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Erlendur arriva au volant de sa voiture devant un banal pavillon de la banlieue de Grafarvogur, isolé au fond d’une impasse qui donnait sur une jolie rue résidentielle. Les maisons se ressemblaient toutes plus ou moins, peintes en blanc, en bleu, en rouge, avec leur garage et deux voitures garées devant. La rue était bien éclairée et proprette, les jardins soigneusement entretenus, l’herbe coupée, les arbres et les buissons taillés. On voyait des haies aux angles droits où qu’on pose le regard. Le pavillon paraissait un peu plus ancien que les autres constructions, il n’était pas dans le même style, n’avait ni bow-windows, ni colonnades prétentieuses devant l’entrée, ni véranda. Il était peint en blanc, surmonté d’un toit plat et, de la grande baie vitrée du salon, on voyait le Kollafjördur et la montagne Esja. Un charmant jardin joliment éclairé entourait la maison entretenue avec soin. Les buissons de potentille arbustive ou rampante, les roses sauvages et les pensées avaient été tués par l’automne.

Le froid des jours précédents avait été inhabituel, une bise piquante avait soufflé du nord. Le vent sec poussait les feuilles tombées des arbres le long de la rue et jusqu’au fond de l’impasse. Erlendur gara sa voiture et leva les yeux vers la maison. Il prit une profonde inspiration avant d’entrer. C’était le second suicide en une seule semaine. Peut-être était-ce l’automne et la perspective de l’hiver froid et sombre qui s’annonçait.

Comme d’habitude, c’était lui que la police de Reykjavik avait chargé de contacter le mari. Celle de Selfoss avait déjà décidé de confier l’affaire à la juridiction de la capitale afin qu’elle lui réserve le traitement adéquat, selon l’expression consacrée. Un pasteur avait été envoyé chez le mari. Les deux hommes étaient assis dans la cuisine lorsque Erlendur arriva. Ce fut le révérend qui vint lui ouvrir et l’accompagna jusqu’à la cuisine. Il se présenta comme le pasteur de la paroisse de Grafarvogur ; celui de Maria venait d’un autre quartier, mais on n’était pas parvenu à le joindre.

Baldvin, le mari, était assis, figé, à la table de la cuisine, vêtu d’une chemise blanche et d’un jean, mince mais solidement charpenté. Erlendur se présenta et le salua d’une poignée de main. Le pasteur se posta dans l’embrasure de la porte.

– Il faut que j’aille au chalet, déclara Baldvin.

– Oui, le corps a été… dit Erlendur en laissant sa phrase en suspens.

– On m’a dit que… commença Baldvin.

– On peut vous accompagner si vous voulez. Votre femme a été transférée à Reykjavik, à la morgue de Baronstigur. On a pensé que vous préféreriez qu’elle soit ici plutôt qu’à l’hôpital de Selfoss.

– Merci beaucoup.

– Il faudra que vous alliez l’identifier.

– Bien sûr. Évidemment.

– Elle était seule à Thingvellir ?

– Oui, elle est partie travailler là-bas il y a deux jours et devait revenir en ville ce soir. Elle m’a dit qu’elle rentrerait assez tard. Elle avait prêté le chalet à l’une de ses amies pour le week-end. Et elle allait peut-être attendre son arrivée.

– C’est son amie Karen qui l’a découverte. Vous la connaissez ?

– Oui.

– Et vous êtes resté ici, chez vous ?

– Oui.

– À quand remonte votre dernière conversation avec votre femme ?

– À hier soir. Avant qu’elle aille se coucher. Elle avait emporté son téléphone portable avec elle.

– Et elle ne vous a pas donné de nouvelles aujourd’hui ?

– Non, aucune.

– Elle ne vous attendait pas là-bas ?

– Non, on avait prévu de passer le week-end en ville.

– Mais elle attendait son amie ce soir, n’est-ce pas ?

– Oui, il me semble. Le pasteur m’a dit que Maria avait probablement… fait ça hier soir ?

– Le médecin doit encore définir l’heure du décès avec plus de précision.

Baldvin ne répondit rien.

– Elle avait déjà fait une tentative ? demanda Erlendur.

– Une tentative ? De suicide ? Non. Jamais.

– Vous aviez l’impression qu’elle allait mal ?

– Elle était un peu déprimée et triste, répondit Baldvin. Mais tout de même pas au point de… c’est…

Il éclata en sanglots.

Le pasteur lança un regard à Erlendur pour lui indiquer que cela suffisait pour l’instant.

