Dirk ne s’en alarma pas outre mesure. Il sentait toujours sous ses vêtements le contact glacé du joyau-qui-murmure, qui lui rappelait les promesses et les trahisons du passé. Son propre sort avait perdu presque tout intérêt à ses yeux. Il croisa les bras, et attendit la suite.
Janacek paraissait déçu. « Voilà qui ne semble guère vous inquiéter, dit-il.
— C’est sans importance, Garse. Je m’attends à devoir mourir depuis que j’ai quitté Kryne Lamiya. » Il soupira. « Mais j’aimerais bien savoir en quoi cela pourrait aider Jaan. »
Janacek tarda à lui répondre. Il scrutait attentivement son interlocuteur. « Vous changez, t’Larien. » Et le Kavalar ne souriait plus quand il ajouta : « Vous inquiéteriez-vous davantage du sort de Jaan Vikary que du vôtre ?
— Comment le saurais-je ? Expliquez-moi votre plan. »
Janacek fronça les sourcils. « J’ai envisagé la possibilité de me poser dans le camp des Braiths pour les affronter. Mais mon désir de mourir ne semble pas s’être accru aussi rapidement que le vôtre. Si je défiais ces chasseurs en duel, ils comprendraient aussitôt que je cherche à aider un renégat criminel. Ils refuseraient le défi. Mon statut personnel est des plus précaires, pour l’instant. Mes paroles et mon attitude à Défi me valent d’être toujours considéré comme un être humain, bien qu’en disgrâce. Mais si j’essayais ouvertement de prêter main-forte à Jaan, je me compromettrais définitivement à leurs yeux. Ils me refuseraient dès lors le droit de bénéficier des règles du code et je deviendrais à mon tour un criminel, pour ne pas dire un simulacre.
« La seconde possibilité serait de les attaquer par surprise et d’en tuer le plus grand nombre possible. Je ne suis pas dépravé au point de pouvoir ne serait-ce qu’envisager sérieusement cette idée. Même le meurtre de Myrik serait honorable, en comparaison d’un tel crime.
« Le mieux, évidemment, serait de poursuivre notre vol, de retrouver Jaan, et de prendre en secret la fuite avec lui. Ce serait le moins dangereux, mais nos chances d’y parvenir me semblent très maigres, pour ne pas dire inexistantes. Les Braiths ont des chiens, pas nous. Ce sont des chasseurs expérimentés et d’excellents traqueurs, surtout Pyr Braith Oryan et Lorimaar noble de Braith. Je ne possède pas leurs talents, et vous-même nous seriez totalement inutile. Non, ils auraient toutes les chances de découvrir Jaan avant nous.
— Très bien. Alors, qu’allons-nous faire ?
— De toute façon, fit Janacek d’une voix légèrement troublée, mon choix d’aider un renégat fait désormais de moi un faux Kavalar. Je vais juste me contenter d’être… un peu plus faux. C’est notre unique espoir. Nous allons nous poser dans le camp des Braiths et je vais vous livrer à eux, ainsi que je vous l’ai dit. Cet acte devrait me valoir leur confiance, ou tout au moins leur écoute. Puis je me joindrai aux chasseurs et je ferai tout mon possible pour les éliminer les uns après les autres. J’espère parvenir à provoquer une dispute et à en défier quelques-uns sans leur donner l’impression que je cherche à protéger Jaan.
— Vous pourriez perdre », lui fit remarquer Dirk.
Janacek hocha la tête. « Exact. Mais j’en doute fort. En duel singulier, seul Bretan Braith Lantry pourrait représenter un véritable danger – or ni lui ni son teyn n’accompagnent les chasseurs, si vous avez bien observé tous leurs appareils. Lorimaar est un duelliste habile, mais Jaan l’a blessé à Défi. Pyr se montre aussi rapide qu’adroit avec son bâton, mais pas avec une épée ou un pistolet. Les autres ? Ils sont vieux, affaiblis. Non, je ne risque pas de perdre mes duels.
— Et si vous ne parvenez pas à leur faire accepter vos défis ?
— Au moins me trouverai-je sur place lorsqu’ils découvriront Jaan.
— Bien. Et moi ? »
Janacek le considéra d’un air pensif. « Vous allez courir un très grave danger, mais je doute qu’ils vous tuent immédiatement. C’est même une certitude, considérant la manière dont je vais vous livrer à eux : ligoté et impuissant. Ils voudront vous chasser, et il est plus que probable que Pyr vous réclame. Ils trancheront vos liens, vous dévêtiront, et vous forceront à vous enfuir dans la forêt. Pour peu que certains d’entre eux préfèrent vous pourchasser plutôt que de poursuivre Jaan, bien entendu. Car il existe une autre possibilité. Pyr et Bretan étaient bien près d’en venir aux mains à votre sujet, à Défi. Si d’aventure Bretan s’est joint aux chasseurs, il est probable qu’ils régleront leur différend par un duel, ce dont on pourrait bien évidemment tirer profit. »
Dirk sourit. « Votre ennemi a toujours un ennemi », lança-t-il d’une voix sardonique.
Janacek fit une grimace. « Je ne suis pas Arkin Ruark, t’Larien. Je vous aiderai si je le peux. Avant de nous poser dans le camp des Braiths, nous profiterons de l’obscurité pour effectuer une petite halte près de l’appareil abattu que vous avez aperçu – cette épave dont vous m’avez parlé. Nous laisserons votre laser à l’intérieur de ce qui reste de l’engin. Lorsqu’ils vous auront lâché en forêt, après vous avoir dépouillé de vos vêtements, vous pourrez retourner la chercher et attaquer vos poursuivants par surprise. » Il haussa les épaules. « Votre vie dépendra de votre adresse au fusil, ainsi que de votre aptitude à courir.
— Et à tuer, ajouta Dirk.
— Et à tuer, reconnut Janacek. Je ne puis vous accorder de meilleures chances.
