11

Dirk alla prendre le fusil laser posé contre le mur ; le plastique noir et poli était légèrement huileux sous ses doigts. Après avoir passé un pouce sur la tête de loup, il porta l’arme à son épaule, visa et tira.

Une ligne de lumière apparut durant une bonne seconde. T’Larien déplaça imperceptiblement son fusil ; le rayon de feu épousa son mouvement. Lorsque la persistance de son éclat eut disparu des rétines de Dirk, celui-ci put constater qu’il avait foré un trou irrégulier dans la fenêtre. Le vent hululait par l’ouverture, en dissonance étrange avec la musique de Kryne Lamiya.

Gwen s’extirpa maladroitement de son lit. « Pourquoi as-tu fait ça, Dirk ? »

Il haussa les épaules, puis baissa son arme.

« Pourquoi ? Qu’est-ce que tu cherchais à faire ?

— Je voulais être certain de savoir m’en servir, expliqua-t-il. Je… j’y vais.

— Attends, je vais chercher mes bottes. »

Il secoua la tête.

« Toi aussi ? » Le visage de Gwen était dur, presque effrayant. « Je n’ai aucun besoin d’être protégée, bon Dieu !

— Là n’est pas la question.

— Si tu cherches à te faire passer pour un héros à mes yeux, dit-elle, sache que tu perds ton temps. » Puis elle plaça aussitôt ses mains devant sa bouche.

Il sourit. « Tu te trompes, Gwen. C’est à mes yeux que je veux briller. Les tiens… eh bien ! ils n’ont plus d’importance, à présent.

— Mais pourquoi, alors ? »

Il soupesa l’arme avec hésitation. « Je ne sais pas. Peut-être parce que j’apprécie Jaan, et que je lui dois bien ça. Parce que je veux réparer le mal que je lui ai fait en prenant la fuite, alors qu’il m’avait accordé sa confiance et m’avait appelé frère d’étau, qui sait ?

— Dirk… » commença-t-elle.

Il lui fit signe de se taire. « Je sais… Mais ce n’est pas tout. Moi aussi, je veux retrouver Ruark. Kryne Lamiya pousse peut-être davantage au suicide que n’importe quelle autre cité du Festival, peut-être a-t-elle fini par me contaminer, moi aussi. Choisis le motif qui aura ta préférence. Mais, par-dessus tout… » Un faible sourire apparut alors sur son visage. « … peut-être est-ce tout simplement parce qu’il n’y a que douze étoiles dans le ciel de Worlorn, et que je suis déjà mort.

— Et en quoi penses-tu pouvoir lui être utile ?

— Je l’ignore. Quelle importance, de toute façon ? Tu t’en inquiètes vraiment, Gwen ? » Il secoua la tête, d’un mouvement qui projeta ses cheveux en avant ; il s’interrompit un instant pour les repousser de son front. « Je m’en fiche pas mal, de toute façon, ajouta-t-il sèchement. Quand on était à Défi, tu m’as traité d’égoïste, ou du moins tu l’as fortement laissé entendre. Eh bien, peut-être disais-tu vrai, peut-être même est-ce encore le cas. Mais je vais te dire une chose, Gwen. Quoi que je fasse, je ne te demanderai jamais de me montrer d’abord tes bras. Tu vois ce que je veux dire ? »

C’était une excellente réplique finale. Mais Dirk hésita à mi-chemin de la porte, et se résolut au bout du compte à faire volte-face. « Reste ici, reprit-il. Tu es toujours très faible. S’il fallait que tu prennes la fuite, eh bien… Jaan m’a parlé d’une grotte. Tu vois de laquelle il s’agit ? » Elle hocha la tête. « Bien, alors va t’y réfugier, si la situation l’impose. Sinon, attends ici. » Après un geste d’adieu maladroit avec son fusil, il pivota sur lui-même et s’éloigna d’un pas rapide.

Les murs n’étaient que des murs dans l’aire de stationnement. Ils n’abritaient aucun spectre, d’aucun d’entre eux n’émanait quelque luminescence étrange. Après avoir heurté dans le noir l’aéronef qu’il cherchait, Dirk attendit que ses yeux s’accoutument à l’obscurité. L’épave n’était visiblement pas de fabrication kavalar. C’était un engin à deux places, exigu : une larme noir et argent, faite de plastique et d’un métal très léger, sans blindage ; ce qui lui laissait comme seule arme le fusil laser, qu’il posa sur ses genoux.

L’appareil n’avait guère plus de vie que le reste de Worlorn, mais cela suffirait. Il s’éveilla sitôt que Dirk eut mis le contact, ses instruments éclairant de leur pâle luminescence l’ensemble de la cabine. T’Larien mangea en hâte une barre protéinée tout en étudiant les cadrans. La réserve d’énergie était très faible – trop faible –, mais il allait devoir s’en contenter. Ça impliquait néanmoins de renoncer aux projecteurs pour voler à la faible clarté des rares étoiles, mais aussi se passer de chauffage – sa veste de cuir, du moins l’espérait-il, devrait suffire à le protéger du froid.

Il tira la portière, qui claqua avec bruit. L’appareil se souleva sitôt que Dirk eut activé les grilles gravitationnelles. Il tanguait un peu, mais montait bel et bien. T’Larien se saisit du manche, le poussa en avant, et se retrouva bientôt à l’extérieur de la tour.

