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Que savait-il du Sandkluftavatn ? Il était passé à proximité en compagnie d’Eva Lind sans y accorder aucune attention particulière. Le lac se trouvait à environ une heure de Reykjavik, sur la route qui passe au nord de Thingvellir, entre les sommets d’Armannsfell et de Lagafell, avant de monter sur la lande de Blaskogaheidi. Cette bonne vieille montagne Skjaldbreidur veillait en surplomb au nord-est.

Le plongeur s’appelait Thorbergur. Il connaissait bien les lacs du sud de l’Islande pour en avoir exploré un certain nombre. Il avait autrefois travaillé chez les pompiers, assisté la police dans des enquêtes pour contrebande et plongé dans les ports à la recherche de personnes disparues. On le contactait quand une disparition se produisait, qu’on entreprenait de passer au peigne fin les côtes, la mer et les lacs. Puis, un jour, il avait cessé ses activités de plongeur professionnel et s’était tourné vers la mécanique, et c’était maintenant son activité principale. Il avait même créé son propre garage. Erlendur lui avait parfois amené sa Ford à vidanger. Thorbergur mesurait presque deux mètres. Erlendur avait toujours trouvé qu’il ressemblait à un géant, avec sa barbe et ses cheveux roux, ses longs bras de nageur et ses dents solides qui apparaissaient bien souvent sous sa moustache car il était d’humeur joviale et peu avare de son sourire.

– Vous avez des plongeurs qui travaillent pour vous, grommela-t-il. Pourquoi vous n’allez pas les voir ? J’ai arrêté, vous le savez parfaitement.

– Oui, je sais bien, répondit Erlendur. J’ai juste pensé à vous parce que… vous avez gardé tout le matériel, non ?

– Oui.

– Et le Zodiac ?

– Oui, le petit.

– Et ça vous arrive de plonger même si vous ne travaillez plus pour nous ?

– Très peu.

– Il ne s’agit pas, comment dire, d’une enquête officielle, déclara Erlendur. C’est plutôt quelque chose qui me turlupine personnellement. Je vous paierai de ma poche si vous acceptez.

– Erlendur, il est hors de question que je reçoive un paiement de votre part.

Thorbergur soupira. Erlendur savait pourquoi il avait arrêté de travailler pour la police. Il en avait eu assez un jour qu’il avait plongé dans le port de Reykjavik pour en remonter le cadavre d’une femme. Celle-ci avait disparu depuis trois semaines et son corps était en très mauvais état quand il l’avait trouvé. Il ne voulait pas risquer d’être, une nouvelle fois, confronté à un tel spectacle. Il refusait d’être réveillé en sursaut par des cauchemars au beau milieu de la nuit parce que cette femme venait sans arrêt hanter ses rêves.

– Il s’agit d’une disparition qui remonte à très longtemps. Très très longtemps, précisa Erlendur. Sans doute deux jeunes gens. L’enquête était au point mort depuis des décennies, mais il y a du nouveau depuis hier. Certes, je me fonde sur des éléments très fragiles, mais je me suis dit qu’il fallait au moins que je vienne m’adresser à vous. Pour soulager ma conscience d’un poids.

– Et alourdir la mienne d’autant ? rétorqua Thorbergur.

– Il ne m’est venu personne d’autre à l’esprit. Je ne connais personne de mieux indiqué pour ce genre de chose.

– Vous savez que j’ai arrêté. Aujourd’hui, je ne plonge plus que dans les moteurs des voitures.

– Je vous comprends bien, répondit Erlendur. Je m’arrêterais aussi si j’étais capable de faire autre chose.

– Bon, qu’y a-t-il de nouveau ?

– Dans l’enquête ?

– Oui.

