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« C’est vraiment regrettable que Lorimaar t’ait vu, fit remarquer Gwen après le départ de Jaan. Tu n’aurais pas dû te retrouver mêlé à ça, pour tout te dire j’avais espéré ne pas avoir à te donner tous ces affreux détails. Promets-moi de ne jamais en parler à personne, après avoir quitté Worlorn. Et de ne rien tenter d’insensé. Jaan et Garse vont s’occuper des Braiths – de toute façon, personne à part eux ne pourrait faire quoi que ce soit, hormis calomnier des Kavalars innocents. Et surtout, n’en dis rien à Arkin ! Il les méprise déjà suffisamment comme ça, il repartirait aussitôt pour Kimdiss. (Elle se leva.) Pour l’instant, je suggère de changer de conversation pour passer à des sujets plus agréables. Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Je ne vais pas pouvoir te servir de guide indéfiniment, Dirk, il va falloir que je reprenne mes recherches. Ce serait stupide de laisser ces bouchers de Braiths gâcher le peu de journées dont nous disposons encore.

— Comme tu voudras. » T’Larien, bien que désireux de lui plaire, n’en était pas moins toujours ébranlé par ce qu’il venait d’apprendre sur Lorimaar et les simulacres.

« Quel programme nous as-tu prévu, pour aujourd’hui ?

— On pourrait repartir dans la nature. Worlorn est immense, et il y a des centaines de choses fascinantes à y voir : des lacs emplis de poissons plus gros qu’un homme ; des monticules de terre plus hauts que cet immeuble, érigés par des insectes plus petits que ton ongle ; un incroyable réseau de grottes que Jaan a découvert de l’autre côté des montagnes… Jaan est un spéléologue-né, tu sais ? Mais mieux vaut peut-être ne courir aucun risque aujourd’hui. Pas la peine de raviver la blessure d’amour-propre de Lorimaar, lui et son gros teyn pourraient malgré tout se décider à nous prendre en chasse. Non, aujourd’hui, je vais te faire visiter les cités. Elles sont fascinantes, elles aussi. Elles dégagent une sorte de beauté macabre. Et comme l’a dit Jaan, Lorimaar n’a pas encore eu l’idée d’en faire son territoire de chasse.

— D’accord », fit Dirk sans guère d’enthousiasme.

Gwen partit en hâte se vêtir puis le guida jusqu’à la terrasse. Les glisseurs les attendaient au même endroit. Dirk se baissa pour les prendre, mais Gwen le prit de vitesse et jeta les ballots de métal argenté à l’arrière de la raie d’acier gris. Pour ensuite s’emparer des bottines de vol et des boîtiers de commande, qu’elle plaça à côté des glisseurs. « Pas aujourd’hui, dit-elle. La distance à parcourir est bien trop grande pour ce genre d’appareil. »

Ils partirent donc s’installer à l’avant de la raie. Le ciel obscur de Worlorn se serait sans doute mieux accordé à un retour d’expédition, plutôt qu’à un départ.

Le vent hurlait follement autour de l’appareil. Dirk tint un court instant le manche à balai pour donner à Gwen le temps d’attacher ses cheveux en une longue queue-de-cheval. Ses propres mèches gris-brun s’agitaient en tous sens, mais il était trop distrait pour le remarquer – et encore moins pour en être contrarié.

Après avoir fait grimper l’appareil bien au-dessus de la muraille montagneuse, la jeune femme mit cap au sud. Les paisibles Terres communes, avec leurs douces collines herbues et leurs rivières sinueuses, s’étendaient à perte de vue sur leur droite. À gauche, là où s’affaissaient les montagnes, ils entrevoyaient l’orée de la forêt. Malgré l’altitude, ils parvenaient à discerner les zones envahies par une prolifération d’étouffeurs – des tumeurs jaunâtres dont les ramifications s’imbriquaient dans le vert sombre du reste de la végétation.

Ils volèrent près d’une heure en silence, durant laquelle t’Larien resta perdu dans ses pensées. Il essayait d’assembler en un tout cohérent les quelques informations à sa disposition, sans jamais y parvenir. Gwen finit par se tourner vers lui, tout sourire. « J’adore piloter ces appareils, dit-elle. Même celui-ci. Ça me donne une sensation de liberté, de… pureté. Ça me coupe de tous mes problèmes. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Tu n’es pas la seule à éprouver ce genre de choses. Moi-même…

— Oui. Tu te rappelles qu’on avait l’habitude de voler ainsi, sur Avalon ? Une fois, on l’a fait durant des heures et des heures, de l’aube jusqu’à la tombée de nuit, moi aux commandes et toi assis à mes côtés. Ton bras pendait à l’extérieur du véhicule, et tu fixais le lointain de ce même regard rêveur. » Elle sourit.

Oui, il s’en souvenait. Des voyages singuliers. Ils parlaient peu, se bornant à se regarder de temps à autre et à se sourire. Ça ne ratait jamais. Peu importait à quel point il luttait pour l’empêcher d’apparaître, ce sourire lui venait toujours aux lèvres. Mais tout cela lui semblait horriblement lointain à présent, et perdu à jamais.

« Qu’est-ce qui t’a fait repenser à ça ? lui demanda-t-il.

— Toi, affalé sur ton siège, avec une main qui pend à l’extérieur. Ah, Dirk, tu triches ! J’ai cru que tu faisais ça délibérément, pour me rappeler Avalon. Pour me donner envie de me blottir à nouveau contre toi. Bah ! »

Tous deux se mirent à rire.

Presque sans y penser, t’Larien se pencha pour passer un bras autour des épaules de la jeune femme. Elle le dévisagea un bref instant, puis haussa les épaules ; les rides qui plissaient son front disparurent. Dans un soupir résigné, elle lui adressa un sourire hésitant. Sans s’écarter.

Ils allèrent donc visiter les cités.

La cité du matin était une douce vision aux teintes pastel nichée en plein cœur d’une grande vallée herbeuse. Après que Gwen eut posé l’appareil au centre d’une place en terrasse, ils partirent une heure durant se promener sur les larges boulevards. C’était une cité gracieuse, sculptée dans un mélange de marbre rose aux veines délicates et d’une pierre pâle que Dirk ne reconnaissait pas. Les rues sinuaient entre des bâtiments bas d’aspect fragile, construits en bois poli et en verre teinté. De toutes parts, ils découvraient de petits parcs et de larges promenades constellés d’œuvres d’art : statues, tableaux, fresques murales au bord des trottoirs et des façades des immeubles, jardins de rocaille et arbres-sculptures.

Les parcs étaient déserts, à l’abandon, envahis par la végétation. Le gazon bleu-vert était redevenu sauvage, le lierre noir serpentait en travers des trottoirs. Les socles étaient pour la plupart dépourvus des statues qui jadis les avaient surmontés, les massifs arbres-sculptures avaient pris des formes grotesques auxquelles leurs créateurs n’auraient jamais songé.

Un fleuve aux lentes eaux bleues subdivisait la cité, se frayant un chemin de-ci de-là selon un cours aussi tortueux que les rues qui bordaient ses rives. Gwen et Dirk restèrent un instant assis au bord de l’eau, sous l’ombre d’une passerelle de bois sculpté, à observer le reflet de Grand Satan qui oscillait, rouge et paresseux, à la surface des flots. La jeune femme lui expliqua à quoi ressemblait cette ville, autrefois, à l’époque du festival des Marches, avant même son arrivée sur Worlorn. C’était le peuple de Kimdiss qui l’avait bâtie, la baptisant Douzième Rêve.

Peut-être la cité rêvait-elle encore. Auquel cas elle était plongée dans son dernier sommeil. Les salles voûtées renvoyaient des échos creux, ses jardins s’étaient transformés en jungles sinistres qui bientôt deviendraient des cimetières. Là où, jadis, les rires avaient empli les rues, l’on n’entendait plus que le murmure du bruissement des feuilles mortes poussées par le vent. Si Larteyn lui avait paru une cité à l’agonie, songea Dirk, toujours assis sous le pont, Douzième Rêve était une ville déjà morte.

« C’est ici qu’Arkin aurait voulu qu’on s’installe, dit-elle. Mais nous nous y sommes tous opposés. Comme nous avions décidé d’effectuer ensemble nos recherches, il était évidemment préférable de vivre dans la même cité. Arkin insistait pour que ce soit Douzième Rêve. J’ai refusé – pour tout te dire, j’ignore s’il me l’a jamais pardonné. Si les Kavalars ont bâti Larteyn telle une forteresse, les Kimdissi ont fait de leur cité une véritable œuvre d’art. Et elle était plus belle encore, jadis – à la fin du Festival, ils ont démonté les plus beaux immeubles et emporté les sculptures les plus magnifiques.