Il ressentit un bref instant de panique. Si les grilles n’étaient pas suffisamment alimentées, il allait tomber en vrille en direction du sol couvert de mousse. L’engin plongea de façon alarmante une fois hors de l’aire de stationnement, mais cela ne dura qu’un bref instant. Ses grilles remplirent finalement leur office, le faisant s’élever dans les airs emplis de vents chantants. Seul l’estomac de son pilote continuait de ballotter. Il grimpait toujours, essayant d’atteindre l’altitude maximale de son petit appareil. La chaîne montagneuse s’élevait devant lui, il devait la franchir, et ne tenait pas à rencontrer d’autres pilotes nocturnes sur sa route. Dans les hauteurs, toutes lumières éteintes, il pourrait voir d’autres aéronefs volant à plus basse altitude, en minimisant les risques d’être lui-même remarqué.

S’il ne tourna pas la tête en direction de Kryne Lamiya, il pouvait sentir sa présence l’aiguillonner, effacer ses craintes. La peur n’avait plus lieu d’être. Rien n’avait d’importance, la mort encore moins que le reste. La musique persista même après que la Ville Sirène et ses lueurs blanches et grises eurent disparu derrière lui – elle allait s’affaiblissant, certes, mais s’obstinait toujours à l’accompagner. Une note en particulier – un léger sifflement oscillant – dura plus longtemps que les autres. À quelque trente kilomètres de la cité, Dirk pouvait toujours l’entendre, mêlée au gémissement plus grave du vent ; il finit par prendre conscience qu’elle provenait de ses propres lèvres.

Cessant de siffler, il reporta toute son attention sur la conduite de l’appareil.

Il volait depuis presque une heure lorsque les montagnes se dressèrent devant lui – sous lui, plutôt, vu qu’il se trouvait alors à très haute altitude et se sentait plus proche des étoiles que de la jungle qui s’étalait au pied des escarpements. Le vent était devenu glacial, violent ; il se frayait un chemin à travers les minuscules fissures des joints de la portière. Mais Dirk en ignorait le sifflement.

Là où la base des montagnes se perdait dans la jungle, il aperçut une lumière.

Il fit virer son appareil, effectua un cercle complet et entama sa descente. Aucune lumière n’aurait dû briller de ce côté des montagnes, il le savait. Quoi que ce fût, il devait en avoir le cœur net.

Dirk descendit en spirale, pour s’immobiliser une fois positionné juste au-dessus de la source lumineuse. Après un court instant de surplace, il réduisit progressivement la puissance des grilles pour faire descendre l’engin aussi lentement que possible. Le vent le faisait tanguer d’avant en arrière, sans pour autant rendre son vol incontrôlable.

T’Larien découvrit bientôt qu’il y avait plusieurs sources de lumière – la principale étant un feu. Ses flammes s’agitaient et vacillaient au gré des perpétuels changements de direction du vent. Mais il y avait également d’autres lumières, plus petites, fixes et d’origine artificielle – un cercle de points brillants dans l’obscurité, à faible distance du feu. À un kilomètre environ, peut-être moins.

La température commençait à s’élever à l’intérieur de la petite cabine – Dirk sentait de la sueur s’écouler sur sa peau, tremper ses vêtements sous sa lourde veste. Il était également assailli par la fumée. Les nuages noirs fuligineux qui s’élevaient du brasier obscurcissaient sa vision. Il fronça les sourcils et déplaça l’appareil de façon à ne plus se trouver exactement au-dessus des flammes. Puis il reprit sa descente.

Les flammes s’élevaient à sa rencontre pour l’accueillir. C’étaient de longues langues de feu orangées, étincelant contre les panaches de fumée. Dirk vit également des étincelles jaillir du feu en gerbes chaudes et brillantes qui allaient se perdre dans la nuit. Un autre spectacle l’attendait lorsqu’il eut perdu encore un peu d’altitude : le crépitement furieux de flammèches bleu et blanc, qui s’élevaient avec une âcre odeur d’ozone pour disparaître tout aussi brutalement.

Dirk immobilisa l’appareil. Le feu se trouvait encore assez loin en contrebas, mais le cercle de lumières artificielles supposait une présence humaine et il ne tenait pas à être vu. Immobile dans le ciel obscur, son engin noir et argent ne serait pas facile à repérer – mais si d’aventure il laissait les flammes en dessiner les contours… Malgré la vue dégagée que lui procurait sa position, il ne parvenait toujours pas à distinguer ce qui brûlait. Le centre du brasier accueillait quelque chose de noir et d’informe, d’où jaillissaient périodiquement des gerbes d’étincelles. Tout autour s’étendait une masse inextricable d’étouffeurs aux branches cireuses, rendus jaune brillant par les reflets du feu. Plusieurs arbres s’étaient écroulés au cœur de la fournaise – leur combustion était à l’origine de la plus grande partie de la fumée noire. Mais le reste, la barrière irrégulière qui entourait la chose noire en flammes, refusait de céder. Au lieu de s’étendre, le feu se réduisait.

T’Larien le regarda mourir, persuadé qu’il s’agissait d’un crash d’aéronef. Les étincelles, tout comme l’odeur d’ozone, ne laissaient guère de place au doute. Mais il désirait découvrir de quel engin il s’agissait.