— Je les accepte. » Ils poursuivirent ensuite leur vol en silence, un très long moment. Mais une fois les arêtes tranchantes de la muraille montagneuse derrière eux, quand Janacek eut coupé toutes les lumières de l’appareil avant d’entamer une descente lente et prudente, Dirk se décida à reprendre la parole : « Qu’est-ce que vous auriez fait, si j’avais refusé de jouer le rôle que vous m’avez attribué ? »
Garse Janacek pivota sur son siège et posa sa main droite sur le bras de Dirk. Les pierrelueurs encore intactes luisaient faiblement sur le bracelet de fer. « Le feu et le fer sont un lien plus puissant que tous ceux dont vous pouvez avoir connaissance, fit le Kavalar d’une voix grave. Bien plus que tous les liens inconstants qu’engendre la gratitude. Si vous aviez refusé, je vous aurais tranché la langue pour vous empêcher de révéler mes projets aux Braiths et j’aurais poursuivi mon plan. Comprenez-moi, t’Larien. Je ne vous hais point, quand bien même vous avez à maintes reprises mérité ma haine. Par instants, je me suis même surpris à vous aimer, dans la mesure où un Jadefer peut éprouver pareil sentiment à l’égard d’un étranger. Je ne vous aurais jamais fait le moindre mal sans raison, mais croyez bien que je n’aurais pas hésité une seconde à vous mutiler dans les circonstances présentes. J’ai soigneusement réfléchi à la situation ; mon plan représente l’unique espoir de Jaan Vikary. »
Aucun sourire n’apparut sur son visage. Pour une fois, Garse Janacek ne plaisantait pas.
Dirk ne disposa que de bien peu de temps pour réfléchir aux paroles du Kavalar. Tombant dans la nuit à la manière de quelque météorite extraordinaire, ils rasèrent bientôt tels des spectres les cimes des étouffeurs. L’épave continuait de se consumer, émettant une lueur orangée qui filtrait du cœur d’un arbre abattu, calciné, alors même qu’une nappe de fumée en obscurcissait les contours. Une fois en vol stationnaire au-dessus de la carcasse métallique, Janacek ouvrit l’une des grosses portes blindées de l’appareil et jeta le fusil sur le sol de la forêt, quelques mètres plus bas. À la demande de Dirk, la veste du Braith vint bientôt y rejoindre l’arme – sa fourrure vaudrait un présent des dieux pour un homme qui fuyait nu dans la forêt.
Ils repartirent ensuite dans les cieux, après que Garse eut lié très serré les mains et chevilles de Dirk, au risque d’interrompre sa circulation sanguine, pour donner un cachet d’authenticité à leur tragique comédie. Puis, après avoir rallumé les projecteurs frontaux, Janacek fit plonger l’appareil vers le cercle de lumières.
Les chiens dormaient au bord de la rive, attachés à des pieux, mais ils s’éveillèrent au bruit de l’étrange appareil qui descendait du ciel, accompagnant son atterrissage de leurs hurlements sauvages. Un seul Braith montait la garde : le chasseur émacié dont les cheveux noirs dépeignés se dressaient avec autant de raideur que s’ils avaient été crêpés. Dirk reconnut en lui le teyn de Pyr, dont il ignorait le nom. Assis à côté d’un petit feu de camp, il s’était précipitamment levé à leur approche.
Janacek repoussa la lourde portière vers le haut ; la froideur nocturne vint aussitôt remplacer la douce chaleur de la cabine. Après avoir obligé Dirk à se lever, le Kavalar le poussa brutalement à l’extérieur et le fit s’agenouiller dans le sable glacé.
« Jadefer », dit sèchement l’homme de garde. Ses kethi avaient entre-temps commencé à s’extirper de leurs sacs de couchage pour se regrouper devant leurs appareils.
« Je vous ai apporté un présent, dit Janacek, les mains sur les hanches. Une offrande du Rassemblement de Jadefer à l’étau de Braith. »
Toujours agenouillé, Dirk nota que les six chasseurs présents venaient tous de Défi. Pyr, chauve et corpulent, avait couché à l’extérieur auprès de son teyn ; il arriva le premier, bientôt rejoint par Roseph noble de Braith et son athlétique compagnon silencieux. Eux aussi avaient dormi à même le sol, près de leur véhicule. Lorimaar noble de Braith Arkellor, la moitié gauche de la poitrine couverte de bandages, sortit avec lenteur de l’appareil rouge foncé recouvert d’un dôme, appuyé au bras de l’obèse avec lequel t’Larien l’avait déjà vu. Tous apparurent ainsi qu’ils avaient dormi : entièrement vêtus et en armes.
« Nous apprécions cette offrande, Jadefer », dit Pyr. Une arme de poing était glissée dans son ceinturon de métal noir, mais il n’avait pas son bâton. Dirk avait l’impression qu’il lui manquait quelque chose.
« Cependant, précisa Lorimaar, c’est votre présence qui ne nous plaît guère. » Les rejoindre lui coûtait visiblement. La plus grande partie de son poids reposait sur son teyn, il paraissait voûté, brisé – il n’avait plus rien du géant imposant qu’il avait été. Pour ce que Dirk pouvait en voir dans l’obscurité, de nouvelles rides striaient son visage plissé comme autant de filets de douleur fraîchement gravés.
« Il me semble évident que les duels pour lesquels on m’a nommé arbitre n’auront jamais lieu, fit remarquer Roseph d’une voix qui ne contenait nulle trace de l’hostilité qui alourdissait celle de Lorimaar. N’ayant par conséquent aucune autorité particulière, je ne puis prétendre parler au nom de Haut Kavalaan, ou de l’étau de Braith. J’affirme néanmoins traduire la pensée de tous en vous disant que nous ne tolérerons pas votre ingérence dans cette affaire, Jadefer. Que vous nous fassiez un don de sang ou pas !
— Exact, approuva Lorimaar.
— Je ne tiens aucunement à m’ingérer dans vos affaires, répondit Janacek. Tout ce que je veux, c’est me joindre à vous.
— Nous chassons votre teyn, remarqua le compagnon de Pyr.
— Il le sait ! aboya ce dernier.
— Je n’ai plus de teyn. C’est un animal qui erre présentement dans la forêt, en arborant mon fer et mon feu. Je vous aiderai à l’abattre, puis je réclamerai ce qui m’appartient. » Il avait parlé d’une voix très dure, parfaitement convaincante.
L’un des chiens courait en tous sens au bout de sa chaîne. Il s’arrêta tout grondant devant Janacek, le temps de lui montrer ses crocs jaunis. « C’est un menteur, dit Lorimaar noble de Braith. Même nos chiens s’en rendent compte. Ils ne l’aiment pas.
— Un simulacre », ajouta son teyn.
Garse Janacek tourna imperceptiblement la tête. Les flammes mouvantes du feu de camp projetaient des reflets rouges dans sa barbe. Il arborait un sourire pincé, menaçant. « Saanel Braith, votre teyn est blessé, ce qui lui permet de m’insulter en toute impunité, car il sait que dans ces conditions le code m’empêche de lui ordonner de faire ses choix. Mais vous ne bénéficiez pas de la même protection que lui.
— C’est pourtant le cas pour l’instant, intervint Roseph. Nous avons éventé votre ruse, Jadefer. Non, vous ne pourrez pas vous battre en duel avec nous dans l’espoir de sauver votre teyn renégat.
