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À une certaine époque, Erlendur avait souffert de tachycardie. Il avait la désagréable impression que son cœur battait une mesure en trop ou que, par moments, son rythme se ralentissait. Constatant que le phénomène tendait plutôt à s’accentuer, il avait feuilleté les pages jaunes de l’annuaire téléphonique et s’était arrêté à un nom qui lui semblait sympathique dans la rubrique Cardiologues : Dagobert. Ce prénom l’avait immédiatement séduit, il avait donc décidé de le prendre pour médecin. Au bout d’à peine cinq minutes passées dans le cabinet, submergé par son impatience, il avait demandé au cardiologue la raison de cet étrange prénom.

– Je suis originaire des fjords de l’Ouest, avait précisé l’homme qui semblait habitué à cette question. Je ne m’en plains pas. Mon cousin m’envie. Il s’appelle Dosotheus.

La plupart des sièges de la salle d’attente étaient occupés par des gens souffrant d’affections variées. Ce centre médical employait des médecins spécialisés dans des domaines divers. On y trouvait des oto-rhino-laryngologistes, des phlébologues, trois cardiologues, deux phrénologues et un ophtalmologiste. Debout à la porte de la salle d’attente, Erlendur se faisait la réflexion que parmi tout ce beau monde, chacun allait trouver chaussure à son pied. Il était gêné de venir s’imposer ainsi chez son cardiologue sans avoir pris rendez-vous plusieurs mois auparavant. Il savait cet homme très pris, n’ignorait pas qu’il n’y avait plus aucun rendez-vous de disponible jusqu’à l’année prochaine et se disait que sa visite allait rallonger le délai d’attente des patients d’au minimum un quart d’heure, quel que soit l’instant où il entrerait dans le cabinet. Erlendur était déjà là depuis une bonne vingtaine de minutes.

Du fond de la salle d’attente partait un long couloir où se trouvaient les salles de consultation des médecins et, alors que trois quarts d’heure s’étaient écoulés depuis qu’il avait informé l’accueil de son arrivée, la porte s’ouvrit, Dagobert apparut et lui fit signe de le suivre. Erlendur l’accompagna et le cardiologue referma la porte derrière eux.

– Vous revenez me voir avec la même chose ? s’enquit Dagobert en invitant Erlendur à prendre place sur la table d’auscultation. Le dossier d’Erlendur était posé sur le bureau.

– Non, répondit le policier. Je vais très bien, la raison de ma visite est plutôt d’ordre professionnel.

– Ah bon ? s’étonna le médecin. C’était un homme grassouillet et avenant, qui portait une chemise blanche, une cravate et un jean. Il n’avait pas de blouse, mais le stéthoscope était bien là, autour de son cou. Vous ne voulez pas vous allonger pour que je vous ausculte ?

– Inutile, répondit Erlendur qui s’installa sur la chaise devant le bureau. Dagobert s’assit sur la table d’examen. Erlendur se rappelait le premier rendez-vous où ce médecin lui avait expliqué que son cœur était commandé par des impulsions électriques, lesquelles avaient été perturbées. En général, le phénomène était dû au stress. Erlendur n’avait pas compris un traître mot de ce qu’il lui avait raconté, à part quand il avait dit que la situation n’avait rien de préoccupant et que ça s’arrangerait avec le temps.

– Dans ce cas, que puis-je pour… ? interrogea Dagobert.

– C’est une question d’ordre médical, commença Erlendur.

Il se débattait avec des problèmes lexicaux depuis qu’il avait décidé de venir le consulter. Il s’était gardé de s’adresser à des gens qui travaillaient avec la police, à un médecin légiste, par exemple, car il voulait n’avoir à fournir aucune explication.

– Oui, laquelle ?

– Si quelqu’un avait l’intention de plonger un individu en état de mort pendant, disons, une à deux minutes, pour ensuite le ramener à la vie sans que personne ne remarque quoi que ce soit, comment procéderait-il ? demanda Erlendur.

Le médecin le fixa longuement.