Quand les flammes eurent diminué d’intensité, mais avant que le feu ne se retrouve entièrement transformé en fumée graisseuse, Dirk distingua durant un très court instant une forme qui se découpait sur le rideau igné – une aile tordue pointée vers le ciel selon un angle grotesque, qui évoquait vaguement celle d’une chauve-souris. Bien que manifestement de construction kavalar, il ne s’agissait pas d’un appareil que Dirk aurait déjà croisé sur Worlorn.

Tel un spectre noir au-dessus des forêts, il s’éloigna des vestiges de l’incendie pour se diriger vers l’anneau de lueurs d’origine humaine, restant cette fois à distance respectueuse. Courir des risques inutiles n’aurait rimé à rien. Les lumières, très brillantes, soulignaient tous les détails de la scène.

Il y avait des torches électriques disposées tout autour d’une large clairière, au centre de laquelle se trouvait une vaste étendue d’eau morte. Trois aéronefs étaient posés à proximité de la rive. Dirk les connaissait tous. Il les avait déjà vus réunis sous l’arbre émereli, à l’intérieur de Défi, lorsque Myrik Braith avait tenté d’étrangler Gwen. Le gros appareil couvert d’un dôme, celui au blindage rouge sombre, appartenait à Lorimaar noble de Braith. Les deux autres étaient plus petits, presque identiques – à l’origine, tout au moins, car l’un d’eux était visiblement endommagé, Dirk s’en rendait compte malgré la distance. Il gisait selon un angle grotesque, à demi englouti par l’eau, une partie de sa carlingue déformée.

Des silhouettes se déplaçaient autour de l’épave. T’Larien ne les aurait peut-être même pas remarquées si elles n’avaient été en mouvement, tant elles se fondaient dans le paysage. Quelqu’un était en train de faire sortir les molosses braiths d’une portière positionnée sur le flanc de l’appareil.

Dirk fit remonter son véhicule à la verticale. Bientôt, hommes et appareils se résumèrent à un point lumineux en plein milieu de la forêt. Deux points, en vérité, mais les flammes avaient à présent pris une teinte rouge foncé et s’assombrissaient chaque seconde.

À l’abri de la noirceur du ciel, il immobilisa son véhicule le temps de réfléchir.

L’appareil endommagé appartenait à Roseph. C’était celui qu’ils avaient dérobé à Défi, le véhicule que Jaan Vikary avait pris le matin même pour se rendre à Larteyn. Dirk en était certain. Les Braiths avaient dû le découvrir et le poursuivre jusqu’à la forêt, avant d’abattre l’appareil avec leurs lasers. Mais Dirk doutait que Jaan soit mort. Pourquoi les Braiths auraient-ils sorti leurs molosses, si tel avait été le cas ? Lorimaar n’avait pas emmené sa meute simplement pour lui faire faire une petite promenade. Leur proie devait se cacher quelque part dans la forêt, et les Braiths allaient lui donner la chasse.

Dirk envisagea un instant de se porter à son secours, mais les chances de le retrouver lui paraissaient au mieux dérisoires. Il ignorait totalement comment suivre les traces laissées par un homme dans la jungle inconnue de ce monde. En pleine nuit, de surcroît. Non, les Braiths sauraient mieux que lui accomplir ce genre de choses.

T’Larien repartit donc en direction de Larteyn, au-delà des montagnes. Dans la forêt, armé, mais seul, il ne serait d’aucune utilité à Jaan Vikary. Alors qu’au Fort de Feu kavalar, il pourrait au moins régler ses comptes avec Ruark.

Les montagnes défilaient sous ses pieds ; Dirk se détendit, laissant toutefois sa main posée sur le fusil laser qui se trouvait toujours en travers de ses cuisses.

Au bout d’une heure de vol environ, Larteyn jaillit des montagnes, rouge et incandescente. La cité semblait morte, désertée – mais ce n’était qu’une illusion. Sans perdre de temps, t’Larien survola les terrasses carrées des immeubles et les places de pierrelueur, en direction de la tour qu’il avait autrefois partagée avec Gwen Delvano, les deux Jadefer, et le traître kimdissi.

Il n’y avait qu’un seul appareil posé sur la terrasse battue par les vents : la relique militaire au blindage vert olive. Aucune trace de la petite larme jaune de Ruark, ou de la raie grise. Dirk se demanda un court instant ce qu’elle avait bien pu devenir, après qu’il l’eut abandonnée à Défi. Puis, repoussant cette pensée, il se posa.

T’Larien avait ses deux mains agrippées à son fusil lorsqu’il descendit du véhicule. Tout était immobile, baigné d’un halo pourpre. Il s’empressa d’aller prendre un ascenseur pour rejoindre l’appartement de Ruark.

Celui-ci était désert.

Dirk le fouilla de fond en comble, retournant des objets en tous sens sans se soucier du désordre qu’il créait, de ce qu’il détruisait. Tout ce que possédait le Kimdissi se trouvait là, mais le propriétaire n’était nulle part visible. Et rien ne laissait deviner où il était parti.

Il y avait également ses propres affaires, qu’il avait abandonnées là lorsqu’il avait pris la fuite avec Gwen – ce qui se résumait aux quelques vêtements légers qu’il avait apportés de Braque, et que le froid régnant en permanence sur cette planète rendait inutiles. Il posa le laser, puis s’agenouilla pour fouiller les poches d’un de ses pantalons. Ce fut uniquement lorsqu’il le trouva, toujours enveloppé dans l’argent et le velours, que Dirk comprit ce qu’il était véritablement venu chercher. Pourquoi il était revenu à Larteyn.

