3

Ils firent la course au-dessus des montagnes – et si Gwen l’emporta à nouveau, ce fut avec une avance bien moindre que la fois précédente. Cela ne suffit néanmoins pas à dérider Dirk. Ils volèrent donc en silence tout au long de ce voyage épuisant, loin l’un de l’autre – la jeune femme le devançait de quelques mètres. Comme ils tournaient le dos à la Roue de Feu brisée, elle se résumait à une silhouette indistincte, envoûtante, qui se découpait sur le ciel. La mélancolie de la forêt agonisante de Worlorn s’était imprégnée jusque dans la chair de Dirk, qui voyait désormais son ex-compagne à travers des yeux corrompus : une poupée revêtue d’une combinaison aux couleurs aussi tristes que le désespoir, avec des cheveux noirs rendus huileux par les reflets rougeâtres du ciel. Sous la morsure du vent, ses pensées se bousculaient dans sa tête en un chaos coloré, jusqu’à ce que l’une d’elles se fasse de plus en plus insistante. Gwen n’était pas sa Jenny ; elle ne l’avait jamais été.

À deux reprises, Dirk vit (ou crut voir) le bracelet de jade et d’argent miroiter – tout comme dans les bois, celui-ci semblait vouloir presque sciemment le tourmenter. Chaque fois, t’Larien s’obligea à détourner les yeux vers les nuages noirs fuselés qui se ruaient dans les cieux déserts.

La raie d’acier et l’engin de guerre vert olive avaient disparu du toit quand ils atteignirent Larteyn. Après avoir atterri – t’Larien ne manqua bien évidemment pas de trébucher en se posant à proximité de la larme jaune de Ruark –, ils abandonnèrent là glisseurs et bottines de vol pour ensuite se rendre aux cages d’ascenseurs, devant lesquelles ils discutèrent un bref instant. Mais Dirk oublia ses paroles au fur et à mesure que la jeune femme les prononça. Puis elle le laissa seul.

Arkin Ruark l’attendait patiemment dans son appartement, à la base de la tour. Les murs pastel, les sculptures et les plantes kimdissi apportèrent un certain apaisement à son hôte, qui ne désirait plus qu’une chose, désormais : se reposer, et ne penser à rien. Mais Ruark sautait dans tous les sens, hilare ; ses cheveux blond pâle dansaient littéralement quand il tendit à Dirk un verre en cristal fin, lisse et sans ornement, à l’exception d’une couche de givre qui fondit rapidement. Le vin glacé, assez vert, laissa un goût d’encens et de cannelle sur son palais.

« Vous paraissez très las, Dirk. » Après s’être lui aussi servi un verre, le Kimdissi s’était assis lourdement dans un fauteuil suspendu, à l’ombre d’une plante noire pendante. Les feuilles en fer de lance projetaient leurs ombres sur son visage replet. Tout sourire, il aspira avec bruit une gorgée de la boisson. Durant un très bref instant, Dirk ressentit un profond mépris pour lui.

« La journée a été longue.

— Exact, reconnut Ruark. Comme toutes les journées kavalars. Notre douce Gwen, Jaantony et finalement Garsey… ça suffirait certainement à lui donner des airs d’éternité. Qu’en pensez-vous ? »

Dirk n’en pensait rien.

« Mais à présent, ajouta un Ruark toujours aussi souriant, vous avez vu. C’est ce que je voulais : vous laisser juger de la situation par vous-même. Avant de tout vous dire. Mais je m’étais juré de le faire, oui, je vous l’assure. Je comptais bien vous répéter tout ce que Gwen m’a dit. Elle me parle comme à un ami, vous savez – je la connais depuis Avalon, tout comme Jaan. Mais nous sommes devenus encore plus proches depuis notre arrivée ici. Elle n’est guère portée aux confidences, mais elle se laisse parfois aller avec moi – elle le faisait, tout du moins –, aussi puis-je vous mettre au courant. Je ne trahis pas sa confiance. Je pense que vous devez connaître la vérité. »

La boisson projetait de fines aiguilles de glace dans la poitrine de Dirk, qui sentait sa lassitude s’estomper peu à peu, comme s’il était plongé dans un état semi-léthargique et que Ruark dissertait depuis très longtemps sans qu’il n’ait rien entendu. « De quoi parlez-vous ? Que faut-il que je sache ?

— Les raisons pour lesquelles Gwen a besoin de vous. Pourquoi elle vous a envoyé… cette chose. La pierre rouge. Vous voyez : je sais. Elle me l’a dit. »

T’Larien se retrouva brusquement sur le qui-vive. « Elle vous a donc parlé de… » Il s’interrompit. Gwen lui avait demandé d’attendre, il lui avait promis de s’y tenir… Mais peut-être devait-il malgré tout écouter le Kimdissi, peut-être la jeune femme trouvait-elle cela trop difficile à lui expliquer elle-même. Ruark devait tout savoir. C’était son ami. Gwen le lui avait assuré alors qu’ils se trouvaient en forêt. C’était la seule personne à qui elle avait pu se confier. « Quoi ?

— Vous devez l’aider, Dirk t’Larien. Mais j’ignore comment.

— L’aider à quoi ?

— À retrouver sa liberté. À fuir. »

Dirk reposa son verre, puis se gratta pensivement la tête. « À fuir quoi ? Qui ?

— Eux. Les Kavalars. »

Il fronça les sourcils. « Vous voulez parler de Jaan ? Je l’ai rencontré, ce matin, ainsi que Janacek. Gwen est amoureuse de lui – je ne comprends pas où vous voulez en venir. »

Ruark éclata de rire. Puis s’esclaffa de plus belle après avoir bu une gorgée de vin. Il était vêtu d’un ensemble trois-pièces à carreaux bruns et verts qui rappelait une livrée de bouffon. Et, tandis qu’il restait assis là, à débiter des absurdités, Dirk se demanda si le petit écologiste n’était pas tout simplement fou.

« Donc, d’après vous, elle l’aime… est-ce qu’elle vous l’a dit ? En êtes-vous absolument certain ? Répondez-moi. »

Dirk hésita. Il s’efforçait de se remémorer les mots qu’elle avait prononcés quand ils avaient abordé le sujet, sur la rive du lac aux flots verts et immobiles. « Non, je n’en suis pas certain. Mais elle l’a laissé entendre. Elle est sa… quoi déjà ?

Beythen ?

— Oui, c’est ça. Sa betheyn : sa femme.

— Non, c’est totalement faux, fit Ruark avant de rire de plus belle. J’ai écouté votre conversation, quand nous nous trouvions dans l’appareil de Jaan. Gwen n’a pas dit la vérité. Oh, elle n’a pas menti, mais vous avez mal interprété ses paroles. Betheyn ne signifie pas femme. Une demi-vérité est le plus grand des mensonges, vous vous rappelez ? Que croyez-vous que teyn signifie vraiment ? »

Dirk en resta coi. Teyn. Il avait pourtant entendu ce mot une bonne centaine de fois, depuis son arrivée sur Worlorn. « Ami ? » Mais de fait, il ignorait la signification exacte de ce mot.