– On n’a jamais établi de lien entre ces deux disparitions, or il s’avère que, finalement, les deux personnes concernées étaient peut-être ensemble : il s’agit d’un lycéen en terminale et d’une jeune femme légèrement plus âgée qui étudiait la biologie à l’université. En fait, rien ne permet de relier ces deux affaires, mais on n’est pas non plus parvenus à les élucider séparément. Les choses étaient au point mort depuis des dizaines d’années jusqu’à récemment. Hier, j’ai découvert que Gudrun, la jeune femme, était passée à Thingvellir et qu’elle comptait sans doute se rendre à Sandkluftavatn. Je suis allé vérifier les dates ce matin. Certes, elles ne concordaient pas. Cette femme a été vue à Thingvellir à la fin de l’automne et elle était sûrement seule à ce moment-là. Elle et le jeune homme n’ont disparu que quelques mois plus tard. La disparition du garçon a été signalée fin février 1976. Celle de la jeune fille, à la mi-mars. Depuis, on n’a rien et ça aussi, c’est assez inhabituel : deux disparitions rapprochées et aucun indice. En général, il y a toujours une piste quelque part. Dans le cas présent, nous n’en avons aucune.

– C’est peut-être assez rare que les gens de cet âge se mettent en couple, observa Thorbergur. Surtout si la jeune fille est plus âgée.

Erlendur hocha la tête. Il sentait qu’il avait piqué la curiosité du plongeur.

– Exact, observa-t-il. Rien ne les rapprochait.

Les deux hommes étaient assis dans le bureau de Thorbergur. Trois employés du garage travaillaient d’arrache-pied sur les véhicules en réparation tout en jetant de temps en temps quelques regards en coin vers cette cage de verre à l’intérieur de laquelle on pouvait voir sans difficulté depuis l’atelier. Le téléphone, qui sonnait à intervalles réguliers, interrompait souvent la conversation, mais Erlendur ne se laissait pas perturber.

– Je me suis aussi renseigné sur les conditions météo cet hiver-là, reprit-il. Il a fait extrêmement froid, la plupart des lacs ont gelé.

– Je vois que vous avez déjà votre théorie.

– Oui, mais elle ne tient qu’à un fil.

– Et personne ne doit être au courant ?

– Il est inutile de compliquer quoi que ce soit, répondit Erlendur. Si vous découvrez quelque chose, vous m’appelez. Sinon, cette affaire est au point mort, comme elle l’a toujours été.

– En fait, je me dis que je n’ai jamais plongé à Sandkluftavatn, observa Thorbergur. Il n’est pas assez profond en été et ne gagne en profondeur qu’au dégel. Il y a pas mal d’autres lacs dans les parages. Litla-Brunnavatn, Reydarvatn, Uxavatn.

– Tout à fait.

– Comment s’appelaient-elles ? Ces deux personnes ?

– David et Gudrun, tout le monde l’appelait Duna.

Thorbergur jeta un œil dans l’atelier. Un client venait d’arriver et regardait dans leur direction. C’était un habitué. Thorbergur lui adressa un signe de la tête.

– Alors, vous feriez cela pour moi ? demanda Erlendur en se levant. C’est assez pressé. Il y a un vieil homme qui va bientôt mourir et qui attend d’avoir des réponses depuis que son fils a disparu. Ce serait bien de pouvoir lui dire ce qu’il est devenu avant qu’il ne parte. Je sais qu’il y a très peu de chances, mais c’est tout ce que j’ai et j’ai envie d’essayer.

Thorbergur le fixa longuement.

– Dites donc, vous ne vous attendez tout de même pas à ce que j’y aille de suite ?

– Disons, peut-être pas avant midi, répondit Erlendur.

– Aujourd’hui ?

– Je… Enfin, si vous pouvez. Vous pensez pouvoir me rendre ce service ?

– J’ai le choix ?

– Merci beaucoup, conclut Erlendur. Appelez-moi.

Il avait eu quelques difficultés à trouver le chalet : par deux fois, il avait manqué la route qui permettait d’y accéder. Finalement, il avait aperçu le panneau presque avalé par la végétation. Solvangur. Il descendit jusqu’au lac et se gara à côté de la maison.

Cette fois, il savait ce qu’il cherchait. Il était venu seul, il n’avait toujours informé personne de ses activités. Il ne le ferait que lorsque la situation serait claire, si toutefois cela finissait par arriver. Pour l’instant, ce n’était pas le cas, il lui manquait encore des preuves, il n’était pas encore certain d’avoir raison de s’entêter ainsi.

