son départ : nous avons eu de longues conversations jusqu’au moment où elle est devenue trop faible pour parler. Nous avons discuté de la mort et c’est là qu’elle m’a promis de m’envoyer ce signe. Mais, évidemment, il ne s’est rien passé, à part qu’elle m’a facilité le travail de deuil.

Il y eut un nouveau silence.

– Je ne suis pas sûre que vous me compreniez.

– Si, continuez.

– Puis, l’autre jour, presque deux ans après son décès, alors que j’avais cessé de surveiller la bibliothèque et les œuvres de Proust, je me suis réveillée un matin, je suis allée mettre un café en route et j’ai ramassé le journal à la porte. En revenant à la cuisine, j’ai jeté un regard machinal au salon et…

L’appareil se mit à grésiller sur le silence qui suivit ces paroles.

– Et quoi ? murmura le médium.

– Il était posé grand ouvert sur le sol.

– Quoi donc ?

– Du côté de chez Swann. Le premier ouvrage de la série.

Il y eut à nouveau un long silence.

– C’est pour ça que vous êtes venue me voir ?

– Vous croyez à la vie après la mort ?

– Oui, murmura le médium aux oreilles d’Erlendur. J’y crois. Je crois effectivement qu’il existe une vie après la mort.

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