Maria ne supportait aucune compagnie au cours des premières semaines et des mois qui avaient suivi le décès de Leonora. Elle ne voulait pas de visites et avait cessé de répondre au téléphone. Baldvin avait pris deux semaines de congé, mais plus il voulait en faire pour elle, plus elle exigeait qu’on la laisse tranquille. Il lui avait procuré des médicaments contre cette dépression et cette torpeur, mais elle les avait refusés. Il connaissait un psychiatre disposé à la prendre en consultation, mais elle avait dit non. Elle affirmait qu’elle allait se sortir toute seule de son deuil. Cela prendrait du temps et il faudrait qu’il soit patient. Elle avait déjà réussi une fois avant et elle y parviendrait à nouveau maintenant.

Elle reconnaissait cette angoisse, cette mélancolie, ce manque d’allant, cet état d’apesanteur et cet épuisement mental qui la privaient de son énergie en la rendant indifférente à tout ce qui ne concernait pas l’univers intime qu’elle s’était forgé sur le terreau de sa souffrance. Nul n’était autorisé à poser le pied dans cet univers-là. Elle avait déjà été confrontée à cela après le décès de son père. Mais alors, elle avait encore sa mère, qui était pour elle une force inépuisable. Maria avait constamment rêvé de son père les premières années après son décès et nombre de ces rêves se transformaient en des cauchemars qui ne lui laissaient aucun répit. Elle avait souffert d’hallucinations. Il se manifestait à elle avec une telle intensité qu’elle avait parfois l’impression qu’il était encore en vie. Qu’il n’était pas mort. La journée, elle percevait sa présence et jusqu’à l’odeur de ses cigares. Par moments, il lui semblait qu’il était à ses côtés et observait chacun de ses mouvements. Elle n’était encore qu’une enfant et s’imaginait qu’il lui rendait visite depuis un autre monde.

Leonora, sa mère, était réaliste ; elle lui affirmait que ces visions, ces bruits qu’elle entendait et ces odeurs qu’elle percevait étaient simplement dus au deuil, ils étaient sa réaction au décès de son père. Ils étaient très proches et sa mort avait été un tel choc pour elle que son subconscient le rappelait à la vie : parfois, il suscitait son image, parfois une odeur attachée à sa personne. Leonora parlait d’un œil intérieur doté d’une telle puissance qu’il avait la capacité de donner à ses visions l’illusion de la vie. Le choc l’avait rendue fragile, ses sens étaient vacillants et exacerbés, ils engendraient des hallucinations qui disparaîtraient avec le temps.

– Mais si ce n’était pas cet œil intérieur dont tu me parlais constamment ? Si ce que j’ai vu à la mort de papa était une chose qui se trouve à la frontière entre deux mondes ? Peut-être qu’il voulait entrer en contact avec moi ? Me dire quelque chose ?

Maria était assise sur le bord du lit de sa mère. Les deux femmes avaient discuté de la mort de manière directe, lorsqu’il était évident que le destin de Leonora était scellé.

– J’ai lu tous ces livres que tu m’as apportés sur cette fameuse lumière et ce tunnel, avait observé Leonora. Il y a peut-être un fond de vérité dans ce que racontent ces gens. À propos du tunnel qui mène à l’éternité. De la vie éternelle. Je ne vais plus tarder à le savoir.

– Il y a tellement de descriptions précises, avait répondu Maria. À propos de gens qui sont morts et sont revenus. Qui ont approché la mort au plus près. Des descriptions sur la vie après la mort.

– On a discuté de ça tellement souvent…

– Pourquoi ne seraient-elles pas vraies ? Au moins certaines d’entre elles ?

Les yeux mi-clos, Leonora avait regardé sa fille accablée, assise à ses côtés. La maladie avait presque plus affecté Maria que la malade elle-même. L’imminence de la mort de sa mère lui était insupportable. Quand Leonora partirait, elle se retrouverait seule.

– Je n’y crois pas parce que je suis réaliste.

Elles étaient restées un long moment à garder le silence. Maria baissait la tête et Leonora s’assoupissait par intermittence, épuisée par une lutte de deux ans contre le cancer qui avait maintenant remporté la victoire.

– Je t’enverrai un signe, avait-elle murmuré, les yeux entrouverts.

– Un signe ?

Leonora esquissa un sourire à travers la torpeur que lui causaient les médicaments.

– Nous allons procéder très… simplement.

– De quoi parles-tu ? avait interrogé Maria.

– Il faut que ce soit… il faudra que ce soit tangible. Il ne pourra s’agir d’un rêve ou d’une perception vague et indéchiffrable.

– Tu parles de m’envoyer un signe depuis l’au-delà ?

Leonora avait hoché la tête.

– Pourquoi pas ? Si la vie après la mort est autre chose qu’une chimère…

– Comment t’y prendras-tu ?

Leonora semblait dormir.

– Tu connais… mon œuvre préférée… en littérature.

– Proust.

– Ça… ça sera… enfin, ouvre l’œil.

Leonora avait attrapé la main de sa fille.

– Sur Proust, avait-elle conclu, épuisée, avant de finalement s’endormir. Le soir même, elle était tombée dans le coma. Elle était morte deux jours plus tard, sans reprendre conscience.

Trois mois après l’enterrement de Leonora, Maria s’était éveillée en sursaut au milieu de la matinée et elle avait quitté sa chambre. Baldvin partait travailler tôt le matin, elle était seule chez elle, fatiguée par les mauvais rêves de la nuit, épuisée par cette immense tristesse qui durait depuis si longtemps et par cette tension permanente. Alors qu’elle s’apprêtait à aller dans la cuisine, elle avait eu l’impression qu’elle n’était pas seule.

Croyant d’abord qu’un cambrioleur s’était introduit dans la maison, elle avait parcouru les lieux avec des yeux terrifiés. Elle avait crié, demandé s’il y avait quelqu’un, dans l’espoir que cela fasse déguerpir l’intrus.

Elle s’était figée en percevant dans l’air un soupçon du parfum de sa mère.

Le regard de Maria était fixe. Dans la pénombre du salon, à côté de la bibliothèque, elle avait distingué Leonora et cette dernière lui parlait. Elle n’avait pas compris ce qu’elle lui disait.

Elle avait longuement fixé sa mère, sans se risquer au moindre mouvement, jusqu’à ce qu’elle disparaisse aussi subitement qu’elle était apparue.

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