« Betheyn pourrait se traduire plus justement par “épouse” que teyn par “ami”. Vous devriez vous intéresser un peu plus aux langages des mondes extérieurs, Dirk. Non. En ancien kavalar, betheyn désigne le lien d’une femme envers un homme : une femme liée par le jade et l’argent. Ceux-ci peuvent englober des sentiments très profonds – beaucoup d’amour, oui. Mais le terme employé pour désigner cela, en terrien standard, n’a aucun équivalent en ancien kavalar. Intéressant, n’est-ce pas ? Aussi vais-je vous poser une question, mon ami : peuvent-ils vraiment aimer alors que le mot amour n’existe pas pour eux ? »

Comme Dirk ne semblait pas vouloir répondre, Ruark haussa les épaules, but une nouvelle gorgée de vin, puis poursuivit ses explications : « Bon, tout cela n’a guère d’importance. Réfléchissez-y, néanmoins. J’ai parlé de jade et d’argent. Il est vrai que ce lien recèle souvent de l’amour : amour de la betheyn pour le noble, et parfois même du noble pour la betheyn. Ou de l’affection, tout du moins. Mais pas toujours, et pas nécessairement ! Est-ce que vous comprenez ? »

Dirk secoua la tête.

« Les liens kavalars ne sont que coutumes et obligations, reprit Ruark. L’amour est pour eux purement accessoire. Des gens violents, je vous l’ai dit. Prenez leur histoire, leurs légendes. Quand Gwen a rencontré Jaan sur Avalon, elle ignorait beaucoup de choses à leur propos – bien trop, en tout cas. Il se nommait Jaan Vikary, venait de Haut Kavalaan… mais qu’est-ce que c’était ? Une planète ? Même ça, elle l’ignorait. C’est vrai, ils éprouvaient de l’attirance l’un pour l’autre – appelez cela de l’amour, si vous voulez. Ils ont couché ensemble, puis il lui a offert le jade et l’argent façonné à son nom. Et voilà qu’elle est soudain devenue sa betheyn, sans même le savoir. Elle s’est retrouvée prise au piège.

— Au piège ? Comment ça ?

— Étudiez l’histoire, bon sang ! La violence a peut-être disparu depuis longtemps sur Haut Kavalaan, mais ça n’a guère modifié pour autant les us et coutumes de ses habitants. Gwen est la betheyn de Jaan – sa femme liée, son épouse, oui, sa maîtresse, et bien d’autres choses encore. Elle est aussi son esclave, son bien, et… son présent. Un présent qu’il a fait au Rassemblement de Jadefer. C’est elle qui lui a valu ses titres de noblesse. Si d’aventure il le lui ordonne, elle devra enfanter – que cela lui plaise ou non. Et qu’elle l’aime ou non, il lui faut également prendre Garse comme amant. Si Jaan meurt en duel contre un membre d’un autre étau – un Braith, ou un Acierrouge, par exemple –, Gwen passera à cet homme comme un simple objet, pour devenir sa betheyn, ou une simple eyn-kethi si le vainqueur est déjà lié par le jade et l’argent. S’il décède de causes naturelles, ou au cours d’un duel avec un autre Jadefer, elle reviendra à Garse. Ce qu’elle désire en la matière importe bien peu. Qui s’inquiète de savoir si elle le hait ? Pas les Kavalars, en tout cas. Et quand Garsey mourra à son tour, hein ? Eh bien, elle deviendra une simple eyn-kethi, une reproductrice de l’étau, avilie à jamais, disponible pour n’importe quel keth. Kethi signifie plus ou moins “frères d’étau”, les hommes de la famille. Et le Rassemblement de Jadefer est une très grande famille, qui compte des milliers et des milliers de membres… n’importe quel homme pourra alors la posséder. Jaan est-il son mari ? Non. C’est son geôlier. Tout comme Garse. Des geôliers qui peut-être éprouvent de l’amour à son égard, pour peu que de tels êtres puissent aimer de la même façon que vous ou moi. Jaantony a beaucoup de respect pour notre Gwen, ce qui est tout à fait logique : il lui doit son titre de noble de Jadefer, elle est la betheyn qu’il a offerte à son étau – si d’aventure elle devait mourir ou le quitter, il perdrait son rang et ne serait plus qu’un vieil homme qu’on tournerait en dérision, dont la voix ne pourrait plus se faire entendre lors des conseils. Jaan ne l’aime pas, il la maintient en esclavage. Mais il s’est écoulé bien des années depuis son séjour sur Avalon, et l’âge venant elle a acquis une certaine sagesse. Elle en a conscience, désormais. » Ruark avait lâché cette dernière phrase avec colère, les lèvres serrées.

Dirk hésita un instant, puis : « Alors, il ne l’aime pas ?

— Si, comme on aime ce qui nous appartient. Tels sont les rapports entre un noble d’étau et sa betheyn. Le lien de jade et d’argent ne peut être brisé. Et il se résume à des obligations et des rapports de possession. L’amour n’y a pas sa place. Les Kavalars connaissent sans doute ce sentiment, mais c’est avec leur frère choisi qu’ils le partagent – le bouclier, l’ami, l’amant et le jumeau guerrier, le pourvoyeur de plaisirs toujours loyal. Celui qui efface peines et douleurs dans le cadre de ce lien éternel.

— Le teyn », murmura Dirk. Des milliers de pensées se bousculaient dans son esprit.

« Oui, le teyn ! répéta Ruark. Malgré toute leur violence, les Kavalars produisent une fort belle poésie. Mais elle célèbre toujours le teyn, le lien de fer et de pierrelueur, jamais celui de jade et d’argent. »

Les éléments du puzzle trouvaient lentement leur place. « Vous prétendez que Jaan et Gwen ne s’aiment pas, qu’en fait elle est son esclave. Mais pourquoi ne le quitterait-elle pas ? »

Le visage potelé de Ruark s’empourpra brusquement.

« Le quitter ? Vous n’y pensez pas ! Ils l’obligeraient à revenir. Un noble doit garder, protéger sa betheyn, et tuer quiconque essayerait de la lui prendre.

— Elle m’a envoyé le joyau…

— Je sais. Gwen m’en a parlé. Vers qui d’autre aurait-elle pu se tourner ? D’autres Kavalars ? Jaantony a déjà tué deux de ses adversaires en duel. Aucun Kavalar n’oserait la toucher – à quoi bon, de toute façon ? Moi ? Vous me voyez dans la peau d’un sauveur ? » Ses mains potelées suivirent avec mépris les contours de sa silhouette arrondie, comme pour se rayer de la liste. « Vous, t’Larien. Vous êtes l’unique espoir de Gwen. Vous lui devez bien ça. Vous qui l’avez autrefois aimée. »

Ce fut alors comme si Dirk s’entendit parler, de très loin : « Je l’aime encore.

