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Il n’est ni trop tôt ni trop tard dans la nuit torride. La boîte est super-sélect sur les routes du Sud, en dessous de Valence et à un jet de gravier de l’autoroute. Sur le parking, il y a deux Mercedes immatriculées en 75 avec un nuisible au volant de chacune d’elles, un pick-up Volkswagen bâché, une Camaro blanche et la Méhari du taulier.

Dans la salle, on n’est pas une douzaine : une grande pute morose qui fait office de garde-malade, deux malfrats qui conciliabulent dans un coin au fond, en buvant des vodkas délavées dans des verres à cocktails, les deux autres juchés sur des tabourets au bar, dans l’entrée, et qui ne boivent pas, eux, il y a le taulier boudiné dans une chemisette de soie criarde, il y a le type assis en face de moi, et moi, et on ne peut pas dire que ça fait lourd, pour un mardi soir.

Mon vis-à-vis est un gaillard trapu, bâti en force.

Il vient de prendre le virage de la soixantaine à la corde.

Il a une large mâchoire carrée et des cheveux aussi gris et rêches que de la paille de fer peignée au clou de charpentier, un front étroit et lisse menacé par une énorme paire de sourcils broussailleux qu’on dirait passés au noir de fumée.

Il porte un complet sombre, compassé, une cravate en soie à fines rayures bleu pétrole et carmin, pas tellement plus large qu’un ruban de machine à écrire, et une chemise d’un blanc aveuglant et bleuté comme un champ de neige en plein midi.

Derrière les larges verres de ses lunettes à monture d’écaille, ses yeux noisette sont à la fois vifs et doux et leur expression presque désemparée. Il parle lentement, à mi-voix, juste assez fort pour couvrir la saloperie de musique kleenex qui semble suinter des murs sombres.

Il dit et ses yeux furètent de tous côtés :

— Vous savez de qui il s’agit, Simon.

Il fait mine d’attendre, comme effet de manche, et je secoue à peine la tête, parce que je lis aussi la presse, de temps en temps, comme tout le monde. J’attends sa version de l’affaire et il me la donne sans s’attarder sur les détails, pendant que la fille grille une cigarette à rallonge.

Je bois quelques gorgées, je secoue de nouveau la tête, pas beaucoup plus, et je me penche sur la table qui nous arrive aux genoux. Le plateau est composé de carreaux de simili-Vallauris, des espèces de feuilles archimortes dans des tons ocre et terre de Sienne brûlée. Déprimant. Je murmure à tout hasard :

— Vous connaissez le contexte. Vous savez combien ça va vous coûter, je pense ? Vous connaissez le tarif, n’est-ce pas ?

— Nous savons combien. (Il exhibe un étui extraplat, choisit avec attention une cigarette à bout de liège qu’il examine encore un instant avant de l’allumer à la courte flamme du briquet que je lui tends, ses yeux se baladent toujours de tous les côtés, et il déclare :) Nous connaissons votre tarif. Si nous avons accepté le principe de cette rencontre, c’est que nous avions auparavant accepté également les conditions financières de votre collaboration.

Le fils de pute : collaboration…

Je lui montre les dents, rempoche le briquet.

Il tripote l’étui à cigarettes et sa voix se fait précise et dure :

— Nous ne voulons pas de bruit. Ce que vous demandez, nous l’avons. (Ses yeux se fixent sur la face blafarde de la fille, non loin, et il hausse les épaules.) Deux cent mille francs… Quelle blague, Simon, vingt millions de francs anciens. Non… Nous ne voulons pas de bruit, pas de vagues, pas le moindre impair, rien.

— Jamais de vagues, jamais d’impair. Un aller simple…

Il porte la cigarette à sa bouche et dit, derrière la main, durement :

— Il ne faut pas qu’il remonte à la surface, ni maintenant, ni dans huit jours, ni demain. Jamais. Vous comprenez ? Jamais. Vous devrez faire en sorte que ce soit comme s’il n’avait jamais existé. Vous comprenez ?

Je comprends. Ils n’ont jamais été aussi nets. Avant, c’était une chose et maintenant c’en est une autre, et il faut bien que tout change pour que tout reste pareil, et je pense à Verlaine, mon vieux pote Verlaine du deuxième R.E.P. et je me demande en blanc comment il a bien pu faire son compte pour se retrouver dans une merde pareille. On a tous eu un Verlaine, un jour ou l’autre, dans notre vie. Je demande :

— Vous l’avez perdu quand ?

— Au début du mois d’août 1980. Il a pris ses cliques et ses claques un beau matin, il n’a pas manqué de passer à la banque à l’ouverture et il a filé… Sur le moment, ça n’avait pas une extrême importance.

— Aucune importance : à l’époque, vous aviez la haute main sur une bonne partie de la police et de la magistrature. Celle qui compte : le haut de la gamme. Vous n’en étiez pas à un truc près à étouffer. Vous saviez qu’aucun canard important ne s’amuserait à faire paraître ses mémoires et en jouant le temps, vous étiez à peu près certains de vous le repayer un jour ou l’autre. Exact ?

— Exact, reconnaît l’homme. Nous le pensions. (Il ne sourit pas. Aucun des traits de son visage ne bouge. Il se contente de remuer à nouveau les épaules.) À vrai dire, nous en étions même persuadés…

— Ajoutez à cela certain flou artistique dans la transmission de l’information.

Il a un rire sec, dur.