— Et tu as préféré vivre à Larteyn ? »

Elle secoua la tête. Ses cheveux, à nouveau libres, vinrent doucement effleurer la joue de Dirk. « Non, dit-elle, tout sourire. C’est Jaan qui l’a voulu, ainsi que Garse. Moi… eh bien, je n’ai pas non plus voté pour Douzième Rêve. Je n’aurais jamais pu vivre ici – l’odeur de la mort y est bien trop forte. Je suis d’accord avec Keats, tu sais. Rien n’est plus mélancolique que l’agonie de la beauté. Et, même si Jaan n’apprécierait certainement pas de m’entendre dire une chose pareille, il y en avait davantage en ces lieux qu’il n’y en a jamais eu à Larteyn. C’est d’ailleurs ce qui en fait la cité la plus triste de Worlorn. À Larteyn, on peut compter sur une certaine compagnie, même s’il s’agit de Lorimaar et des siens. Ici, il ne reste que des spectres. »

Dirk se tourna vers le fleuve, là où le grand soleil rouge à l’agonie, capturé par les flots, effectuait une danse fantasque dans le lent mouvement des eaux. Il pouvait presque voir les spectres dont elle venait de parler, des fantômes qui se pressaient le long des deux rives, se lamentaient pour des choses depuis longtemps perdues.

Il vit alors un autre spectre, qui lui était personnel : un batelier de Braque occupé à lentement descendre le fleuve en s’aidant d’une longue perche noire. C’était lui qu’il venait chercher – et il ne cessait de s’approcher tout en restant à la même place, sa noire embarcation profondément enfoncée dans les flots, trop alourdie de néant.

T’Larien se leva, puis se borna à dire qu’il désirait partir. Ils fuirent donc les spectres pour revenir sur la terrasse, où les attendait la raie d’acier gris.

Elle les emporta dans les airs, pour un second interlude de vent, de ciel et de pensées muettes. Gwen les emmena loin au sud, puis à l’est. Dirk observait le paysage sans mot dire, en ruminant de sombres pensées. Par instants la jeune femme se tournait vers lui, pour lui adresser un sourire machinal.

Ils arrivèrent au bord de la mer.

La cité de l’après-midi avait été construite le long d’une baie accidentée, où des vagues vert foncé venaient se briser contre les embarcadères en ruine. Autrefois, lui apprit Gwen alors qu’ils effectuaient un survol circulaire de l’agglomération, cette ville s’était nommée Musquel-sur-Mer. Bien qu’elle ait été érigée en même temps que les autres cités de Worlorn, il émanait d’elle une forte impression de vétusté. Ses rues ressemblaient à des serpents à la colonne vertébrale brisée, de sinueuses allées pavées qui séparaient des tours obliques de brique rouge, jaune, verte, orange – des briques peintes, striées, mouchetées, unies par un mortier aussi noir que l’obsidienne, aussi rouge que le disque de Grand Satan, pour former des bâtiments outrageusement disparates. Les bannes de toile peinte des boutiques qui bordaient encore les ruelles tortueuses, le long des môles de pierre déserts, arboraient des couleurs plus vives encore.

Après s’être posés sur une jetée qui paraissait un peu plus solide que les autres, pour écouter un long moment le bruit des vagues contre les blocs de pierre, ils partirent tous deux se promener dans les rues balayées par le vent de la ville. Dômes et tours à bulbe avaient été laissés à l’abandon, le gros soleil se chargeant de faire passer leurs couleurs autrefois lumineuses. Les briques se désagrégeaient lentement. La poussière, multicolore et étouffante, avait tout envahi. La construction de Musquel-sur-Mer n’avait guère été soignée ; cette ville était à présent aussi morte que Douzième Rêve.

« C’est plutôt primitif », fit remarquer Dirk tandis qu’ils se promenaient parmi ces ruines. Ils se tenaient au point de rencontre de deux allées, sur une petite place au centre de laquelle on avait creusé un profond puits entouré d’une margelle de pierre. De l’eau noire clapotait dans ses profondeurs. « Tout est de style préspatial, fit-il. Et si j’en crois les enseignes, il en était de même d’un point de vue culturel. Braque ressemble un peu à ça, mais pas à ce point. Les Braquiens ont conservé des bribes de l’ancienne technologie – les rares éléments que la religion n’a pas interdits. Mais tout laisse à penser qu’ils n’avaient absolument rien de tel, à Musquel. »

La jeune femme hocha la tête, puis fit délicatement courir sa main sur la margelle du puits – un geste qui eut pour effet de faire chuter de la poussière et des cailloux dans l’obscurité de ses profondeurs. Le jade et l’argent renvoyèrent alors sur son bras gauche un reflet rouge terne, qui attira le regard de Dirk et le fit tressaillir. De quoi s’agissait-il, exactement ? D’une marque d’esclavage, ou d’un présent d’amour ? T’Larien se força à repousser ces questions. Il ne tenait pas à y réfléchir.

« Les bâtisseurs de Musquel avaient très peu de moyens, reprit-elle. Ils venaient de la Colonie oubliée. On désigne parfois cette planète sous le nom de Letherland sur les mondes extérieurs, mais ses habitants l’appellent tout simplement la Terre. Sur Haut Kavalaan, on nomme ses habitants le Peuple perdu. Qui sont-ils ? Comment ont-ils atteint ce monde ? D’où viennent-ils ?… » Elle haussa les épaules. « Personne ne le sait. Ils vivaient dans les Marches avant les Kavalars, peut-être même avant l’arrivée du Mao Tsé-toung, que l’histoire désigne comme le premier vaisseau interstellaire humain à avoir franchi le Voile du Tentateur. Même s’ils peuvent avoir sans problème des enfants avec des humains en provenance d’autres planètes plus connues, les Kavalars traditionalistes sont persuadés qu’il s’agit de simulacres et de démons hrangans. La Colonie oubliée est un monde solitaire, et le Peuple perdu ne manifeste guère d’intérêt pour le reste de l’espace. Leur culture correspond à l’âge du bronze terrestre. Ce sont des pêcheurs, pour la plupart, qui rechignent à se mêler aux autres humains.

— Alors pourquoi avoir pris la peine de venir ici construire une cité ? » s’étonna Dirk.

Tout sourire, la jeune femme laissa tomber dans le puits de nouvelles pierres, qui produisirent de petits bruits d’éclaboussement en touchant la surface. « Il fallait que tous les mondes extérieurs construisent une cité, sans exception. Ça constituait l’idée de base de ce projet. Lycania a découvert la Colonie oubliée il y a de cela plusieurs siècles, et avec Tober, c’est elle qui s’est chargée de rechercher les membres du Peuple perdu pour les transférer sur Worlorn. La Colonie oubliée ne possède aucun vaisseau stellaire. Elle reste essentiellement un monde de pêcheurs, qui se sont bien gardés de changer leurs habitudes en arrivant ici. C’est également Lycania, avec l’aide du Monde de l’Océan vinnoir, qui a peuplé les mers à leur intention. Ces petits hommes bronzés, ces femmes nues jusqu’à la ceinture, allaient pêcher au filet à bord de frêles esquifs, puis ils faisaient frire en plein air le produit de leur labeur pour le vendre aux touristes, tandis que des bardes et des chanteurs des rues animaient les ruelles. Chaque visiteur a fait une halte à Musquel-sur-Mer, durant le Festival, pour écouter les anciennes légendes, manger du poisson frit et aller se balader en bateau. Mais je doute que le Peuple perdu ait beaucoup apprécié cette ville : tous étaient repartis moins d’un mois après la fin du Festival, sans même emporter leurs bannes. On peut encore trouver des couteaux à poisson, des vêtements et quelques ossements si l’on fouille ce qui reste de leurs demeures.

— Tu l’as fait ?

— Non, mais j’en ai eu vent. Kirak Acierrouge Cavis, le poète qui vit actuellement à Larteyn, a séjourné ici autrefois. Il s’est longuement promené dans les rues de cette cité morte, et en a tiré de nombreux chants. »

Dirk regarda autour de lui. Mais il n’y avait rien à voir, hormis des façades de brique aux teintes passées et des rues désertes, des fenêtres sans vitre semblables aux orbites vides de milliers d’yeux aveugles, des bannes peintes qui claquaient dans le vent. Rien. « Une autre cité de spectres, fit-il remarquer.

— Non. Non, pas à mes yeux en tout cas. Le Peuple perdu n’a… comment dire, jamais mis son âme dans Musquel, ou même Worlorn. Les fantômes ont regagné la Colonie oubliée avec les habitants de cette cité. »

Dirk sentit soudain un frisson le parcourir ; la cité lui paraissait encore plus déserte qu’un instant plus tôt. Plus vide que vide – une idée pour le moins étrange. « Larteyn est-elle l’unique cité où l’on puisse encore trouver de la vie ?

— Non. » Tous deux se remirent en marche en direction du bord de mer. « Non, je vais te montrer une cité encore vivante, si tu veux. Viens. »

Ils repartirent donc pour un nouveau voyage au sein des ténèbres grandissantes. Il leur avait fallu presque tout l’après-midi pour se rendre à Musquel-sur-Mer et s’y promener. Grand Satan se trouvait à présent très bas à l’horizon, l’un de ses quatre serviteurs étant déjà hors de vue. Le crépuscule avait repris ses droits, dans les faits autant qu’en apparence.