— Bien. Je pense que Gwen… Eh bien, elle ne l’avouera jamais, mais je suis certain que… que les sentiments qu’elle éprouve à votre égard n’ont pas changé. Pas du tout. Elle n’a jamais aimé Jaantony Riv Loup noble de Jadefer Vikary. »

La boisson, cet étrange vin vert, lui faisait nettement plus d’effet qu’il ne s’y était attendu. Un seul verre, une unique flûte, et voilà que la pièce tournait autour de lui. Dirk t’Larien eut bien du mal à se lever. Le discours insensé qui lui parvenait aux oreilles ne faisait que l’embrouiller davantage. Ce que Ruark disait, cependant, semblait par trop cohérent – il était vraiment en train de lui expliquer quelque chose d’important. Tout était très clair, parfaitement logique ; ce qu’il devait faire allait presque de soi. À moins que… La pièce tournoyait en tous sens, tour à tour obscure et lumineuse. Dirk prenait une décision, pour la seconde d’après revenir dessus. Que devait-il faire ? Quelque chose. Faire quelque chose pour Gwen. Il devait découvrir la vérité tapie derrière les apparences, puis…

Il porta une main à son front. Ses sourcils étaient couverts de perles de sueur sous les boucles emmêlées de ses cheveux bruns. Ruark se leva brusquement, le visage déformé par l’inquiétude. « Oh, le vin vous a rendu malade ! Pauvre idiot que je suis ! C’est ma faute. Du vin des mondes extérieurs, et un estomac d’Avalon. Vous devez absolument manger quelque chose. Oui, il vous faut de la nourriture. » Le Kimdissi se hâta de sortir de la pièce, frôlant la plante au passage – les feuilles noires se mirent à danser derrière lui.

Dirk demeura immobile sur sa chaise. Des plats et des pichets s’entrechoquaient dans le lointain, mais il n’y prêtait pas la moindre attention. Il était toujours en sueur, son front se plissait sous le poids de pensées étrangement confuses. Toute logique semblait l’avoir abandonné, les choses les plus simples s’évanouissaient lorsqu’il essayait d’en comprendre la signification. Des rêves morts ressuscitaient dans son esprit enfiévré, des étouffeurs y tournoyaient, la Roue brûlait de tous ses feux au-dessus des bois de Worlorn à nouveau en fleur. Il pourrait déclencher tout cela, obliger ce monde à s’éveiller, mettre un terme aux longues ténèbres et retrouver sa Jenny, sa Guenièvre. Oui, oui, il le pourrait !

Dirk avait quelque peu retrouvé ses esprits lorsque Ruark revint avec des couverts et des bols de fromage frais, des tubéreuses rouges et de la viande chaude. Il prit les bols et se mit à manger, encore un peu hébété, tandis que son hôte poursuivait son bavardage. Demain, se promit-il. Au petit déjeuner. Il leur parlerait, leur arracherait la vérité. Ensuite, il pourrait agir. Oui, demain…

« … que je n’ai pas l’intention de vous insulter, disait Vikary. Vous n’êtes pas quelqu’un de stupide, Lorimaar, mais je crois qu’en l’occurrence vous agissez stupidement. »

Dirk s’immobilisa sur le pas de la porte, la lourde porte de bois qu’il avait poussée sans réfléchir. Trois personnes se retournèrent aussitôt – Vikary, quant à lui, acheva d’abord sa phrase. Quand ils s’étaient séparés, la veille au soir, Gwen avait dit à t’Larien de monter prendre son petit déjeuner avec eux. Elle n’avait invité que lui, étant donné que Ruark et les Kavalars préféraient s’éviter autant que possible. Il n’était ni en avance, ni en retard : l’aube venait à peine de se lever. Mais jamais il n’aurait pu anticiper la scène qui l’attendait.

Ils étaient quatre, dans la salle de séjour caverneuse. Gwen, les cheveux en bataille et les yeux ensommeillés, était assise sur le bord d’un divan bas en bois et en cuir, en face des gargouilles qui montaient la garde sur la cheminée. Garse Janacek se tenait derrière elle, bras croisés, sourcils froncés, tandis que Vikary se disputait avec un inconnu près de l’âtre. Les trois hommes, revêtus d’habits de cérémonie, étaient armés. Janacek portait des jambières et une chemise gris anthracite clair, avec un col haut et une double rangée de boutons d’acier noir qui descendaient le long de sa poitrine. La manche droite avait été raccourcie pour laisser apparaître le lourd bracelet de fer et de pierrelueur, qui luisait faiblement. La chemise de Vikary, quant à elle, ne comportait pas de boutons : son échancrure formait un V qui descendait presque jusqu’à la ceinture. Un médaillon de jade pendait à une chaînette de fer sur sa poitrine hâlée.

Le nouveau venu, l’inconnu, fut le premier à s’adresser à Dirk. Il tournait le dos à la porte, mais pivota sur lui-même, le visage menaçant, quand les autres levèrent les yeux. Plus grand d’une tête que Vikary ou Janacek, il dominait t’Larien de toute sa hauteur malgré la distance qui les séparait. Sa peau brun foncé paraissait presque noire en raison du costume blanc laiteux qu’il portait sous les replis d’une courte cape violette. Des cheveux aux innombrables mèches blanches tombaient sur ses larges épaules, et ses yeux (des obsidiennes enchâssées dans un visage marqué par des centaines de rides) n’avaient rien d’amical – pas plus que sa voix, d’ailleurs.

Il adressa un bref regard à Dirk avant de lui dire, très simplement : « Dehors !

— Quoi ? » Une réplique guère brillante, mais rien d’autre ne lui était venu à l’esprit.

« Je vous ai dit de filer », répéta le géant vêtu de blanc. Tout comme Vikary, il avait laissé ses avant-bras nus pour laisser apparaître ses bracelets. Ils étaient de jade et d’argent sur son bras droit, de fer et de feu sur le gauche. Mais la forme des brassards de l’étranger en différait distinctement. L’unique chose absolument identique, c’était l’arme qui pendait à sa hanche.

Vikary croisa les bras, ainsi que l’avait fait Janacek.

« Nous nous trouvons dans notre demeure. Vous n’avez aucun droit de vous montrer impoli envers nos invités.

— D’autant que vous-même n’y avez pas été invité », ajouta Janacek, qui arborait un sourire venimeux.

