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Il ne se reposa guère, cette nuit-là. Chaque fois que le sommeil le gagnait, des rêves venaient l’en extraire : des visions fugitives, empoisonnées, à demi oubliées dès qu’il ouvrait les yeux. Renonçant finalement à dormir, il alla chercher dans ses bagages l’enveloppe d’argent et de velours, puis s’assit dans l’obscurité pour boire les froides promesses du joyau-qui-murmure.

Les heures s’écoulèrent, lentement. Enfin, Dirk s’habilla, glissa la gemme dans sa poche et sortit pour assister au lever de la Roue. Ruark dormait profondément, mais il avait programmé la porte de l’appartement de manière à ce que t’Larien puisse entrer ou sortir à sa guise. L’ascenseur le conduisit jusqu’au toit, où il attendit que s’écoulent les derniers instants de la nuit, assis sur l’aile glaciale de l’aéronef.

C’était une aube étrange, obscure et menaçante, qui donna naissance à une journée ténébreuse. Tout d’abord, un rougeoiement brumeux, indistinct, colora l’horizon : une tache rouge sombre, qui n’était qu’un pâle reflet des pierrelueurs de la cité. Puis le premier soleil s’éleva. Une petite boule jaune, que Dirk observa à l’œil nu. Quelques minutes plus tard, un second soleil apparaissait à l’horizon, un peu plus gros, plus vif. Mais les deux astres, bien que nettement plus lumineux que de simples étoiles, baignaient Worlorn d’une clarté plus faible que celle produite par la grosse lune de Braque.

Peu après, le Moyeu commença à s’élever au-dessus des Terres communes. D’abord une ligne rouge sombre, perdue dans la lueur de l’aube, qui gagna progressivement en luminosité, jusqu’à ce que Dirk finisse par comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un simple halo dû à la réverbération, mais de la couronne d’un immense soleil rouge. Tout le paysage virait au pourpre à mesure qu’il s’élevait.

Dirk baissa les yeux en direction des rues. Les pierres de Larteyn avaient perdu de leur éclat, leur luminescence rouge ne restait observable que dans quelques recoins plongés dans l’ombre. Et encore, leur lueur était très faible. Le jour s’était installé sur la cité comme un linceul grisâtre, légèrement teinté de rouge délavé – une faible clarté qui avait emporté les feux nocturnes. Les rues silencieuses renvoyaient des échos de mort et de désolation.

Le jour s’était levé sur Worlorn. Et il se résumait à un crépuscule.

« La lumière était bien plus vive il y a seulement un an, dit alors quelqu’un dans le dos de t’Larien. Chaque journée est à présent plus sombre, plus froide que la précédente. Des six étoiles qui composent la Couronne d’Enfer, deux sont cachées par Grand Satan et ne nous éclairent plus. Quant aux autres, elles ne cessent de s’éloigner. Et la clarté de Grand Satan s’affaiblit constamment, quand bien même il continue à nous surplomber. Worlorn vit sous un lent coucher de sept soleils. Qui ne seront plus que sept étoiles dans quelques années, et la glace envahira alors à nouveau cette planète. »

Le nouvel arrivant se tenait aussi immobile qu’une statue, ses bottes légèrement écartées, les mains reposant sur ses hanches, il était grand, élancé et musclé, torse nu malgré le froid matinal ; l’éclat de Grand Satan rendait sa peau cuivrée plus rouge encore. Il avait de hautes pommettes anguleuses, une mâchoire puissante et carrée ; ses cheveux, aussi noirs que ceux de Gwen, lui tombaient jusqu’aux épaules. Ses avant-bras très bronzés, assortis à ses fins cheveux noirs, arboraient deux bracelets massifs. De jade et d’argent au bras gauche, de fer noir et de pierrelueur rouge au droit.

Comme Dirk ne semblait pas vouloir quitter l’aile de la raie d’acier, l’homme se résolut finalement à se tourner vers lui. « Vous vous nommez Dirk t’Larien, et vous avez été l’amant de Gwen.

— Et vous, vous êtes Jaan.

— Jaantony Vikary, du Rassemblement de Jadefer. » Le nouveau venu s’avança, mains levées, paumes en avant, pour bien montrer qu’elles étaient vides.

Dirk connaissait la signification de ce geste ; il alla donc presser les siennes contre celles de Jaan Vikary. Tout en accomplissant ce rituel, il nota que Jaan portait un ceinturon de métal noir graissé, avec un étui dans lequel était glissé un pistolet laser.

Vikary ne manqua pas de remarquer son coup d’œil.

« Tous les Kavalars sont armés, lui dit-il en souriant. C’est une coutume, un usage que j’apprécie à sa juste valeur. Vous n’allez pas vous montrer aussi partial que l’ami kimdissi de Gwen, j’espère – vous seriez dans ce cas le seul à blâmer. Larteyn appartient à Haut Kavalaan, ce n’est donc pas à notre culture de s’adapter à la vôtre. »

Dirk se rassit. « Non. J’aurais peut-être dû m’y attendre, après ce qu’on m’a dit hier soir. Mais ça ne m’empêche pas de trouver ça étrange. Votre peuple est-il en guerre, quelque part ? »

Vikary le gratifia d’un rictus. « Une guerre a toujours lieu quelque part, t’Larien. La vie est un perpétuel combat. » Il marqua une pause. « Votre nom, t’Larien, est bien peu commun. Je n’ai jamais rien entendu de semblable, pas plus que mon teyn, Garse. De quelle planète êtes-vous originaire ?

— Baldur. Très loin d’ici, de l’autre côté de Vieille Terre. Mais je m’en souviens à peine. Je savais à peine marcher quand mes parents se sont installés sur Avalon.

— Mais si j’en crois Gwen, vous avez énormément voyagé depuis. Quels mondes avez-vous visités ? »

Dirk haussa les épaules, puis : « Prométhée, Rhiannon, Thisrock, Jamison, entre autres. Et Avalon, bien sûr. Une douzaine en tout – pour la plupart des planètes plus primitives qu’Avalon, des mondes sur lesquels on a besoin de mes connaissances. Trouver du travail s’avère relativement facile quand on a suivi les cours de l’Institut, quand bien même on ne jouit pas d’une habileté exceptionnelle ou d’un talent particulier. Ça me convient parfaitement. J’adore voyager.

— Mais vous ne vous étiez encore jamais rendu au-delà du Voile du Tentateur. Juste dans le Grand Chaos, jamais sur les mondes extérieurs. Vous pourrez constater que tout est différent, ici. »

Dirk fronça les sourcils. « Grand Chaos ? De quoi s’agit-il ?

— C’est une expression propre aux Lycanthropes. Les mondes qui se sont retrouvés plongés dans le chaos, si vous préférez. Plusieurs de mes amis lycanthropes l’ont utilisée devant moi quand je poursuivais mes études sur Avalon. Elle désigne la sphère stellaire qui sépare les mondes extérieurs des colonies de la première et de la seconde génération, proches de Vieille Terre. Ce sont des systèmes planétaires du Grand Chaos que les Hrangans ont envahi, c’est là-bas qu’ils régnaient sur leurs mondes d’esclaves, qu’ils ont combattu les impériaux de la Terre. La plupart des planètes que vous avez citées étaient déjà connues à cette époque ; le conflit les a sévèrement touchées, avant même qu’elles ne se retrouvent plongées dans le chaos lors de l’Effondrement. Avalon appartient à la seconde génération de colonisation, c’était jadis une capitale de secteur. Mais ne pensez-vous pas que cette planète mérite un statut spécial au sein du Grand Chaos ? »

Dirk hocha la tête. « Si. Je connais un peu l’histoire, mais vous m’avez tout l’air d’avoir approfondi la question.