Dans la chambre, il découvrit dans un petit coffre-fort les bijoux personnels du Kimdissi : des anneaux, des pendentifs, des bracelets et des diadèmes aux motifs tourmentés, ainsi que des boucles d’oreilles de pierres fines. Farfouillant plus avant dans la boîte, il y trouva une fine chaîne à laquelle était suspendu un hibou en fils d’argent incrusté dans de l’ambre et enchâssé dans une griffe. Celle-ci semblait avoir la dimension adéquate ; Dirk en retira donc le bijou pour le remplacer par son joyau-qui-murmure.

Puis il ouvrit sa veste et passa la chaîne autour de son cou, sous son épaisse chemise. La larme froide et rouge qui reposait à présent sur sa peau nue lui murmurait ses mensonges, ses promesses non tenues. Le petit poignard de glace lui brûlait la poitrine, mais c’était précisément ce qu’il désirait : il avait retrouvé sa Jenny. Très vite, t’Larien n’eut même plus conscience de la morsure du froid – ni même des larmes qui coulaient le long de ses joues. Il monta à l’étage supérieur.

Le cabinet de travail de Ruark et de Gwen était tel que dans son souvenir, toujours aussi encombré. Mais nulle part il n’y avait trace du Kimdissi, ni là ni dans l’appartement qui lui avait servi à les contacter lorsqu’ils se trouvaient à Défi. Ne restait plus à t’Larien qu’un seul lieu à visiter.

Il se hâta donc de monter au sommet de la tour. La porte était ouverte. Il hésita, puis entra, son laser en position de tir.

Le grand séjour offrait une indescriptible scène de chaos et de destruction. L’écran mural avait été brisé, ou bien il avait explosé, et des fragments de verre recouvraient l’intégralité du sol. Les murs portaient les traces de nombreuses décharges de laser. Le lit avait été renversé et éventré en une douzaine d’endroits, son rembourrage arraché par poignées et éparpillé dans toute la pièce. Une partie de la bourre avait été jetée dans la cheminée, où elle contribuait en grande partie à générer l’épaisse fumée humide qui étouffait l’âtre. L’une des gargouilles, décapitée et renversée, reposait contre la base du linteau. Sa tête aux yeux de pierrelueur gisait dans les cendres. L’air empestait le vin et la vomissure.

Garse Janacek dormait à même le sol, la bouche ouverte, torse nu, sa barbe rousse maculée de vin. Se dégageait de lui la même odeur qui empuantissait la pièce. Il ronflait avec bruit, son pistolet laser dans une main. Sa chemise gisait en boule dans une mare de vomissure, que Janacek avait dû essayer d’éponger sans grand succès.

Dirk la contourna prudemment pour aller prendre le laser des mains inertes de Janacek. Décidément, le teyn de Jaan Vikary n’était pas le Kavalar inflexible qu’on lui avait décrit.

Le bras droit de Janacek était toujours ceint du fer et de la pierrelueur. Certains joyaux rouge sombre avaient été dessertis de leurs montures, formant des trous qui avaient quelque chose d’obscène. La plus grande partie du bracelet restait néanmoins intacte, hormis de longues éraflures ici et là. L’avant-bras de Janacek était également couvert d’entailles – des marques profondes, qui prolongeaient celles qu’il avait creusées dans le fer noir. Bras et bracelet étaient couverts de sang séché.

Dirk découvrit le long couteau ensanglanté près de la botte de Janacek. Il pouvait imaginer le reste. Ivre, sans aucun doute, la main gauche rendue maladroite par son ancienne blessure, le Kavalar avait essayé de dessertir les pierrelueurs avant de perdre patience et de s’acharner sauvagement sur le bracelet. Puis il avait lâché le couteau, sous l’effet de la douleur et de la rage.

Il recula légèrement, contourna la chemise humide de Janacek, puis s’immobilisa sur le pas de la porte. « Garse ! » cria-t-il, son fusil braqué sur le Kavalar.

Qui ne bougea pas. Dirk répéta son nom, ce qui eut cette fois pour effet de faire décroître considérablement l’intensité des ronflements. Prenant cela pour un encouragement, t’Larien ramassa l’objet le plus proche de lui (une pierrelueur) et le lança en direction du Kavalar. Il l’atteignit à la joue.

Garse se redressa avec lenteur. Découvrant alors t’Larien, il braqua sur lui des yeux emplis de menace.

« Debout ! » Dirk avait ponctué cet ordre d’un mouvement explicite de son fusil.

Janacek se leva, sur des jambes mal assurées, puis regarda autour de lui en quête de sa propre arme.

« Inutile de chercher, Garse. C’est moi qui l’ai. »

Les yeux de Janacek étaient voilés de fatigue, mais son petit somme improvisé l’avait quelque peu dégrisé. « Que faites-vous ici, t’Larien ? demanda-t-il d’une voix pâteuse. Êtes-vous venu vous moquer de moi ? »

Dirk secoua la tête. « Non, je suis sincèrement désolé de ce qui vous est arrivé.

— Désolé pour moi ?

— Ne croyez-vous pas que vous puissiez inspirer de la pitié ? Regardez autour de vous !

— Prenez garde. Si vous allez trop loin, je ferai en sorte de découvrir si vous avez assez de cran pour utiliser ce laser que vous ne savez même pas tenir correctement.