Dirk s’était cette fois placé aux commandes ; Gwen, assise à son côté, lui donnait de brèves indications sur la route à suivre, en laissant son bras reposer légèrement sur le sien. La plus grande partie de la journée s’était déjà écoulée, et il avait tant de choses à lui dire, tant de choses à lui demander, tant de décisions à prendre – et il n’en avait encore rien fait. Bientôt, se promit-il tout en faisant décoller l’appareil. Bientôt.

L’engin émettait un ronronnement très doux, presque inaudible. Le sol devenait de plus en plus sombre sous leurs pieds, les kilomètres succédaient aux kilomètres. Gwen lui avait dit qu’ils trouveraient de la vie à l’ouest, là où les soleils se couchaient.

La cité du soir se résumait à un unique édifice d’argent reposant sur des collines onduleuses, loin en contrebas ; son sommet atteignait les nuages, deux kilomètres plus haut. Une ville de lumière, littéralement, dont les parois métalliques sans fenêtres miroitaient avec une luminosité de métal chauffé à blanc. La clarté étincelante escaladait par vagues le cylindre ; elle prenait naissance dans les profondeurs des fondations, pour devenir de plus en plus aveuglante à mesure que la cité s’élevait – et elle allait rétrécissant en même temps que l’aiguille gigantesque. La vague luminescente gravit de plus en plus vite la muraille jusqu’à enfin atteindre la spirale argentée, perdue dans les nuages, et produire là une explosion glorieuse, presque aveuglante. Trois nouvelles ondes lumineuses s’élancèrent aussitôt à sa suite.

« Défi. » Gwen venait de lui apprendre le nom de la cité – son nom, tout comme le but qu’on lui avait attribué. Elle avait été bâtie par les urbanistes d’ai-Émerel, dont les villes étaient des tours d’acier noir érigées dans les plaines accidentées de leur planète. Chaque cité émereli formait une nation-État, et la plupart des Émereli ne quittaient jamais l’immeuble dans lequel ils avaient vu le jour. Mais les rares à le faire devenaient souvent de grands voyageurs de l’espace. Défi représentait la synthèse de toutes les tours émereli : un cône, blanc argenté plutôt que noir, deux fois plus altier et trois fois plus haut (l’essence même de la philosophie arcologique d’ai-Émerel matérialisée dans du métal et du plastique), alimenté par des générateurs à fusion, complètement automatisé, capable de s’entretenir sans aide extérieure. Les Émereli se targuaient de son immortalité. C’était pour eux la preuve suprême de la technologie avancée des Marches (la technologie émereli, en tout cas), qu’elle valait bien celle de Nouvelle Isle, d’Avalon, ou même de Vieille Terre.

De sombres balafres horizontales s’ouvraient dans le corps de la cité – des ponts d’atterrissage situés tous les dix niveaux. Quand Dirk s’approcha de l’un d’eux, la fente noire s’illumina à leur intention. L’ouverture faisait plus de dix mètres de haut, aussi n’éprouva-t-il aucune difficulté à poser la raie métallique sur la grande aire de stationnement du centième étage.

Venue de nulle part, une voix de basse s’adressa à eux alors qu’ils descendaient de l’appareil : « Je vous souhaite la bienvenue. Je suis la Voix de Défi. Puis-je quelque chose pour vous ? »

Dirk regarda par-dessus son épaule, ce qui fit rire Gwen. « C’est juste le cerveau de la cité, lui expliqua-t-elle. Un superordinateur. Je t’ai bien dit que cette ville vivait encore, non ?

— Puis-je quelque chose pour vous ? répéta la Voix, qui émanait des parois.

— Peut-être, répondit Dirk. Nous avons faim. Vous pourriez nous faire préparer un repas ? »

La Voix resta silencieuse, mais un panneau mural s’effaça aussitôt sur plusieurs mètres pour laisser passer un véhicule silencieux, aux sièges rembourrés, qui vint s’immobiliser devant eux. L’engin repartit sitôt qu’ils s’y furent installés, en empruntant une autre ouverture murale.

Ils longèrent ensuite sur ses souples pneus ballon une succession de corridors d’un blanc immaculé, franchissant d’innombrables portes au son de la musique d’ambiance qui les entourait. La lumière, constata Dirk à voix haute, contrastait trop fortement avec le ciel crépusculaire de Worlorn ; les couloirs se retrouvèrent aussitôt baignés d’une clarté bleue tamisée.

Le véhicule les conduisit jusqu’à un restaurant, où un serveur-robot à la voix fort semblable à celle du superordinateur leur présenta des menus ainsi qu’une carte des vins – il y avait un choix très vaste, dans les deux cas, qui ne se limitait pas à la cuisine émereli ou même à celle des mondes extérieurs : on y trouvait les plats célèbres et les meilleurs vins de tous les mondes du royaume humain, y compris certaines planètes dont Dirk n’avait jamais entendu prononcer le nom. Le monde d’origine de chaque plat était indiqué sur le menu, en petits caractères.

Au terme d’une inspection méticuleuse des choix qui leur étaient offerts, Dirk commanda un dragon des sables grillé (un plat originaire de Jamison), et Gwen du caviar bleu au fromage de Vieux Poséidon.

Comme boisson, ils optèrent pour un vin blanc très limpide. Le robot-serveur l’apporta dans un cube de glace qu’il brisa devant eux. C’était ainsi qu’il devait être servi, leur expliqua la Voix. Les plats, quant à eux, arrivèrent sur des plats d’argent et de corne. Dirk entreprit aussitôt d’arracher l’une des pattes griffues du dragon, puis d’en ôter la carapace pour goûter sa viande blanche et grasse.

« Incroyable, fit-il en désignant le mets d’un mouvement de tête. J’ai vécu un bon bout de temps sur Jamison, j’ai donc eu maintes fois l’occasion de déguster du dragon des sables grillé – le plat de prédilection des Jamies. Eh bien, celui-ci est aussi savoureux que tous ceux que j’ai eu l’occasion de manger là-bas. Surgelé ? Puis expédié jusqu’ici ? Bon sang, les Émereli ont dû affréter toute une flotte pour faire transporter jusqu’à Worlorn la nourriture dont ils avaient besoin.

— Cette viande n’a pas été surgelée. » Ce n’était pas Gwen qui avait parlé. La jeune femme se contentait de lui sourire, laissant la Voix de Défi poursuivre : « Avant le Festival, disait-elle, le vaisseau commercial Cordon bleu spécial d’ai-Émerel a visité tous les mondes à sa portée afin de collecter des échantillons de leurs meilleures spécialités. Le voyage, programmé depuis longtemps, a duré pas moins de quarante-trois années standard, sous le commandement de quatre capitaines successifs qui ont dirigé autant d’équipages différents. Une fois le vaisseau arrivé sur Worlorn, les divers échantillons ont été reproduits par parthénogenèse dans les biocuves de Défi afin de pouvoir nourrir les multitudes. Ici, poissons et pains ont été multipliés, non par un faux prophète, mais par les hommes de science d’ai-Émerel.

— Ce n’est pas la modestie qui l’étouffe, fit remarquer Gwen avec un petit rire.

— Ça donne surtout l’impression d’un discours bien préparé », répliqua Dirk avant de s’attaquer à son repas dans un haussement d’épaules. À l’exception du robot-serveur et de la Voix, ils étaient seuls dans ce restaurant conçu pour accueillir des centaines de personnes. Tout autour d’eux, immaculées, attendaient d’autres tables affublées de nappes rouges et de couverts d’argent. Les clients avaient déserté cet établissement une décennie plus tôt, mais la Voix et la cité possédaient une patience sans limites.

Après avoir bu son café (noir et épais, avec de la crème et des épices, un mélange d’Avalon qui leur rappelait de doux souvenirs), Dirk se sentit étrangement détendu, en tout cas plus à l’aise qu’il ne l’avait été depuis son arrivée sur Worlorn. Jaan Vikary n’avait plus d’importance, à présent qu’il se trouvait à nouveau seul avec Gwen, pas plus que le jade et l’argent aux reflets sombres et magnifiques sous les lumières tamisées du restaurant. Face à lui comme elle l’était, occupée à boire une gorgée de café dans une tasse de porcelaine, un sourire lointain aux lèvres, elle lui semblait très accessible – presque la Jenny qu’il avait autrefois connue et aimée. Devant ses yeux se trouvait la dame du joyau-qui-murmure.

« Le cadre est agréable. » Il désigna d’un geste tout ce qui les entourait.

« En effet », approuva Gwen. Dirk la désirait, sa Guenièvre aux grands yeux verts et aux longs cheveux noirs, elle qu’il avait aimée, son amie perdue.

T’Larien fixa le fond de sa tasse – il n’y avait aucun présage dans le marc de café. Il fallait absolument qu’il lui parle. « J’ai énormément apprécié cette soirée ; elle m’a rappelé Avalon. »

Comme elle se bornait à acquiescer d’un marmonnement, il ajouta : « Il n’en reste vraiment rien, Gwen ? »

La jeune femme sirota une gorgée de café, les yeux braqués sur lui. « Ce n’est pas une question à poser, Dirk, tu le sais pertinemment. Il reste toujours quelque chose de ce genre de relations, pour peu bien sûr qu’elles aient été sérieuses. Dans le cas contraire, eh bien, ça n’aurait alors aucune importance. Mais si c’était pour de vrai, il en subsiste toujours quelque chose, un peu d’amour, de haine, de désespoir, de ressentiment, de désir. N’importe quoi, mais quelque chose.