— Ne vous ai-je pas donné ma parole que je ne voulais pas le sauver ? Je n’ai plus de teyn. Vous ne pouvez me priver des droits que m’accorde le code. »
Roseph, petit et ridé, moins grand d’un demi-mètre que les autres Kavalars, planta son regard dans celui de Janacek. « Nous nous trouvons sur Worlorn, nous y faisons ce que bon nous semble. » Plusieurs chasseurs marmonnèrent leur approbation.
« Vous êtes des Kavalars, insista Janacek, alors qu’une expression de doute traversait fugitivement son visage. Vous êtes des Braiths, des nobles de Braith. Vous êtes liés à votre étau, ainsi qu’à vos conseils et à vos coutumes.
— Jadis, fit un Pyr tout sourire, j’ai vu nombre de mes kethi, et davantage encore d’hommes des autres étaux, renier nos anciennes coutumes. “Telles et telles choses sont mauvaises, disaient les petits mignons de Jadefer, nous ne respecterons plus ces traditions.” Et les moutons de l’Union Shanagate, ainsi que les invertis d’Acierrouge, ne manquaient pas de leur faire écho. Tout comme, malheureusement, de nombreux Braiths. Mes souvenirs me trahissent-ils, Jadefer ? Vous êtes là, devant nous, à invoquer le code, mais il me semble encore entendre les membres de votre étau m’interdire de chasser des simulacres dans ma jeunesse. Ai-je rêvé tous ces Kavalars trop influençables qui, après s’être rendus sur Avalon pour apprendre à piloter des vaisseaux stellaires, la science des armes et d’autres choses tout aussi utiles, revenaient dans nos étaux l’esprit empli de mensonges sur les changements que nous devions apporter à notre civilisation ? Ne considéraient-ils pas notre ancien code comme une chose indigne, alors qu’il s’agissait pour nous d’un sujet de fierté ? Allons, Jadefer, est-ce que je me trompe ? »
Garse croisa résolument ses bras sur sa poitrine, sans rien répondre.
« Jaan Vikary, ex-Jadefer, lança Lorimaar, était le plus grand de ces réformateurs – de ces menteurs. Et vous ne valiez guère mieux que lui.
— Je n’ai jamais mis les pieds sur Avalon, se contenta de rétorquer Janacek.
— Répondez-moi, dit Pyr. Vikary et vous n’auriez donc pas tenté de nous faire renoncer à nos traditions ? Ne vous êtes-vous pas moqués des parties du code qui ne vous plaisaient guère ?
— Je n’ai jamais transgressé le code. Jaan… eh bien, cela lui est arrivé… balbutia Garse.
— Il l’admet, fit le gros Saanel d’une voix triomphante.
— Nous en avons déjà discuté entre nous, intervint Roseph avec calme. Si des nobles peuvent tuer hors du code, si ce que nous reconnaissons pour vrai peut être ainsi méprisé, alors nous avons nous aussi le droit de négliger les fausses sagesses dont nous n’avons que faire. Nous ne sommes plus liés à Braith, Jadefer. Bien qu’étant le meilleur des étaux de Haut Kavalaan, il ne nous suffit plus. Nos vieux kethi ont écouté trop de mensonges. Nous ne nous laisserons plus manipuler. Nous avons décidé de revenir aux bonnes vieilles croyances, déjà anciennes bien avant la chute de Poingdebronze, et avant même que les nobles de Jadefer, de Taal et de la Loge de Noir Charbon ne luttent côte à côte contre les démons, dans les collines de Lameraan.
— Voyez, Jadefer, déclara Pyr, vous nous avez appelés par de faux noms.
— Je l’ignorais, répondit lentement Janacek.
— Appelez-nous par notre nom véritable. Nous ne sommes plus des Braiths. »
Les yeux du Jadefer semblaient soudain s’être voilés. Les bras toujours croisés, il fixa Lorimaar. « Vous avez créé un nouvel étau.
— Il existe des précédents, fit remarquer Roseph. Acierrouge a été fondé par des dissidents du Mont de Pierrelueur, et Braith est issu de Poingdebronze.
— Je suis Lorimaar Rein Renardblanc noble de Larteyn Arkellor, lança le Kavalar d’une voix sévère.
— Honneur à votre étau, lui répondit Janacek sans même ciller. Honneur à votre teyn.
— Nous appartenons tous à l’étau de Larteyn », précisa Roseph.
Pyr se mit à rire. « Nous formons le conseil des nobles de Larteyn, et nous avons décidé de remettre en vigueur l’ancien code. »
Durant le silence qui s’ensuivit, les yeux de Janacek se portèrent tour à tour sur chacun des chasseurs. Dirk l’observait, toujours impuissant, agenouillé dans le sable. « Vous avez pris le nom de Larteyn, dit le Jadefer. Vous voici donc des Larteyns. Les anciennes coutumes vous en donnent le droit. Laissez-moi néanmoins vous rappeler que tout ce que vous venez d’évoquer – les hommes, les enseignements, même les étaux –, toutes ces choses ont disparu. Poingdebronze et Taal ont été détruits par la guerre bien avant votre naissance, et la Loge de Noir Charbon était déjà envahie par les eaux à l’Ère du Feu et des Démons.
— Leur sagesse revit dans l’étau de Larteyn, répliqua Saanel.
— Vous n’êtes que six, et Worlorn est une planète mourante.
— Elle prospérera à nouveau sous notre impulsion, déclara Roseph. La nouvelle ne tardera pas à atteindre Haut Kayalaan, et nombreux sont ceux qui viendront nous rejoindre. Nos fils naîtront ici, ils pourront chasser au sein des forêts d’étouffeurs.
— Ces choses ne me concernent pas. L’étau de Jadefer n’a rien à reprocher à celui de Larteyn. Je suis venu vers vous pour me joindre à votre chasse. » Sa main alla se poser sur l’épaule de Dirk. « Et n’oubliez pas le don de sang que je vous ai apporté.
— C’est vrai. » Pyr resta ensuite un instant silencieux, puis il se tourna vers ses kethi. « Je propose de le laisser nous accompagner.
— Non ! protesta Lorimaar. Je n’ai aucune confiance en lui. Je le trouve un peu trop impatient de nous suivre.
— J’ai de bonnes raisons pour cela, Lorimaar noble de Larteyn. Mon étau a été couvert de honte, ainsi que mon nom. Je tiens à laver cet outrage. »
Roseph hocha la tête. « Un homme doit défendre son honneur. Peu importe le prix à payer. Nul ne peut lui refuser ce droit.
— Laissons-le chasser à nos côtés, intervint son teyn. Nous sommes six, comment un homme seul pourrait-il nous nuire ?