– Vous connaîtriez un tel cas ? interrogea-t-il.

– C’est justement ma deuxième question, répondit Erlendur. Pour ma part, je n’en connais aucun.

– Autant que je sache, personne ne s’est livré à ce genre de chose de manière délibérée, si c’est ce que vous voulez dire, reprit Dagobert.

– Comment procéderait-on ?

– Tant de paramètres entrent en jeu. Quelles seraient les conditions de déroulement de l’expérience ?

– Je ne suis pas certain. Disons que quelqu’un se mette en tête de faire ça chez lui.

Dagobert lança à Erlendur un regard grave et sévère.

– Des gens de votre connaissance se seraient-ils amusés à tenter ce genre d’expérience ? demanda-t-il. Dagobert savait qu’Erlendur travaillait à la Criminelle et considérait que les troubles du rythme cardiaque dont ce dernier souffrait étaient, pour reprendre son expression, de nature professionnelle. À part ça, il était rare qu’il recoure au jargon, à la grande satisfaction de son patient.

– Non, répondit Erlendur. Et cela n’a rien à voir avec l’une de nos enquêtes. Ma curiosité a simplement été piquée au vif en parcourant un ancien dossier qui a atterri entre mes mains.

– Ce dont vous parlez, c’est de la façon dont on peut susciter un arrêt du cœur sans que personne ne le remarque et de manière à ce que l’intéressé survive ?

– Oui, je suppose, convint Erlendur.

– Pourquoi quelqu’un irait-il faire une chose pareille ?

– Je n’en ai pas la moindre idée.

– Je suppose qu’au contraire, vous en avez une sacrée derrière la tête.

– Absolument pas.

– Je ne vous suis pas vraiment. Comme je viens de le dire : quel motif quelqu’un aurait-il de provoquer un arrêt cardiaque ?

– Je l’ignore, répéta Erlendur. J’espérais que vous seriez à même de répondre à ma question.

– D’accord. La première chose à laquelle vous devez penser est de n’endommager aucun des organes vitaux, expliqua Dagobert. Dès que le cœur cesse de battre, la décomposition du corps se met en route, les tissus et les organes sont menacés. On peut recourir à divers traitements médicamenteux afin de provoquer l’arrêt cardiaque, mais peut-être est-il préférable d’opter pour l’hypothermie. Je ne suis pas spécialiste en la matière.

– L’hypothermie3 ?

– C’est un procédé qui consiste à refroidir le corps, expliqua le médecin. Le cœur cesse de battre lorsque la température corporelle chute en deçà d’une certaine limite, ce qui cause effectivement la mort. Le froid se charge de conserver les organes car il ralentit l’ensemble du métabolisme.

– Et comment est-on ramené à la vie ?

– Probablement à l’aide de chocs électriques suivis d’un réchauffement rapide, j’entends par là réchauffement du corps.

– Mais ce genre d’expérience ne peut être conduite que par un spécialiste, n’est-ce pas ?

– Sans nul doute. Je ne peux pas imaginer le contraire. Il faut qu’un médecin soit présent sur les lieux, voire un cardiologue. Et évidemment, personne ne devrait se prêter à ce jeu-là.

– Combien de temps peut-on maintenir quelqu’un dans cet état avant que ça ne devienne irrémédiable ?

– Eh bien, je n’ai pas pour spécialité de provoquer des arrêts cardiaques en recourant à l’hypothermie, mais c’est une question de quelques minutes après l’arrêt du cœur, tout au plus quatre ou cinq. Je l’ignore. Il faut prendre en compte les conditions de l’expérience. Si elle se déroule en milieu hospitalier et qu’on dispose des meilleures techniques, il est peut-être possible de repousser la limite. L’hypothermie permet de maintenir des patients dans le coma le temps qu’ils guérissent de leurs blessures. Elle est également intéressante pour la conservation d’organes de personnes ayant fait un arrêt cardiaque. Dans ce cas, la température corporelle est maintenue à environ trente et un degrés.

– Et si l’expérience est pratiquée chez un particulier, quel est l’équipement nécessaire ?