Vikary fixa son teyn en secouant la tête. Il lui intimait manifestement de se retenir de faire quelque chose. Mais quoi ? se demanda Dirk.

« Je suis venu discuter des motifs de mon courroux légitime, Jaantony noble de Jadefer. Faut-il vraiment que nous réglions ce différend devant une créature originaire d’un autre monde ? » Il adressa à Dirk un regard noir. « Un simulacre, à ce qu’il me semble. »

Une pointe de tension habitait la voix calme de Vikary lorsqu’il répliqua : « Nous en avons terminé, Lorimaar noble de Braith. Je vous ai fait part de ma réponse. Ma betheyn est placée sous ma protection, tout comme le Kimdissi et cet homme. » Il indiqua Dirk d’un geste, puis recroisa les bras. « Si d’aventure vous défiez l’un d’eux, il vous faudra m’affronter. »

Janacek s’autorisa un sourire. « Sans compter qu’il ne s’agit aucunement d’un simulacre. Il se nomme Dirk t’Larien, et que cela vous plaise ou non, il est korariel de Jadefer. » Janacek se tourna légèrement vers Dirk et lui désigna l’étranger vêtu de blanc. « T’Larien, je vous présente Lorimaar Rein Renardblanc noble de Braith Arkellor.

— C’est l’un de nos voisins », lui expliqua Gwen, toujours assise sur le divan bas. Elle prenait la parole pour la première fois.

« Je vis moi aussi à Larteyn, répliqua l’autre Kavalar, mais loin de vous autres Jadefer. » Il semblait fortement irrité. Les plis se multipliaient sur son front, ses yeux noirs emplis de colère passèrent de l’un à l’autre avant de se fixer sur Jaan Vikary. « Vous êtes plus jeune que moi, Jaantony noble de Jadefer, et votre teyn l’est davantage encore. Je ne désire nullement vous provoquer en duel. Mais le code a ses exigences, vous le savez ; aucun de nous ne doit dépasser les bornes, ce que vous autres, les jeunes nobles, avez ce me semble une forte tendance à faire. Les nobles de Jadefer plus encore que les autres, et…

— … et moi encore plus que les autres nobles du Rassemblement de Jadefer », termina Vikary.

Arkellor secoua la tête. « Autrefois, quand je n’étais encore qu’un enfant non sevré dans les étaux de Braith, interrompre son interlocuteur était un motif de duel. C’est ce que vous venez de faire. Décidément, les hommes de Haut Kavalaan sont devenus bien trop faibles à mes yeux.

— Me trouvez-vous trop faible ? lança Vikary d’une voix égale.

— Oui et non, noble de Jadefer. Vous êtes… étrange. Nul ne peut nier votre bravoure, et je ne puis que louer votre courage, mais Avalon a imprégné vos vêtements de la puanteur des simulacres, la faiblesse et la stupidité de ses habitants vous ont contaminé. Je n’aime pas votre betheyn-catin, pas plus que vos “amis”. Si j’étais plus jeune, je ne manquerais pas de vous réapprendre l’antique sagesse des étaux – toutes ces choses que vous vous êtes fait fort d’oublier.

— Nous défiez-vous en duel ? s’enquit Janacek. Je trouve vos paroles pour le moins offensantes. »

Vikary décroisa les bras, puis fit un geste désinvolte de la main. « Non, Garse. Le noble de Braith ne vous provoque pas en duel. N’est-ce pas, Lorimaar ? »

Arkellor mit un peu trop longtemps pour répondre :

« Non. Non, Jaantony noble de Jadefer, je n’entendais aucunement vous insulter.

— Et je ne m’estime pas offensé », répondit Vikary.

Le Jadefer souriait, mais le visage du noble de Braith était empreint d’une implacable dureté. « Que la chance soit avec vous », dit-il à contrecœur avant de se diriger vers la porte à grands pas, s’y immobilisant juste assez longtemps pour laisser à Dirk le temps de s’écarter hâtivement de son chemin. Puis il sortit, commença à gravir les marches de l’escalier qui conduisait à la terrasse ; la porte se referma derrière lui.

Le petit groupe se sépara alors même que t’Larien avançait dans sa direction. Janacek, le visage sombre, se détourna pour se rendre immédiatement dans une autre pièce. Gwen se leva, pâle et visiblement ébranlée ; Vikary, quant à lui, fit un pas vers Dirk.

« Je regrette que vous ayez assisté à cette scène, dit le Kavalar. Mais cela vous a peut-être ouvert les yeux. Il n’empêche que je le regrette. Je n’aimerais pas que vous jugiez les Kavalars de la même façon que le font les Kimdissi.

— J’avoue n’avoir absolument rien compris », déclara Dirk. Vikary le prit par l’épaule pour le guider vers la salle à manger. Gwen les suivit. « De quoi parlait-il ?

— Ah, il a abordé de fort nombreux sujets. Je vais tout vous expliquer. Mais il me faut tout d’abord vous présenter mes excuses. Le petit déjeuner, avoua-t-il tout sourire, n’est ni servi ni même préparé.

— Je peux attendre. » Ils allèrent donc s’asseoir dans le séjour. Gwen gardait le silence, manifestement troublée.

« Comment Garse m’a-t-il appelé ? reprit Dirk. Kora… quelque chose. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Vikary semblait hésiter à lui répondre. « Korariel. C’est un ancien terme kavalar, dont la signification a varié au fil des siècles. De nos jours, ici, en ce lieu – et lorsqu’il est employé par Garse ou par moi –, il signifie “protégé”. Protégé par nous, protégé par le Rassemblement de Jadefer.

— C’est la signification que toi, tu donnes à ce mot, Jaan, intervint Gwen d’une voix tranchante, passablement irritée. Explique plutôt à Dirk ce qu’il veut vraiment dire. »

T’Larien attendait. Vikary croisa les bras ; son regard se détourna de lui pour se porter sur Gwen. « Très bien, si tel est ton désir. » Et, s’adressant à Dirk, il commença donc à s’expliquer : « La véritable signification de ce mot, son ancienne acception, est “propriété protégée”. J’espère sincèrement que vous ne vous en sentirez pas offensé. Nous n’entendions aucunement vous insulter. Le terme korariel nous sert à désigner les personnes qui ne font pas partie d’un étau, mais que celui-ci a néanmoins choisi de protéger. Des personnes dont nous reconnaissons la valeur. »

Dirk se remémora ce que Ruark lui avait appris, la veille au soir, ces mots que son esprit embrumé par le vin vert avait perçus. La colère montait en lui comme un torrent brûlant, et il devait lutter de toutes ses forces pour se maîtriser. « Je n’ai guère l’habitude d’être considéré comme un bien, lança-t-il d’un ton agressif. Peu m’importe qu’on reconnaisse ou non ma valeur. Et contre qui suis-je censé être protégé, pour commencer ?