– Excusez-moi, dit Erlendur en se levant. Nous reparlerons de tout cela plus tard. Vous voulez peut-être qu’on appelle quelqu’un qui pourrait rester avec vous ? On peut aussi contacter la cellule d’aide psychologique ? On peut…

– Non, cela… Je vous remercie.

En partant, Erlendur traversa le salon où se trouvaient de grandes bibliothèques. Il avait remarqué la présence d’une imposante jeep devant le garage à son arrivée.

Qu’est-ce qui pouvait pousser quelqu’un à vouloir mourir et quitter un tel foyer ? pensa-t-il. Il n’y avait donc rien ici pour vous donner envie de vivre ?

Il savait bien que les réflexions de ce genre étaient vaines. L’expérience montrait que les suicides étaient parfaitement imprévisibles et indépendants des conditions financières du foyer. Ils suscitaient souvent la plus grande des surprises. Ils touchaient des gens de tout âge, des jeunes, des gens d’une cinquantaine d’années et des vieillards qui, un jour, décidaient d’écourter leur vie. Parfois, ils avaient derrière eux une longue série de dépressions et de tentatives ratées. Dans d’autres cas, leur geste prenait leurs amis et leurs familles au dépourvu. On n’imaginait pas qu’il souffrait à ce point. Elle ne disait jamais rien. Comment aurions-nous pu savoir ? Les proches restaient là, accablés de douleur, avec des regards interrogateurs, incrédules, et un tremblement terrifié dans la voix : pourquoi ? J’aurais dû le voir arriver ? J’aurais dû être plus attentif ?

Baldvin raccompagna Erlendur à la porte.

– Je crois savoir que Maria a perdu sa mère il y a quelque temps.

– En effet.

– Et son décès l’a beaucoup affectée ?

– Oui, ç’a été un gros choc pour elle, répondit le mari. Il n’empêche que c’est incompréhensible. Même si elle était légèrement déprimée ces derniers temps, son geste est inexplicable.

– Évidemment, fit Erlendur.

– Naturellement vous êtes confrontés à des cas semblables, n’est-ce pas ? interrogea Baldvin. Des suicides ?

– Nous en avons toujours quelques-uns, répondit Erlendur. Malheureusement.

– Est-ce que… Elle a souffert ?

– Non, répondit Erlendur, sans hésiter. Elle n’a pas souffert.

– Je suis médecin, informa Baldvin. C’est inutile de me mentir.

– Je ne vous mens pas, répondit Erlendur.

– Ça faisait sacrément longtemps qu’elle était déprimée, reprit Baldvin, mais elle n’a jamais voulu d’aide. Elle aurait peut-être dû aller voir quelqu’un. Peut-être que j’aurais dû mieux mesurer l’épreuve qu’elle traversait. Elle était très proche de sa mère. Elle ne parvenait pas à accepter son décès. Leonora n’avait que soixante-cinq ans, elle est morte dans la fleur de l’âge. Emportée par un cancer. Maria s’est occupée d’elle jusqu’au bout et je ne suis pas certain qu’elle s’était remise de sa mort. Leonora n’avait pas d’autre enfant à part elle.

– On imagine sans peine que c’était pour elle un lourd fardeau à porter.

– C’est peut-être difficile de se mettre à sa place, remarqua Baldvin.

– Oui, évidemment, convint Erlendur. Et son père ?

– Il est mort lui aussi.

– Elle était croyante ? demanda Erlendur, en regardant la statuette de Jésus sur la commode du vestibule. À côté était posé un exemplaire de la Bible.

– Oui, répondit le mari. Elle allait à l’église. Elle était beaucoup plus croyante que moi. Et sa foi se renforçait avec les années.

– Et vous, vous ne croyez pas ?

– Je ne dirais pas ça, non. Baldvin poussa un profond soupir. C’est… tout ça est tellement irréel, excusez-moi, mais je…

– Oui, excusez-moi, j’ai terminé, déclara Erlendur.

– Dans ce cas, je vais descendre à la morgue de Baronstigur.

– Parfait. Le corps sera examiné par un médecin légiste. C’est la procédure habituelle dans les cas comme celui-ci.

– Je comprends, conclut Baldvin.

La maison se retrouva bientôt déserte. Erlendur suivit la voiture du pasteur et de Baldvin. Alors qu’il quittait l’accès du garage, il jeta un œil dans le rétroviseur et crut voir bouger les rideaux du salon. Il posa son pied sur le frein et regarda longuement dans le rétroviseur. Il ne décela pas le moindre mouvement à la fenêtre. Il était persuadé d’avoir mal vu lorsqu’il leva le pied du frein pour continuer sa route.

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