17

Les jours suivants, Erlendur se rendit à plusieurs reprises à la gare routière pour voir s’il n’y voyait pas Tryggvi. La description que lui avait donnée Rudolf au Napoléon était plutôt vague, mais il espérait qu’elle suffirait. La troisième fois qu’il passa au BSI, le car à destination d’Akureyri s’apprêtait à partir. Un petit groupe de passagers commençait à se préparer dans la salle d’attente. Le coup de feu de midi était terminé, le calme régnait dans la cafétéria qui proposait des plats chauds, des sodas et des sandwichs. On pouvait fumer aux tables situées le long des fenêtres qui donnaient sur le parking des bus à l’arrière de la gare. Un homme était assis là, seul, les mains cramponnées à un sac de supermarché en plastique jaune posé sur la table depuis laquelle il observait les gens qui s’embarquaient vers Akureyri. Il avait les cheveux hirsutes et portait une grosse balafre au menton, trace d’un accident passé ou de la lame d’un couteau. Ses grandes mains étaient sales, les ongles de son index et de son majeur noirs de crasse.

– Excusez-moi, demanda Erlendur tandis qu’il s’approchait de la table, vous vous appelez bien Tryggvi ?

L’homme lui opposa un regard méfiant.

– Qui êtes-vous ?

– Je m’appelle Erlendur.

– Bah… fit le clochard, qui ne semblait pas ravi de voir le premier venu l’apostropher.

– Je peux vous offrir un café ou quelque chose à grignoter ? proposa Erlendur.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– J’avais envie de discuter un peu avec vous. Si ça ne vous dérange pas.

L’homme le jaugea du regard.

– Discuter avec moi ?

– Si vous, ça ne vous gêne pas.

– Qu’est-ce que vous me voulez ? ?

– Je peux vous offrir quelque chose ?

L’homme fixa longuement Erlendur, il ne savait trop que penser de cette intrusion.

– Vous pouvez me prendre du Brennivin, déclara-t-il enfin.

Erlendur lui renvoya un rictus, hésita l’espace d’un instant avant de se diriger vers le comptoir. Il y commanda deux cafés ainsi qu’un double Brennivin pendant que l’homme l’attendait près de la fenêtre d’où il regardait le car d’Akureyri s’éloigner lentement. Le serveur apporta le tout et Erlendur lui demanda s’il connaissait l’homme assis là-bas, dans l’espace fumeur.

– Vous voulez parler de ce clochard ? demanda-t-il en faisant un signe de la tête en direction de l’intéressé.

– Oui, il vient souvent ici ?

– Depuis plusieurs années, par période.

– Et que fait-il ?

– Rien, jamais rien, et il ne pose jamais le moindre problème. Je ne sais pas pourquoi il vient traîner là. Parfois, je le vois se raser dans les toilettes. Ensuite, il reste assis des heures et des heures à regarder les cars s’en aller. Vous le connaissez ?

– Un peu, répondit Erlendur. Rien qu’un tout petit peu. Et il ne va jamais nulle part ?

– Non, jamais. Pas une fois je ne l’ai vu monter dans un bus, répondit le serveur.

Erlendur ramassa sa monnaie et remercia, puis alla retrouver l’homme à côté de la fenêtre.

– Qui m’avez-vous dit que vous étiez ? demanda ce dernier.

– Vous êtes bien Tryggvi ? éluda Erlendur.

– Oui, c’est mon nom. Et vous, qui êtes-vous ?

– Je m’appelle Erlendur, je suis de la police.

Tryggvi retira lentement son sac en plastique de la table pour le poser au sol.

– Qu’est-ce que vous me voulez ? Je n’ai rien fait de mal.

– Je ne vous veux rien du tout, répondit Erlendur. Et je me fiche de ce que vous avez dans ce sac. À vrai dire, on m’a raconté sur vous une étrange histoire qui remonterait à l’époque où vous fréquentiez l’université et j’avais envie de savoir si elle avait un fond de vérité.

– À quel sujet ?

– Au sujet de… comment dirais-je… de votre mort.

Tryggvi fixa longuement Erlendur sans dire un mot. Il venait de vider d’une traite le verre de Brennivin que celui-ci avait repoussé vers son interlocuteur. Ses yeux délavés étaient profondément enfoncés sous ses épais sourcils. Il avait un visage bien en chair qui tranchait étonnamment avec son corps décharné, un grand nez qui portait les traces d’une cassure et des lèvres épaisses. Ses traits, qui s’étaient affaissés sous l’effet de la gravité, lui allongeaient presque trop le visage.

– Comment vous m’avez trouvé ici ?

– Par divers moyens, répondit Erlendur. Je suis, entre autres, passé au Napoléon.

– Qu’est-ce que vous vous voulez dire par ma mort ?

– J’ignore si c’est vrai, mais j’ai entendu parler d’une expérience pratiquée par des étudiants en médecine, disons plutôt par un étudiant en particulier. Vous étiez inscrit en théologie ou en médecine à l’époque, je ne me souviens plus exactement. Vous avez voulu prendre part à cette expérience. Il s’agissait de vous plonger en état de mort artificielle l’espace de quelques instants avant de vous ramener à la vie. C’est vrai ?

– Pourquoi vous voulez savoir ça ? demanda l’homme de sa voix éraillée et rugueuse due à l’alcool. Il palpa sa poche de chemise à la recherche de ses cigarettes et en sortit un paquet à moitié vide.

– Je suis curieux, répondit Erlendur.