— Je ne sais pas. Tu dois être l’unique relation sérieuse que j’aie jamais eue.

— Mélancolie.

— Tu crois ? Sans doute. » Il releva la tête. « Il m’en est resté beaucoup de choses, Gwen. De l’amour, de la haine, du ressentiment. Et aussi du désir, tu as raison. » Il partit d’un petit rire.

Gwen, quant à elle, se contenta de sourire. « Mélancolie », répéta-t-elle.

Mais il ne comptait pas la laisser s’en tirer à si bon compte. « Et toi, Gwen, est-ce qu’il t’en reste quelque chose ?

— À quoi bon le nier ? Oui, bien sûr – et ça revient me hanter, périodiquement.

— De l’amour ?

— Tu vas trop vite », lui murmura-t-elle tout en repoussant sa tasse, que le robot-serveur posté derrière elle vint aussitôt remplir. Le café contenait déjà la crème et les épices. « Dirk, je t’ai demandé de me laisser du temps.

— J’ai besoin d’en parler. Ça m’est déjà assez difficile comme ça de rester ainsi tout près de toi, à discuter de Worlorn, des coutumes kavalars ou même des chasseurs. Ce n’est pas de ça que j’ai envie de te parler !

— Je sais. Deux anciens amants qui se retrouvent, qui se mettent à discuter de choses et d’autres. C’est une situation incroyablement banale. Tous les deux ont peur, ils se demandent s’ils doivent essayer de rouvrir d’anciennes portes, ils ignorent si l’autre souhaite ranimer des souvenirs assoupis ou bien les oublier. Chaque fois que je repense à Avalon, je me demande : est-ce que Dirk a envie d’en parler, ou prie-t-il le ciel pour que je n’aborde pas ce sujet ?

— Tout dépend de ce que tu as à me dire. Tu te souviens qu’autrefois, j’ai essayé de tout reprendre à zéro avec toi ? Je t’ai envoyé mon joyau-qui-murmure juste après ton départ, mais tu n’en as pas tenu compte – tu n’es pas revenue. » Sa voix, bien que calme, contenait une évidente pointe de regret. Elle était cependant totalement dénuée du moindre ressentiment. T’Larien n’aurait su dire pourquoi, mais sa colère avait disparu.

« Et tu ne t’es jamais demandé pourquoi ? s’enquit la jeune femme. J’étais encore seule, à l’époque où tu m’as envoyé la gemme. Jaan et moi ne nous étions pas encore rencontrés, et j’avais terriblement besoin d’une présence auprès de moi. Je te serais revenue, si tu me l’avais demandé.

— Mais je l’ai fait – et tu n’es pas venue.

— Ah, Dirk ! Le joyau-qui-murmure m’est parvenu dans une petite boîte, avec un mot d’accompagnement : “Je t’en supplie, reviens auprès de moi. J’ai besoin de toi, ma Jenny.” Oui, je m’en souviens parfaitement. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Si seulement tu avais écrit “Gwen”, si seulement c’était elle que tu avais aimée… Mais non, tu n’en avais que pour Jenny, même après mon départ. »

Dirk tressaillit à ce souvenir. « C’est exact, reconnut-il après un court instant de silence. J’ai bel et bien dû écrire ces mots. Je suis désolé. Je n’avais pas compris. Et maintenant il est trop tard, n’est-ce pas ?

— Je te l’ai déjà dit dans les bois, Dirk. Oui, il est trop tard. Tout est fini entre nous. Rien de bon ne peut plus en sortir, pour toi comme pour moi.

— Tout est fini ? Tu viens à l’instant de m’avouer qu’il restait bel et bien quelque chose, qui revenait régulièrement te hanter. Reprends-toi, Gwen. Je ne veux pas te faire souffrir, mais je tiens à…

— Je sais ce que tu désires. C’est impossible, Dirk. Ça appartient au passé.

— Pourquoi ? » Il désigna son bracelet. « À cause de ça ? Le jade et l’argent pour l’éternité, hein ?

— Peut-être. » Sa voix se fit hésitante. « Je ne sais pas, nous… C’est que… »

Dirk se remémorait tout ce que Ruark lui avait appris.

« Ce n’est pas facile d’en parler, je sais, et j’ai promis de te laisser du temps. Mais certaines choses ne peuvent attendre. Tu m’as bien dit que Jaan était ton mari, n’est-ce pas ? Et Garse, alors ? Quel est son… rôle, dans tout ça ? Que signifie exactement betheyn ?

— Femme liée. Mais tu ne peux pas comprendre. Jaan est différent des autres Kavalars. Il est plus fort, plus sage – et plus correct. Il veut changer les choses, mais personne ne le soutient. Nos rapports n’ont rien de traditionnel, ce ne sont pas ceux d’une betheyn envers un noble. Jaan ne croit pas au bien-fondé de ces coutumes, il ne croit pas aux simulacres.

— Il n’a manifestement pas renoncé au code de duel de Haut Kavalaan, en tout cas. Ce n’est peut-être pas un Kavalar typique, mais il n’en reste pas moins un Kavalar. »

Jamais il n’aurait dû dire cela. La jeune femme le gratifia d’un sourire ironique. « Pfui… voilà que tu parles comme Arkin, à présent.

— Vraiment ? Et pourquoi le Kimdissi n’aurait-il pas raison ? Il y a autre chose, j’en suis certain. Tu m’as bien dit que Jaan ne croyait en aucune des anciennes traditions kavalars, n’est-ce pas ? »

Gwen hocha la tête.

« Très bien. Mais parlons un peu de Garse. Je n’ai guère eu l’occasion de discuter avec lui. C’est lui aussi un esprit éclairé, je suppose ? »

Gwen resta interdite. « Garse… » Elle hésita, puis haussa les épaules. « Eh bien, disons que Garse est bien plus conservateur. »

Toutes les pièces du puzzle semblaient soudain se mettre en place. « Oui. Oui, c’est bien ce que j’avais cru comprendre, et c’est là que réside le fond de ton problème. Les couples ne se composent pas d’un homme et d’une femme, sur Haut Kavalaan, mais de deux hommes – et accessoirement d’une femme, qui ne compte d’ailleurs pas pour grand-chose. Peut-être aimes-tu réellement Jaan, mais tu sembles tenir beaucoup moins à Garse Janacek.

— J’ai beaucoup d’affection pour…

— Vraiment ?

— Arrête ! » Les traits de la jeune femme s’étaient durcis d’un coup.

T’Larien recula aussitôt. Il venait brusquement de prendre conscience de la façon dont il se tenait à présent penché vers elle, pour la presser de questions, la pousser dans ses derniers retranchements, l’accabler de sarcasmes. Lui qui était venu sur cette planète pour la protéger, lui apporter son aide. « Pardon », marmonna-t-il.

Le silence. Gwen le fixa, sa lèvre inférieure tremblante, le temps qu’elle se reprenne. « Tu as raison, finit-elle par admettre. En partie, tout au moins. Je ne suis pas… eh bien… entièrement satisfaite de mon sort. » Elle fit un effort pour sourire. « J’ai dû me bercer d’illusions, je suppose. Se mener soi-même en bateau a vraiment quelque chose d’absurde. Et pourtant tout le monde le fait, tout le monde. Je porte le jade et l’argent, j’essaie de me convaincre que je suis davantage qu’une simple femme liée, davantage qu’une betheyn de plus. Pourquoi ? Uniquement parce que Jaan le dit. Crois-moi, Dirk, Jaan Vikary est un homme bon, sans doute le meilleur que j’aie jamais connu. Je l’ai sincèrement aimé, et je l’aime peut-être encore. Je ne sais pas. Tout est tellement embrouillé à présent. Mais que je l’aime ou non, je n’en reste pas moins liée à lui. Dettes et obligations, tels sont les liens kavalars. L’amour n’est qu’une chose accessoire que Jaan a découverte par hasard, sur Avalon, et je ne suis toujours pas entièrement convaincue qu’il soit parvenu à la maîtriser. Je serais devenue son teyn, pour peu que cela ait été possible. Mais il en avait déjà un, et moi j’étais une femme. Même Jaan n’oserait pas transgresser à ce point les coutumes de son monde. Tu as entendu ce qu’il a dit à propos des duels ; ils ont tous eu lieu uniquement parce qu’il avait découvert dans les vieilles banques de données d’un ordinateur quelconque qu’un de leurs héros planétaires avait des seins. » Elle eut un sourire sardonique. « Imagine ce qui se passerait s’il me prenait pour teyn ! Il perdrait tout, absolument tout. Le Rassemblement de Jadefer est un étau relativement tolérant, certes, mais il s’écoulera des siècles avant que son conseil n’accepte une chose pareille. Aucune femme n’a jamais porté le fer et la pierrelueur.