— C’est un menteur, insista Lorimaar. Et comment a-t-il fait pour nous retrouver, en premier lieu ? Posez-vous cette question ! Et regardez ! » D’un doigt, il désigna le bras droit de Janacek, sur lequel les pierrelueurs brûlaient comme des yeux rouges dans leurs montures. Il n’en manquait qu’une poignée.
De sa main gauche, Janacek fit doucement glisser son couteau hors de son étui. Puis il tendit son bras droit à Pyr. « Aidez-moi à l’immobiliser, fit-il d’une voix égale. Je vais me débarrasser de ces feux simulacres qui m’ont jadis lié à Jaan Vikary. »
Pyr s’exécuta. Nul ne parlait. La main de Janacek était sûre et précise. Lorsqu’il en eut terminé, les pierrelueurs gisaient dans le sable telles les braises d’un feu dispersé.
Il se baissa pour en ramasser une, qu’il lança doucement en l’air avant de la rattraper, comme pour en évaluer le poids. Puis, satisfait, il tendit son bras en arrière et s’en débarrassa. Elle parcourut une très longue distance avant d’entamer sa chute, au point de ressembler un peu à une étoile filante à l’apogée de sa trajectoire. Dirk s’attendait presque à entendre un sifflement de vapeur lorsqu’elle s’enfoncerait dans les eaux sombres du lac. Mais il n’en fut rien, bien sûr. La distance rendait inaudible jusqu’au bruit des éclaboussements.
Janacek dessertit les pierrelueurs une à une, les roula un bref instant dans sa main, puis les donna au lac.
Lorsque la dernière gemme eut disparu, il se tourna vers les chasseurs et tendit son bras droit. « Le fer est nu, dit-il. Mon teyn est mort. »
Le Kavalar n’éprouva alors plus la moindre difficulté à se faire admettre dans leur groupe.
« L’aube va se lever, dit Pyr. Préparez ma proie pour la chasse. »
Les Kavalars reportèrent leur attention sur Dirk ; tout se passa exactement ainsi que Garse l’avait prédit. Ils tranchèrent ses liens, puis le laissèrent se frotter poignets et chevilles afin d’y rétablir la circulation sanguine. On le repoussa ensuite jusqu’à l’un des véhicules, contre lequel Roseph et le gros Saanel le tinrent pendant que Pyr en personne venait découper ses vêtements. Le chasseur chauve maniait son couteau avec autant d’habileté que son bâton, mais il ne faisait preuve d’aucune douceur excessive. Il pratiqua une longue entaille à l’intérieur de la cuisse de Dirk, puis une autre, plus courte, mais plus profonde, dans sa poitrine.
T’Larien tressaillit quand le couteau de Pyr pénétra dans sa chair, mais il ne fit rien pour résister. Une fois entièrement nu, il alla se coller contre le métal glacé de l’aéronef, frissonnant dans le vent.
Pyr fronça les sourcils. « Qu’est-ce donc ? » s’enquit-il. Sa petite main blanche se serra autour du joyau-qui-murmure qui pendait au cou de Dirk.
« Non », fit celui-ci.
Pyr tira avec force tout en effectuant un mouvement de torsion. La fine chaîne d’argent pénétra douloureusement dans le cou de Dirk, et le bijou finit par se libérer de sa monture improvisée.
« Non ! » T’Larien se rua en avant et commença à se battre. Roseph trébucha, lâchant le bras droit de son captif, et partit à la renverse. Mais Saanel tenait bon ; Dirk frappa avec force son cou de taureau, juste au-dessous du menton. Le gros homme lâcha prise à son tour avec force jurons, alors même que Dirk le contournait pour se ruer sur Pyr.
Mais ce dernier, tout en souriant, avait ramassé son bâton. Dirk avait fait un unique pas dans sa direction avant de s’immobiliser.
Saanel profita de son hésitation pour passer son bras musclé autour de sa tête, par-derrière, et commencer à l’étrangler.
Pyr observait la scène sans y prêter un grand intérêt. Après avoir enfoncé son bâton dans le sable, il prit le joyau-qui-murmure entre son pouce et son index. « L’habituelle bimbeloterie des simulacres », dit-il avec dédain. La pierre n’avait aucune signification pour lui. Son esprit ne pouvait entrer en résonance avec ce que l’esper avait gravé dans la gemme. Peut-être remarqua-t-il la froideur de la petite goutte, peut-être pas… Mais il n’entendit aucun murmure. Il appela son teyn qui, du pied, était en train d’étouffer le feu avec du sable. « Voudrais-tu ce cadeau, de la part de t’Larien ? »
Sans un mot, l’homme vint s’emparer du joyau. Après l’avoir tenu un court instant dans sa main, il le glissa dans une poche de sa veste et repartit, le visage toujours aussi grave, faire le tour du camp des Braiths pour éteindre le cercle des torches électriques plantées dans le sable. Chaque lumière qui disparaissait rendait un peu plus visibles les premières lueurs de l’aube à l’horizon.
Pyr agita son bâton en direction de Saanel. « Libérez-le », ordonna-t-il. Le gros homme lâcha prise, puis fit un pas de côté. Le cou de t’Larien était douloureux, le sable sec râpeux et froid sous ses pieds nus. Il se sentait très vulnérable, la perte du joyau-qui-murmure l’effrayant davantage encore que tout le reste. Il regarda autour de lui en quête de Garse Janacek, mais le Jadefer, à l’autre extrémité du camp, était plongé dans une vive discussion avec Lorimaar.
« L’aube est presque levée, simulacre, fit Pyr. Je peux donc me lancer immédiatement à votre poursuite. Courez ! »
Dirk regarda par-dessus son épaule. Roseph le fusillait du regard tout en se frottant l’épaule – il était lourdement tombé quand Dirk s’était dégagé de son étreinte. Saanel, le sourire suffisant, se tenait adossé contre un des aéronefs. Dirk fit quelques pas hésitants en direction de la forêt pour s’éloigner d’eux.
« Allons, t’Larien, lui cria Pyr, je ne doute pas que vous puissiez courir bien plus vite ! Distancez-nous et vous pourrez survivre. Je vais vous poursuivre, avec mon teyn et nos chiens. » Il prit son pistolet et le lança en l’air. L’arme tournoya en direction de Saanel, qui l’attrapa au vol et la fit disparaître dans ses deux mains massives. « Je n’aurai pas besoin de mon laser, t’Larien. Ce sera une véritable chasse, comme au bon vieux temps. Un chasseur avec son couteau et son épée de jet contre une proie nue. Courez, t’Larien, courez ! » Son compagnon aux cheveux noirs était venu le rejoindre. « Mon teyn, lui dit Pyr, libère nos chiens. »
Dirk s’élança en direction de l’orée du bois.