— Non, Garse. Je vous en prie. J’ai besoin de votre aide. »

Le Kavalar rejeta sa tête en arrière et partit d’un grand éclat de rire.

Lorsqu’il se fut calmé, Dirk lui raconta tout ce qui s’était produit depuis que Vikary avait tué Myrik, à Défi. Janacek l’écouta, immobile, les bras croisés sur sa poitrine couturée. Il rit de plus belle quand t’Larien lui fit part de ses conclusions au sujet d’Arkin Ruark. « Les manipulateurs kimdissi », marmonna-t-il. Pour ensuite laisser son interlocuteur terminer son récit.

« Et alors ? fit ensuite Garse. Qu’est-ce qui vous a laissé supposer que tout cela pouvait m’intéresser ?

— Je me disais que vous ne laisseriez pas les Braiths pourchasser Jaan comme un animal.

— Ce n’est plus un être humain.

— Pour un Braith, cela ne ferait aucun doute. Mais êtes-vous un Braith ?

— Je suis un Kavalar.

— Tous les Kavalars sont-ils semblables, à présent ? » Dirk désigna de la main la tête de pierre qui se trouvait dans l’âtre. « Je constate que vous prenez des trophées, à présent. Exactement comme Lorimaar. »

Janacek fusilla t’Larien du regard, sans mot dire.

« J’ai dû me tromper, ajouta donc Dirk. Mais la scène qui m’attendait quand j’ai pénétré dans cette pièce m’a donné matière à réflexion. Je me suis dit que vous éprouviez peut-être encore certains… sentiments pour l’homme que vous appeliez autrefois votre teyn. Et je me suis souvenu d’une chose. Vous m’avez dit que Jaan et vous étiez liés par quelque chose de plus fort que tout ce que j’avais pu connaître. Eh bien, ce n’était qu’un mensonge, je m’en rends compte à présent.

— J’ai dit la vérité. Mais Jaan a rompu ce lien.

— Ça fait des années que Gwen a rompu tous les liens qui existaient entre nous. Ça ne m’a pas empêché de venir quand j’ai pensé qu’elle avait besoin de moi. Pour tout un tas de raisons égoïstes, bien sûr, mais je suis néanmoins venu. Vous ne pouvez le nier, Garse. J’ai tenu parole. » Il fit une courte pause. « Et je ne laisserai jamais personne la chasser si je puis l’empêcher. À l’évidence, nous étions liés par quelque chose de bien plus fort que le fer et le feu des Kavalars.

— Dites ce que vous voulez, t’Larien, vos paroles n’y changeront rien. L’idée même de vous voir tenir parole est tout simplement ridicule. Qu’avez-vous fait des serments qui vous liaient à Jaan et à moi-même ?

— Je ne les ai pas tenus, c’est vrai. Je le sais. Ce qui nous met tous deux à égalité.

— Je n’ai trahi personne.

— Comment appelez-vous le fait d’abandonner vos proches à leur sort ? Gwen, qui était votre cro-betheyn, qui a couché avec vous, qui vous a haï et aimé à la fois. Et Jaan, votre précieux teyn.

— C’est absurde. Gwen m’a trahi, comme elle a trahi le jade et l’argent qu’elle porte depuis le jour où elle s’est jointe à nous. Et Jaan a commis le pire des crimes en assassinant Myrik. Il a fait fi de moi, fi des devoirs qu’imposent le fer et le feu. Non, je ne leur dois absolument rien.

— Vraiment ? » Dirk sentait le joyau-qui-murmure contre sa peau, sous sa chemise. Il l’inondait de mots et de souvenirs, ainsi que d’une certaine conscience de ce qu’il avait été autrefois. Une colère profonde l’habitait désormais. « Et ça règle la question, c’est bien ça ? Vous ne leur devez rien, alors qu’importe leur sort ? Tous vos satanés liens kavalars se résument en fin de compte à des dettes et des obligations. Les traditions, la sagesse de l’étau, le code de duel et la chasse aux simulacres… Non, inutile de penser, de réfléchir, il suffit d’obéir. Ruark avait raison sur ce point : les Kavalars ignorent ce qu’est l’amour – à part Jaan, peut-être, encore que je n’en mettrais pas ma main au feu. Qu’est-ce qu’il aurait fait si Gwen avait ôté son bracelet ?

— La même chose !

— Vraiment ? Et vous ? Auriez-vous défié Myrik parce qu’il avait blessé Gwen ? N’était-ce pas plutôt parce qu’il avait endommagé votre bien, qui était lié à vous par le jade et l’argent ? Oui. Jaan aurait certainement pu agir de cette manière, mais vous, Janacek ? Non. Vous êtes aussi kavalar que Lorimaar noble de Braith en personne, aussi inflexible que Chell et Bretan. Jaan voulait rendre son peuple meilleur, mais je suppose que ça se résumait pour vous à une simple distraction – vous n’avez jamais eu foi en ses projets. » Il sortit le pistolet laser de Janacek de sa ceinture et le lança à l’autre bout de la pièce. « Tenez ! cria-t-il en abaissant son fusil. Allez chasser un simulacre ! »

Janacek attrapa l’arme au vol presque par réflexe, puis il la tint maladroitement, sourcils froncés. « Je pourrais vous abattre, dit-il.