— Ça me dépasse toujours autant. Vous m’avez tous parlé des femmes reproductrices, des femmes liées, de ces femmes qui se terraient dans les grottes par peur de sortir. Et je n’arrive toujours pas à y croire. Et d’abord, comment l’esprit de Haut Kavalaan a-t-il pu se pervertir à ce point ? Qu’ont-ils donc à reprocher aux femmes ? Pourquoi serait-ce si grave, que le fondateur de Jadefer soit de sexe féminin ? C’est le cas de la moitié de l’humanité, tu sais. »

Gwen lui adressa un sourire triste en se massant doucement les tempes du bout des doigts, comme si elle espérait ainsi en chasser quelque migraine. « Tu en saurais autant que nous si tu avais laissé Jaan finir de t’expliquer. Bon, chaque fois qu’il aborde ce sujet, il a un peu tendance à s’exalter, je te le concède. Mais il n’avait pas encore parlé de la Peste dévastatrice. C’est une très longue histoire, Dirk, et je ne me sens pas pour l’instant la force de te la raconter. À notre retour à Larteyn, je te passerai une copie de la thèse de Jaan.

— D’accord. Mais je doute fort de pouvoir trouver toutes les réponses à mes questions dans sa thèse. Il y a à peine quelques minutes, tu m’as dit que tu n’étais plus certaine d’aimer encore Jaan. Je suis persuadé que tu détestes Haut Kavalaan, de même que Garse. Alors, pourquoi acceptes-tu tout cela ?

— Tu as décidément l’art de poser des questions brutales, Dirk. Mais avant de te répondre, je tiens à mettre quelque chose au point. Il est bien possible que je haïsse Garse, comme tu me l’as dit. J’en suis même parfois totalement convaincue – je sais que cela tuerait Jaan s’il m’entendait. D’autres fois, cependant… Je ne mentais pas en te disant que j’éprouvais pour lui une profonde affection. À mon arrivée sur Haut Kavalaan, j’étais innocente, vulnérable. Bien sûr, Jaan m’avait patiemment tout expliqué avant, sans rien omettre, et j’avais accepté de vivre selon ses us et coutumes. J’étais originaire d’Avalon, et on ne peut guère imaginer monde plus sophistiqué, à l’exception de Vieille Terre. J’avais étudié l’incroyable variété de cultures que l’humanité a disséminées parmi les étoiles, je savais donc que quiconque met le pied dans un vaisseau spatial doit s’attendre à devoir s’adapter à des systèmes sociaux entièrement différents du sien, à des éthiques qui ne le sont pas moins. Que les coutumes sexuelles et familiales varient d’un monde à l’autre – et qu’on n’est pas nécessairement plus sage sur Avalon que sur Haut Kavalaan dans ce domaine.

« Mais je n’étais pas prête à vivre au sein d’une culture aussi différente que celle des Kavalars. Ça non ! Je n’oublierai jamais le sentiment de peur qui m’a constamment accompagnée lors de mon premier jour sur Haut Kavalaan, dans l’étau du Rassemblement de Jadefer, en tant que betheyn de Jaan Vikary. Et le pire, ce fut la première nuit. » Elle rit. « Jaan m’avait pourtant mise en garde, mais… merde, je n’étais tout simplement pas prête à être “partagée”. Que dire de plus ? C’était horrible, mais il fallait que j’assume jusqu’au bout les conséquences de mes choix. Garse m’a aidée, à sa façon. Il s’inquiétait sincèrement pour moi, presque autant que pour son teyn. On pourrait dire qu’il a fait preuve de… tendresse à mon égard. Il m’a écoutée quand je me suis confiée à lui, il s’est montré attentif. En fait, ses saillies verbales n’ont commencé que le lendemain matin. Elles m’ont totalement prise de court – et je te laisse imaginer comment Jaan a réagi. La première fois que son teyn m’a traitée de betheyn-catin, il l’a projeté à l’autre extrémité de la pièce où nous nous trouvions. Ça a… convaincu Garse de tenir sa langue pendant quelque temps. Et il s’y tient encore, le plus souvent ; mais il n’a jamais totalement cessé de me chercher des noises. Il est vraiment singulier, d’un certain point de vue : il défierait et tuerait n’importe quel Kavalar qui se permettrait de m’en dire ne serait-ce que la moitié. Et il sait pertinemment que ses plaisanteries rendent Jaan fou de rage, qu’elles font naître de violentes disputes entre nous. C’était du moins le cas à une époque. Jaan n’y accorde plus grande importance désormais, mais ça n’empêche pas Garse de continuer. Peut-être ne peut-il pas s’en empêcher, ou peut-être me hait-il vraiment. À moins qu’il ne prenne plaisir à tourmenter les autres. Auquel cas je ne lui ai guère procuré de satisfactions au cours de ces dernières années. Je me suis promis, dès le début, de ne plus jamais pleurer à cause de lui – et ça ne s’est jamais reproduit. Même quand il me bombarde de paroles qui me donnent envie de lui fendre le crâne avec une hache, je me contente de le gratifier de mon plus beau rictus et de trouver quelque réplique déplaisante. J’ai même réussi une ou deux fois à le faire sortir de ses gonds. En général, il me donne l’impression de n’être plus qu’une punaise écrasée, lorsqu’il me quitte.

« Mais mon existence ne se résume pas pour autant à cela. Il y a des moments de trêves, de petits cessez-le-feu dans notre guerre perpétuelle, des instants de compassion et tendresse surprenantes. La nuit, la plupart du temps. Et ça me laisse chaque fois complètement interdite. C’est trop intense. Un soir, crois-moi ou non, j’ai dit à Garse que je l’aimais. Il s’est ri de moi, m’a répondu que lui ne m’aimait pas, que je n’étais à ses yeux qu’une cro-betheyn avec laquelle il était obligé de coucher en raison du lien qui l’unissait à Jaan. J’ai lutté pour retenir mes larmes, me contentant de lui crier une insulte quelconque avant de me précipiter hors de la chambre. Sur Haut Kavalaan, comme tu le sais, nous habitions des demeures souterraines. Uniquement vêtue de mon bracelet, je me suis mise à courir en tous sens dans les couloirs, comme une folle, jusqu’au moment où un homme a essayé de me prendre dans ses bras. C’était un ivrogne, un imbécile, un aveugle incapable de voir le jade et l’argent, je ne sais pas. J’étais tellement furieuse que j’ai pris son arme dans son étui pour en abattre la crosse sur son visage. C’était la première fois que je frappais un autre humain. Jaan et Garse sont arrivés à ce moment-là – Jaan semblait calme, mais je pouvais bien voir qu’il était profondément bouleversé. Garse, quant à lui, était presque joyeux, il se réjouissait manifestement de la perspective d’un duel. Comme si mon acte n’avait pas suffisamment insulté cet homme, Janacek m’a d’ailleurs ordonné d’aller ramasser ses dents et de les lui rendre. Une réflexion qui a bien failli leur valoir un défi.

— Comment diable as-tu fait pour te mettre dans une situation pareille, Gwen ? » Dirk devait lutter pour empêcher sa voix de se briser. Il était en colère contre elle, blessé pour elle, et cependant étrangement (étrangement, vraiment ?) exalté. Tout était vrai – tout ce que Ruark lui avait raconté. Le Kimdissi était bel et bien l’ami et le confident de Gwen, et t’Larien comprenait à présent pourquoi la jeune femme l’avait fait venir. Elle menait une vie misérable, une vie d’esclave, et lui seul pouvait lui rendre sa dignité et sa liberté. « Tu aurais dû te douter de ce qui t’attendait », ajouta-t-il sèchement.

Elle haussa les épaules. « Je me suis menti, et j’ai laissé Jaan me mentir – même s’il croyait sans doute sincèrement à tout ce qu’il me disait. Si j’avais rompu… Mais je n’en ai rien fait. J’étais… prête pour lui, Dirk. J’avais besoin de lui, je l’aimais, mais lui n’avait pas de fer et de feu à m’offrir. Il était déjà lié, il ne pouvait me donner que le jade et l’argent – et je les ai acceptés pour pouvoir rester auprès de lui, alors même que je n’avais qu’une très vague idée de leur signification. Toi et moi venions de nous quitter, et je ne voulais pas que Jaan disparaisse à son tour de ma vie. Alors, j’ai mis ce joli petit bracelet et j’ai lancé d’une voix forte : “Je suis plus qu’une betheyn”, comme si cela pouvait changer quoi que ce soit. Donne un nom à une chose et, d’une manière ou d’une autre, elle se conformera à son nom. Pour Garse, je ne suis que la betheyn de Jaan, et sa propre cro-betheyn – ni plus, ni moins. Les noms définissent les liens et les devoirs. Que pourrait-il y avoir de plus ? Et il en va de même pour tous les Kavalars, Jaan excepté. Quand j’essaie de m’élever, de dépasser mon nom, Garse est toujours là pour me crier avec colère : betheyn-catin ! Jaan, lui, est différent. C’est bien le seul, d’ailleurs, au point que j’arrive rarement à savoir ce qu’il ressent vraiment. »

Ses mains se crispèrent sur la nappe. « De toute façon, Dirk, ça reviendrait au même. Tu voudrais que je redevienne ta Jenny, alors même que c’est le refus de ce nom qui m’a décidée à partir. Mais voilà, idiote que je suis, j’ai par la suite accepté le jade et l’argent, et me voici à présent devenue une femme lige. Tout ce que je pourrais dire n’y changerait rien. » Elle avait littéralement crié ces derniers mots, les poings serrés au point que leurs jointures avaient blanchi.