— Je suis historien. J’ai consacré la plupart de mes travaux à différencier ce qui appartient à l’histoire de ce qui provient des mythes de mon monde d’origine : Haut Kavalaan. Le Rassemblement de Jadefer m’a envoyé à grands frais sur Avalon étudier ses banques de données. J’en ai profité pour étudier ce monde deux ans durant, histoire d’occuper mes nombreux loisirs. C’est à ce moment-là que mon intérêt pour l’histoire de l’humanité dans son ensemble s’est développé. »

Sans piper mot, Dirk reporta son attention sur l’aube naissante. La moitié du disque rouge de Grand Satan était visible et un troisième soleil jaune venait d’apparaître, légèrement au nord des autres – guère plus qu’une étoile. « Grand Satan est une supergéante, dit pensivement Dirk, mais vue d’ici elle a l’air à peine plus grosse que le soleil d’Avalon. Elle doit se trouver vraiment très loin. Il devrait faire bien plus froid, la glace aurait déjà dû envahir ce monde – or l’air est juste un peu frais.

— C’est notre œuvre, répondit Vikary avec une évidente fierté. Pas uniquement celle de Haut Kavalaan, à dire vrai – de tous les mondes extérieurs. Les Tobériens ont su préserver une grande partie de la technique des champs de force que les impériaux de la Terre avaient perdue durant l’Effondrement, y apportant même certains perfectionnements. Sans leur écran stratosphérique, le Festival n’aurait jamais pu avoir lieu. Au périhélie, la chaleur de la Couronne d’Enfer et de Grand Satan aurait consumé l’atmosphère de cette planète et porté ses mers à ébullition, mais l’écran tobérien en a repoussé une partie, ce qui nous a valu un long, un très long été. Actuellement, et de la même manière, il nous aide à conserver de la chaleur. Mais les champs de force ont leurs limites, comme toute chose. Le froid finira par l’emporter.

— Je ne m’imaginais pas ainsi notre rencontre. Pourquoi êtes-vous monté sur cette terrasse ?

— À tout hasard. Il y a bien des années, Gwen m’a dit que vous aimiez assister au lever du jour. Ainsi que bien d’autres choses, Dirk t’Larien. J’en sais davantage sur votre compte que vous sur le mien. »

Dirk se mit à rire. « Eh bien, je n’en doute pas un instant. Avant la nuit dernière, j’ignorais jusqu’à votre existence. »

Le visage de Jaan Vikary se fit dur, sérieux. « Mais j’existe. Souvenez-vous-en, et nous pourrons être amis. J’espérais vous trouver seul de manière à pouvoir vous le dire, avant que les autres ne s’éveillent. Nous ne sommes pas sur Avalon, t’Larien, et bien des années se sont écoulées. C’est un monde-festival à l’agonie, une planète sans loi, où chacun de nous doit se raccrocher aux règles qui lui sont propres. Ne mettez pas mon code de l’honneur à l’épreuve. J’essaie de penser à moi en tant que Jaan Vikary, depuis mon séjour sur Avalon, mais je n’en reste pas moins un Kavalar. Ne m’obligez pas à redevenir Jaantony Riv Loup Vikary, noble de Jadefer. »

Dirk se leva. « Je ne suis pas sûr de tout comprendre, fit-il, mais je pense pouvoir me montrer suffisamment cordial. Je n’ai absolument rien contre vous, Jaan. » Déclaration qui parut satisfaire Vikary. Il hocha la tête, puis glissa une main dans la poche de son pantalon. « Un symbole de mon amitié et de mon intérêt pour vous. Le porterez-vous durant votre séjour sur Worlorn ? » Et il lui tendit une épingle de col en métal noir, qui représentait une petite raie.

Dirk l’accepta. « Si ça peut vous faire plaisir… » Et il la fixa à son col, souriant du formalisme de son interlocuteur.

« L’aube est sinistre, ici, fit Vikary. Et le plein jour guère plus réjouissant. Descendons dans nos appartements. Je vais réveiller les autres pour le petit déjeuner. »

L’appartement que Gwen partageait avec les deux Kavalars était immense, avec un séjour dominé par une cheminée haute de deux mètres, et deux fois plus large. Au-dessus d’elle se trouvait un linteau gris ardoise sur lequel étaient perchées des gargouilles aux yeux luisants, qui semblaient surveiller les lieux. Vikary passa devant elles, sur l’étendue de moquette d’un noir profond, pour ensuite conduire Dirk dans une salle à manger presque aussi vaste que la première pièce. T’Larien alla s’asseoir sur l’une des douze chaises de bois à haut dossier qui entouraient la longue table, tandis que son hôte partait chercher nourriture et compagnie.

Il revint bientôt avec un plateau de viande brune découpée en fines lamelles, ainsi qu’une corbeille de biscuits. Pour ressortir aussitôt après avoir posé le tout devant son invité. Une autre porte s’ouvrit alors, et Gwen pénétra dans la salle, un sourire ensommeillé aux lèvres. Elle portait un vieux bandeau frontal, des pantalons passés ainsi qu’une tunique verte informe aux larges manches. Dirk surprit le reflet du lourd bracelet de jade et d’argent qui enserrait son bras gauche. Dans son sillage marchait un homme presque aussi grand que Vikary, mais plus jeune de quelques années et bien plus élancé. Vêtu d’une combinaison à manches courtes d’étoffe caméléon qui avait pris une teinte brun-rouge, il fixa Dirk de ses yeux d’un bleu intense – jamais Dirk n’en avait vu d’aussi bleus – enchâssés dans un visage émacié, cerclé d’une épaisse barbe rousse.

Gwen alla s’asseoir ; l’homme à la barbe rousse, quant à lui, s’immobilisa devant Dirk. « Je suis Garse Jadefer Janacek. » Dirk se leva pour presser ses paumes tendues.

Garse Janacek portait lui aussi un pistolet laser glissé dans un étui en cuir passé dans une ceinture aux mailles d’acier. Son avant-bras droit était ceint d’un bracelet noir, identique à celui de Vikary. De l’acier, et ce qui ressemblait à de la pierrelueur.

« Vous savez probablement qui je suis, lui lança Dirk.

— En effet. » Et Janacek s’assit, en lui adressant un rictus menaçant.

Gwen était en train de mâchonner un biscuit. Lorsque Dirk eut regagné son siège, elle se pencha par-dessus la table pour toucher du doigt la petite épingle de col en forme de raie. La jeune femme souriait, pour une raison connue d’elle seule.

« À l’évidence, fit-elle, Jaan et toi vous êtes déjà rencontrés.

— En effet », lui répondit Dirk, tandis que Vikary revenait dans la pièce. Sa main droite tenait maladroitement les poignées de quatre chopes d’étain, la gauche serrait un pichet de bière brune. Il posa le tout au centre de la table, puis se rendit une fois encore dans la cuisine.

Durant son absence, Janacek poussa les chopes en direction de Gwen. « Remplis-les, lui ordonna-t-il avant de reporter son attention sur Dirk. J’ai cru comprendre que vous étiez le premier homme qu’elle ait connu. Vous lui avez donné un certain nombre d’habitudes exécrables. Je serais tenté d’en prendre offense et de vous en demander réparation. »

Remarque qui laissa Dirk passablement interdit.

Gwen, qui avait rempli trois des quatre chopes de bière mousseuse, en posa une devant la place de Vikary, la seconde devant Dirk, puis s’attaqua elle-même à la troisième. Elle s’essuya les lèvres du dos de la main, sourit à Janacek, puis lui tendit la chope vide. « Si tu menaces ce pauvre Dirk à cause de mes mauvaises habitudes, dit-elle, je vais sans doute devoir défier Jaan pour toutes ces années durant lesquelles il m’a obligée à supporter les tiennes. »

Janacek tournait la chope vide entre ses doigts, l’air renfrogné. « Betheyn-catin », lança-t-il d’une voix égale, avant de se resservir.

Vikary fut de retour un instant plus tard, avec des plats, des couverts, ainsi qu’une jarre émaillée remplie d’une pâte jaune destinée à être étalée sur les biscuits. Il s’assit, but une gorgée de bière, et tous commencèrent à manger. Dirk découvrit alors qu’il appréciait la bière au petit déjeuner. Les biscuits se révélèrent excellents. La viande, par contre, était un peu sèche.