C’était une fuite éperdue, qui lui rappelait certains de ses cauchemars.
Ils lui avaient pris ses bottes. À peine avait-il fait trois mètres sous les arbres qu’il s’entailla le pied sur une roche tranchante et commença à boiter. Dans sa course, il semblait ne parvenir à éviter aucun des rochers qui constellaient ses pas.
Les chasseurs lui avaient pris ses vêtements. Il se sentait donc plus à son aise à l’abri des arbres, là où le vent se faisait moins mordant. Ses tremblements finirent par s’estomper – pour aussitôt laisser place à d’autres douleurs ; le froid avait moins d’importance, désormais.
La jungle était à la fois trop obscure et trop claire. Trop sombre pour lui permettre de voir où il allait : il trébuchait sur des racines, s’écorchait les genoux et les paumes, se prenait les pieds dans le moindre trou. Mais aussi trop lumineuse : l’aube se levait, bien trop rapidement, sa lumière commençait à filtrer à travers le feuillage des étouffeurs. Dirk allait perdre son point de repère. Il observait le ciel chaque fois que les épaisses ramures lui en laissaient l’occasion – et n’y vit bientôt plus qu’une unique étoile, rouge et brillante : le soleil de Haut Kavalaan, qui apparaissait dans le ciel de Worlorn. Garse lui avait montré cette étoile en lui disant de la suivre s’il se perdait en chemin. Elle le guiderait à travers bois jusqu’au laser et à la veste. Mais l’aube se levait. Les Braiths avaient trop attendu pour trancher ses liens. Chaque fois qu’il regardait le ciel pour retrouver sa route, chaque fois qu’il cherchait son point de repère, ce dernier lui paraissait plus pâle, moins visible. La forêt épaisse le désorientait, les étouffeurs formaient par endroits des murs impénétrables qui l’obligeaient à effectuer de très grands détours ; toutes les directions se ressemblaient. À l’est, le ciel avait pris une teinte rougeâtre. Grand Satan était en train de se lever, et bientôt la clarté de l’aube viendrait entièrement lui dissimuler son étoile. T’Larien tenta d’accélérer son allure.
Il avait moins d’un kilomètre à parcourir – moins d’un kilomètre. Mais la jungle lui barrait le passage, il était nu, et peu ou prou perdu. Il courait depuis dix minutes lorsqu’il entendit les aboiements féroces des molosses derrière lui.
Puis Dirk cessa de penser : il se contenta de courir.
Il courait, en proie à une panique animale. Il haletait, saignait ; tout son corps tremblait, le torturait. C’était une course sans fin, hors du temps, un rêve enfiévré dans lequel ses pieds martelaient frénétiquement le sol. Il éprouvait des sensations pénétrantes, entendait les hurlements des molosses qui se rapprochaient… du moins en avait-il l’impression. Il courait, sans pourtant aller nulle part. Il courait, encore et encore, sans vraiment se déplacer. Il ne cria même pas en s’écrasant contre un mur d’églantiers de feu, dont les épines écarlates pénétrèrent dans sa chair en une centaine d’endroits. Il courait. Ayant atteint une pente d’ardoise grise, il entreprit de l’escalader. Bien mal lui en prit : sa tentative se solda par une glissade au terme de laquelle son menton alla s’écraser contre une pierre, emplissant sa bouche de sang. Au moment de le cracher, il vit qu’il y en avait déjà sur le rocher. Rien d’étonnant à ce qu’il soit tombé. Son sang, tout son sang qui s’était écoulé des blessures de ses pieds.
Il finit par atteindre les arbres en rampant sur la pierre lisse. Pour aussitôt reprendre sa course folle, jusqu’à ce qu’il se rende compte de son erreur en retrouvant son point de repère : il se pressait dans la direction opposée à son but, et légèrement de côté.
Ce n’était qu’un minuscule point lumineux dans un ciel écarlate. T’Larien fit demi-tour et partit dans sa direction, franchissant à nouveau l’étendue d’ardoise, trébuchant sur des racines invisibles, arrachant frénétiquement le feuillage de ses mains, il courait, courait encore. Un choc avec une branche basse le fit se retrouver par terre. Il se releva aussitôt, et reprit sa course folle en se tenant la tête. Un lit d’une noire mousse écumeuse à la forte odeur de pourriture eut raison de son équilibre. Dirk se releva encore, couvert d’écume et imprégné de cette puanteur, puis reprit sa progression. L’étoile qui lui servait de guide avait cette fois bel et bien disparu. Il continua de courir, espérant avancer dans la bonne direction. Il fallait qu’il soit dans la bonne direction. Les chiens n’avaient pas lâché l’affaire – t’Larien entendait leurs aboiements, toujours plus proches. Il n’avait qu’un kilomètre à parcourir, moins d’un kilomètre. Il était transi de froid, il était en feu. Des milliers de couteaux minuscules lacéraient ses poumons. Il courait toujours. Il trébuchait, glissait, tombait, puis se relevait et courait encore. Les chiens étaient derrière lui, près, très près. Derrière lui.
Puis, brusquement (il n’aurait su dire quand, il ignorait depuis combien de temps il fuyait, ou quelle distance il avait parcourue ; l’étoile avait disparu), il crut déceler une légère odeur de fumée dans le vent. Se précipitant vers sa source, il émergea des frondaisons pour se retrouver dans une petite clairière, qu’il traversa en hâte avant de soudain s’immobiliser.
Les chiens se tenaient devant lui.
L’un d’entre eux, tout au moins. L’animal sortit furtivement du couvert des arbres en grondant, ses petits yeux menaçants, sa gueule sans poils grande ouverte sur ses horribles crocs, il bondit sur Dirk au moment où celui-ci essaya de le contourner. La bête le renversa, le mordit, roula sur le sol avec lui avant de se relever d’un bond. T’Larien parvint à se mettre à genoux, non sans mal. Le chien tournait autour de lui, plantant ses crocs féroces dans sa chair chaque fois qu’il essayait de bouger davantage.
L’animal l’avait mordu au bras gauche, lui faisant perdre encore un peu plus de sang. Mais il n’avait visiblement pas l’intention de le tuer – il ne l’avait pas pris à la gorge, se contentant de tourner autour de lui sans le quitter des yeux. De toute évidence, la bête était dressée pour maintenir une proie sur place en attendant l’arrivée du reste de la meute. Pyr avait dû l’envoyer en avant-garde, le temps qu’il arrive en compagnie de son teyn et des autres molosses.