— Contre Lorimaar et son teyn, Saanel, répondit Vikary avant de se pencher sur la table pour lui saisir le bras d’une poigne puissante. Garse a sans aucun doute employé ce mot à la légère, t’Larien. Mais il ne fait aucun doute qu’à ses yeux il était approprié, au vu des circonstances. Un vieux mot, pour un vieux concept. Je reconnais volontiers son impropriété – vous êtes bel et bien un être humain, un individu n’appartenant à personne. C’était cependant l’unique terme à employer avec quelqu’un comme Lorimaar noble de Braith, peu ou prou incapable de comprendre quoi que ce soit d’autre. S’il vous tourmente autant que Gwen, alors vous me voyez sincèrement désolé que mon teyn l’ait utilisé.

— Eh bien, je vous remercie de m’avoir présenté vos excuses, déclara Dirk, qui essayait de se montrer conciliant. Mais ça ne suffit pas. Je ne comprends toujours pas ce qui s’est passé. Qui est ce Lorimaar, à la fin ? Que voulait-il ? Et pourquoi faudrait-il qu’on me protège contre lui ? »

Vikary lâcha son bras dans un soupir. « Il ne va pas m’être facile de répondre à vos questions. Je dois avant tout vous résumer l’histoire de mon peuple – le peu que j’en sais, et tout ce que j’ai pu déduire. » Il se tourna vers Gwen. « Nous pourrions en discuter tout en mangeant, si personne n’y voit d’inconvénient. Voudrais-tu aller chercher notre petit déjeuner ? »

La jeune femme hocha la tête et sortit, à son retour, quelques minutes plus tard, elle portait un grand plateau sur lequel étaient empilés du pain noir, trois sortes de fromages et des œufs cuits durs aux coquilles bleu vif. Ainsi que de la bière, naturellement. Appuyant ses coudes sur le plateau de la table, Vikary se lança dans ses explications pendant que les autres mangeaient.

« Haut Kavalaan était un monde violent. Il s’agit du plus ancien des mondes extérieurs, si l’on excepte la Colonie oubliée, et sa longue histoire se résume à un combat permanent. On peut déplorer qu’elle soit en grande partie faussée par des légendes, dénaturée par quantité de mensonges ethniques. Ces récits, cependant, ont eu force de loi jusqu’à l’époque où des vaisseaux stellaires se sont à nouveau posés sur Haut Kavalaan, après l’interrègne.

« Dans les étaux du Rassemblement de Jadefer, par exemple, on apprenait aux enfants que l’univers ne comprenait que trente étoiles, avec Haut Kavalaan en son centre. Nos légendes veulent que la race humaine ait vu le jour sur ce monde, après que Kay Ferronnier et son teyn, Roland Loup-Jade, eurent vu le jour suite à l’accouplement d’un volcan et d’une tornade. Toujours d’après ces mythes, ils seraient sortis des lèvres du volcan dans un monde peuplé de démons et de monstres. Ils ont erré à sa surface de nombreuses années, d’aventure en aventure, pour finalement découvrir une douzaine de femmes dans une immense grotte, en plein cœur d’une montagne – les premières femmes du monde. Effrayées par les démons, celles-ci refusaient de sortir. Roland et Kay s’y installèrent donc, prirent les malheureuses de force et en firent leurs eyn-kethi. La grotte devint leur étau, de nombreux fils y naquirent. Voilà comment débuta la civilisation kavalar.

« Ce fut ensuite une période troublée, si l’on s’en tient à la légende. Les enfants des eyn-kethi, fruits de la semence de Kay et de Roland, étaient de caractère emporté, violent, décidé. Il y eut d’innombrables rixes. Jean Noir Charbon, un de leurs fils habité par le mal, avait la mauvaise habitude de tuer ses kethi, ses frères d’étau, par simple jalousie – parce qu’il ne savait pas chasser aussi bien qu’eux. Ensuite, parce qu’il espérait obtenir une partie de leur adresse et de leur force, il s’abaissait à dévorer leurs cadavres. Un jour, le découvrant en train de se livrer à un tel festin, Roland poursuivit l’enfant à travers les collines, le bâtonnant à l’aide d’un grand fléau. Jean ne revint jamais dans l’étau de Jadefer ; il fonda son propre étau dans une mine de charbon en prenant pour teyn un démon – vous avez là l’origine des étaux cannibales de la Loge de Noir Charbon.

« D’autres étaux furent fondés de la même manière – mais les récits de Jadefer leur accordent bien davantage de vertus qu’à la Loge de Noir Charbon. Roland et Kay étaient des maîtres inflexibles, avec lequel il n’était guère facile de cohabiter. Shan Finelame, par exemple, un très brave garçon, quitta l’étau avec son teyn et sa betheyn à la suite d’une violente altercation avec Kay, qui n’avait pas respecté son lien de jade et d’argent. Shan est le fondateur de l’Union Shanagate. Le Rassemblement de Jadefer lui reconnaît depuis toujours une origine entièrement humaine – c’est également le cas de la plupart des grands étaux. Ceux qui ont disparu, comme la Loge de Noir Charbon, bénéficient d’une part moins belle dans nos légendes.

« Celles-ci, innombrables, s’avèrent pour la plupart fort instructives. Il existe par exemple un récit sur les kethi désobéissants. Les premiers membres de Jadefer savaient que la seule demeure susceptible de convenir aux êtres humains résidait dans les entrailles de la terre, sous la roche : une forteresse de pierre, une grotte ou une mine. Avec le temps, cependant, leurs descendants finirent par ne plus en voir l’utilité. Les plaines semblaient les inviter à sortir, avec leurs eyn-kethi et leurs enfants. Ils y érigèrent alors d’immenses cités, ce qui signa leur perte. Le feu ne tarda pas à tomber du ciel pour les détruire, faisant fondre les tours, carbonisant tous leurs habitants. Les rares survivants se réfugièrent donc à nouveau sous terre, là où les flammes ne pouvaient les atteindre. Mais quand les eyn-kethi se mirent à donner le jour à de nouveaux fils, ceux-ci se révélèrent être de féroces démons inhumains. Parfois, dit-on, ils dévoraient le ventre de leurs mères pour sortir de l’utérus. »

Vikary fit une pause pour boire une gorgée de bière. Dirk, qui avait presque terminé son petit déjeuner, repoussa quelques miettes de fromage dans son assiette, sourcils froncés. « Tout cela est absolument fascinant, fit-il, mais j’avoue ne pas comprendre le rapport avec les questions que je vous ai posées. »

Vikary but une nouvelle gorgée, puis s’empara d’un petit morceau de fromage. « Un peu de patience.