Si Janacek et Vikary le questionnèrent durant tout le repas, Gwen se contenta de rester assise sans dire grand-chose. Elle semblait troublée. Les deux Kavalars formaient un étonnant contraste. Jaan Vikary se penchait en avant lorsqu’il parlait (sa poitrine toujours nue, il bâillait souvent et avait tendance à se gratter d’un air absent). Il témoignait d’un intérêt amical pour tout ce qui se disait, et souriait fréquemment – il semblait plus détendu qu’à leur premier contact, là-haut, sur le toit. Dirk, cependant, avait l’impression que c’était là quelque chose de délibéré de sa part, que l’homme restait malgré tout tendu et qu’il faisait de gros efforts pour paraître décontracté : même son manque de formalisme lui paraissait savamment étudié. Garse Janacek, quant à lui, se maintenait droit comme un i, sans se permettre la moindre des attitudes désinvoltes de Vikary. S’il employait volontiers tous les idiotismes du langage kavalar, il semblait malgré tout relativement détendu, comme un homme qui prend plaisir aux contraintes imposées par sa société et n’aurait jamais songé à s’en affranchir. Son discours était animé, mordant : il lançait des insultes comme une meule projette des étincelles, la plupart dirigées contre Gwen. Celle-ci répliquait parfois, mais sans grande conviction – dans l’ensemble, Janacek jouait le jeu bien mieux qu’elle. La plupart de leurs reparties relevaient d’un dialogue banal, relativement affectueux, mais à plusieurs reprises Dirk y décela une tension presque palpable. Vikary avait tendance à se renfrogner à chacun de leurs échanges.

Quand Dirk mentionna l’année qu’il avait passée sur Prométhée, Janacek lui demanda : « Dites-moi, t’Larien, considérez-vous les Hommes altérés comme des êtres humains ?

— Bien entendu. Leur monde a été colonisé par les impériaux de la Terre, durant la guerre. Les Prométhéens modernes sont les descendants des membres de l’ancien Corps de la Guerre écologique.

— Exact, fit Janacek. Mais permettez-moi néanmoins de m’inscrire en faux. Les Prométhéens ont à ce point manipulé leurs gènes qu’ils ont à mes yeux perdu le droit de continuer à se faire appeler des hommes. Des êtres-libellules, des êtres-poissons, des êtres capables de respirer des gaz empoisonnés, des êtres à quatre bras, des hermaphrodites, des soldats sans estomac, des truies reproductrices sans intelligence. Non, à mes yeux, ces créatures ne sont plus des hommes. Ce sont des non-humains.

— Je connais cette expression. Elle a cours sur de nombreux mondes, mais on ne peut l’appliquer qu’aux hommes ayant muté au point de ne plus pouvoir procréer avec leurs congénères. Les Prométhéens ont pris grand soin d’éviter que ça n’arrive. Leurs dirigeants – parfaitement normaux, comme vous le savez sans doute ; les rares modifications qu’ils ont subies se sont bornées à accroître leur longévité –, eh bien, leurs chefs effectuent régulièrement des raids sur Rhiannon et Thisrock. Car les humains normaux de type terrien…

— Même les Terriens se conforment de moins en moins aux normes humaines, depuis quelques siècles, l’interrompit Janacek, avant de hausser les épaules. Mais j’aurais sans doute mieux fait de me taire, n’est-ce pas ? Vieille Terre se trouve bien loin de nous, nous n’entendons sur son compte que des rumeurs vieilles d’un siècle. Poursuivez.

— J’en ai fini. Les Hommes altérés restent des êtres humains, même dans les castes les plus basses, les plus grotesques, jusqu’aux sujets d’expériences ratées des chirurgiens. Ils restent tous fertiles – c’est d’ailleurs pour ça qu’on les stérilise. Les Prométhéens ont peur de leur progéniture. »

Janacek but une gorgée de bière sans le lâcher des yeux. « Ainsi donc ils peuvent s’accoupler ? » Il sourit. « Dites-moi, t’Larien, avez-vous eu l’occasion de le vérifier personnellement quand vous vous y trouviez ? »

Dirk rougit, et se surprit à adresser un regard de reproche à Gwen – comme si elle en était responsable.

« Je n’ai pas vécu dans une abstinence totale ces sept dernières années, fit-il sèchement, si c’est ce que vous voulez suggérer. »

Après l’avoir récompensé d’un sourire, Janacek se tourna vers la jeune femme. « Intéressant. Voici un homme qui partage son lit avec toi plusieurs années durant, et qui s’adonne à la bestialité dès que tu l’as quitté. »

C’était de la colère qu’arborait le visage de la jeune femme. Dirk la connaissait suffisamment pour s’en rendre compte. Et Jaan Vikary ne semblait guère enchanté, lui non plus. « Garse », fit-il sur un ton menaçant.

Janacek se plia à sa volonté. « Accepte mes excuses, Gwen. Je n’avais pas l’intention de t’insulter. Si t’Larien s’est trouvé un goût prononcé pour les sirènes et les femmes-insectes, tu n’y es sans doute pour rien.

— Vous comptez vous rendre dans la jungle, t’Larien ? s’enquit Vikary histoire de changer de conversation.

— Je ne sais pas, lui répondit Dirk entre deux gorgées de bière. C’est une obligation ?

— Si tu n’y vas pas, fit une Gwen tout sourire, je ne te le pardonnerai jamais.

— Alors soit. Qu’est-ce qu’on y trouve de si intéressant ?

— Un cycle écologique complet, qui se forme et se meurt simultanément. L’écologie est restée une science en friche pendant pas mal de temps, dans les Marches. Aujourd’hui encore, les mondes extérieurs s’en targuent moins qu’une douzaine d’éco-techniciens entre eux. Quand le Festival a eu lieu, on a peuplé Worlorn de formes de vie provenant de quatorze mondes différents, sans que l’on s’inquiète le moins du monde de leurs influences réciproques. Même davantage, en fait, si l’on tient compte des nombreux échanges précédents. Les animaux importés de Vieille Terre jusqu’à Nouvelle Isle, Avalon, Lycania, et de là sur Worlorn. Ce genre de choses.

« Arkin et moi menons une étude sur l’origine et le développement de ces phénomènes. Ça fait deux ans qu’on y travaille, et on aurait de quoi s’occuper pendant encore une bonne décennie. Nos résultats devraient surtout intéresser les fermiers des mondes extérieurs. Ça leur indiquera quelle faune et quelle flore des Marches ils peuvent introduire sans danger sur leurs propres planètes, et dans quelles conditions ; et ce qui mettrait à mal l’écologie de leurs propres mondes.

— Les animaux de Kimdiss se révèlent particulièrement dévastateurs, grommela Janacek. Autant que les manipulateurs eux-mêmes. »

Gwen lui sourit. « Garse est irrité parce que tout porte à croire que la race des banshees noirs va s’éteindre, expliqua-t-elle à Dirk. C’est vraiment dommage. On les a tellement chassés sur Haut Kavalaan que l’espèce y est en voie d’extinction. On espérait que les bêtes lâchées sur ce monde s’y établiraient et se multiplieraient, afin de pouvoir en capturer un certain nombre pour les rapatrier avant l’arrivée des grands froids. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Le banshee est un prédateur redoutable, mais il ne peut rivaliser avec l’homme sur son monde d’origine, et ici ses nids ont été envahis par les spectres arboricoles de Kimdiss.

— La majorité des Kavalars ne voient dans le banshee qu’une vermine dangereuse, expliqua Jaan Vikary. Il ne crache pas sur les êtres humains dans son habitat naturel, et les chasseurs de Braith, d’Acierrouge et de l’Union Shanagate ne l’estiment que parce qu’il s’agit du plus beau des gibiers. Il existe une exception, néanmoins : le Rassemblement de Jadefer, qui l’a toujours considéré différemment. Une très vieille légende parle du temps où Kay Ferronnier et son teyn Loup-Jade combattaient seuls une armée de démons, dans les collines de Lameraan. Kay était tombé, et Roland Loup-Jade voyait ses forces s’amenuiser lorsque les banshees arrivèrent, volant en un groupe si serré qu’ils masquaient le soleil. Fondant, affamés, sur l’armée de démons, ils les dévorèrent les uns après les autres en laissant la vie sauve à Kay et à Roland. Plus tard, quand les deux teyn eurent trouvé des femmes et fondèrent le premier étau de Jadefer, ils prirent le banshee comme sceau et totem. Aucun membre de notre étau n’a jamais tué un seul banshee ; la légende veut d’ailleurs que, chaque fois qu’un homme lié au jade et au fer se retrouve en danger, un banshee apparaisse pour le guider et le protéger.