Dirk bondit soudain sur ses pieds et se précipita vers les arbres. Le chien lui sauta aussitôt dessus pour le renverser, manquant cette fois de lui arracher un bras au passage. Dirk ne se releva pas. Le molosse ne cessait d’aboyer, la bouche humide de sang et de bave. Il se mit à gronder quand t’Larien, après s’être redressé sur son bras encore valide, parvint à ramper sur un demi-mètre. Les autres étaient proches. Il entendait leurs aboiements.
Puis un nouveau son lui parvint aux oreilles. De guerre lasse, il regarda en direction de la petite tranche de ciel sans nuage faiblement éclairée par les rayons de l’aube que faisaient naître l’Œil de Satan et ses serviteurs. Le molosse braith, qui avait reculé d’un mètre, ne tarda pas à l’imiter. Le bruit s’éleva à nouveau – à la fois un gémissement et un cri de guerre, une stridulation modulée qui n’avait pas de fin, un hurlement d’agonie presque… musical, en raison même de son intensité. Dirk se demanda un instant s’il était en train de mourir, si c’était son esprit seul qui percevait la musique de Kryne Lamiya. Mais le chien l’entendait, lui aussi. Accroupi, comme paralysé, celui-ci regardait vers le ciel.
Une forme noire en tomba.
Dirk assista à sa chute. La créature était grosse, sombre, très noire, son ventre plissé d’un millier de petites bouches rouges béantes qui… chantaient – un gémissement modulé absolument terrifiant. Nulle part sa tête n’était visible – ce monstre ressemblait à quelque large voile noire, une raie triangulaire, un grand manteau de cuir lâché des cieux. Mais un manteau avec quantité de bouches et une longue queue effilée.
T’Larien vit celle-ci fouetter l’air pour aller frapper en pleine gueule le molosse, qui recula aussitôt sous le choc. Le banshee flotta sur place un bref instant, ses larges ailes battant avec une lenteur magnifique, avant de fondre sur sa proie afin de l’envelopper entièrement. Plus aucun bruit n’émanait des deux animaux. Le chien, cette énorme bête à face de rat aussi haute qu’un homme, avait totalement disparu. Son prédateur, posé dans l’herbe et la poussière, le recouvrait entièrement – il évoquait à Dirk une grande saucisse de cuir noir aux proportions gigantesques.
Tout était silencieux. Le prédateur avait fait taire toute la forêt. Dirk n’entendait plus les autres chiens.
Il se redressa avec prudence et entreprit tant bien que mal de contourner le manteau-tueur à présent immobile. Celui-ci semblait à peine vivant – il aurait aussi bien pu s’agir d’une énorme bûche de bois, dans la faible lueur de l’aube.
T’Larien se remémorait la créature telle qu’il avait pu l’observer dans le ciel : une forme noire qui s’abattait en hurlant, toute en ailes et en bouches. Durant un instant, alors qu’il n’entrevoyait que sa silhouette, il avait cru que Jaan Vikary venait à son secours à bord de la raie d’acier.
Malgré l’enchevêtrement extrêmement dense d’étouffeurs qui se dressait à l’autre extrémité de la clairière, il pouvait voir de la fumée s’élever derrière les arbres. Il se fraya de son mieux un chemin dans cette direction parmi les branches cireuses, les brisant lorsqu’il y était contraint.
L’épave avait cessé de se consumer ; seul un petit nuage de fumée flottait encore au-dessus d’elle. Une aile avait creusé le sol en y formant une grande rainure, déracinant plusieurs arbres dans sa course avant de finalement céder. L’autre pointait en direction du ciel. Les coulées de métal fondu et les impacts de canon laser avaient rendu la forme de chauve-souris presque méconnaissable. Une large déchirure aux bords en dents de scie ouvrait sur l’extérieur.
Dirk découvrit son fusil laser tout près de là, ainsi que des ossements – deux squelettes enlacés dans une étreinte mortelle. Les os étaient sombres et humides, bruns du sang et des lambeaux de chair qui s’y accrochaient encore. L’un des squelettes était – ou plutôt avait été – celui d’un être humain. La majeure partie de ses côtes avait disparu. Mais Dirk reconnut la triple griffe métallique qui terminait un bras fracturé en deux points. Mêlés à ces ossements gisaient les restes d’une créature inconnue, qui semblait avoir tiré le cadavre hors de l’appareil en flammes : un animal nécrophage, dont les gigantesques os incurvés d’aspect caoutchouteux étaient striés de veines noires. Le banshee s’était déjà sustenté, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que l’homme et l’animal inconnu se retrouvent si étroitement enlacés.
La veste de cuir et de fourrure que Garse avait jetée en cet endroit n’était nulle part visible. Dirk se traîna jusqu’à la carcasse froide de l’appareil et se hissa dans sa gueule obscure, se coupant au passage sur le métal déchiqueté – il le remarqua à peine, il n’en était plus à une entaille près. Le véhicule allait lui permettre d’attendre la suite des événements à l’abri du vent, tout comme, du moins l’espérait-il, des banshees et des Braiths. Ses plaies avaient pratiquement cessé de saigner. Mais le sang séché formait des croûtes brunes ici et là, incrustées de poussière. Dirk se demanda s’il devait faire quelque chose pour combattre l’infection, mais cela lui parut pour le moins secondaire. Repoussant cette pensée, il serra plus fermement son fusil laser. Il souhaitait sincèrement que les chasseurs ne tardent pas trop.
Qu’est-ce qui avait bien pu les retarder ? Peut-être avaient-ils eu peur de déranger le banshee dans son repas. Cela lui paraissait assez plausible. Allongé sur les cendres froides, sa tête posée sur son bras, t’Larien essayait de ne penser à rien, de ne rien ressentir. Ses pieds lui faisaient souffrir le martyre. Tant bien que mal, il les souleva du sol de quelques centimètres, ce qui le soulagea un peu – mais il n’allait pas avoir la force de les maintenir ainsi bien longtemps. Son bras l’élançait, là où le molosse des Braiths l’avait mordu. Dirk se mit à jurer devant son impuissance à faire cesser la douleur, à empêcher sa tête de tourner. Puis il se calma, songeant que cette souffrance était sans doute l’unique chose qui le maintenait conscient. Il savait que s’il laissait le sommeil le gagner, il ne se réveillerait sans doute jamais.
Il vit Grand Satan flotter, immobile, au-dessus de la forêt, son disque sanglant en partie obscurci par un écran de branches bleu-noir. Un unique soleil jaune brillait à ses côtés, une minuscule étoile perdue dans le firmament. T’Larien leur adressa un clin d’œil – c’étaient de vieux amis.