— Les histoires des quatre coalitions d’étaux qui existent encore sur Haut Kavalaan diffèrent sous maints aspects, intervint Gwen, mais elles font toutes référence à deux événements principaux qui forment la base de l’intégralité des mythes kavalars. Toutes possèdent une version de la destruction des cités par le feu du ciel, qu’elles appellent l’Ère du Feu et des Démons. La seconde histoire, celle de la Peste dévastatrice, lui est postérieure, mais chaque étau la répète presque mot pour mot.

— Exact, approuva Vikary. Ce sont les uniques récits des temps anciens sur lesquels j’ai pu travailler. À l’époque de ma naissance, plus aucun Kavalar sain d’esprit n’y croyait. »

La jeune femme toussa poliment ; Jaan se tourna vers elle, un sourire aux lèvres. « Oui, Gwen vient de souligner une erreur de ma part. Certains Kavalars sains d’esprit y croyaient bel et bien. Mais les sceptiques ne disposaient d’aucune autre version, d’aucune autre foi à laquelle adhérer. La plupart des Kavalars n’accordaient pas la moindre attention à ces récits. Et puis les voyages spatiaux reprirent, Lycanthropes, Tobériens et Kimdissi vinrent tour à tour se poser sur Haut Kavalaan ; ils y découvrirent alors un peuple avide d’apprendre les arts perdus de la technologie – ce qu’ils nous enseignèrent en échange de nos gemmes et de nos métaux lourds. Il ne nous fallut pas longtemps pour disposer à nouveau de vaisseaux stellaires – mais au prix de notre histoire. (Il sourit.) J’ai découvert les données dont nous disposons à présent lors de mes études sur Avalon. Elles se résumaient à fort peu de choses, mais cela m’a suffi. Enfouis dans les grandes banques de données de l’Académie, j’ai découvert les dossiers de la colonisation de Haut Kavalaan.

« Elle a eu lieu vers la fin de la Double Guerre. Un groupe d’émigrants a quitté Tara pour un monde situé au-delà du Voile du Tentateur, où ils espéraient échapper aux Hrangans et à leurs guerriers-esclaves. Si j’en crois ce que j’ai découvert dans les ordinateurs, ils y ont bel et bien trouvé la sécurité, pour un temps du moins. Ils sont tombés sur une planète étrange, sauvage, qui recelait bien des richesses. Une colonie n’a pas tardé à s’y développer, basée sur des opérations minières – il existe des dossiers de ses échanges commerciaux avec Tara. Ça a duré une vingtaine d’années, jusqu’à ce que cette planète, située au-delà du Voile du Tentateur, disparaisse de l’histoire humaine. Les gens s’en sont à peine rendu compte, sur Tara. La guerre battait son plein, à cette époque.

— Et selon vous cette planète n’était autre que Haut Kavalaan ? s’enquit Dirk.

— C’est là un fait incontestable. Les coordonnées correspondent, parmi bien d’autres faits édifiants. La colonie s’appelait Cavanaugh, par exemple. Et, chose peut-être encore plus troublante, le capitaine qui dirigeait la première expédition se nommait Kay Ferronnier. C’était une femme. »

Gwen s’autorisa un sourire.

« Et j’ai découvert autre chose, ajouta Vikary, totalement par hasard. Vous savez sans doute que la plupart des mondes extérieurs n’ont pas été touchés par la Double Guerre. Les civilisations des Marches ont été engendrées par l’Effondrement, ou bien lui sont postérieures. Aucun Kavalar n’a jamais vu de Hrangan, et encore moins leurs races d’esclaves. C’était mon cas, avant que je me rende sur Avalon et m’y intéresse aux aspects les plus larges de l’histoire de l’humanité. C’est alors que, dans un récit des conflits ayant eu lieu au cours du Grand Chaos, j’ai eu la chance de tomber sur des illustrations qui représentaient les divers esclaves semi-intelligents utilisés par les Hrangans comme troupes de choc sur les mondes qui n’attiraient pas leur attention immédiate. Vous êtes un homme du Grand Chaos, vous devez donc certainement connaître ces races. Les Hruuns nocturnes, ces guerriers à la cruauté inégalée originaires d’une planète à forte gravité qui leur conférait une force incroyable – sans même parler de leur vision, qui s’étendait jusqu’aux infrarouges. Les dactyloïdes ailés, qui doivent leur nom à leur vague ressemblance avec un animal de la préhistoire humaine. Et les pires de tous : les githyanki suceurs d’âmes, dotés d’épouvantables pouvoirs psioniques.

— J’ai eu l’occasion de rencontrer un ou deux Hruuns au cours de mes voyages, intervint Dirk. Les autres races, par contre, ont pratiquement disparu, non ?

— Peut-être. J’ai longuement étudié les illustrations que j’avais découvertes. Il y avait quelque chose qui me troublait, chez les créatures qui y étaient représentées. Et j’ai fini par comprendre. Les Hruuns, les dactyloïdes, les githyanki, tous avaient quelque ressemblance avec les gargouilles qui montent traditionnellement la garde devant la porte de chaque étau kavalar. Ce sont les démons de notre mythologie, Dirk ! »

Vikary se leva, puis commença à faire les cent pas dans la pièce. Il parlait toujours, d’une voix calme et posée. Seuls ses allers-retours continuels venaient trahir son exaltation. « Quand Gwen et moi sommes rentrés sur Haut Kavalaan, j’ai fait part au conseil de mes découvertes et de mes théories. Ces dernières s’appuyaient sur de vieilles légendes, le cycle des Chants des Démons du grand poète aventurier Jamis-Lion Taal, ainsi que sur tout ce que j’ai pu trouver dans les banques de données de l’Académie. Réfléchissez à ma version des faits : la colonie de Cavanaugh a été fondée. Des cités se dressent dans les plaines, des opérations d’extraction de minerai sont menées à grande échelle. Et soudain les Hrangans arrivent, pour raser les cités avec des bombes nucléaires. Les rares survivants sont ceux qui vivaient sous terre – dans les mines, par exemple. Les Hrangans font débarquer leurs esclaves par armées entières avant de repartir, pour ne plus revenir pendant un siècle. Les mines deviennent les premiers étaux, puis il s’en fonde d’autres dans les profondeurs de la roche. Sans leurs cités, les mineurs régressent à un niveau technologique plus primitif, au point que bientôt se développe une culture uniquement axée sur la survie. Les humains passent d’innombrables générations à affronter les armées d’esclaves des Hrangans – et à se battre entre eux. Simultanément, au sein des ruines radioactives des cités détruites, des mutations commencent à…

— Jaan », l’interrompit Dirk en se levant à son tour. Vikary s’immobilisa, puis il se tourna, l’air renfrogné.