— Une bien belle histoire, reconnut Dirk.

— C’est davantage qu’une simple histoire, t’Larien, objecta Janacek. Il existe un lien véritable entre les banshees et Jadefer. D’ordre psionique, peut-être, pour peu que créatures soient un tant soit peu intelligentes ; à moins qu’il ne s’agisse simplement d’une question d’instinct. Je ne prétends pas le savoir. Il n’en demeure pas moins que ce lien existe.

— Pure superstition, rétorqua Gwen. Mais il ne faut pas trop en vouloir à Garse. S’il n’a aucune éducation, ce n’est pas lui qu’il faut blâmer. »

Dirk étala une noisette de pâte jaunâtre sur un biscuit, puis fixa Garse Janacek droit dans les yeux. « Jaan est donc historien, et je connais les activités de Gwen. Mais vous ? Que faites-vous ? »

Les yeux bleus le fixèrent avec froideur. Janacek n’ouvrit même pas la bouche.

« J’ai comme l’impression que vous n’êtes pas écologiste », ajouta Dirk.

Gwen se mit à rire.

« Quelle perspicacité, t’Larien, répondit le Kavalar.

— Alors, que faites-vous sur Worlorn ? Et d’ailleurs… » Dirk se tourna vers Jaan Vikary. « Pourquoi un historien viendrait-il sur une planète pareille ? »

Vikary saisit sa chope entre ses deux larges mains et but pensivement. « C’est assez simple. Je suis un noble kavalar du Rassemblement de Jadefer, lié à Gwen Delvano par l’argent et le jade. Ma betheyn a été envoyée sur Worlorn après un vote du conseil des nobles, il est donc tout naturel que je l’aie accompagnée, de même que mon teyn. Vous comprenez ?

— Je crois, oui. Vous lui tenez compagnie, donc ? » L’hostilité de Janacek se fit plus vive. « Nous la protégeons, lança-t-il d’une voix glaciale. Contre ses propres folies, la plupart du temps. Elle ne devrait pas se trouver ici, mais dès lors qu’elle a accepté de venir sur Worlorn, il était de notre devoir de l’y accompagner. Et pour en revenir à votre première question, t’Larien, j’appartiens au Rassemblement de Jadefer et je suis le teyn de Jaantony, noble de Jadefer. Je puis accomplir tout ce que mon étau me demandera de faire : chasser ou cultiver la terre ; me battre en duel ; guerroyer contre nos ennemis ; faire des enfants dans le ventre de nos eyn-kethi. Voilà quelle est ma tâche. Ce que je suis, vous le savez déjà. Je vous ai donné mon nom. »

Vikary lui intima de se taire d’un petit geste brusque de la main droite. « Considérez-nous comme des touristes qui se seraient attardés ici après le Festival, dit-il à l’intention de Dirk. On observe le paysage, on se promène, on erre dans les forêts et les villes mortes – nous nous… distrayons, en quelque sorte. Nous aurions bien capturé quelques banshees, afin de les réexpédier sur Haut Kavalaan, mais nous n’avons pas réussi à en débusquer un seul. » Il se leva, termina sa bière. « Le temps passe et nous restons assis à discuter, fit-il après avoir reposé sa chope. Si vous voulez vraiment vous rendre dans la jungle, vous feriez bien de vous hâter. Franchir les montagnes prend un certain temps, même par la voie des airs, et il n’est guère prudent de rester à l’extérieur après la tombée de la nuit.

— Ah bon ? » Une fois sa bière terminée, Dirk s’essuya les lèvres du dos de la main. Les Kavalars ne semblaient pas connaître les serviettes de table.

« Les banshees ne sont pas les uniques prédateurs de Worlorn, précisa Vikary. On y trouve des tueurs et des chasseurs originaires de quatorze mondes, en liberté dans ses forêts – et ce sont les moins redoutables comparés aux humains. Worlorn est une planète à l’abandon, ses ombres et ses déserts regorgent de créatures étranges.

— Vous feriez mieux de vous armer, lui conseilla Janacek. Et le mieux serait encore que nous vous accompagnions pour assurer votre sécurité. »

Vikary secoua la tête. « Non, Garse. Ils doivent rester seuls, pouvoir parler librement. C’est préférable, tu comprends ? C’est ce que je souhaite, en tout cas. » Il ramassa les plats, puis prit la direction de la cuisine. Pour s’immobiliser à la porte et faire volte-face. Ses yeux rencontrèrent un court instant ceux de Dirk.

Et ce dernier se souvint des paroles que le Kavalar avait prononcées sur le toit de la tour, lorsque l’aube s’était levée. « J’existe, lui avait-il dit. Souvenez-vous-en. »

« Ça fait combien de temps que tu n’es pas monté sur un glisseur ? » lui demanda Gwen quand ils se retrouvèrent sur la terrasse. Elle était allée passer une combinaison en étoffe caméléon : un vêtement rougeâtre qui la couvrait des pieds à la tête, avec un bandeau frontal en tissu similaire pour retenir ses cheveux noirs.

« Pas depuis Avalon, répondit-il. Mais j’ai hâte de réessayer. Je me débrouillais plutôt pas mal. » Il portait des habits assortis à ceux de Gwen. Elle les lui avait donnés afin qu’ils puissent se fondre dans la forêt.

« On va voir ça, fit-elle. On ne va pas pouvoir aller très loin, ni voler très vite, mais ça n’a guère d’importance. » La jeune femme alla ouvrir le coffre de l’engin en forme de raie, dont elle sortit deux petits ballots argentés ainsi que deux paires de bottines.

Tandis que Dirk s’asseyait sur l’aile de l’appareil pour enfiler et lacer ses bottines, Gwen entreprit de dérouler les glisseurs : deux petites plaques de métal souple dont les dimensions permettaient à peine de s’y tenir debout. T’Larien aperçut les fils entrecroisés des grilles gravitationnelles insérées dans leur partie inférieure lorsque la jeune femme les étala sur le sol. Il monta sur un glisseur, y inséra soigneusement ses pieds ; les semelles métalliques de ses bottines s’y verrouillèrent tandis que la plate-forme se rigidifiait. Gwen lui tendit alors le boîtier de commande, qu’il fixa par une lanière à son poignet droit.

« Arkin et moi utilisons ces glisseurs pour nous déplacer en forêt, lui expliqua Gwen pendant qu’elle s’agenouillait pour lacer ses propres bottines. Une raie d’acier a une vitesse de pointe dix fois supérieure, bien sûr, mais ce n’est pas toujours facile de trouver une clairière où se poser. Les glisseurs conviennent bien mieux à nos activités, sauf pour transporter de l’équipement lourd ou quand nous sommes pressés. Garse adore les qualifier de jouets, mais… » Elle monta sur sa plate-forme et lui sourit. « Prêt ?

— Absolument. » Les doigts de Dirk touchèrent la plaquette argentée qu’il tenait dans sa main droite. Un peu trop fort : le glisseur partit aussitôt dans un brutal mouvement ascensionnel, entraînant dans le mouvement les pieds de son passager. T’Larien se retrouva la tête en bas, le corps pendu sous la plate-forme – il faillit d’ailleurs se fracasser le crâne contre le toit dans la « manœuvre ». Ce fut dans cette position qu’il s’élança dans le ciel, littéralement grisé de joie.

Gwen s’élevait derrière lui, parfaitement droite, fendant les vents du crépuscule avec une habileté due à une longue pratique. Elle ressemblait à un djinn des mondes extérieurs juché sur un tapis volant d’argent. Dirk s’était familiarisé avec les commandes, le temps qu’elle le rejoigne, aussi était-il parvenu à se redresser. Mais ses efforts désordonnés pour conserver son équilibre continuaient à le faire basculer d’avant en arrière. Contrairement aux autres aéronefs, les glisseurs ne possédaient pas de gyroscopes.