— Oui. Ou mauvaise définition des responsabilités respectives. (Il poursuit :) Il était parti avec pas mal d’argent, seulement il avait commis l’erreur de ne pas partir seul et la femme n’a pas tardé à le rétamer. Il n’avait jamais eu beaucoup d’amis, pour le coup, il n’en avait plus du tout. Nous étions certains d’avoir suffisamment… cerné le personnage pour le récupérer sans encombre le moment venu. Nous pensions que s’il ne disparaissait pas définitivement entretemps, il reviendrait tirer une sonnette, ici ou là…

— Et il est revenu.

— Oui. Il s’est rendu à Villeurbanne, revoir son vieux compagnon Joseph Angelin, dit Jo la Valise. Verlaine n’avait plus un centime sur lui, il était incroyablement maigre et il avait tellement changé que Jo a bien failli le mettre dehors et en un sens, il aurait mieux fait : l’autre n’avait plus rien sur lui, sauf sa guitare et un automatique .22. Angelin a eu tout juste le temps de nous appeler d’une cabine publique…

— Ça va, je coupe. Quand vos hommes ont débarqué, ils ont retrouvé Joseph Angelin criblé de balles dans sa roulotte. Et plus de Verlaine. Disparu, Verlaine…

Je me paie le luxe amer de rigoler doucement. J’imagine la scène, Verlaine en train de braquer le gros Joseph, avec sa petite gueule de crevard famélique, de lapin résigné, un calibre en main, un .22 de surcroît. Question crédibilité, zéro. Fatal, que l’autre gros lard ait entrepris de lui marcher dessus aussi sec.

— Depuis ?

— Depuis, plus rien. (Il écrase sa cigarette.) Les gens du S.R.P.J. ont relevé des empreintes, bien entendu. Ils ont retrouvé une mallette vide, un objet que Joseph avait pu acheter, ou emprunter, ou que son assassin aurait pu abandonner chez lui…

— Aurait pu… (J’écrase également ma cigarette. La fille du bar se sert à boire. Les deux types fument en silence. À les voir, c’est évident qu’ils ont l’habitude d’attendre.) Aurait pu… Rien d’autre ?

Je finis mon verre. Les yeux sont posés sur moi. Les deux. Je ne dirai pas que c’est agréable — ni désagréable —, c’est seulement nouveau. On s’observe une seconde en silence. J’attends qu’il attaque et il attend que j’attaque, seulement j’ai plus de temps que lui et il se décide le premier et ajoute, comme à regret :

— Verlaine était très fort dans sa partie, vous savez. C’était un comptable hors pair et de plus il avait une mémoire que tout le monde s’accordait à qualifier d’exceptionnelle. Un cas presque… invraisemblable de mémorisation à peu près instantanée.

Tout en disant cela, il me fixe afin de donner plus de poids à ses déclarations, la tête enfoncée dans les épaules, les mains posées bien à plat sur la table. Pas besoin de dessins ou de longs baratins : Verlaine a aligné ses lignes de compta, il a balancé ses bilans et tiré des traits, des milliers de traits et en même temps ça se gravait en continu dans sa petite tête, jusqu’au jour où il en a eu ras le bol et où il s’est tiré.

Il ne le savait pas, Verlaine, mais pendant qu’il grattait, il se passait en même temps la corde au cou, tranquillement, sans faire gaffe, jour après jour.

Mon interlocuteur est toujours immobile. Il dit :

— Trouvez-le, Simon. Ce que vous demandez se trouve à la consigne de la gare d’Austerlitz. (Il sort une clé de consigne, la pose à plat sur la table et je l’empoche.) Si vous deviez faire face à des dépenses imprévues…

— Pas de dépenses imprévues. Vingt bâtons, c’est un forfait pour l’ensemble du boulot. Comme s’il n’avait jamais existé, Moreau… (Il lève brusquement la tête, je ne peux pas dire que son expression change, mais en tout cas ses yeux cessent d’être doux l’espace d’un instant et je poursuis :) Monsieur François, hein ? Je sais où vous habitez, je sais où et avec qui vous passez vos fins de semaine, je connais vos bureaux et je n’ai eu aucune peine à trouver l’endroit où votre aînée monte à cheval… J’en sais long sur vous et vous ne savez rien sur moi. (Je lui laisse digérer l’information, je sors une Peter et je l’allume.) Alors vous pouvez mettre vos types sur l’affaire et essayer de vous rencarder sur un certain Simon, mais ça risquerait de prendre du temps et de me revenir aux oreilles…

Il hoche la tête, mais il ne pipe pas un mot. Pour que tout soit clair, j’ajoute sans me presser :

— Ne me mettez personne sur le dos, Moreau. Personne, ni avant, ni pendant, ni après, à moins d’être sûr de m’avoir le premier. Parce que si vous n’en étiez pas absolument, mais absolument sûr, je vous promets que c’est moi qui vous aurai. D’accord ?

— D’accord. (Il hoche la tête.) Vous êtes un joueur, Simon. D’accord, mais faites vite…

Je me lève et je me tire, la veste ouverte.

Aucun des types ne fait le moindre geste et la fille continue de s’occuper avec son briquet.

Dehors, il y a des tamaris qui bruissent au vent doux de la nuit et des myriades d’étoiles dans le ciel de velours noir, dures comme des clous d’argent sur la fesse d’une punk. Il y a aussi du sable fin qui étouffe le bruit des pas.

Un type fume dans une Mercedes.

Un chien aboie quelque part, pas très près.

J’allume les phares de ma Camaro de location. En manœuvrant, leur faisceau balaie au hasard la gueule du fumeur, un Rital maigre qui a à peine le temps de mettre l’avant-bras devant la figure, à peine mais trop tard. Vingt minutes après, je suis sur l’autoroute, pied dedans.

Direction : Lyon-Paris.

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