— Faites comme bon vous semblera. Cela ne changera rien. Si vous n’avez jamais aimé Jaan…

— Je n’aime pas Jaan ! s’écria Janacek, dont le visage s’était empourpré. C’est mon teyn ! »

Les paroles du Kavalar réduisirent un instant Dirk au silence. Il se gratta pensivement le menton, puis : « Est, ou était ? Jaan était votre teyn, c’est bien ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ? »

La rougeur du visage de Janacek disparut aussi rapidement qu’elle s’était manifestée. Sous sa barbe, un coin de sa bouche se tordit d’une façon qui évoqua à Dirk les tics de Bretan Braith. Ses yeux se portèrent presque furtivement sur le bracelet de fer qui encerclait toujours son avant-bras ensanglanté.

« Vous n’auriez jamais ôté toutes les pierrelueurs, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Janacek d’une voix étrangement douce. Non, en effet. Leur signification est sans grande importance, de toute façon. Le fer en lui-même ne rime à rien quand le lien spirituel a disparu.

— Il n’a pas disparu, Garse. Jaan m’a parlé de vous, à Kryne Lamiya. Et je sais qu’il se sent lié à Gwen par le fer, quand bien même il s’agit d’une hérésie. Ne me demandez pas mon avis à ce propos. Tout ce que je sais, c’est que ce lien existe toujours aux yeux de Jaan. Il a gardé son bracelet de fer et de feu, et je suppose qu’il le portera encore quand les molosses des Braiths le déchiquetteront. »

Janacek secoua la tête. « T’Larien, vous êtes certain que votre mère n’est pas native de Kimdiss ? Mais vos arguments font mouche, je dois bien l’admettre. Vous êtes passé maître dans l’art de manipuler les gens. » Il sourit – son ancien sourire, celui dont il avait gratifié Dirk le matin où il avait braqué son laser sur lui en lui demandant s’il lui faisait peur. « Jaan Vikary est toujours mon teyn, dit-il. Que voulez-vous que je fasse ? »

La volte-face de Janacek, bien qu’effectuée sans grand enthousiasme, s’avéra totale. Le Kavalar prit immédiatement le commandement des opérations. Dirk lui proposa de partir immédiatement, quitte à mettre au point un plan d’action en chemin, mais Garse tenait absolument à prendre une douche et à se vêtir convenablement. « Si Jaan est toujours vivant, lui expliqua-t-il, il ne risque rien avant l’aube. Les chiens ont une vision nocturne très médiocre, et les Braiths ne tiennent sans doute pas à s’enfoncer au hasard dans un bois obscur rempli d’étouffeurs. Non, t’Larien. Ils vont dresser un campement et attendre le lever du jour. Ils savent qu’un homme seul, à pied, ne peut aller bien loin. Nous avons suffisamment de temps devant nous pour pouvoir les affronter ainsi qu’il le sied à des Jadefer. »

Enfin, ils furent prêts à partir. Janacek avait fait disparaître toute trace de sa colère éthylique. Élancé, impeccable dans un ensemble de tissu caméléon doublé de fourrure, il avait nettoyé sa barbe et peigné ses cheveux roux en arrière. Seul son bras droit, lavé et bandé, témoignait encore de sa courte déchéance. Les estafilades qu’il s’était infligées ne semblaient pourtant guère l’avoir affaibli. Ses gestes parurent à t’Larien toujours aussi gracieux lorsqu’il chargea et vérifia son laser, avant de le glisser dans son étui. En plus du pistolet, le Kavalar s’était équipé d’un long poignard à double tranchant et d’un fusil semblable à celui de Dirk. Il sourit joyeusement en le prenant dans ses mains.

T’Larien, qui s’était lavé et rasé, en avait également profité pour prendre son premier repas digne de ce nom depuis bien des jours. Il se sentait presque débordant d’énergie lorsqu’ils gagnèrent la terrasse.

La cabine du massif appareil de Janacek se révéla aussi exiguë que celle de la minuscule épave que Dirk avait empruntée pour quitter Kryne Lamiya, quand bien même l’engin du Kavalar accueillait quatre petits sièges au lieu de deux. « Le blindage », lui expliqua Garse quand t’Larien s’étonna de l’espace limité dont ils disposaient. Après avoir sanglé son passager dans un siège à la rigidité inconfortable, à l’aide de harnais de combat, le Kavalar répéta l’opération sur lui-même et fit décoller l’appareil.

La cabine de duralliage brut, faiblement éclairée, était close de toutes parts. Cadrans et instruments de bord en couvraient les parois, même au-dessus de la portière. L’engin ne possédait aucun hublot : un panneau muni de huit petits écrans de vision offrait au pilote une vue extérieure sur autant de directions.

« Ce véhicule est bien plus vieux que nous », expliqua Janacek. Il semblait avoir envie de parler, de se montrer amical – à sa façon. « Il a vu bien plus de mondes que vous. Son histoire est fascinante. Ce modèle a été construit il y a environ quatre cents années standard, par les Sagesses de Dom Tullian, bien au-delà du Voile du Tentateur. Après l’avoir utilisé un bon siècle durant la guerre qui les a opposés à Erikan et à l’Espérance des Errants, ils ont fini par le réformer et l’abandonner. Les Erikans l’ont récupéré lors d’une trêve, pour le revendre aux Anges d’Acier de Bastion. Ces derniers s’en sont servis pour de nombreuses campagnes, jusqu’au jour où il a été capturé par les Prométhéens. Un commerçant kimdissi l’a acheté sur Prométhée, et me l’a ensuite revendu. Je l’ai modifié de manière qu’il réponde aux normes imposées par le code de duel. Depuis, personne n’a jamais osé me défier en combat aérien. Regardez… » Il pressa un bouton rouge lumineux. Une brusque poussée d’accélération colla aussitôt Dirk contre le dossier de son siège. « Des tubes propulseurs auxiliaires, lui expliqua Janacek tout sourire. En cas d’urgence. Nous atteindrons notre destination en deux fois moins de temps qu’il vous en a fallu pour venir.