Dirk poussa un cri de joie quand Gwen vint se positionner derrière lui. Elle lui donna une tape amicale dans le dos, ce qui eut pour effet (en raison de son équilibre pour le moins précaire) de le faire basculer. Il donna de la bande au-dessus de Larteyn, puis entama une série de tonneaux incontrôlés.

La jeune femme lui hurlait quelque chose. Dirk se rendit alors compte qu’il était sur le point de s’écraser contre la façade d’une haute tour d’ébène. Il se redressa juste à temps, luttant toujours pour conserver son équilibre.

Il se trouvait à l’aplomb de la cité lorsqu’elle le rattrapa, parfaitement droite sur son glisseur. « Écarte-toi ! » lui cria-t-il. Il se sentait envahi d’une joie indescriptible.

« Femme, si jamais tu t’avises de me toucher encore une fois, je t’avertis que j’irai chercher ton char volant pour te balayer du ciel à coups de laser ! » T’Larien se mit à osciller, parvint tant bien que mal à se redresser, mais ayant trop compensé il bascula aussitôt de l’autre côté en hurlant.

« Ma parole, mais tu es ivre ! lui cria-t-elle dans le vent mordant. Tu as bu trop de bière au petit déjeuner. » Elle se trouvait plus haut que lui, bras croisés contre sa poitrine, à observer ses efforts avec une moue désapprobatrice.

« Ces trucs sont bien plus stables quand on a la tête en bas. » Il était parvenu à trouver un semblant d’équilibre, mais la façon dont il écartait les bras montrait qu’il doutait de pouvoir le maintenir bien longtemps.

Gwen vint se placer à sa hauteur. Elle semblait sûre d’elle, confiante ; ses cheveux sombres flottaient dans les airs comme une bannière noire. « Tu t’en sors ? lui hurla-t-elle.

— Je pense avoir compris ! » Ça faisait quelques instants déjà qu’il conservait une position verticale.

« Bien. Alors, regarde en bas ! »

Ses yeux se portèrent au-delà de l’étroite sécurité que lui offrait la plate-forme sur laquelle ses pieds reposaient.

Ils avaient dépassé les tours sombres et les rues de pierrelueur de Larteyn pour à présent survoler un abîme, qui s’étendait du ciel crépusculaire jusqu’aux Terres communes. Dirk entrevit une rivière, un filet d’eau sombre qui vagabondait au sein de la végétation plongée dans la pénombre. Puis il fut pris de vertige, ses poings se serrèrent, et il bascula de plus belle.

Gwen vint cette fois se positionner en dessous de son ex-amant, qui pendait lamentablement tête en bas. « Tu as vraiment l’esprit obtus, t’Larien, ironisa-t-elle alors, les bras croisés. Pourquoi donc refuses-tu de voler comme tout le monde ? »

T’Larien tenta de grommeler quelque chose, mais, avec le vent qui lui coupait la respiration, il ne parvenait qu’à lui adresser des grimaces. Puis il se retourna. Ses jambes commençaient à pâtir des mauvais traitements qu’il leur infligeait. « Là ! » Il défia le sol du regard, pour lui faire comprendre qu’il ne laisserait pas l’altitude le désemparer une seconde fois.

Gwen, toujours à ses côtés, hocha la tête d’un air entendu. « Tu es la honte des enfants d’Avalon ! lui cria-t-elle. Et celle de tous les glisseurs de l’univers ! Mais tu devrais sans doute réussir à survivre. Bon, tu tiens vraiment à voir la jungle ?

— J’irai là où tu iras, Jenny.

— Alors, fais demi-tour. Nous n’allons pas dans la bonne direction. Il faut franchir les montagnes. » Elle lui tendit sa main libre, et ils entamèrent une large spirale ascendante qui les conduisit face à la muraille rocheuse qui accueillait Larteyn. La cité arborait un gris terne à cette distance ; ses fières pierrelueurs étaient en train d’absorber la lumière solaire, et les monts formaient une barrière obscure dans le ciel.

Ils s’élancèrent dans leur direction, gagnant régulièrement de l’altitude jusqu’à se retrouver très haut au-dessus du Fort de Feu, suffisamment pour éviter les pics – leurs glisseurs ne pouvaient de toute façon guère dépasser une telle altitude. D’autres aéronefs en étaient capables, bien sûr, mais Dirk s’estimait déjà bien assez haut à son goût. Leurs survêtements d’étoffe caméléon avaient pris une teinte gris-blanc, et Dirk se réjouissait qu’ils fussent si chauds – le jour incertain de Worlorn n’était guère moins froid que sa nuit.

Main dans la main, ils chevauchaient les vents glaciaux en se criant de rares commentaires, s’élevant au-dessus d’une montagne pour en descendre aussitôt l’autre versant et se retrouver dans une vallée rocheuse peu profonde, avant de repartir à l’assaut d’un nouveau mont. Ils dépassèrent des pics de roche vert et noir, effilés comme des dagues, laissèrent derrière eux de hautes cascades étroites et des précipices plus vertigineux encore. Puis Gwen le défia à la course. Ils s’élancèrent aussi rapidement que leurs glisseurs – et leur habilité – le leur permettaient, jusqu’à ce que la jeune femme, prenant pitié de lui, rebrousse chemin pour lui tenir la main.

À l’ouest, la chaîne montagneuse plongeait en une pente aussi abrupte que celle qu’ils avaient dépassée à l’est. La haute barrière ainsi formée isolait la jungle des feux de la Roue, qui s’élevait toujours dans le ciel. « Descendons », dit Gwen. Ils entamèrent donc une lente chute en direction de la végétation luxuriante. Ils volaient depuis plus d’une heure, et Dirk se sentait engourdi par la morsure des vents de Worlorn ; son corps tout entier protestait contre les mauvais traitements dont il avait été l’objet.

Ils se posèrent en plein cœur de la forêt, à côté d’un lac qu’ils avaient remarqué durant leur descente. Gwen s’en acquitta avec grâce, selon une courbe élégante qui la laissa sur une plage moussue, à côté de la rive. Dirk, qui craignait de se briser une jambe en s’écrasant sur le sol, déconnecta sa grille un peu trop tôt et chuta par terre d’un bon mètre de hauteur.

Après qu’elle l’eut aidé à détacher ses bottines du glisseur, ils entreprirent de brosser le sable humide et la mousse qui maculaient ses vêtements et ses cheveux. Puis la jeune femme s’assit à côté de lui, tout sourire. Dirk en profita pour essayer de l’embrasser.

Mais la jeune femme recula quand il tenta de lui passer un bras autour de ses épaules ; alors il se souvint. Des ombres apparurent aussitôt sur son visage. « Je suis désolé », marmonna-t-il, avant de détourner les yeux en direction du lac d’un vert huileux. Des îles de champignons violets constellaient sa surface immobile, uniquement troublée par l’agitation des insectes presque invisibles qui venaient l’effleurer. La forêt s’avérait encore plus sombre que la cité, car les montagnes masquaient le disque de Grand Satan.

Gwen posa une main sur son avant-bras. « Non, c’est moi qui suis désolée. Moi aussi, j’avais oublié. C’était presque comme sur Avalon. »

Dirk dut faire un effort pour lui sourire. Il se sentait désemparé. « Oui, presque. Tu m’as manqué, Gwen. Mais ai-je encore le droit de te le dire ?

— Non, sans doute pas. » Les yeux de Gwen fuirent à nouveau les siens pour se porter sur l’autre rive, perdue dans la brume. Elle fixa un très long moment le lointain, frissonnant de froid par intermittence. Ses vêtements prenaient lentement une teinte blanc passé, mouchetée de vert, afin d’imiter les nuances du terrain sur lequel elle se tenait assise.

Il se pencha pour la toucher d’une main hésitante. Elle la repoussa d’un mouvement d’épaule. « Non. »

Dans un soupir, Dirk ramassa une poignée de sable froid qu’il commença à faire couler entre ses doigts. « Gwen… » Il hésita « Jenny, je ne sais pas… »

Elle fronça les sourcils. « Ce n’est pas mon nom, Dirk. Personne ne m’a jamais appelée ainsi, à part toi.

— Mais, pourquoi…

— Parce que ce n’est pas moi !