« Rien n’est perdu, s’empressa de lui dire t’Larien. Reviens avec moi. » Sa voix semblait discordante à ses propres oreilles, à la fois emplie d’optimisme et désespérée, triomphante et inquiète.

Gwen ne répondit rien. Doigt après doigt, très lentement, la jeune femme desserra ses poings en respirant profondément, faisant sans cesse pivoter ses mains comme s’il s’était agi d’objets façonnés, placés devant elle à des fins d’inspection. Elle les posa enfin à plat sur la table, et s’y appuya pour se lever. « Pour quoi faire ? lança-t-elle alors d’une voix sèche. Pourquoi, Dirk ? Pour que tu refasses de moi ta Jenny ? C’est bien ça ? Parce que je t’ai aimé autrefois, et qu’il en subsiste peut-être encore quelque chose ?

— Oui. Je veux dire : non. Tu m’embrouilles les idées. » Il se leva à son tour.

Elle sourit. « Tu oublies que j’aimais également Jaan il n’y a pas si longtemps. Je suis liée par d’autres liens, par tous les devoirs et obligations qu’impliquent le jade et l’argent. Alors qu’il ne reste entre nous que des souvenirs, rien que des souvenirs. » Dirk attendit la suite, mais la jeune femme se détourna de lui et se dirigea vers la porte.

Il la suivit.

Le robot-serveur au visage ovoïde dépourvu de traits vint les intercepter à l’entrée. « Veuillez, je vous prie, me communiquer le numéro de votre compte du Festival.

— Facturation Larteyn. Jadefer 797-742-677, aboya-t-elle. Mettez les deux repas sur ce compte.

— Facturé », répondit le robot, qui s’écarta ensuite de leur passage. Le restaurant se retrouva aussitôt plongé dans l’obscurité.

La Voix leur fit avancer le véhicule. Dès que Gwen lui eut demandé de les ramener à l’aire de stationnement de leur aéronef, ils s’élancèrent dans des corridors qui se retrouvèrent aussitôt inondés de couleurs gaies et d’une musique joyeuse. « Cette saloperie d’ordinateur a décelé de la tension dans nos voix, dit-elle avec irritation. Il essaie de nous dérider.

— Eh bien, son efficacité laisse franchement à désirer. Merci pour le repas, au fait. J’ai échangé mes standards contre des bons du Festival avant de venir ici, mais j’ai bien peur que ça ne fasse pas une somme bien importante.

— Le Rassemblement de Jadefer est riche – et il n’y a pas grand-chose à acheter sur Worlorn, de toute façon.

— Hmmm… Oui. À vrai dire, ça m’étonne que l’argent puisse même encore y être utilisé.

— Programmation du Festival. Défi est la seule cité qui fonctionne encore de cette manière. Toutes les autres sont fermées. Une fois l’an, ai-Émerel envoie un collecteur chargé de débiter les comptes. Ils auront bientôt atteint le stade où le voyage leur coûtera plus cher que les bénéfices qu’ils en retirent.

— Je m’étonne même que ce ne soit pas déjà le cas.

— Voix ! lança-t-elle. Combien de personnes vivent encore ici, actuellement ? »

Les murs lui répondirent aussitôt : « J’abrite trois cent neuf résidents légaux et quarante-deux hôtes temporaires, vous inclus. Si tel est votre souhait, vous pouvez vous aussi devenir des résidents à part entière. Le prix de la pension complète est des plus raisonnables.

— Trois cent neuf ? répéta Dirk. Mais où se trouvent-ils ?

— Défi a été conçue pour abriter vingt millions de personnes, répondit Gwen. On ne peut guère espérer les croiser, mais ils vivent bel et bien ici. Les autres cités accueillent elles aussi des habitants, bien qu’en nombre encore moins important – c’est ici que la vie s’avère la plus facile. La mort également, si d’aventure les nobles de Braith se décident un jour à venir y chasser au lieu de perdre leur temps à l’extérieur. Ça a toujours été la grande peur de Jaan.

— Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Je ne comprends pas. Défi doit perdre chaque jour une fortune à s’occuper d’eux.

— Oui, une fortune en énergie gaspillée. Mais c’est inhérent à la conception de Défi, de Larteyn – de l’intégralité du Festival. Un gaspillage et un défi, pour démontrer la puissance et la richesse des Marches. Un gaspillage à une échelle inédite jusqu’alors. Une planète entière façonnée, puis abandonnée. Tu comprends ? Quant à Défi, eh bien ! sa vie est faite de mouvements inutiles. La cité est alimentée par des réacteurs à fusion, et elle se débarrasse de son excédent d’énergie en des feux d’artifice que nul ne peut voir. Défi engrange chaque jour des tonnes de nourriture avec ses énormes machines agricoles, mais personne n’en profite à l’exception d’une poignée d’individus : des ermites, des fanatiques religieux, des enfants perdus devenus sauvages, tous les rebuts du Festival. Défi envoie chaque jour un transporteur jusqu’à Musquel pour y prendre livraison d’une cargaison de poissons. Il revient toujours à vide, bien sûr.

— Et la Voix n’a pas reprogrammé l’ordinateur ?

— Ah, c’est bien tout le problème ! La Voix est incapable de vraiment penser, ou de se reprogrammer. Oui, les Émereli ont voulu impressionner les gens en la rendant imposante, c’est certain. Mais dans les faits il s’agit d’un ordinateur des plus primitifs, si on le compare à ceux de l’Académie d’Avalon ou aux intelligences artificielles de Vieille Terre. Il ne peut ni penser ni évoluer. Il fait ce qu’on lui dit de faire, et les Émereli lui ont donné l’ordre de ne pas s’arrêter, de résister au froid aussi longtemps que possible. Il s’obstine. »

Elle regarda Dirk. « Tout comme toi, ajouta-t-elle. Vous n’arrivez pas à renoncer, alors même que votre opiniâtreté a perdu toute raison d’être. L’ordinateur s’échine à poursuivre ses efforts dans le vide, sur un monde déjà mort.

— Peut-être, mais il reste encore de la vie. Et tant qu’il subsiste ne serait-ce qu’un souffle de vie, il faut persévérer. C’est l’unique vérité. J’ai plutôt tendance à admirer cette cité, même si elle se résume à un gigantesque cerveau stupide.

— Tu t’obstines.

— Parce que ça ne peut pas se terminer comme ça. Tu enterres les choses bien trop vite, Gwen. Worlorn est peut-être à l’agonie, mais la mort n’y a pas encore tout emporté. Et c’est aussi valable pour nous, je l’espère en tout cas. Tu devrais réfléchir à ce que tu m’as dit, au restaurant, à propos de Jaan et de moi. Faire le point sur ce qui reste exactement pour moi, et pour lui. Quel poids pèse le bracelet que tu portes à ton bras, et quel nom te plaît le plus. Ou plutôt, lequel pourrait le plus facilement disparaître pour te laisser récupérer le tien – le véritable. Tu vois ? Alors seulement tu pourras distinguer ce qui est mort de ce qui ne l’est pas. »

T’Larien savourait à l’avance l’effet que son petit discours n’allait pas manquer de produire sur la jeune femme. Elle allait certainement comprendre qu’il était bien plus probable que Jenny laisse la place à Gwen, plutôt que Jaantony Vikary ne fasse d’elle un teyn femelle à la place d’une simple betheyn. Cela semblait évident. Mais la jeune femme se contenta de le regarder, sans rien dire, tant qu’ils n’eurent pas atteint l’aire de stationnement.

Puis elle descendit du véhicule. « Lorsqu’il a fallu choisir une cité où vivre, sur Worlorn, Jaan et Garse ont voté pour Larteyn, et Arkin pour Douzième Rêve. Moi, par contre, aucune de ces cités ne me convenait, pas même Défi, malgré tous les services qu’elle offrait. Je ne supporterais pas de vivre dans un clapier. Tu veux vraiment savoir ce qui est mort et ce qui ne l’est pas encore ? Alors, viens. Je vais te montrer ma ville. »

Ils se retrouvèrent à l’air libre. Gwen, aux commandes, gardait obstinément les lèvres serrées dans la froideur de la nuit. Le cylindre lumineux de Défi finit par disparaître derrière eux, laissant à nouveau toute sa place à l’obscurité profonde, comme le soir où le Frisson des ennemis oubliés avait déposé Dirk t’Larien sur le sol de Worlorn. Seules une douzaine d’étoiles solitaires peuplaient le ciel, et les nuages en dissimulaient la moitié. Tous les soleils s’étaient couchés.