— Magnifique », reconnut Dirk. Quelque chose, pourtant, le tourmentait. « Mais vous venez bien de me dire que vous l’aviez acheté à un commerçant kimdissi ?

— C’est exact. Les Kimdissi pacifistes sont les plus grands trafiquants d’armes de notre galaxie. Je n’ai guère de considération pour ces manipulateurs, vous le savez, mais ça ne m’empêche pas de conclure une bonne affaire avec eux, quand l’occasion s’en présente.

— Arkin n’a jamais cessé de proclamer sa non-violence. Une autre de ses impostures, je présume…

— Non. » Janacek gratifia Dirk d’un regard entendu.

« Surpris, t’Larien ? La vérité est peut-être un peu plus complexe que vous ne vous l’imaginez. Ce n’est pas sans raison que nous qualifions les Kimdissi de manipulateurs. Je suppose que vous avez étudié l’histoire, sur Avalon.

— Un peu. L’histoire de Vieille Terre, de l’Empire fédéral, de la Double Guerre, de l’Expansion.

— Mais pas celle des mondes extérieurs, ainsi que je le supposais. Il existe tant de mondes et de cultures dans le royaume humain, tant d’histoires ! Les planètes sont trop nombreuses pour qu’on puisse retenir tous leurs noms. Écoutez bien, je vais vous apprendre quelque chose. Avez-vous remarqué le cercle d’étendards quand vous vous êtes posé sur Worlorn ? »

Dirk lui adressa un regard inexpressif. « Non.

— Peut-être les a-t-on enlevés. Mais quatorze drapeaux flottaient sur la place lois du Festival, devant le spatioport. C’était une idée absurde des Tobériens, mais ils ont quand même réussi à l’imposer alors même que dix drapeaux sur quatorze n’avaient aucune signification. Des mondes tels qu’Eshellin ou la Colonie oubliée ignoraient jusqu’au concept de drapeau, alors que les Émereli possédaient une bannière différente pour chacune de leurs tours urbaines. Les Aubiens se sont moqués de nous tous avec leur morceau de tissu noir. » Cela semblait amuser Janacek au plus haut point. « Quant à Haut Kavalaan, eh bien… notre monde ne possédait aucun drapeau. On a néanmoins fini par en dénicher un dans notre histoire. Un rectangle divisé en quatre sections de couleurs différentes : banshee de sinople en champ de sable pour le Rassemblement de Jadefer ; chauve-souris d’argent en champ d’or pour l’Union Shanagate ; épées entrecroisées en champ de gueules pour Acierrouge ; et loup blanc en champ de pourpre pour Braith. C’était l’ancienne bannière de la ligue des nobles.

« La ligue a été créée peu après l’époque où les vaisseaux stellaires ont recommencé à se poser sur Haut Kavalaan. Un homme, un grand chef du nom de Vikor noble d’Acierrouge Corben, domina le conseil des nobles d’Acierrouge pendant une génération entière. À l’arrivée des voyageurs des autres mondes, il défendit l’idée que les Kavalars devaient s’unir pour partager connaissances et richesses équitablement. C’est ainsi que naquit la ligue des nobles, qui prit pour bannière celle que je viens de vous décrire. Leur union ne connut malheureusement qu’une existence éphémère. Les commerçants de Kimdiss, qui craignaient la puissance qu’aurait eue Haut Kavalaan une fois unifié, signèrent avec les Braiths un contrat d’exclusivité en matière de vente d’armes. Seule la crainte poussa alors les nobles de Braith à se joindre à la ligue. Ce qu’ils voulaient, en vérité, c’était rompre tout contact avec les étoiles, qui à leurs yeux étaient des repaires de simulacres. Ce qui ne les empêchait nullement, au demeurant, d’acheter des lasers aux simulacres en question.

« C’est ainsi que Haut Kavalaan connut sa dernière guerre. Jadefer, Acierrouge et l’Union Shanagate, qui s’étaient alliés, vainquirent Braith malgré son puissant armement kimdissi. Mais Vikor noble d’Acierrouge y perdit la vie, de même qu’un nombre exorbitant de belligérants. La ligue des nobles ne survécut que quelques années à son fondateur. Les Braiths, vaincus à plates coutures, se raccrochèrent à l’idée qu’ils avaient été trahis par les simulacres kimdissi ; ils s’attachèrent dès lors aux anciennes traditions avec davantage encore de conviction qu’auparavant. Pour marquer la paix et la rendre durable, la ligue (à présent dirigée par les nobles de l’Union Shanagate) captura tous les commerçants kimdissi qui se trouvaient sur Haut Kavalaan, ainsi que l’équipage d’un vaisseau tobérien, et les déclara criminels de guerre – un terme qui nous a été appris par les ressortissants des autres mondes, soit dit en passant. Les prisonniers furent libérés dans les plaines, pour y être pourchassés comme des simulacres. Les banshees en ont dévoré un certain nombre, d’autres sont morts de faim, mais la plupart ont été tués par des chasseurs, qui ont rapporté leurs têtes dans les étaux, comme trophées. Les nobles de Braith ont dit-on éprouvé une joie particulière à écorcher les hommes qui les avaient armés et conseillés.