— Qui d’autre, alors ? Ce nom m’est venu sur Avalon, il t’allait tellement bien… tu ne pouvais que l’apprécier, toi aussi. »

Elle secoua la tête. « Tu ne comprends pas – tu n’as jamais compris. Ça prenait de plus en plus d’importance, à mes yeux. Et les choses que ce nom signifiait ne m’étaient pas particulièrement agréables. J’ai essayé de te le faire comprendre, vraiment, mais j’étais trop jeune alors pour trouver les bons mots.

— Et à présent ? » La voix de Dirk débordait de colère. « Tu les as trouvés, à présent ?

— Oui. Bien plus que je ne pourrais en prononcer, Dirk. » Elle sourit, comme d’une plaisanterie connue d’elle seule, puis secoua la tête ; sa chevelure s’enfla aussitôt sous l’effet du vent. « Écoute, ajouta-t-elle, je n’ai rien contre les surnoms, ça peut même être quelque chose d’extrêmement signifiant. Ainsi en est-il avec Jaan. En tant que noble, il possède un nom pour chacun des rôles qu’il est censé remplir. Il peut se nommer Jaan Vikary pour un ami lycanthrope d’Avalon, et noble de Jadefer lors des conseils du Rassemblement ; Riv pour le culte, et Loup à la guerre ; tout en en ayant un autre dans l’intimité – un surnom. Et ça lui convient parfaitement, car ils désignent tous une facette différente de sa personnalité. J’avoue en préférer certains à d’autres – Jaan à Loup, ou à noble de Jadefer, mais aucun ne trahit ce qu’il est. Les Kavalars disent qu’un homme est la somme de tous ses noms – ils revêtent une très grande importance sur leur planète. C’est le cas partout, je te l’accorde, mais sur ce plan les Kavalars sont bien plus près de la vérité que la plupart des autres humains. Une chose sans nom n’a pas de substance – il lui en faut nécessairement un pour avoir, disons, une certaine… réalité. Et à l’inverse toute chose nommée existe, au sens le plus profond du terme. C’est là un autre dicton kavalar. Tu comprends ce que j’essaie de t’expliquer, Dirk ?

— Non. »

Elle éclata de rire. « Eh bien, je ne pensais pas pouvoir te désorienter plus que tu ne l’étais déjà. Écoute, à son arrivée sur Avalon, Jaan s’appelait Jaantony Jadefer Vikary. C’était son nom, son nom complet, composé par ordre d’importance décroissante : Jaantony est son nom véritable – son patronyme, si tu préfères –, et Jadefer celui de son étau. Vikary est un surnom qu’il s’est choisi lors de sa puberté. Tous les Kavalars en prennent un, ou plusieurs – généralement ceux des nobles qu’ils admirent, de personnages mythiques ou de héros. De nombreux noms de Vieille Terre ont survécu ainsi. Ils pensent qu’en adoptant le nom d’un héros, un jeune garçon acquiert tout ou partie des qualités de celui qui l’a porté avant lui. C’est une tradition des plus tenaces, sur cette planète.

« Celui que Jaan s’est choisi, Vikary, est inhabituel à plus d’un titre. On pourrait le croire originaire de Vieille Terre, mais il n’en est rien. Si j’en crois ce qu’on m’a rapporté, Jaan était un enfant étrange, rêveur, très mélancolique et introverti. Il aimait écouter les eyn-kethi chanter et conter des histoires, ce qui ne se fait pas quand on est de sexe masculin. Les eyn-kethi sont les reproductrices de l’étau, des mères perpétuelles, et un enfant normal n’est pas censé les fréquenter plus que nécessaire. Jaan est devenu de plus en plus solitaire à mesure qu’il prenait de l’âge. Il partait explorer les grottes, les mines abandonnées. En sécurité, loin de ses frères d’étau. Je ne l’en blâme pas. Il a toujours été l’objet de brimades, et n’a jamais eu d’amis jusqu’au jour où il a rencontré Garse. Celui-ci est bien plus jeune que lui, mais il s’est érigé comme son défenseur durant la dernière période de son enfance. Et puis tout a changé. Lorsque Jaan a approché de l’âge d’être soumis au code de duel, il a reporté toute son attention sur les armes et en a très rapidement maîtrisé le maniement. Il possède des capacités vraiment exceptionnelles. Il est incroyablement rapide, tous le considèrent comme un duelliste encore supérieur à son teyn, qui lui se bat principalement en se laissant guider par son instinct.

« Il n’en a pas toujours été ainsi. Quoi qu’il en soit, il admirait deux grands héros quand le moment est venu pour lui de se choisir un nom. Mais il n’osait même pas prononcer le leur devant ses aînés, car aucun d’eux n’appartenait au Rassemblement de Jadefer. C’étaient presque des parias, des renégats de l’histoire de Haut Kavalaan, des chefs charismatiques dont les causes avaient échoué et qui, des générations durant, avaient été voués aux gémonies. Jaan a en quelque sorte mélangé leurs deux noms, modifiant leur prononciation de manière à évoquer un ancien nom de famille terrien. Les nobles l’ont accepté sans broncher – ce n’était après tout que son nom choisi, celui qui vient en dernier. La partie la moins importante de son identité. »

Son front se plissa. « C’est le point le plus important, poursuivit-elle. Quand Jaantony Jadefer Vikary a posé le pied sur Avalon, il était encore surtout Jaantony Jadefer. Mais les noms ont également de l’importance, sur cette planète – c’est d’ailleurs là-bas qu’il s’est découvert en tant que Vikary. L’Académie l’a inscrit sous ce nom, les enseignants l’ont appelé ainsi, et il a vécu ainsi deux années durant. Très vite, donc, Jaan Vikary s’est substitué à Jaantony Jadefer. Ça lui a plu, je pense. Et il a toujours essayé d’y rester fidèle, même après notre retour sur Haut Kavalaan, alors que pour les siens, il demeure avant tout Jaantony.

— Mais d’où lui viennent ses autres noms ? » Dirk avait posé cette question presque involontairement. Le récit de Gwen le fascinait, il semblait éclairer sous un jour nouveau ce que Jaan Vikary lui avait dit, à l’aube, sur la terrasse de la tour.

« Après notre mariage, nous nous sommes rendus au Rassemblement de Jadefer. Il y a été anobli, ce qui en a fait automatiquement un membre du conseil des nobles. Le mot “noble” est donc venu s’ajouter à son nom, lui donnant le droit de posséder des biens propres, indépendamment de ceux de l’étau, de faire des sacrifices religieux, et de commander ses kethi – ses frères d’étau – au combat. Il a ainsi obtenu un nom de guerre, une sorte de grade, ainsi qu’un nom liturgique. Tout cela avait énormément d’importance, autrefois. C’est bien moins le cas désormais, certes, mais ça n’empêche pas les coutumes de subsister.

— Je vois. » Une affirmation pour le moins exagérée. Les Kavalars semblaient attacher un bien grand prix au mariage. « Mais en quoi tout ceci a-t-il un rapport avec nous ?

— Un rapport très important, lui répondit la jeune femme, dont le visage était redevenu grave. Quand tout le monde s’est mis à l’appeler Vikary, sur Avalon, il s’est mis à changer, à devenir un hybride de ses héros iconoclastes. Voilà quel peut être le pouvoir des noms, Dirk. Et c’est précisément ce qui a provoqué notre rupture. Je t’aimais, c’est vrai. Je t’aimais énormément. Et toi, tu aimais Jenny.

— Mais Jenny, c’était toi !

— Oui et non. Ta Jenny, ta Guenièvre. Voilà ce que tu disais. Tu ne cessais de le répéter. Tu m’appelais ainsi aussi souvent que tu m’appelais Gwen – et tu avais raison. C’étaient tes noms. Et oui, j’aimais ça. Que savais-je, à l’époque, de la valeur des noms et des surnoms ? Jenny, c’est assez joli, et Guenièvre reste auréolé d’un magnifique halo de légende. Que savais-je de tout cela, alors ?