La cité nocturne était vaste, complexe, et seules quelques lumières éparses perçaient l’obscurité dans laquelle elle était plongée. Tel un joyau pâle sur un coussin de feutre noir, elle seule parmi toutes les cités se dressait dans la jungle, au-delà des montagnes ; elle appartenait aux forêts d’étouffeurs, d’arbres-fantômes et de veufs bleus. Ses blanches tours élancées, aux fondations plongées dans la noirceur des bois, s’élevaient vers les étoiles, reliées entre elles par de gracieux ponts filiformes qui miroitaient comme des toiles d’araignées couvertes de givre. Des dômes bas et solitaires se dressaient ici et là au milieu d’un réseau de canaux, dont les eaux retenaient les reflets des lumières des tours et le clignotement des rares étoiles lointaines. En bordure de l’agglomération s’élevaient d’étranges immeubles, pareils à des mains décharnées et anguleuses qui semblaient vouloir saisir le ciel. Les arbres provenaient tous des mondes extérieurs. Il n’y avait pas le moindre brin d’herbe, juste un épais tapis de mousse phosphorescente qui luisait faiblement.

Et cette cité chantait.

Jamais de toute sa vie Dirk n’avait entendu musique comparable. Elle était féerique, sauvage, presque inhumaine, elle ne s’élevait que pour mieux décroître. C’était une sinistre symphonie du vide constamment changeante, une ode aux nuits sans étoiles et aux rêves troublés. Elle se composait de gémissements, de murmures et de hurlements, ainsi que d’une étrange note basse qui ne pouvait être que le son de la tristesse.

Dirk lança à Gwen un regard interrogateur. « Comment ? »

La jeune femme écoutait l’étrange mélodie tout en pilotant l’appareil, mais la question de t’Larien parut la libérer d’une partie de la tension qui l’habitait. « C’est Aubenoire qui a érigé cette cité – et les Aubiens n’ont pas la réputation d’être les personnes les plus simples de la galaxie. Il existe une faille, dans les montagnes, par laquelle les gardiens du temps faisaient souffler les vents. Puis ils ont construit des spirales en pratiquant des ouvertures à leur sommet, de manière à ce que les vents puissent jouer de la cité comme d’un instrument, répéter à jamais la même mélodie. Le système de contrôle atmosphérique les fait dévier pour permettre à certaines tours de jouer leur note, tandis que d’autres se taisent.

« La musique, cette… symphonie, a été écrite il y a des siècles sur Aubenoire, par une femme compositeur du nom de Lamiya-Bailis. Ce serait dit-on un ordinateur qui l’exécuterait en utilisant les contrôleurs atmosphériques. Le truc étrange, c’est que les Aubiens n’ont jamais utilisé beaucoup d’ordinateurs, et qu’ils ne possèdent qu’une technologie rudimentaire. On a colporté bien d’autres histoires sur cette cité, durant le Festival. Des légendes, plutôt. L’une d’elles prétend qu’Aubenoire a toujours été un monde dangereusement proche de la folie, et que la musique de Lamiya-Bailis, le plus grand compositeur aubien, aurait plongé toute leur culture dans la démence et le désespoir. En punition, dit-on, son cerveau aurait été maintenu en vie et reposerait à présent dans les profondeurs des montagnes de Worlorn, connecté aux machines des vents et condamné à jouer éternellement son propre chef-d’œuvre. » Elle frissonna. « Jusqu’au jour où l’atmosphère gèlera, en tout cas. Même les gardiens du temps d’Aubenoire ne pourront empêcher cela. »

Absorbé par ce chant, Dirk ne parvenait pas à trouver ses mots. « C’est… c’est en harmonie avec ce monde. Oui, c’est le chant de Worlorn.

— À présent, oui. C’est un hymne au crépuscule, à la tombée d’une nuit qui jamais ne sera suivie par l’aube – jamais. Un chant de fin du monde, en quelque sorte, qui n’était absolument pas de circonstance tant que le Festival battait encore son plein. Bien qu’on l’ait souvent appelée la Ville Sirène – un peu comme Larteyn a été rebaptisée par certains le Fort de Feu –, Kryne Lamiya (c’est son véritable nom) n’a jamais remporté le moindre succès populaire. Elle semble immense, mais ce n’est qu’une impression. Elle a été prévue pour recevoir une centaine de milliers d’habitants tout au plus, sans jamais en abriter plus du quart. Tout comme Aubenoire elle-même, je suppose. Combien de voyageurs se sont rendus au bord de la Grande Mer noire ? Combien en hiver, quand le ciel d’Aubenoire est presque entièrement vide, à l’exception des lueurs indistinctes de quelques galaxies lointaines ? Fort peu, Dirk. Il faut avoir un état d’esprit très particulier pour apprécier ce genre de choses. Pareil avec Kryne Lamiya. Ses visiteurs trouvaient tous que cette symphonie engendrait un certain malaise. Elle ne s’interrompt jamais – et les Aubiens n’ont même pas insonorisé les chambres à coucher. »

Dirk observait sans rien dire les spires féeriques, il les écoutait chanter.

« Tu veux qu’on se pose ? »

T’Larien hocha la tête ; Gwen entama donc une spirale descendante, jusqu’à trouver la fente d’une aire d’atterrissage sur le flanc d’une des tours. Contrairement à celles de Défi ou de Douzième Rêve, cette dernière n’était pas entièrement déserte : il y avait là deux autres aéronefs, un coupé sport rouge aux ailes très courtes ainsi qu’une petite larme noire et argent – tous deux abandonnés là depuis longtemps. Une épaisse couche de poussière recouvrait leurs capots, et les sièges du véhicule de sport étaient rongés par la pourriture. Poussé par la curiosité, Dirk alla les essayer tous les deux. Si le coupé ne réagit pas, la petite larme noire et argent revint par contre à la vie sous ses doigts, son panneau de contrôle s’alluma et se mit à clignoter, preuve qu’il lui restait encore une petite réserve d’énergie. À elle seule, l’énorme raie d’acier de Haut Kavalaan était plus grosse et plus lourde que les deux épaves réunies.

Quittant l’aire de stationnement, ils pénétrèrent dans une longue galerie où des lumières grises et blanches tournoyaient sur les murs pour former des motifs estompés en harmonie avec la musique. Puis ils montèrent jusqu’à un balcon qu’ils avaient remarqué en atterrissant.

La musique les enveloppa aussitôt, les appelant de sa voix singulière, les effleurant, jouant avec leurs cheveux. Son timbre les attirait comme des tonnerres de passion. Dirk prit la main de la jeune femme dans la sienne. Il fixait sans les voir la forêt et les montagnes qui se dressaient au-delà des tours, des dômes et des canaux. Le vent-musique semblait lui tendre les bras. Il lui parlait doucement, le pressait de sauter dans le vide pour mettre un terme à tout ça, à la futilité stupide, indigne, dénuée de toute signification de ce qu’il appelait son existence.

Et Gwen pouvait lire tout cela dans ses yeux. Elle lui serra la main, pour le pousser à la regarder. « Plus de deux cents personnes se sont suicidées à Kryne Lamiya au cours du Festival. Dix fois plus que dans n’importe quelle autre cité, alors que cette ville a toujours eu la plus faible population de tout Worlorn. »

Dirk hocha la tête. « Oui. Je peux le concevoir. Cette musique…

— C’est une ode à la mort. Mais la Ville Sirène n’est pas morte, pas comme Musquel ou Douzième Rêve. Elle continue à vivre, avec obstination, ne serait-ce que pour exalter le désespoir et glorifier le néant de l’existence à laquelle elle se raccroche. Étrange paradoxe, n’est-ce pas ?

— Pourquoi a-t-on bâti une telle ville ? Elle est magnifique, mais…

— Ma théorie, c’est que les Aubiens sont des nihilistes affublés d’une profonde propension à l’humour noir. Je vois Kryne Lamiya comme une plaisanterie cruelle qu’ils auraient faite à Haut Kavalaan, Lycania, Tober, et aux autres mondes qui ont tellement insisté pour que se tienne le Festival des Marches. Les Aubiens sont venus, bien ; et ils ont érigé une cité hurlante pour nous rappeler à quel point tout est sans valeur, futile. Absolument tout : le Festival, la civilisation humaine, la vie. Réfléchis à cela. Quel piège à touristes ! » Elle éclata d’un rire dément, au point que Dirk se sentit brusquement envahi par la peur irrationnelle que sa Gwen ait sombré dans la folie.

« Et tu voulais vivre ici ? »

La jeune femme cessa de rire aussi brusquement qu’elle avait commencé. Le vent avait eu raison de sa gaieté. Sur leur droite, une tour en forme d’aiguille produisit une note brève et perçante, qui évoquait le gémissement d’un animal blessé. Leur propre tour lui répondit par la triste complainte d’une corne de brume. La musique virevoltait littéralement autour d’eux. Au loin, Dirk crut entendre les battements d’un unique tambour, des sons brefs et mats qui résonnaient à intervalles réguliers.

« Oui, dit-elle, c’est ce que je voulais. » Le son de la corne de brume décrût, pour enfin s’éteindre. De l’autre côté du canal, quatre spirales rougeâtres reliées par d’étroits ponts incurvés commencèrent à hululer frénétiquement – chaque note plus aiguë que la précédente, jusqu’à ce qu’elles atteignent bientôt des fréquences inaudibles. Le bruit du tambour persistait : … boum ! boum ! boum !