Le médecin s’accorda un long moment de réflexion.

– Je ne peux… reprit-il avant de s’interrompre à nouveau.

– Quelle est la chose qui vous vient à l’esprit en premier lieu ?

– Une bonne baignoire. Un défibrillateur et suffisamment d’ampères au compteur. Et aussi des couvertures.

– Est-ce que ça laisserait des traces ? Pour peu qu’on parvienne à ranimer l’intéressé ?

– Des traces de l’expérience ? Je ne pense pas, répondit Dagobert. Je suppose que c’est un peu comme si on se retrouait pris dans le blizzard. Le froid ralentit graduellement le métabolisme, on commence par s’endormir, puis on tombe dans le coma, le cœur s’arrête et on meurt.

– N’est-ce pas exactement ce qui se produit quand les gens se perdent dans la nature ? demanda Erlendur.

– Oui, effectivement.

La femme dont on savait avec certitude qu’elle avait été la dernière à s’entretenir avec Gudrun travaillait comme conservatrice et directrice de l’un des départements du Musée national. Elles étaient cousines et les parents de l’étudiante lui avaient demandé de garder un œil sur leur fille pendant leur long périple asiatique. De trois ans l’aînée de Gudrun, plutôt petite, elle attachait son épaisse chevelure blonde en queue de cheval. Son nom était Elisabet, mais elle se faisait appeler Beta.

– Déterrer cette histoire me met mal à l’aise, expliqua-t-elle alors qu’elle venait de s’installer dans la cafétéria du musée avec Erlendur. Duna était plus ou moins sous ma responsabilité, en tout cas c’est l’impression que j’avais à l’époque, même si je n’avais, voyez-vous, aucun moyen d’empêcher quoi que ce soit. Elle a tout simplement disparu. C’était vraiment incroyable. Pourquoi reprenez-vous cette affaire aujourd’hui ?

– Nous sommes sur le point de la classer, répondit Erlendur en espérant que cette explication suffirait. Il n’avait aucune idée de ce qui le poussait à rechercher cette étudiante ou encore David, en dehors de sa passion des disparitions et du fait que, contrairement à l’accoutumée, la situation était plutôt calme au commissariat.

– Donc, à partir de maintenant, elle n’aura plus aucune chance d’être retrouvée ? interrogea Beta.

– Cela remonte à très longtemps, observa Erlendur afin de ne pas lui répondre directement.

– Je n’arrive vraiment pas à imaginer ce qui a pu arriver, reprit Beta. Un beau jour, elle part au volant de sa voiture et pouf, la voilà disparue. Son véhicule est resté introuvable et elle n’a pas laissé la moindre trace. Apparemment, elle ne s’est arrêtée à aucune station-service ni à aucune ferme, que ce soit sur la route qui mène vers le nord ou ici, dans les environs de Reykjavik.

– Certains ont émis l’hypothèse d’un suicide, avança Erlendur.

– Ce n’était vraiment pas son genre, répondit immédiatement Beta.

– C’est une question de genre ?

– Non, je veux dire, elle n’était pas comme ça.

– Personnellement, je ne connais personne qui soit comme ça, observa Erlendur.

– Enfin bref, vous voyez ce que je veux dire, conclut Beta. D’ailleurs, en parlant de sa voiture, elle ne s’est tout de même pas suicidée elle aussi, non ?

Erlendur sourit.

– Nous avons dragué les ports dans toute l’Islande, envoyé des plongeurs explorer les abords des jetées, au cas où elle aurait perdu le contrôle de son véhicule. Nous n’avons rien trouvé.

– Elle adorait sa petite Mini, nota Beta. Je n’ai jamais réussi à m’imaginer qu’elle puisse la faire plonger dans la mer depuis une jetée. Cette idée m’a toujours semblé à côté de la plaque. Complètement saugrenue.

– Elle ne vous a fait part d’aucun projet au cours de votre dernière conversation ?