« Mais j’ai fini par apprendre, sans pour autant trouver les mots pour te l’expliquer. Le problème, c’est que tu aimais Jenny, et que ce n’était pas moi. Oh, bien sûr, j’ai joué le jeu, dans un premier temps, mais ça n’en restait pas moins essentiellement un fantôme, un désir, un être fantasmatique que tu avais créé. Tu projetais son image sur moi, tu nous aimais toutes les deux, et avec le temps j’ai commencé à me rendre compte que je devenais cette Jenny. Donne un nom à une chose, et elle existera. Toute vérité réside dans le nom, ainsi que le moindre des mensonges, car rien ne peut autant pervertir les choses qu’un faux nom, un faux nom qui modifie autant la réalité que l’apparence.

« Je voulais que tu m’aimes, moi, pas cette Jenny. J’étais Gwen Delvano, je voulais être la meilleure Gwen Delvano possible, mais je tenais à rester moi-même. Il m’a fallu lutter pour ne pas devenir cette Jenny, pendant que toi-même tu luttais pour la garder. Mais jamais tu n’as compris – et c’est pour ça que je t’ai quitté. » La jeune femme avait conclu sa tirade d’une voix égale, totalement dénuée d’émotion. Son visage était un masque. Puis elle détourna les yeux.

Et il comprit. Sept longues années durant, il n’y était pas parvenu, mais tout s’éclaircissait à présent. C’était pour cette raison qu’elle lui avait renvoyé le joyau-qui-murmure. Pas pour qu’il revienne auprès d’elle, non, pas pour ça ; mais pour lui expliquer pourquoi elle l’avait quitté. Et cela faisait sens. Sa colère se métamorphosa brusquement en une profonde mélancolie. Le sable froid de la plage continuait de couler entre ses doigts.

La jeune femme remarqua alors l’expression de son visage ; sa voix se fit aussitôt plus douce. « Je regrette, Dirk, mais tu m’as à nouveau appelée Jenny. Il fallait que je te dise la vérité. Je n’ai jamais oublié le passé – pas plus que toi, j’imagine. Pas une journée ne s’est écoulée ces sept années sans que je pense à notre amour. Les premiers temps, je me disais que nous avions eu une vie merveilleuse, et je me demandais comment les choses avaient pu à ce point mal tourner entre nous. Ça m’effrayait, Dirk. Oui, ça m’effrayait vraiment. Si nous, nous n’avions pas réussi à nous entendre, alors ça signifiait que rien n’était durable, qu’il n’y avait absolument rien sur quoi on pouvait compter. Cette peur m’a paralysée deux bonnes années durant, avant que je finisse par comprendre – au contact de Jaan. Voilà, je viens de te faire part des réponses que j’ai trouvées à mes questions. Je regrette qu’elles te fassent souffrir, mais il fallait que tu saches.

— J’espérais…

— Non, Dirk. N’essaie même pas. Tout est fini entre nous. Tu dois le reconnaître. On ne gagnerait rien à vouloir tout recommencer. »

T’Larien poussa un soupir. Il se sentait acculé, bloqué de toutes parts, totalement désemparé. « Je parie que Jaan ne t’appelle pas Jenny », finit-il par lâcher, avec un sourire plein d’amertume.

Gwen se mit à rire. « Non. En tant que Kavalar, je possède un nom secret que Jaan utilise pour m’appeler. Mais c’est moi qui l’ai choisi, il ne me pose donc aucun problème. C’est mon nom.

— Alors, tu es heureuse ? »

Gwen se leva pour épousseter le sable qui s’était collé aux jambes de sa combinaison. « Jaan et moi… Eh bien, ce n’est pas facile à expliquer. Tu étais mon ami autrefois, Dirk, sans doute le meilleur que j’aie jamais eu. Mais ça fait tellement longtemps qu’on s’est perdus de vue. Ne me bouscule pas, s’il te plaît. J’ai avant tout besoin d’un confident. Je peux compter sur Arkin, bien sûr – il m’écoute, il essaie de m’aider, mais il ne peut pas faire grand-chose pour moi. Il est trop renfermé, trop étranger aux Kavalars et à leur culture. Jaan, Garse et moi avons des problèmes, oui ; c’est bien ce que tu voulais savoir, non ? Mais il m’est difficile d’en parler. Laisse-moi du temps. Attends, si tu le peux – et redeviens mon ami. »

Baigné par le coucher de soleil éternel, le lac demeurait parfaitement impavide. Ses flots épaissis par l’étendue de champignons rabougris emplissaient l’esprit de Dirk de souvenirs du canal de Braque. Sa Jenny avait besoin de lui, pensa-t-il. Sans doute n’était-ce pas ce qu’il avait espéré, mais au moins pouvait-il encore lui offrir quelque chose. Il s’accrocha désespérément à cette idée.

« Je suis loin de tout comprendre, Gwen, très loin, dit-il en se levant. Il me semble encore que la moitié de cette conversation sur notre passé m’a échappé, et je ne sais même pas quelles questions que je devrais te poser. Mais ça ne m’empêche pas d’essayer, j’imagine. Je suppose que je te dois bien ça – pour une raison ou pour une autre.

— Est-ce que tu attendras ?

— Oui, et je t’écouterai le moment venu.

— Alors je me réjouis que tu sois venu. J’avais besoin de quelqu’un, d’une personne venant de l’extérieur. Tu tombes à pic, Dirk. C’est une chance que tu sois ici. »

Que la jeune femme évoque la « chance » à propos de sa venue sur Worlorn lui paraissait pour le moins étrange, mais il garda ça pour lui. « Et maintenant ?

— Je vais te faire visiter la forêt. C’est pour ça que nous sommes ici, après tout. »

Après avoir roulé leurs glisseurs, ils s’éloignèrent de la berge du lac pour se diriger vers l’épaisse forêt qui les attendait. Il n’y avait là aucune piste à suivre, mais les sous-bois peu touffus n’entravaient nullement leur marche, et offraient même de nombreux passages. Dirk restait silencieux. Il étudiait les bois qui l’entouraient, les épaules voûtées et les mains profondément enfoncées dans ses poches. Seule Gwen parlait, d’une voix basse, emplie de respect, comme celle d’un enfant qui murmure à l’intérieur d’une cathédrale. Mais la plupart du temps elle se contentait de désigner telle ou telle chose du doigt et de le laisser regarder.

Dirk avait déjà vu un millier de fois les arbres qui entouraient le lac – il s’agissait d’une forêt de type terrien, composée d’espèces que l’homme avait emportées d’étoile en étoile, pour les planter sur tous les mondes où il avait posé le pied. Le bois avait ses origines sur Vieille Terre, mais il n’était pas uniquement composé d’essences terrestres. Sur chaque nouvelle planète, l’humanité avait découvert une flore qui bientôt avait fait partie de son patrimoine au même titre que les espèces ayant quitté la Terre au tout début de l’expansion spatiale. Quand les vaisseaux stellaires reprenaient leur route, désormais, ils emportaient dans leurs flancs les descendants deux fois transplantés des arbres terrestres.

Dirk et Gwen pénétrèrent lentement dans les bois, ainsi que l’avaient fait des milliers d’autres humains sur une douzaine de mondes différents. Aucun arbre ne leur était inconnu. Érables à sucre, érables roux, faux chênes et chênes authentiques, volubiles, pins-poison et pourpiers. Les hommes des mondes extérieurs les avaient apportés sur Worlorn, imitant ainsi leurs ancêtres qui les avaient transplantés dans les Marches pour leur rappeler leur planète d’origine, quelle qu’elle fût.

En ces lieux, cependant, ces arbres semblaient différents.

C’était à cause de la lumière, comprit Dirk après un certain temps. La lumière bruineuse qui descendait si chichement du ciel, le faible rougeoiement auquel se résumait le jour sur Worlorn. C’était la forêt du crépuscule. Dans la lenteur du temps, dans un automne sans fin, les bois se mouraient.

Il observa les arbres les plus proches ; les érables étaient dépouillés, leurs feuilles mortes formaient un épais tapis à leurs pieds. Jamais ils ne reverdiraient – pas davantage que les chênes, qui eux aussi avaient perdu leurs feuilles. Il s’arrêta pour en arracher une à un érable roux : ses fines veines rouges viraient au noir. Les volubiles avaient pris la teinte grise de la poussière.

Le pourrissement avait commencé son œuvre.