« Je me suis montré très patient, déclara Dirk. Je peux parfaitement comprendre que tout ceci ait énormément d’importance à vos yeux. C’est votre travail, après tout. Mais je veux des réponses, et je les veux tout de suite. » Il leva une main, puis énuméra ses questions tout en les comptant sur ses doigts : « Qui est Lorimaar ? Que voulait-il ? Et pourquoi faudrait-il qu’on me protège contre lui ? » Gwen se leva à son tour. « Dirk, Jaan t’a brossé une toile de fond que tu dois absolument connaître pour pouvoir comprendre. Ne sois donc pas aussi… »

Vikary la fit taire d’un geste. « Non, t’Larien a raison. Quand j’aborde ce sujet, je me laisse toujours emporter par mon enthousiasme. » Il se tourna vers Dirk. « Je vais vous répondre franchement, puisque c’est ce que vous voulez. Lorimaar est un Kavalar traditionaliste, au point qu’on pourrait le considérer comme rétrograde même sur Haut Kavalaan. C’est un être d’un autre âge. Vous vous rappelez hier matin, quand je vous ai donné cette épingle de col ? Quand Garse et moi nous vous avons fait part de notre inquiétude à propos de votre sécurité, une fois la nuit tombée ? »

Dirk hocha la tête. Sa main se porta à son col pour toucher la petite épingle qui y était fixée. « Oui.

— Lorimaar noble de Braith et certains de ses pairs en sont la raison même, t’Larien. Ce n’est guère facile à expliquer.

— Laisse-moi faire, intervint Gwen. Écoute, Dirk. Les nobles kavalars, les membres des étaux, se respectent depuis des siècles. Oh, ils n’ont jamais cessé de s’entretuer, bien sûr. Il y a eu assez de guerres pour faire disparaître une vingtaine de coalitions d’étaux – il n’en reste plus que quatre, à notre époque. Mais ils ont toujours accordé à leurs adversaires le statut d’êtres humains, soumis au code de duel kavalar ainsi qu’aux lois de la guerre. Il y avait d’autres survivants, cependant, isolés dans les montagnes ou habitant sous les cités en ruine, des fermiers également. Ce ne sont que des suppositions, bien sûr, celles de Jaan et les miennes, mais l’important, c’est que ces personnes aient bel et bien existé. Ces personnes, qui vivaient hors des cavernes minières devenues les étaux, eh bien les nobles refusaient de leur accorder le statut d’êtres humains. Jaan a par ailleurs oublié de mentionner autre chose, dans son résumé de l’histoire de Haut Kavalaan. Et cesse de t’agiter ainsi ! Ça fait beaucoup d’informations à absorber, je le sais, mais c’est vraiment important. Tu te rappelles que la description des esclaves des Hrangans correspondait trait pour trait à celle des trois démons des mythes kavalars ? Très bien. Le seul problème, c’est qu’il existe quatre espèces de démons – la pire de toutes étant celle qu’on appelle les simulacres.

— Les simulacres ? répéta Dirk. Lorimaar m’a appelé ainsi, mais je pensais que ça signifiait plus ou moins non-humain.

— C’est faux, répondit-elle. Non-humain est un terme commun à toutes les planètes, alors que simulacre n’appartient qu’à Haut Kavalaan. Les légendes les présentent comme des êtres intrinsèquement mensongers, capables de prendre n’importe quelle forme à volonté – mais de préférence celle des hommes, afin de pouvoir s’infiltrer dans les étaux. Une fois à l’intérieur, ils étaient à même d’attaquer les hommes véritables et de les massacrer.

« Les simulacres n’étaient autres que ces survivants : les fermiers, les familles de montagnards, les mutants – tous les malheureux humains de Cavanaugh. Il ne leur était pas permis de se rendre, les lois de la guerre ne s’appliquaient pas à eux. Les Kavalars les exterminaient sans même leur accorder la qualité d’êtres humains, à leurs yeux, ce n’étaient que des animaux venus d’un autre monde. Avec le temps, la chasse aux survivants est devenue une activité, disons… sportive. Les membres des étaux l’ont toujours pratiquée par deux, teyn et teyn, de sorte que chacun d’eux puisse témoigner de l’appartenance à l’humanité de son coéquipier, à leur retour. » Dirk semblait épouvanté. « Et ces pratiques ont toujours cours ? »

Gwen haussa les épaules. « De telles chasses se font rares. Les Kavalars contemporains admettent les péchés qui ont émaillé leur histoire. Avant même le retour des vaisseaux stellaires, Jadefer et Acierrouge – les deux coalitions les plus progressistes – avaient rendu illégale la chasse aux simulacres. Il me faut par ailleurs te préciser un détail sur l’une de leurs anciennes coutumes. Quand les chasseurs préféraient ne pas tuer immédiatement un simulacre, quelles que soient leurs raisons, quand ils souhaitaient le garder comme proie personnelle pour plus tard, ils en faisaient un korariel. Nul autre qu’eux ne pouvait alors le toucher sous peine de graves sanctions, ou d’être provoqué en duel. Les kethi de Jadefer et d’Acierrouge ont quitté leurs étaux pour attraper autant de simulacres qu’il leur était possible ; puis ils les ont parqués dans des villages, où ils ont essayé de leur faire renoncer à l’état bestial dans lequel ils étaient retombés de manière à les ramener à la civilisation. Ils nommaient korariel tous ceux qu’ils capturaient – démarche qui fut à l’origine d’une brève guerre entre le Rassemblement de Jadefer et l’Union Shanagate. Jadefer l’emporta, et le terme korariel prit alors une nouvelle signification : celle de propriété protégée.

— Et Lorimaar ? Que vient-il faire dans tout ça ? »

Une seconde durant, Gwen eut un sourire malicieux qui lui rappela Janacek. « Dans quelque culture que ce soit, il reste toujours quelques réactionnaires à tous crins, des traditionalistes fanatiques. Braith est la coalition la plus conservatrice ; d’après l’estimation de Jaan, un dixième de ses membres environ croit toujours en l’existence des simulacres, qu’il s’agirait de monstres venus d’un autre monde. Ce sont des chasseurs, pour la plupart, c’est d’ailleurs pour cette raison que Lorimaar, son teyn et une poignée de ses kethi sont venus sur Worlorn. Le gibier y est plus varié que sur Haut Kavalaan, et personne n’y fait respecter les lois de la chasse. Il n’en existe plus aucune, de toute façon. Le pacte du Festival a pris fin il y a longtemps. Lorimaar et les siens peuvent abattre tout ce qu’ils désirent.

— Y compris des êtres humains, ajouta Dirk.

