7

Le surlendemain, quand je débarque du train vers les huit heures, il fait un temps vraiment sensationnel, il n’y a pas un poil d’air, mais il fait encore frais et la lumière est partout claire et transparente et le ciel d’un bleu acier jusqu’en haut, tout en haut, là où glisse sans bruit un jet fin et brillant comme un mince poisson d’argent.

Je me mets en marche juste au moment où le train commence à s’ébranler et à s’enfoncer derrière moi, et je ne sais pas pourquoi, mais la valise au bout du bras je me mets à accélérer, comme si j’avais envie, au fond, que le dur s’efface encore plus vite, comme si ç’avait une quelconque importance alors que ça n’en a aucune.

Depuis le compostage automatique des billets, il n’y a plus personne pour attendre à la sortie, la casquette de guingois et les doigts tendus. Je passe entre les cages de verre vide et je monte les marches une à une. Pas un contrôleur, pas de comité d’accueil…

En haut à gauche, le buffet. Il est triste et cradingue, il pue le crésyl à plein nez, il est long comme la grande salle de danse du Savoy et les poutrelles métalliques s’entrecroisent sous le plafond jaunâtre comme dans l’entrepont d’un porte-avions, il y a du Skaï marron très clair, des loufiats à la gueule blême et des cendriers Cinzano sur presque toutes les tables.

Je vais prendre une brassée de canards au kiosque, dans la salle des pas perdus, et deux paquets de Peter Stuyvesant. Après, je retourne au buffet, je me trouve une banquette pas loin de la porte et je commande un pain-beurre avec un grand crème. Le loufiat en profite pour passer un coup de serpillière sur la table, en gros, sans déplacer le cendrier.

Il fait nettement la gueule, ce grand con. Il a toujours eu l’air de faire la gueule, de toute façon. Il me regarde bien dans les yeux et ça lui laisse plus que le temps d’avoir la puce à l’oreille, mais il moufte pas. Moi, je l’ai retapissé au premier jet, ce branque avec sa longue gueule pas possible en lame de serpe, c’est Riton le Stéphanois. Je lui laisse la chance de mettre des milliers de kilomètres entre lui et moi, mais il reste immobile.

— On s’est déjà vus ? il fait, impassible.

— Ça se pourrait, Riton, je dis doucement.

— On s’est déjà vus.

J’allume une cigarette, je referme le briquet.

— La dernière fois que je t’ai vu, c’est quand on t’a amené chez le juge, Riton. La fois où tu as fini par en prendre pour cinq piges. Tu es sorti ?

— Y a déjà un moment. C’est du passé, tout ça.

— Pas tellement, Riton.

— Comment ça, pas tellement ?

— Je suis plus dans la boîte, mec.

Il se baisse un peu, il pose ses pognes sur la table, il me scrute, le salaud, il me passe aux rayons X et quand il a trouvé, il tord la bouche et il articule :

— Simon… Ils vous ont lourdé, hein ?

— Ils m’ont lourdé. Comme ça, j’ai les mains plus libres, maintenant.

Riton le Stéphanois, c’est du dur, un vrai, il a un sacré casier rien qu’avec ce qu’on avait pu prouver à l’époque et c’est encore pas grand-chose à côté du reste, mais n’empêche, il se redresse lentement, la gueule de travers.

— Les mains plus libres, il fait, qu’est-ce que ça va être, alors…

— Ça va pas être triste, je promets.

— Ils vont pas se laisser faire comme ça, Simon.

Je ricane.

— Va chercher le kaoua, bonhomme, et pisse pas dans la tasse. Après, on pourra discuter cinq minutes.

Pour bien lui faire comprendre que l’entretien est momentanément terminé, j’ouvre le Monde devant moi. J’en parcours même les titres. On sait toujours pas si les Ivans vont enfin se décider à rentrer dans la gueule aux Polacks, on cause des Pershing et des Awacs, les nationalisations ça gaze pas fameux, la routine. Tout en parcourant, je pense que j’ai eu le cul bordé de nouilles de tomber sur le Stéphanois d’entrée : il va rameuter les autres dès que j’aurai le dos tourné et même avant ça, et c’est ce que je veux : que la bande à Tonton soit au courant que l’ancien commissaire Simon est revenu en ville, le tordu qui a démoli son ancienne concubine dans un soudain et imprévisible accès de rage démente, comme il y avait marqué dans les journaux, quelques jours après le drame…

Le fait est qu’ils l’avaient soigneusement arrangée, Cora, et que le coup était rudement bien combiné. D’accord, c’était une petite pute et on avait rompu amical depuis six ou sept mois, mais on continuait à se voir de temps en temps pour la détente, ou quand les flics des mœurs lui faisaient des misères, ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour, alors ça m’a fait assez mal de voir dans quel état ils l’avaient mise avant de la finir avec un cordon de store en la traînant d’un bout à l’autre de la pièce, comme un quartier de bœuf sanguinolent.