Les aboiements des molosses le tirèrent de ses rêveries. Dix mètres plus loin, les chasseurs sortaient précipitamment du sous-bois. Ils avaient dû contourner les étouffeurs, plutôt que de se frayer tant bien que mal un passage dans leur ramure inextricable. Pyr Braith était presque invisible, bleu-noir comme l’arbre contre lequel il s’appuyait. Mais il y avait du mouvement, cependant : celui du bâton qu’il tenait dans une main, et celui du long cylindre argenté dans l’autre. Son teyn se trouvait quelques pas devant lui, occupé à retenir deux molosses à l’aide de courtes chaînes. Les chiens aboyaient follement sans cesser de tirer dessus. Un troisième molosse courait librement à leurs côtés ; il bondit vers l’appareil accidenté sitôt sorti des sous-bois.
Dirk, couché sur l’estomac parmi les cendres et des restes d’instruments de bord, se surprit soudain à trouver la situation fort amusante. Pyr leva le cylindre d’argent au-dessus de sa tête et se mit à courir, certain de tenir sa proie. Mais il ne disposait pas d’un laser, contrairement à son adversaire. Riant à gorge déployée, comme ivre, t’Larien braqua donc son arme et visa.
Un souvenir lui revint à l’esprit lorsqu’il appuya sur la détente, aussi brutal que l’impulsion de lumière qui avait jailli de son arme. Quelques heures plus tôt, dans un haussement d’épaules, Janacek lui avait dit : « Votre vie dépendra de votre adresse au fusil, ainsi que de votre aptitude à courir », et Dirk avait alors ajouté : « Et à tuer. » Tuer lui avait toujours paru extrêmement grave, et bien plus difficile que de courir.
Et il rit de plus belle. Rien ne se passait comme prévu.
Sa fuite avait été un vrai calvaire, mais tuer ne lui posait absolument aucun problème. C’était même ridiculement simple.
La longue ligne de feu empala Pyr en plein ventre alors qu’il courait vers l’épave de l’appareil. Le Braith trébucha, tomba à genoux. Sa bouche s’ouvrit stupidement l’espace une seconde, puis il s’écroula face contre terre et disparut à la vue de Dirk. La longue lame d’argent alla se planter dans le sol, où elle se mit à osciller lentement, fouettée par le vent.
Le compagnon aux cheveux noirs de Pyr lâcha les chaînes et se figea sur place en voyant son teyn s’écrouler. Dirk appuya à nouveau sur la détente – en vain, cette fois. Les quinze secondes nécessaires à la recharge de l’arme ne s’étaient pas encore écoulées. T’Larien se souvint alors que c’était justement cette particularité qui faisait de la chasse une activité… sportive, puisqu’elle donnait au gibier une chance de s’enfuir si d’aventure on le ratait. Il s’esclaffa de plus belle.
Le chasseur réagit enfin : il se jeta sur le sol, puis roula sur lui-même dans le long sillon creusé par l’aile de l’aéronef. Sans doute avait-il sauté dans la tranchée afin de pouvoir dégainer son propre laser, mais Dirk savait qu’il ne trouverait qu’un étui vide.
Les chiens avaient encerclé l’appareil. Ils aboyaient chaque fois qu’il changeait de position ou relevait la tête, sans pour autant essayer de s’approcher pour la curée. Ça, c’était l’affaire des chasseurs. Dirk abattit l’animal le plus proche en lui transperçant la gorge. La bête s’écroula, inerte, et les deux autres chiens s’éloignèrent sans cesser de hurler un instant. Après avoir rampé hors de son abri, il tenta de se lever – et dut se retenir d’une main contre l’aile tordue. Tout tournait autour de lui. Des douleurs lancinantes se répandaient dans ses jambes, et il se découvrit totalement engourdi au niveau des pieds. Il parvint cependant à rester debout.
Dirk entendit alors un cri, poussé en ancien kavalar. Il en ignorait la signification, mais en comprit la teneur lorsqu’il vit les chiens le charger, l’un après l’autre, leurs gueules béantes et humides, prêtes à mordre. Du coin de l’œil, il vit le chasseur émerger des fourrés, à deux mètres de lui, le couteau à la main – qu’il lança aussitôt d’un mouvement latéral de son long bras décharné. L’arme alla rebondir sur l’aile de l’aéronef, tout près de Dirk. L’homme avait déjà fait volte-face et s’était mis à courir. Soudain le premier chien fondit sur t’Larien, bondissant dans les airs. Dirk se laissa tomber sur le sol poussiéreux tout en levant son arme. Les crocs se refermèrent, manquèrent leur but, mais le corps de l’animal s’écrasa néanmoins sur lui au moment où il appuyait sur la détente. Il y eut une brève lueur et une odeur de poils humides qui grillaient, ainsi qu’un gémissement atroce. Le chien happa à nouveau l’air, faiblement. Il s’étouffait dans son propre sang. Dirk s’agenouilla non sans mal après avoir repoussé le corps du cadavre. Le Braith, pour sa part, avait atteint le corps de Pyr ; il s’emparait présentement de la longue lame d’argent. La chaîne de l’autre molosse s’était coincée sur une arête déchiquetée de l’épave. L’animal se mit à tirer sur sa chaîne en poussant des jappements aigus quand t’Larien entreprit de se lever. La grosse carcasse calcinée de l’épave se mit à trembler sous ses efforts pour s’en libérer, mais la bête resta captive.
Le chasseur aux cheveux noirs tenait le javelot argenté. Dirk visa, fit feu. Le rayon n’atteignit passa cible, mais Dirk, qui disposait d’une seconde de tir, déplaça brusquement l’arme de gauche à droite de manière à élargir son angle de balayage.
L’homme s’écroula au moment même où il lançait son arme. Celle-ci vola sur quelques mètres, glissa sur l’aile de l’épave et alla se planter dans le sol. Dirk continua de balayer la scène avec son laser bien après que le rayon eut disparu. Le cycle de charge s’acheva, redonnant vie une seconde durant à l’arme mortelle. Une rangée d’étouffeurs en fit cette fois les frais. Retrouvant dans un sursaut la maîtrise de ses gestes, t’Larien relâcha alors sa pression sur la détente et laissa tomber son arme.
Le chien, toujours captif, tirait sur sa chaîne en grondant. Dirk le considéra, bouche bée, sans bien comprendre. Puis, riant de plus belle, il s’agenouilla pour ramasser son fusil et se mit à ramper en direction des Kavalars. Cela lui parut durer une éternité. Ses pieds le faisaient souffrir, ainsi que son bras, là où il avait été mordu. Si le molosse finit par se taire, le silence ne régnait pas pour autant. Un gémissement bas et continu parvenait aux oreilles de t’Larien.