– Non, aucun. Si j’avais su ce qui allait se passer, ç’aurait été différent. Elle m’a téléphoné pour me demander à quel numéro de la rue Laugavegur se trouvait un salon de coiffure dont je lui avais parlé. Elle prévoyait d’y aller. C’est d’ailleurs pour cela que je n’ai jamais cru au suicide. Il n’y avait aucun signe qui aurait pu laisser penser une telle chose.

– Y avait-il une raison, une occasion particulière ?

– Pour qu’elle aille chez le coiffeur ? Non, je crois simplement qu’il était temps pour elle d’aller se faire couper les cheveux, répondit Beta.

– Et vous n’avez parlé de rien d’autre ?

– Non, en fait, non. Ensuite, je n’ai plus eu aucune nou-velle. Je la croyais partie dans le Nord, j’ai appelé chez elle deux ou trois fois, mais elle était absente, enfin, c’est ce que je croyais. En réalité, elle avait disparu. Ce n’est pas facile de s’imaginer ce qui a bien pu arriver. Pourquoi une jeune fille dans la fleur de l’âge comme elle devrait-elle disparaître de façon aussi inattendue et sans crier gare ? Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? Comment est-ce possible de comprendre et d’accepter ça ?

– Elle n’avait jamais été en couple, vécu avec un garçon ou bien… ?

– Non, jamais, il lui restait toutes ces choses à découvrir.

– Où avait-elle l’habitude de se rendre quand elle partait en voiture ? Je sais que cette information est consignée dans nos dossiers, mais on ne pose jamais trop la question.

– Dans le Nord, évidemment. Parfois, la ville d’Akureyri lui manquait et elle y allait dès qu’elle en avait l’occasion. Elle parcourait également les environs de Reykjavik, la péninsule de Reykjanes, parfois elle allait à Selfoss ou bien à Hveragerdi pour s’acheter une glace, enfin, des choses habituelles. Vous savez aussi qu’elle se passionnait pour les lacs.

– C’est exact.

– Un de ses lieux de prédilection était justement celui de Thingvellir.

– Le lac de Thingvellir ?

– Elle le connaissait comme sa poche. Elle s’y rendait très souvent, elle y avait ses coins préférés. Un de nos oncles, qui vivait ici à Reykjavik, avait un chalet d’été dans la vallée de Lundarreykdalur dans le Borgafjördur. On y allait souvent et, sur le chemin du retour, elle passait par la dorsale d’Uxahryggir et par Thingvellir. Elle longeait le lac par l’est, puis rentrait à Reykjavik. Il lui arrivait de camper là-bas, parfois avec des amies, parfois toute seule. Elle quittait la ville et restait au bord du lac. Elle aimait bien ces moments de solitude. C’était une jeune fille tellement indépendante.

– Aucun indice ne suggérait qu’elle était passée au chalet de votre oncle ? demanda Erlendur alors qu’il essayait de se rappeler les détails du dossier concernant la disparition de Gudrun.

– Non, elle n’y était pas allée.

– D’où lui venait cette passion des lacs ?

– Personne n’en savait rien, elle non plus d’ailleurs. Ça a commencé quand Duna était toute petite. Un jour, elle m’a avoué que les lacs avaient une étrange force d’attraction, qu’ils dégageaient une étonnante tranquillité. Que c’était aux abords des lacs qu’on trouvait la nature authentique, les oiseaux, la vie subaquatique. Évidemment, elle étudiait la biologie et cela n’avait rien d’un hasard.

– Donc elle allait aussi sur le lac ? Avait-elle une barque ?

– Non, c’était assez inattendu venant d’elle. Duna avait la phobie de l’eau depuis toujours. Il fallait sacrément ruser pour qu’elle consente à se rendre aux cours de natation et elle n’a jamais vraiment apprécié ça. Elle n’a jamais aimé être dans l’eau ou sur l’eau, ce qui lui plaisait c’était la proximité des lacs. Parce que c’était une amoureuse de la nature.

– C’est vrai que peu d’endroits sont aussi beaux que le lac de Thingvellir, observa Erlendur.

– En effet.

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