J’essaie de me rappeler quelque chose de l’audience, mais que dalle. Un zipo dans l’herbe, ou le type en tenue qui me passait au piano, oui, mais l’audience, rien. Riton discute le dos tourné avec un gros en gabardine froissée. Il doit avoir pieuté dedans depuis Pâques ; il évite de regarder dans ma direction, même quand il se tire.

Le mot est passé.

Riton revient, il dépose la tasse devant moi, la corbeille de croissants, il réfléchit le coup. J’attaque :

— Tonton, c’est plus ce que c’était.

— Ouais, il reconnaît.

— Comme qui dirait, il a fait son temps.

Il s’abstient. Il réfléchit toujours, et vite, parce que c’est un type qui a toujours su comprendre où était son intérêt. Rien qu’avec ce que je lui ai dit, il doit obligatoirement être en train de gamberger que je veux pied-au-culter Tonton et il opère les reclassements qui vont s’imposer.

— Comme qui dirait…, il fait.

— Passe-lui le mot que je veux le rencontrer, Riton.

— C’est fait, il classe. Vous êtes descendu où ?

Paris-Londres, chambre 44. J’y suis dans vingt minutes. Après, je bouffe au Boogaloo, si ça existe encore.

Il me confirme que ça existe encore. La bidoche est extra, mais l’addition, c’est du salé. Après je serai en vadrouille. Riton se tire. On dirait qu’il marche sur des œufs, tout d’un coup. Des œufs pas très frais.

Je suis de ces types qui aiment regarder la boule tourner et rebondir, je leur laisse le temps, tout le temps qu’ils veulent et je commence par m’installer au Paris-Londres. C’est cher, mais tranquille ; il y a de la moquette partout, de la vraie, et de véritables tentures aux fenêtres, épaisses comme des serviettes-éponges, des couloirs interminables qui font un labyrinthe feutré, dans les carmin étouffés.

Il y a même un vrai bar américain et Willy est toujours là, depuis vingt ans, avec ses porto-flip, ses Manhattan et ses Duchesse.

La chambre que j’ai louée est sombre et fraîche et je m’abstiens soigneusement d’entrouvrir les rideaux. Je déballe mes affaires, j’en mets dans la penderie, dans les tiroirs. Ensuite je téléphone au chasseur et il m’apporte une bouteille de Jack Daniel’s, de la glace et un verre carré.

Il ramasse cent balles pour le dérangement.

Je donne deux coups de fil avant midi. Si quelqu’un s’amuse à identifier les numéros, l’opération ne lui rapportera pas grand-chose : le premier, c’est un bistrot dans le quartier des Halles, une usine où personne ne connaît personne, le second c’est un restau de Cassis, un autre genre d’usine.

Tony devait camper juste à côté de l’appareil, parce qu’il répond aussitôt. Il attaque tout de suite :

— Ta gonzesse… Elle a bien bossé dans une boîte d’électronique, mais pas plus d’une huitaine. Elle se plaisait pas, ça payait minable, tu vois le genre… Une boîte qui fabrique des composants, à la sortie de la ville. Après, elle a zoné un moment, elle s’était même inscrite au chômage, radiée en avril… Elle est passée pour dire qu’elle avait trouvé du boulot, que c’était plus la peine qu’ils se décarcassent pour elle…

— Quel genre de boulot ?

— Une discothèque, à la périphérie, un truc pas mal, le Scorpio. Elle bossait plus ou moins comme entraîneuse et elle a pas mis longtemps pour se faire assez de blé pour se payer une R 5 presque neuve. Elle avait une piaule au Scorpio et elle laissait la voiture dans le garage derrière, ça fait que quand la boîte a cramé, elle a eu juste le temps de se tirer presque à poil et la bagnole a brûlé avec le reste.

— Okay ! j’enregistre. La boîte, c’était des nouveaux ?

— Ouais, elle venait d’être terminée, c’était flambant neuf.

— La preuve ! Y en a qui ont pas dû accepter la concurrence, hein ?

— C’est ça, dit Tony. Les flics ont conclu tranquille à l’incendie accidentel, les enquêteurs des assurances se sont alignés sur les conclusions de l’enquête et ça a quand même permis d’indemniser les actionnaires, mais pour la bagnole, peau de zobi : elle avait rien à foutre là, etc.

— Ils mégotent plus, dans le coin, c’est in !

Il hésite au bout du fil.