Se traînant hors des cendres, il franchit le tronc calciné d’un étouffeur et arriva à proximité de l’endroit où les chasseurs étaient tombés. Ils gisaient côte à côte. L’homme émacié, celui dont Dirk ignorait jusqu’au nom – celui-là même qui avait essayé de le tuer à l’aide de son couteau, de ses chiens et de la lame d’argent – restait absolument immobile, sa bouche emplie de sang. C’était Pyr qui gémissait, face contre terre. Dirk s’agenouilla à ses côtés, glissa ses mains sous son corps et entreprit non sans mal de le retourner. Le visage du Kavalar était couvert de cendres et de sang. Il s’était écrasé le nez en tombant ; un mince filet rouge s’écoulait d’une narine, laissant une trace brillante sur ses joues maculées de suie. Son visage arborait les stigmates de l’âge. Les mains crispées sur son estomac, il continuait à gémir sans même paraître voir t’Larien, qui les fixa un très long moment avant d’oser en toucher une. Elle était étrangement petite et molle, propre hormis à l’emplacement d’une unique entaille qui traversait sa paume. Presque la main d’un enfant – elle n’aurait pas dû appartenir à cet homme au visage de vieillard. T’Larien l’écarta, fit de même avec l’autre, puis examina le trou que le laser avait foré dans le ventre de Pyr. Un ventre énorme, pour un trou minuscule. Cela n’aurait pas dû le faire autant souffrir. Il n’y avait pas non plus de sang, hormis celui qui coulait de son nez. C’en était presque drôle – mais Dirk n’avait plus guère envie de rire.
Pyr ouvrit la bouche ; Dirk se demanda s’il voulait lui dire quelque chose – une dernière phrase pour la postérité, peut-être, ou une supplication. Mais le Braith se contenta d’émettre un râle, un son étouffé, avant de recommencer à gémir.
Son bâton se trouvait à ses côtés. T’Larien s’en empara, serrant ses mains autour du pommeau de bois qui en garnissait l’une des extrémités. Puis il posa la petite lame sur la poitrine de Pyr, là où devait se trouver le cœur, et appuya de tout son poids – espérant ainsi délivrer le malheureux de son agonie. Le corps massif du chasseur fut pris d’horribles convulsions durant un instant ; Dirk retira aussitôt la lame pour l’enfoncer à nouveau, encore et encore. Mais Pyr ne semblait pas décidé à rendre l’âme. La lame était sans doute trop courte. T’Larien entreprit alors de l’utiliser différemment : après avoir trouvé une artère dans la gorge du Kavalar, il pressa fermement le bâton qui prolongeait la lame contre la peau graisseuse. Une incroyable quantité de sang jaillit immédiatement de l’entaille, giclant sur le visage de Dirk jusqu’à ce qu’il se résolve à lâcher le bâton et à s’écarter. Pyr recommença à se débattre, faisant surgir de plus belle du sang là où Dirk avait tailladé la chair. Chaque projection était un peu moins importante que la précédente, désormais, pour bientôt se résumer à un simple filet qui finit par se tarir. Cendres et poussière en absorbèrent la plus grande partie, mais il en restait encore énormément par terre. C’était une véritable flaque qui les séparait – jamais t’Larien n’aurait jamais imaginé qu’un homme contienne autant de sang. Il se sentait pris de nausée. Puis Pyr cessa totalement de bouger ou même de gémir.
Dirk resta assis près de lui, à se reposer sous la faible clarté rougeâtre du ciel, frissonnant à la fois de chaud et de froid. Il lui fallait prendre les vêtements des cadavres pour s’en couvrir, il le savait, mais il n’en avait pas la force. Ses pieds le faisaient horriblement souffrir, son bras avait enflé au point d’atteindre le double de sa taille normale. Il ne dormait pas, mais il était à peine conscient. Il observait Grand Satan qui s’élevait de plus en plus haut dans le ciel pour approcher du zénith, en compagnie des jaunes soleils aveuglants. Le chien des Braiths hurla à plusieurs reprises, ce à quoi répondit l’appel gémissant, surnaturel, du banshee. T’Larien se demanda si la créature allait revenir pour les dévorer, lui et les cadavres des hommes qu’il avait tués. Mais le cri semblait provenir de très loin, et peut-être était-il engendré par la fièvre – à moins que ce ne fût juste le vent.
Lorsque la pellicule gluante qui couvrait son visage eut séché en une croûte brune et que la poussière eut entièrement absorbé la petite mare de sang, Dirk comprit qu’il ne pouvait plus attendre. S’il ne partait pas immédiatement, il mourrait en ce lieu. Pareille éventualité n’était pas forcément pour lui déplaire ; elle semblait constituer une excellente solution à ses problèmes. Mais il ne parvenait pas à s’y résoudre – le sort de Gwen lui importait davantage que le sien. Faisant de son mieux pour ignorer la douleur, il rampa jusqu’à l’endroit où gisait le cadavre du teyn de Pyr. Dans ses poches, il y trouva le joyau-qui-murmure.
Glace dans son poing, glace dans son esprit. Souvenir de promesses, de mensonges et d’amour. Jenny. Elle était Guenièvre, et il était Lancelot. Il ne pouvait manquer aux engagements qu’il avait pris envers elle. Non, impossible. Serrant avec force la pierre froide dans sa main, il laissa la glace pénétrer dans son âme et se leva.
Tout fut plus facile, ensuite. T’Larien ôta lentement les vêtements du cadavre – ils étaient trop longs pour lui, la chemise d’étoffe caméléon était brûlée sur le devant et l’homme avait souillé son pantalon, mais tout cela lui semblait pour le moins secondaire au vu de sa situation. Dirk lui arracha ses bottes, qui s’avérèrent trop étroites pour ses pieds ensanglantés couverts de plaies. Il fut donc contraint de se rabattre sur celles de Pyr.
Utilisant le fusil laser et le bâton de ce dernier comme béquilles, il s’enfonça ensuite dans la jungle d’un pas pesant. Après avoir parcouru quelques mètres sous les frondaisons, il s’arrêta pour jeter un œil derrière lui. L’énorme chien hurlait toujours, il luttait pour se libérer. L’épave produisait un frisson métallique chaque fois que l’animal tirait sur sa chaîne. Dirk voyait le corps nu dans la poussière et, au-delà, la grande barre argentée qui ne cessait d’osciller dans le vent. Il parvenait à peine à distinguer Pyr. Sous les taches de sang, le vêtement du chasseur avait pris des couleurs mouchetées de noir et de brun et, par endroits, de rouge terne. Le Kavalar se fondait dans le sol sur lequel il gisait.
Laissant derrière lui le chien enchaîné, qui n’avait pas cessé d’aboyer, Dirk se fraya tant bien que mal un chemin au sein de la végétation étouffante.