« Nous ne nous enorgueillissons guère de cette grande chasse, aujourd’hui, mais nous en comprenons les motivations. Cette guerre fut la plus longue et la plus meurtrière de notre histoire, depuis l’Ère du Feu et des Démons – une époque de grandes douleurs, de haine, à laquelle la ligue des nobles ne survécut pas. Plutôt que d’apporter sa caution à un tel massacre, le Rassemblement de Jadefer s’en retira, puis le conseil des nobles attesta de l’humanité des Kimdissi. Acierrouge l’imita peu après. Tous les tueurs de simulacres étaient soit des Braiths, soit des Shanagates, et l’Union Shanagate se retrouva dès lors totalement isolée. Le drapeau de Vikor fut rapidement mis au rebut et oublié, jusqu’au jour où le Festival nous a contraints à nous en souvenir. » Janacek marqua une pause pour dévisager Dirk. « Cela vous aide-t-il à distinguer la vérité, t’Larien ?

— Je peux en tout cas comprendre pourquoi les Kavalars et les Kimdissi ne s’aiment guère. »

Janacek éclata de rire. « Cela dépasse notre propre histoire, fit-il. Kimdiss n’a peut-être jamais été en guerre, mais ça n’empêche pas ses habitants d’avoir les mains couvertes de sang. Quand Tober-dans-le-Voile a attaqué Lycania, ce sont les manipulateurs qui ont fourni des armes aux deux camps. Lorsque la guerre civile a éclaté sur ai-Émerel entre les urbanistes, dont l’univers se résume à un unique immeuble, et les chercheurs d’étoiles, ces dissidents affamés de plus vastes horizons, Kimdiss s’est ouvertement mêlé au conflit en fournissant aux premiers les moyens de mater la rébellion. » Il sourit. « En vérité, t’Larien, il existe même des récits de complots kimdissi ourdis au-delà du Voile du Tentateur. On raconte que ce sont ses agents qui auraient dressé les Anges d’Acier contre les Hommes altérés de Prométhée ; qu’ils auraient déposé le Quatrième Cuchulaïnn de Tara parce qu’il refusait de commercer avec eux ; qu’ils seraient intervenus sur Braque afin de maintenir la technologie à un niveau inexistant, sous la coupe des prêtres. Connaissez-vous l’ancienne religion de Kimdiss ?

— Non.

— Vous en approuveriez les enseignements. C’est un credo pacifiste et civilisateur excessivement complexe. Mais on peut s’en servir pour justifier à peu près tout, hormis la violence personnelle. Leur grand prophète, le Fils du Rêveur – tous reconnaissent sa nature mythique, mais ça ne les empêche nullement de continuer à le révérer –, a dit : “N’oubliez jamais que votre ennemi a lui aussi des ennemis.” Voilà la base de toute la sagesse kimdissi. »

Dirk s’agita sur son siège, mal à l’aise. « Et vous voulez dire que Ruark…

— Je ne veux rien dire du tout, l’interrompit Janacek. Tirez vous-même vos propres conclusions. Vous n’avez pas besoin d’entendre les miennes. Tout cela, je l’ai dit à Gwen Delvano, il y a de ça bien longtemps. Parce que c’était ma cro-betheyn, et que je m’inquiétais pour elle. Gwen a trouvé cela follement amusant. Elle m’a répondu que ça ne voulait rien dire, qu’Arkin n’était qu’un homme, pas l’archétype de l’histoire d’un monde. Pour ajouter ensuite que Ruark était son ami, que ce lien qu’on appelle amitié (il avait prononcé ce mot d’une voix acerbe) importait davantage ses origines kimdissi. Que j’avais tout intérêt à me remémorer ma propre histoire. Si le simple fait qu’Arkin soit né sur Kimdiss faisait de lui un manipulateur, alors moi, en tant que Kavalar, j’étais forcément un coupeur de têtes, un tueur de simulacres. »

Dirk réfléchit un instant. « Elle avait raison, vous savez.

— Oh ! Vraiment ?

— Son argument était fondé. Tout porte à croire qu’elle s’est totalement méprise sur Ruark, mais sur un plan général…

— En général, l’interrompit durement Janacek, mieux vaut se méfier de tous les Kimdissi. Vous avez été trompé, t’Larien, manipulé, et pourtant cela ne vous a rien appris. Vous ne valez décidément pas mieux que Gwen, sur ce point. Mais… assez discuté ! » Il tapota un écran avec la jointure de son index. « Les montagnes sont toutes proches. Nous n’allons pas tarder à arriver sur place. »

Dirk lâcha un instant son laser pour s’essuyer les paumes sur son pantalon. « Vous avez un plan ?

— Oui. » Tout sourire, Janacek se pencha brusquement pour s’emparer de l’arme posée sur les cuisses de Dirk. « Un plan très simple, en vérité, ajouta-t-il alors qu’il plaçait soigneusement l’arme hors de portée de son interlocuteur. Je vais vous livrer à Lorimaar. »

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