— À condition de les trouver, répondit Gwen. Larteyn accueille en tout et pour tout vingt résidents, si je ne m’abuse. Vingt et un en te comptant. Nous, un poète nommé Kirak Acierrouge Cavis qui habite une vieille tour de guet, deux chasseurs de l’Union Shanagate. Tous les autres sont des Braiths. Ils pourchassent des simulacres ou, à défaut, d’autres gibiers. Dans l’ensemble ils sont bien plus âgés que Jaan, d’une génération au moins, et assoiffés de sang. À l’exception des histoires qui couraient dans leurs étaux, et peut-être de quelques battues illicites dans les collines de Lameraan, ils ignorent tout des anciennes chasses, sauf le halo de légende qui les entoure. Tous sont rongés par la nostalgie et la frustration. » Elle sourit.

« Et de telles pratiques ont encore cours ? Personne ne peut donc intervenir ?

— J’ai une confession à vous faire, t’Larien, dit gravement Jaan Vikary. Hier, Garse et moi nous vous avons menti quand vous nous avez demandé ce que nous faisions ici. En vérité, c’est moi qui vous ai menti – Garse, au moins, vous a-t-il dit une partie de la vérité. Nous devons protéger Gwen. Elle vient d’un autre monde, ce n’est pas une Kavalar, et les Braiths rêveraient de la cataloguer comme simulacre pour la tuer s’il n’y avait la protection de Jadefer. C’est également valable pour Arkin Ruark, d’ailleurs. Il n’a pas la moindre idée de ce qui se trame ici – il ne sait même pas que nous l’avons placé sous notre protection. Ce qui est bel et bien le cas, pourtant. Lui aussi est korariel de Jadefer.

« Et notre présence ici a d’autres raisons encore. Je n’avais d’autre choix que de quitter Haut Kavalaan, à l’époque où je l’ai fait. Lorsqu’on m’a anobli, après que j’eus rendu mes théories publiques, je suis immédiatement devenu un homme puissant et révéré au sein du conseil des nobles. Mais cela a également engendré la haine de nombreux dévots, qui se sont sentis personnellement insultés par la simple idée que Kay Ferronnier ait pu être une femme. Ce seul motif m’a valu d’être défié à six reprises. Lors du dernier de ces duels, Garse a tué son adversaire et j’ai moi-même blessé si gravement son teyn qu’il ne pourra plus jamais marcher. Je voulais que cela cesse. Je pensais ne trouver aucun ennemi sur Worlorn, et c’est à ma demande que le conseil de Jadefer a envoyé Gwen sur ce monde pour effectuer ses recherches écologiques.

« J’ai alors pris conscience des activités que Lorimaar menait ici. Il possédait déjà son premier trophée – un fait notoire dans l’étau de Braith, que nous avons fini par apprendre à notre tour. Après en avoir longuement discuté, Garse et moi avons décidé de mettre un terme à ses agissements. La situation est extrêmement explosive. Si les Kimdissi apprenaient que certains Kavalars continuent à chasser des simulacres, ils en aviseraient aussitôt l’univers tout entier. Nos deux races ne s’apprécient guère, vous ne l’ignorez sans doute pas. Ce ne sont pas les Kimdissi par eux-mêmes que nous redoutons, car ils professent une religion et une philosophie aussi non-violentes que celle des Émereli. Mais certains mondes des Marches s’avèrent très dangereux. Les Lycanthropes se sont toujours montrés inconstants, fantasques. Quant aux Tobériens, ils pourraient fort bien rompre nos contrats d’échanges commerciaux s’ils apprenaient que les Kavalars pourchassent leurs derniers ressortissants sur Worlorn. Il se pourrait même qu’Avalon se dresse contre nous et nous interdise l’accès à l’Académie, si la nouvelle devait se répandre de l’autre côté du Voile. Nous ne pouvons courir ce risque. Cela importe peu à Lorimaar et à ses amis, et on ne peut compter sur les conseils d’étaux. Ils n’ont aucune autorité ici – seul le Rassemblement de Jadefer s’intéresse un tant soit peu aux événements qui se déroulent à vingt années-lumière de Haut Kavalaan, sur un monde mourant. Ce qui ne laisse que Garse et moi pour contrecarrer les projets des chasseurs de Braith.

« Nous n’avons pas eu à intervenir directement pour l’instant. Nous parcourons chaque cité en quête de rescapés, nous faisons korariel tous ceux que nous y découvrons – sans guère de succès jusqu’à présent, je dois bien l’avouer : un enfant sauvage qui s’était égaré pendant le Festival, quelques Lycanthropes qui s’étaient attardés dans la cité d’Haapala, un chasseur de cornefer venu de Tara. À chacun, j’ai offert un gage de mon amitié. (Il sourit.) Une petite épingle noire représentant un banshee. C’est une espèce de balise de proximité. Elle met en garde tout chasseur qui s’y intéresserait d’un peu trop près. Si un Braith touchait à un de mes korariel, n’importe lequel, il m’offenserait personnellement et devrait me rencontrer dans le carré. Lorimaar peut bien vociférer, s’étrangler de rage, il n’osera jamais se battre contre l’un de nous. Il sait que cela causerait sa perte.

— Je vois. » Dirk porta sa main à son col pour dégrafer l’épingle de fer, qu’il jeta sur la table, parmi les reliefs de leur petit déjeuner. « Eh bien, c’est un bien bel objet, mais je tiens à vous le rendre. Je ne suis la propriété de personne. Ça fait déjà pas mal d’années que je n’ai plus besoin de protection, et je m’accommode fort bien de cette situation. »

Vikary fronça les sourcils. « Gwen ! Ne peux-tu lui faire entendre qu’il serait plus sage de…

— Non, Jaan. Je soutiens ce que tu essaies de faire, tu le sais. Mais je comprends ce que Dirk ressent. Je n’apprécie guère d’être protégée, moi non plus, et je refuse d’être considérée comme un simple objet. » La voix de la jeune femme était tranchante, décidée.

Vikary semblait pour le moins désemparé. « Très bien, fit-il avant de ramasser l’épingle. Mais je dois encore vous dire une chose, t’Larien. Si nous avons déniché davantage de survivants que les Braiths, c’est simplement parce que nous avons exploré les villes alors qu’eux-mêmes, esclaves de leurs vieilles habitudes, se bornaient à battre les forêts – or il y a encore moins de monde, dans la nature. Jusqu’à présent, rien ne leur a permis de découvrir ce que Garse et moi faisions vraiment ici. Mais ce matin, Lorimaar noble de Braith est venu me voir pour me faire part de son irritation : hier, alors qu’il chassait avec son teyn, il est tombé sur un gibier qui l’intéressait, mais il n’a pas pu l’abattre.

« La proie en question était un homme qui volait seul, sur un glisseur, au-dessus des montagnes. » Vikary leva l’épingle qui représentait le banshee. « Sans cela, il vous aurait contraint à vous poser, avec son laser peut-être, puis il vous aurait pourchassé dans la nature jusqu’à ce qu’il vous ait abattu. » Il glissa l’objet dans sa poche, regarda pensivement Dirk une bonne minute, puis quitta la pièce.

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