Tryggvi lança un regard au verre de Brennivin, puis au policier qui se leva, se dirigea vers le comptoir et acheta une demi-bouteille de cette gnôle islandaise qu’il rapporta à la table. Il remplit le verre et posa la bouteille à côté de lui.

– Où est-ce que vous avez entendu cette histoire ? interrogea Tryggvi. Il vida le verre cul sec et le fit glisser vers Erlendur qui le remplit à nouveau.

– Elle est vraie ?

– Et alors ? Qu’est-ce que ça vous apportera de le savoir ?

– Rien, répondit Erlendur.

– Vous êtes vraiment flic ? demanda l’homme en avalant une gorgée.

– Oui. Et vous, vous êtes bien le Tryggvi en question ?

– C’est bien mon nom, en effet, répondit l’homme en balayant les lieux du regard. Je ne comprends pas ce que vous me voulez.

– Vous pouvez me raconter ce qui est arrivé ?

– Il n’est rien arrivé. Que dalle. Pas la moindre petite chose. Pourquoi vous venez me poser des questions là-dessus au bout de toutes ces années ? En quoi ça vous regarde ? En quoi ça regarde qui que ce soit ?

Erlendur voulait éviter d’effaroucher son interlocuteur. Il aurait pu raconter à ce clochard imbibé et crasseux qui empestait le rance à trois mètres que cela ne le regardait pas. Mais, alors, ce dernier ne lui dirait pas ce qu’il avait à cœur d’entendre. Au lieu de cela, il s’efforçait d’amadouer Tryggvi, s’adressait à lui d’égal à égal. Il remplit à nouveau son verre, lui alluma une cigarette, lui parla de choses et d’autres, de l’endroit où ils étaient assis, où on vendait encore des mâchoires de mouton grillées et de la purée de rutabaga comme dans l’ancien temps, à l’époque où les adolescents effectuaient la traditionnelle sortie du samedi soir avec les filles et où ils s’arrêtaient au BSI pour commander la spécialité. Le Brennivin, lui aussi, commençait à faire son effet. Tryggvi l’avalait sans compter, un verre en chassait un autre et il se montrait plus bavard. Erlendur orienta graduellement la conversation vers l’événement qui l’intéressait, vers cette époque où Tryggvi était à l’université et où quelques camarades avaient voulu tenter une expérience.

– Vous voulez manger quelque chose ? demanda Erlendur, une fois qu’ils furent lancés dans la discussion.

– Je croyais que je pourrais devenir pasteur, déclara Tryggvi en agitant la main pour signifier qu’il n’avait pas faim. À la place, il prit la bouteille et avala une bonne lampée, directement au goulot. Il s’essuya la bouche du revers de sa manche. Mais la théologie m’ennuyait, poursuivit-il. Alors, j’ai essayé la médecine. C’est là que la plupart de mes copains s’étaient inscrits. Je…

– Vous… ?

– Je n’en ai croisé aucun depuis bien longtemps. Je suppose qu’ils sont tous devenus médecins. Spécialistes en telle ou telle chose. Riches et bien gras.

– L’idée est venue d’eux ?

Tryggvi lança à Erlendur le regard de celui qui refuse qu’on le double. Ici, c’était lui qui décidait du déroulement du voyage et si ça déplaisait à Erlendur, il n’avait qu’à déguerpir.

– Je ne sais toujours pas pourquoi vous voulez ressortir cette histoire, observa le clochard.

Erlendur poussa un soupir.

– Cet événement a peut-être un lien avec une enquête sur laquelle je travaille en ce moment, je ne peux pas vous en dire plus.

Tryggvi haussa les épaules.

– C’est comme vous voulez.

Il avala une nouvelle gorgée de la bouteille. Le policier patientait.

– On m’a dit que c’était à votre demande, dit finalement Erlendur.

– C’est un mensonge, un putain de mensonge, s’emporta Tryggvi. Je n’ai jamais rien demandé. Ils sont venus me trouver. C’est eux qui sont venus me trouver. Erlendur gardait le silence. Je n’aurais jamais dû écouter cet imbécile, poursuivit Tryggvi.

– Quel imbécile ?

– Mon cousin, ce crétin de malheur !

Il y eut à nouveau un silence qu’Erlendur se refusait à rompre. Il ne voulait rien précipiter mais espérait que le clochard ressentirait le besoin de raconter, de parler de ce qui s’était passé, même si ce n’était qu’à ce quidam croisé dans la gare routière.

– Vous n’avez pas froid ? s’enquit Tryggvi en resserrant contre lui sa veste.

– Non, il ne fait pas froid du tout.

– Moi, je suis constamment frigorifié.

– Et votre cousin ?

– Enfin, je ne me souviens plus très clairement de comment tout ça s’est déroulé, observa Tryggvi.

En le regardant, Erlendur eut l’impression que, bien au contraire, il avait conservé en mémoire chacun des détails.

– C’est une idée qu’on a eue pendant une beuverie. Ils ont voulu la mettre en pratique. Il leur manquait un cobaye. On n’a qu’à prendre le théologien, ils ont dit. Et l’envoyer en enfer. L’un d’eux était… était mon cousin, un type plein aux as qui avait une putain de fascination pour la mort. Je n’étais pas en reste non plus de ce côté-là et il le savait parfaitement. Il m’a offert l’équivalent d’un salaire mensuel entier de l’époque si j’acceptais. Il y avait aussi une fille dans la bande… une fille pour laquelle j’en pinçais un peu. Peut-être que j’ai fait ça pour elle. Je ne dis pas le contraire. Ils étaient plus avancés que moi dans leurs études, mon cousin était en dernière année et cette fille-là aussi.

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