— Il faut que je te dise, Simon : y a des flics qui sont en cheville avec Tonton. Avant le changement, il filait un maximum de monnaie aux gens en place, il leur trouvait des colleurs d’affiches et des gros bras pour les réunions, et comme ça payait plutôt bien, net d’impôts, ça suscitait des tentations. Avant mai, Tonton c’était devenu un des grands patrons du commissariat central. Maintenant, il en tient une brouette dans la main et pas rien que des petits ! S’ils avaient la mauvaise idée de ruer dans les brancards, il a de quoi les tempérer, à l’aise. Alors, pour le moment, il fait main basse sur les boîtes, il place ses types…

— Tonton, hein ?

— Il a une couverture en béton armé.

— Toujours sa boîte de gardiennage ?

— Ouais, toujours.

— Ça marche, hein ?

— Super-bien. Ils ont des bagnoles, des radios, des chiens. Officiellement, ils opèrent sans armes, mais si les flics ouvraient certains coffres de bagnoles, je dis pas qu’ils seraient surpris, parce qu’ils sont au gaz, mais ils seraient vachement jaloux.

— Riot-gun.

— Ouais. Pour ce genre de boulot, on n’a pas encore trouvé mieux. Remarque, ils sont pas cons, ils bossent légal, ils se tiennent à carreau : ils ont tout ce qu’il faut, mais ils s’étalent pas. Tu veux quelqu’un, Simon ?

— C’est pas la peine.

— C’est des coriaces, il insiste.

— Pas la peine, Tonton, je veux me l’offrir solo.

— Tu peux quand même passer chez Pierrot, il est resté dans l’axe. Le Scorpio, c’était avec ses ronds…

— Il est quand même rentré dans son fric, non ?

— Ouais, mais il avait des espoirs, comme on dit.

— Des espoirs ?

— La gonzesse.

— Ah bon ! Où elle traîne, en ce moment ?

— Elle travaille dans une des boîtes à Tonton. L’Astragale. Tu vois le genre ?

— Pas tellement.

— Tu connaissais ?

— Je connaissais pas.

— Une boîte de femmes.

— Ça va.

— Tonton voulait s’offrir la fille, il l’aurait installée, studio et tout, il lui a même amené une bagnole, une 5 Alpine… (Tony se marre un moment.) Elle y a foutu le feu, mec. Tu te rends compte ? (Je me rends compte.) Comme ça avançait pas, il a envoyé deux gros pour l’assouplir un peu, on sait pas ce qui s’est passé au juste, mais y en a un des deux qui s’est ramené avec une boutonnière dans le bide, qu’il a fallu l’envoyer direct au C.H.R. et l’autre avait la gueule en sang… Version officielle, ils auraient eu des mots avec une bande de crouillats sur la Z.U.P, mais tout le monde sait que c’est du flan.

— D’où tu tiens tout ça, Tony ?

— Pierrot.

— Tu l’as affranchi, pour moi ?

— Jamais de la vie ! il s’insurge. Jamais de la vie. Non, c’que je peux faire, c’est te filer son adresse. (Je la prends vite fait sur un coin de journal.) Il a pas le téléphone, gars…

— Je comprends.

— Ça t’avance ? il s’inquiète.

— Pas qu’un peu : j’attends les soldats à Tonton.

— Fais gaffe, fais gaffe : ils se sentent sûrs d’eux.

— C’est pas toujours très bon.

— Ça dépend, il hésite. Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Ramener l’autre tordu.

— Ouais, d’accord, mais avec les autres ?

— Je vais les promener un peu, Tony, je dis lentement pour étouffer la rage qui monte, et si ça continue elle va exploser dans ma tête et si jamais elle explose, il y en a qui seront pas déçus du voyage. Ils ont dans l’idée que je reviens pour régler son compte au Gros, alors ils vont bouger et je préfère qu’ils voient pas tout de suite où je veux en venir.

— Elle te botte, hein, Sim ?

— Va te faire foutre, l’Arméno.

— T’as pas l’ombre d’une chance.

— La chance, Tony…

On raccroche. Je me tape deux trois bourbons secs et ils me font aucun bien ; au lieu que la rage soit compacte au même endroit, elle se dilue partout, dans les nerfs, dans les muscles, des flammèches sourdes… Il faut quand même que je passe voir Pierrot et ce soir je passerai jeter un coup d’œil chez les gousses, histoire de me rendre compte comment elle a évolué, quel genre de pute c’est devenu.

Je prends une douche froide avant de sortir, moitié pour dissiper les brumes de l’alcool, moitié pour dissoudre la haine qui me fait trembler les doigts. Dans mon job, c’est jamais conseillé de traîner chargé.

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