Il était allé voir le légiste chargé de l’autopsie du corps de Maria pour lui demander si elle avait absorbé des somnifères peu avant sa mort. Ce dernier lui avait dit en avoir décelé une petite quantité, beaucoup trop faible pour expliquer le décès. Erlendur lui avait alors demandé s’il était possible de savoir combien de temps avant sa mort Maria avait absorbé ces substances, mais n’avait pas obtenu de réponse très précise. Tout au plus une journée.

– Vous pensez qu’il s’agit d’un crime ? s’était enquis le légiste.

– Pas exactement, avait répondu Erlendur.

– Pas exactement ?

– Auriez-vous décelé des traces de brûlure sur sa poitrine ? avait-il interrogé, hésitant.

Ils étaient assis dans le bureau du légiste qui avait ouvert le rapport d’autopsie devant lui. Il leva les yeux du document.

– Des traces de brûlure ?

– Ou des contusions ? avait bien vite ajouté Erlendur.

– Que cherchez-vous exactement ?

– Je ne sais pas trop.

– Si on avait découvert des traces de brûlure, vous en auriez été informé, rétorqua le légiste, consterné.

Erlendur n’avait pas la clef du chalet, mais ce détail n’avait aucune importance. Ce qui l’intéressait c’était la terrasse, le jacuzzi et la distance qui les séparait du lac. Une fine pellicule de glace recouvrait l’eau qui clapotait sous les pierres de la rive. Non loin de là, une langue de sable s’avançait, coupée en deux par un ruisseau, lui aussi gelé. Erlendur sortit une petite éprouvette que lui avait prêtée Valgerdur. Il la remplit avec l’eau du lac puis compta ses pas jusqu’à la terrasse : cinq pas, et jusqu’au jacuzzi : six. Le jacuzzi était muni d’un couvercle avec une structure d’aluminium et une vitre en plexiglas, il était fermé par un cadenas des plus ordinaires. Il alla chercher une clef en tube dans sa Ford et frappa dessus jusqu’à ce qu’il cède. Puis il souleva le couvercle, lourd comme du plomb. On pouvait le maintenir ouvert en l’accrochant à une fixation installée sur le mur de la terrasse. Erlendur n’y connaissait pas grand-chose en jacuzzi. Jamais il n’était resté assis à mariner dans ces machins-là et ça ne l’intéressait pas. Il supposait que ce bassin n’avait pas servi depuis que Maria avait mis fin à ses jours.

Avant de quitter Reykjavik, il était passé dans un magasin de matériaux de construction pour y interroger un homme qui se vantait d’être spécialiste en la matière. La curiosité d’Erlendur portait sur les questions d’écoulement et sur les techniques d’alimentation d’un jacuzzi. Comment le vide-t-on et le remplit-on ? avait-il demandé. Le vendeur s’était montré très intéressé au début, mais quand il avait compris qu’Erlendur n’envisageait aucune acquisition, il avait vite laissé de côté son baratin et était devenu plus supportable. Il lui avait montré un modèle très prisé, à commande électronique permettant de remplir et de vider le bassin. Il lui avait précisé que les gens l’achetaient fréquemment aujourd’hui. Erlendur avait hoché la tête.

– C’est le meilleur système ? avait-il interrogé.

Le vendeur avait fait une grimace.

– Il y a beaucoup de gens qui préfèrent commander ça manually, avait-il expliqué.

– Manually ? avait rétorqué Erlendur en détaillant du regard ce vendeur à peine sorti de l’enfance et aux joues recouvertes d’un léger duvet.

– Oui, il y a des gens qui préfèrent ouvrir le robinet et le refermer quand le bassin est plein. Comme quand on remplit une baignoire. Dans ce cas, on choisit la température à l’aide de simples robinets d’eau chaude et froide.

– Et s’ils ne veulent pas le faire manually ?

– Dans ce cas, on installe une commande, souvent dans les toilettes. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour que le bassin se remplisse d’eau chaude à une certaine température et, pour le vider, on enfonce un autre bouton.

– Donc, il y a deux conduits, un pour l’alimentation et l’autre pour l’évacuation ?

– Non, il n’y en a qu’un. L’eau est aspirée par la grille du fond et, en phase de remplissage, elle entre par le même chemin.

– Mais ce n’est pas la même eau ?