On pouvait même déjà le percevoir dans certaines parties de la forêt. Un vallon désolé, où l’humus était plus épais et plus noir que partout ailleurs, dégageait ainsi une odeur singulière. Dirk interrogea du regard la jeune femme, qui se pencha pour porter une poignée de cette matière noirâtre à son nez.

« C’était un lit de mousse importée d’Eshellin, dit-elle tristement. Elle était encore verte et écarlate il y a à peine un an, couverte de fleurs. La décomposition gagne rapidement du terrain. »

Ils s’éloignèrent du lac et s’enfoncèrent plus profondément dans les bois. Quatre petits soleils-étoiles jaunes entouraient Grand Satan – sombre et congestionné comme quelque lune ensanglantée – à intervalles irréguliers, presque au-dessus de leurs têtes. Worlorn avait fini par trop s’éloigner d’eux, selon une trajectoire qui avait provoqué la disparition de l’effet de Roue.

Ils marchaient depuis plus d’une heure quand l’aspect de la forêt commença à se modifier, lentement, et de façon trop subtile pour que Dirk s’en rende compte seul. Gwen lui fit remarquer qu’elle se transformait en quelque chose de plus étrange, de plus sauvage. Il voyait des arbres noirs décharnés aux feuilles grises ; de hauts murs d’églantines aux épines rouges ; des saules pleureurs alanguis, d’un bleu pâle et phosphorescent ; de grandes formes bulbeuses maculées de taches sombres et écaillées. La jeune femme lui désignait chaque plante en lui donnant son nom. Une espèce, surtout, prenait une place de plus en plus prépondérante : de grands troncs cireux et jaunâtres d’où jaillissaient des branches noueuses sur lesquelles poussaient des rejetons, qui donnaient à leur tour naissance à des pousses encore plus petites pour former une ramure inextricable. « Des étouffeurs », lui expliqua Gwen. Dirk comprit aussitôt pourquoi on les avait baptisés ainsi. Dans les profondeurs de la forêt, l’un d’eux avait poussé à côté d’un volubile argenté majestueux, projetant ses branches jaunes autour de celles, droites et grises, de son voisin. Ses racines emprisonnaient son rival, qu’il étranglait dans une étreinte inéluctable. À peine visible, sa victime se résumait désormais à un grand bâton de bois mort planté au sein même de l’étouffeur, dont rien ne semblait pouvoir stopper l’expansion.

« Les étouffeurs sont originaires de Tober, poursuivit-elle. Ils envahissent les forêts de ce monde de la même manière qu’ils l’ont fait sur leur planète d’origine. On aurait pu mettre les Tobériens en garde, mais ils n’en auraient sans doute pas fait cas. Les forêts étaient de toute façon condamnées, avant même d’être plantées. Les étouffeurs périront à leur tour, même s’ils sont les derniers à disparaître. »

Ils poursuivirent leur chemin ; les étouffeurs se firent de plus en plus nombreux, gagnant à ce point en densité qu’ils devinrent bientôt les maîtres de la forêt. Ici, les arbres étaient plus serrés, plus sombres, ce qui rendait leur progression moins aisée. Des racines à demi enterrées les faisaient trébucher, des branches se croisaient au-dessus de leurs têtes comme les bras tendus de lutteurs gigantesques. Là où deux, trois ou davantage d’étouffeurs poussaient à proximité les uns des autres, ils semblaient ne former qu’un unique nœud compliqué que Gwen et Dirk étaient contraints de contourner. Toute autre forme de vie végétale se faisait rare, à l’exception des lits de champignons noir et mauve qui poussaient au pied des arbres jaunes, et des lianes de toile d’écume parasitaires.

Mais il y avait des animaux.

Dirk les voyait se déplacer entre les sombres branches noueuses des étouffeurs, il entendait leurs appels aigus, leurs pépiements. L’un d’eux s’était posté au-dessus de leurs têtes, sur une grosse branche jaune ; il se bornait à les fixer, absolument immobile. De la taille d’un poing, il paraissait étrangement translucide. T’Larien posa la main sur l’épaule de Gwen et le désigna d’un signe de tête.

La jeune femme lui sourit, puis dans un léger rire s’étira pour atteindre la petite créature assise et l’écraser dans sa main. Qui contenait uniquement de la poussière et de la peau morte lorsqu’elle la rouvrit.

« Il doit y avoir un nid de spectres arboricoles dans le coin, lui expliqua-t-elle. Ils muent à quatre ou cinq reprises avant d’atteindre leur taille d’adulte, et abandonnent leurs dépouilles derrière eux afin d’effrayer d’éventuels prédateurs. » Elle lui montra une branche du doigt.

« En voilà un vivant, si ça t’intéresse. »

Dirk entrevit alors une petite chose aux dents acérées et aux énormes yeux bruns qui se déplaçait rapidement dans la ramure. « Ils peuvent également voler, lui apprit Gwen. La membrane qui relie leurs membres antérieurs et postérieurs leur permet d’effectuer des vols planés d’un arbre à l’autre. Ils chassent en bandes, ce qui les rend capables de terrasser des créatures cent fois plus grosses qu’eux. Mais ils ne s’attaquent pas aux hommes, généralement – sauf quand on dérange leurs nids. »

Le spectre arboricole avait disparu à présent, parti se perdre dans le labyrinthe des branches d’étouffeurs. Dirk crut en apercevoir un autre, un très court instant, tandis qu’il scrutait les bois alentour. Il voyait de tous côtés des dépouilles transparentes sur les branches. Leurs orbites vides le fixaient d’un regard cruel dans la pénombre. « Ce sont ces créatures qui bouleversent tellement Janacek, n’est-ce pas ? »

Elle hocha la tête. « On les considère comme un fléau, sur Kimdiss, et ici ils évoluent dans un milieu qui leur est particulièrement favorable. Les étouffeurs leur offrent un habitat idéal. Ils s’y déplacent plus rapidement que tout autre animal. S’ils en avaient le temps, ils finiraient par tuer tout le gibier, pour ensuite eux-mêmes mourir de faim. Mais ça ne risque pas d’arriver. L’écran cédera bien avant, et le froid aura raison de cette planète… » La jeune femme haussa les épaules avec fatalisme, puis posa son avant-bras sur une grosse branche qui descendait presque jusqu’au sol. Leurs combinaisons avaient depuis longtemps pris la teinte jaunâtre des bois qui les entouraient. Sur la manche remontée de Gwen, Dirk distinguait l’éclat du jade et de l’argent.

« Il reste encore beaucoup d’animaux ?

— Relativement, oui. » La lumière rouge pâle donnait à l’argent une étrange couleur. « Bien sûr, ajouta-t-elle, il y en a bien moins qu’auparavant. La plupart des bêtes sauvages ont déserté la forêt. Ces bois se meurent, et la faune le sait. Mais les arbres des mondes extérieurs s’avèrent plus vivaces que les autres. Tu trouveras de la vie partout où des forêts des Marches ont été replantées. Les étouffeurs, les arbres-fantômes, les veufs bleus fleuriront jusqu’au bout. Et ils accueilleront des habitants jusqu’à l’arrivée des grands froids. »

Comme Gwen balançait paresseusement son bras d’un côté puis de l’autre, son brassard ne cessait de mettre t’Larien en garde. Il lui criait des choses, lui rappelait le lien, le souvenir, et le refus, ainsi que l’amour juré dans le jade et l’argent. Lui ne possédait qu’un petit joyau-qui-murmure façonné en forme de goutte, empli de souvenirs qui s’estompaient peu à peu, inexorablement.

L’Œil de Satan les fixait depuis une bande de ciel disparate, derrière un enchevêtrement insensé de branches jaunes d’étouffeurs. Il paraissait plus las qu’infernal, plus triste que satanique. Dirk frissonna. « Rentrons, dit-il. Ce lieu me déprime. »

La jeune femme n’émit aucune objection. Après avoir déniché une zone dégagée au sein de l’enchevêtrement omniprésent d’étouffeurs, ils étalèrent par terre le tissu d’argent et de métal de leurs glisseurs, s’élevèrent dans les cieux et entreprirent le long vol de retour pour Larteyn.

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