T’Larien poussa un soupir. « Je comprends, dit-il d’une voix lasse. Je crois que moi aussi j’aimerais vivre dans un endroit pareil – même si je me demande combien de temps je le pourrais. Ça me rappelle un peu Braque – un pâle reflet de Kryne Lamiya, surtout la nuit. C’est peut-être pour ça que j’y suis resté. J’étais très las, Gwen, tellement las. Plus rien ne m’intéressait.

« Tu es bien placée pour savoir que je voulais toujours tout avoir, autrefois : l’amour, la richesse, connaître les secrets de l’univers… Mais quand tu m’as quitté… je ne sais pas, plus rien ne me réussissait, tout avait un arrière-goût amer. Et quand d’aventure j’arrivais malgré tout à accomplir quelque chose, c’était pour découvrir que ça n’avait aucune importance, que cela ne changeait rien. Tout était vide de sens. J’ai essayé, encore et encore, mais tout ce que j’obtenais ne faisait que m’ennuyer un peu plus. Je restais apathique, pétri de cynisme. C’est sans doute pour ça que j’ai accepté de venir ici. Tu… eh bien, j’allais tellement mieux avec toi à mes côtés. Je n’avais pas renoncé à tant de choses. Alors j’ai pensé que je redeviendrais peut-être moi-même si on se retrouvait. Ça ne s’est pas vraiment passé comme je l’espérais – doux euphémisme. Je ne sais…

— Écoute Lamiya-Bailis, lui dit Gwen, sa musique te dira que rien ne se finit jamais bien, que rien n’a la moindre signification. Je voulais vivre ici, tu le sais. J’ai voté… À dire vrai, je n’avais pas prévu de voter pour cette cité, ça m’est venu comme ça, parce que nous en parlions quand nous nous sommes posés ici. Ça m’a franchement effrayée, je dois l’avouer. Peut-être toi et moi nous ressemblons-nous toujours beaucoup, Dirk. J’étais… tellement lasse, moi aussi. Ça ne se voyait juste pas, accaparée comme je l’étais par mon travail. Arkin m’offrait son amitié, Jaan m’aimait. Mais quand je venais ici… ou quand mes activités m’en laissaient le temps, je commençais à réfléchir un peu trop, à me poser des questions. La vie que je mène ne me suffit pas. Ce n’est pas ce que j’avais désiré. »

Elle se tourna vers lui et prit ses mains dans les siennes. « Oui, j’ai souvent pensé à toi. Je me disais que j’étais bien plus heureuse lorsque toi et moi nous trouvions sur Avalon, que c’était peut-être toujours toi que j’aimais, et non Jaan. J’ai fini par espérer que toi et moi puissions faire renaître cette magie, redonner du sens à tout ce qui nous entoure. Mais ne vois-tu pas qu’il n’en est rien, Dirk ? Tu auras beau vouloir précipiter les choses, ça n’y changera absolument rien. Écoute cette cité, écoute Kryne Lamiya. Elle te dit la vérité. Tu penses souvent à moi, j’en fais parfois de même de mon côté, mais c’est simplement parce que tout est mort entre nous. Bonheur hier, bonheur demain – jamais dans le présent. C’est impossible, je ne suis pour toi qu’un mirage, après tout, et un mirage ne semble réel que vu de loin. Nous en avons fini, mon amour perdu ; il n’y a plus rien entre nous. Et c’est sans doute préférable, parce que seul ce qui est mort existe vraiment. »

Des larmes s’étaient mises à lentement couler sur ses joues. Et Kryne Lamiya pleurait avec elle, les tours hurlaient leurs lamentations. Mais elles se moquaient également d’elle, lui disaient : « Oui, je vois ta peine, mais l’affliction n’a pas davantage de signification que le reste. La douleur est aussi dénuée de sens que le plaisir. » Les spires gémissaient, de fins grillages riaient follement ; quant au tambour, il se faisait toujours entendre : … boum ! boum ! boum !

Avec plus de force, cette fois, Dirk ressentit un besoin impérieux de sauter. Il voulait se jeter du balcon, tomber vers les pierres pâles et les sombres canaux qui couraient au pied de la tour. Une chute vertigineuse, qui lui offrirait enfin le repos. Cependant la cité lui chantait : « Le repos ? Il n’existe aucun repos dans la mort. Uniquement le néant. Le néant ! » Le tambour, les vents, les gémissements… T’Larien tremblait de tous ses membres, sans pour autant un seul instant lâcher les mains de Gwen. Il abaissa son regard vers le sol.

Quelque chose se déplaçait sur le canal, dérivant lentement dans leur direction. Une péniche noire, sur laquelle se dressait un marinier solitaire. « Non », lâcha-t-il.

La jeune femme cilla. « Non ? »

Et soudain il trouva les mots que l’autre Dirk t’Larien aurait dits à sa Jenny. Ils se pressaient dans sa bouche et, bien que ne sachant trop s’il y croyait encore, il se surprit malgré tout à les prononcer. « Non ! » hurla-t-il à l’intention des tours qui les cernaient. Il projetait sa colère soudaine contre toute la raillerie contenue dans la musique de Kryne Lamiya. « Nous possédons tous un peu de cette cité en nous, Gwen, tu as raison. Mais la seule chose qui importe, c’est la façon dont nous y faisons face. Tout cela est tellement effrayant… » Il lâcha les mains de Gwen pour embrasser les alentours d’un geste circulaire. « Ce que ces lieux nous disent, bien sûr, mais aussi la peur qu’on ressent quand une partie de soi-même se découvre d’accord avec eux. Comment y résister ? Quelqu’un de faible aura tendance à l’ignorer, à feindre que ça n’existe pas en espérant que tout finira par disparaître de soi-même. Toi, par exemple, tu t’occupes toute la journée avec des tâches prosaïques pour t’empêcher de penser à l’obscurité extérieure. Et c’est ainsi que tu te laisses vaincre, Gwen. Au bout du compte, le néant finira par t’engloutir, et comme tous les faibles tu l’accueilleras avec joie, en te mentant à toi-même. Tu ne peux pas accepter ça, Gwen, c’est impossible. Tu es écologiste, n’est-ce pas ? Et qu’est-ce que l’écologie ? La vie ! Tu dois prendre le parti de la vie, tout ce qui fait de toi la personne que tu es va dans ce sens ! Cette cité, cette maudite cité avec sa couleur de squelette et ses hymnes à la mort, elle est à l’opposé de tout ce à quoi tu crois, de tout ce que tu es. Si tu es forte, tu l’affronteras et tu la vaincras. Tu l’insulteras ! Défie-la. »

Gwen secoua la tête. Elle avait cessé de pleurer. « C’est inutile.

— Tu te trompes. Sur le compte de cette cité comme sur le nôtre. Tout est lié. Tu voudrais vivre ici ? Parfait, viens vivre ici ! Apprivoiser cette cité représenterait une belle victoire, d’un point de vue philosophique, une réussite magnifique. Mais vis ici en sachant que la vie elle-même est l’exact inverse de ce que clame Lamiya-Bailis, vis ici et ris de sa musique absurde, pas parce que tu acceptes ses maudits mensonges gémissants. » Il reprit sa main.

« Je ne sais pas.

— Moi si, mentit-il.

— Tu penses vraiment que… tout pourrait recommencer entre nous ? Encore mieux qu’avant ?

— Tu ne seras plus ma Jenny. Plus jamais.

— Je ne sais pas », répéta-t-elle dans un murmure.

T’Larien prit le visage de la jeune femme entre ses mains et le redressa de manière à croiser son regard. Puis il l’embrassa, délicatement, se contentant de lui effleurer les lèvres. Kryne Lamiya ne cessait de gémir autour d’eux. Le son de la corne de brume se faisait plus profond, plus triste, les tours lointaines hurlaient leur désespoir, le tambour solitaire poursuivait sa sourde litanie, dénué de toute signification.

Inondés de musique, ils se regardèrent alors droit dans les yeux. « Gwen… » T’Larien prononça son nom d’une voix moins forte et moins assurée qu’un instant plus tôt.

« Je n’en sais rien, moi non plus. Mais ça vaudrait peut-être la peine d’essayer…

— Peut-être. » Ses grands yeux verts allèrent fixer le sol. « Mais ça risque d’être compliqué, Dirk, avec Jaan, Garse, tous nos problèmes… Et on ne sait même pas si ça en vaut la peine. Si ça ferait la moindre différence.

— Non, c’est vrai. Des centaines de fois, ces dernières années, j’ai décidé que plus rien n’avait d’importance, qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit. Je ne me sentais aucun courage. J’étais simplement las, horriblement las. Mais on ne pourra jamais connaître la réponse si nous n’essayons pas. »

La jeune femme hocha la tête. « Peut-être. » Et ce fut tout. Le vent se faisait plus froid, plus violent. La folle musique aubienne s’enfla, pour aussitôt décroître. Ils pénétrèrent dans la tour, puis descendirent les marches et s’éloignèrent du balcon. Longeant les murs dont la clarté gris-blanc vacillante s’estompait, ils rejoignirent la plate-forme où leur véhicule attendait de les ramener à Larteyn.

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