– Non, évidemment. Celle qui entre est propre, mais certains trouvent que c’est le point faible du système. Personnellement, je n’achèterais pas ça.

– Comment ça ? En quoi est-ce le point faible ?

– Le fait que le remplissage et l’évacuation passent par le même tuyau.

– Pourquoi donc ?

– La canalisation est censée se nettoyer d’elle-même, mais ça arrive que de petites impuretés restent depuis la dernière vidange, vous voyez. C’est pour ça que les gens préfèrent les versions manuelles. Mais bon, c’est peut-être du snobisme. Certains disent que c’est un système impeccable.

Après en avoir fini avec le vendeur, il avait eu une brève conversation avec un membre de la Scientifique qui avait dirigé les opérations dans le chalet. Il croyait se souvenir de la présence d’un petit boîtier de commande à l’intérieur des toilettes.

– C’est-à-dire que le jacuzzi est commandé électroniquement ?

– J’ai l’impression, avait répondu son collègue. Mais il faudrait que je vérifie.

– Quel est l’avantage de cette commande électronique ? avait demandé Erlendur.

– Eh bien, ça évite de le remplir manually, avait répondu ce membre de la Scientifique, plutôt étonné qu’Erlendur lui raccroche abruptement au nez après avoir poussé un profond soupir.

Erlendur examina longuement le fond du jacuzzi. Il chercha des robinets, mais n’en vit aucun. Le vendeur lui avait expliqué qu’ils pouvaient se trouver n’importe où aux abords du bassin, souvent ils étaient dissimulés sous la terrasse. Erlendur ne trouva aucun coffrage susceptible d’en abriter. Il supposa donc que le remplissage était commandé de façon électronique, comme le lui avait suggéré son collègue de la Scientifique. Il enjamba le rebord du jacuzzi et se pencha sur la grille afin de l’enlever. La nuit commençait à tomber, il avait sorti sa lampe de poche. Une petite quantité d’eau avait gelé dans le tuyau. Il attrapa une autre éprouvette pour y placer le morceau de glace qu’il venait de casser.

Il rabattit le couvercle pesant avec la vitre en plexiglas et remit le cadenas brisé à sa place.

Il marcha autour du chalet jusqu’à parvenir au petit abri qui, à son avis, servait de hangar à bateau. Il plaqua son visage contre le hublot et aperçut une barque à l’intérieur. Il se demanda si c’était à son bord que s’étaient trouvés Magnus, Leonora et Maria, en ce jour marqué du sceau du destin. De petits tas de bois étaient posés le long des parois de l’abri.

Ce dernier était fermé par un cadenas qu’Erlendur brisa aussi facilement que le premier. Il éclaira son chemin et entra dans le petit hangar. La barque était vieille et semblait vermoulue, comme si elle n’avait pas servi depuis longtemps. Des établis étaient installés le long de deux murs et, sur celui du fond, on voyait des étagères qui montaient jusqu’au plafond. Sur l’une d’elles, au ras du sol, il vit un vieux moteur Husqvarna.

Erlendur balaya avec application le faisceau de sa lampe sur le sol et sur les rayonnages. Cet abri contenait évidemment un tas d’objets du chalet. Il y avait ici des outils de jardinage, une brouette et des pelles, on voyait là un réchaud et une cartouche de gaz, des boîtes de peinture, d’autres récipients et toutes sortes d’outils. Erlendur ne savait pas exactement ce qu’il cherchait. Au bout d’un quart d’heure passé à l’intérieur de cet espace dont il avait éclairé chaque recoin, il lui apparut subitement.

L’objet était soigneusement rangé. Rien ne laissait penser qu’on avait essayé de le dissimuler, loin de là, mais il n’était pas non plus placé en évidence. Il se fondait dans ce tout, dans ce chaos, mais il avait attiré son attention dès qu’il avait su que c’était cela qu’il cherchait. Il l’éclaira avec sa lampe de poche. C’était une boîte rectangulaire de la taille et de l’épaisseur d’un attaché-case. L’appareil était d’apparence plutôt banale, mais étrangement il réveilla en Erlendur l’ancienne peur éprouvée à l’époque où il avait failli mourir de froid, là-bas, sur les landes de l’est de l’Islande.

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