Au Petit Facteur, le vrai, sans la brosse providentielle et les lunettes d’acier duquel cette histoire n’aurait jamais pu avoir lieu.
« Il vaut mieux s’enfoncer dans la nuit,
Qu’un clou dans la fesse gauche. »
Il était neuf heures.
Rameau déambulait dans les couloirs interminables sans hâte excessive, en se triturant le lobe de l’oreille gauche, ce qui pouvait passer pour un signe d’intense nervosité. Couloirs vastes et perpendiculaires, hauts de plafonds et bordés de salles de classe aux vitres dépolies, ponctués à intervalles monotones de portes capitonnées trahissant au passage l’antre d’un quelconque chef de division et, à chaque fois, le petit policier soupçonnait des plantes vertes, une télé couleur portable, des fauteuils en simili gris souris, une console radio et un téléphone au pupitre de la taille approximative d’un tableau de bord de DC 9, la bibliothèque réglementaire ainsi que le portrait du chef de l’État en cours.
« Voilà, pensait Rameau : rien n’a changé, je suis toujours à l’EN de Vesoul, le temps n’a pas passé parce qu’un abruti bienveillant a donné un coup de pied à la pendule du hall, le directeur de l’établissement m’a fait appeler, gargouillis dans l’estomac, moiteur dans les paumes. Vingt ans en arrière. Vingt ans pour rien. Rien ne change jamais. »
Surtout pas la Sécurité Intérieure. Avant que les choses soient, était la Sécurité Intérieure. Rameau abandonna son oreille et alluma une Gitane. Il appartenait à la Sécurité Intérieure. Au sens le plus strict du terme : il était le rouage gris, anonyme et sans consistance d’une mécanique grise et passablement dépourvue de conscience. № 2 l’avait fait appeler dans son placard. Au-dessus de № 2, il y avait bien entendu № 1 et encore au-dessus le Grand Chef Sioux et après plus rien, un univers mystérieux au-dessus de la crasse et des nuages bas, le président, peut-être, bien que Rameau en doutât secrètement, ou rien.
№ 2 était un gentleman affable qui portait des chaussettes gris souris, du type « Si vous n’avez besoin de rien, venez me voir », athlétique mou et vêtu avec une sobre élégance de complets gris poudre croisés. Petites lunettes à monture dorée, se rappela Rameau en se grattant le front là où il n’avait plus de cheveux, accent plus rocailleux que le lit de la Garonne, grandes mains blafardes. № 2 n’aurait pas déparé dans un conseil d’administration de société nationalisée.
La perspective de rencontrer seul à seul № 2 plongeait Rameau dans une mince flaque de réflexions moroses. Le policier n’avait pas envie de voir № 2. Il n’avait pas envie non plus de voir № 1, si on allait par là. Personne n’avait envie de voir en face ces redoutables personnages. Personne de raisonnable, en tout cas.
Rameau se considérait comme un individu extrêmement raisonnable.
Il passa par le secrétariat de № 2.
Cul de Plomb tapait avec une frénésie calculée sur sa vieille, très vieille, Olympia Record Deux litres. Elle soupira en voyant le petit homme s’insinuer dans la pièce. Elle était très décorative dans un genre ringard. Gros cul, pas de seins. Rameau jubila. Dans toute la maison, on la disait inbaisable. Il s’adossa à un fichier métallique. Il avait hâte de retourner compter les bons d’autoroute et les tickets d’essence, sans oublier le tableau mensuel des statistiques en ce qui concernait les boîtes de trombones et les crayons à bille millésimés.
Rameau était certainement l’agent de bureau le mieux payé du pays. Peut-être même du monde. Le policier ne reculait pas devant sa propre démesure. Il articula, avec fermeté et décision :
— № 2 m’a fait mander, de toute urgence.
— Quérir, rectifia la fille. № 2 est occupé au téléphone avec le Cabinet. Vous attendez. (Elle accompagna chaque mot d’une série de gestes souples et sinueux, parfaitement bien rodés. Ça ne lui déplaisait pas de voir Rameau plantonner. Le petit homme était d’une insolence déprimante. Il traduisit l’embrouillamini des doigts, se laissa tomber dans le fauteuil en face d’elle et manifesta un vif intérêt.)
— À ce point ?
— Oui, dit la fille.
— № 2 a assez bon goût, en définitive.
— Assez, en effet, répondit-elle d’un ton sec. Savez-vous que vous m’emmerdez, ignoble petit batracien ?
— Mais oui.
— On dirait qu’on vous paye, pour ça.
— Mais oui.
Elle soupira.
— Vous êtes un homme… un homme entièrement négatif.
— Entièrement.
— Seigneur Dieu, dit la fille.
Elle regarda ses mains et le clavier de la machine. Puis ses mains. Rameau lui adressa un de ses sourires les plus laborieux. Certainement pas le plus cordial. Il était incapable de cordialité. « Heureusement », pensa-t-elle. Elle enroula une de ses mèches blondes autour d’un crayon et dit à mi-voix :
— Je ne vous aime pas, Rameau. Je n’ai jamais pu vous sentir. Je serai contente quand vous aurez ramassé votre putain d’achélème sur la figure. Avec toute la vermine qu’il y a dedans. Dix étages de vermine sur un tout petit bonhomme.
— Onze, corrigea le policier. (Sa grande bouche se plissa vilainement :) Vous faites aussi partie de la vermine. № 2 également. Moi aussi. On est tous de la vermine. Exactement la même. Mêmes ressorts usés, mêmes petits bouts de ficelle, mêmes astuces à la graisse d’ours. (Il sourit.) Ainsi vous, vous manquez d’exercice, vous avez de la peau d’orange sur les fesses, vous prenez des comprimés roses pour dormir et des bleus pour tenir le coup la journée, vous faites une grande partie de votre lessive à la main. Vous souffrez de constipation chronique depuis l’adolescence. Vous avez une virginité à surface variable et vous prenez la pilule parce que votre petit ami du moment ne veut pas utiliser de préservatifs, ni sauter à contre-voie.
Elle le regarda rêveusement, le menton dans la paume.
— Comment faites-vous ? Les tarots ? Le pendule ? Les intestins de poulet ?
— Rien de tout ça, ricana le policier. La statistique.
Une touche s’éteignit subitement sur le téléphone. Une autre s’alluma. La fille saisit le combiné comme si elle allait l’étrangler et le porta à l’oreille, sous les cheveux. Rameau laissa tomber sa cendre de cigarette sur la moquette, sous le bureau.
Par la fenêtre, on pouvait voir la grande cour carrée, un morceau de ciel d’un bleu frileux et la rosace de Notre-Dame.
Rameau n’en retirait qu’une satisfaction très mitigée.
№ 2 était debout. Il contourna le bureau la main tendue, le pouce en l’air et un sourire attentiste plaqué au visage comme un mouchoir mouillé. Il se déplaçait avec autorité. Beaucoup de métier. Rameau saisit la main et № 2 parvint à réprimer une grimace. Question de métier.
— Mes respects, monsieur, débita Rameau, très sec.
— Vos respects, vos respects, tressauta № 2. Sur ce ton, j’aimerais autant que vous me disiez merde.
— Merde, monsieur, dit Rameau d’un ton égal.
— Asseyons-nous, proposa № 2.
Ils prirent place côte à côte dans des fauteuils. № 2 croisa les genoux. Il donnait l’impression de sourire. Il était rasé de près. Il portait un complet fripé, une chemise blanche et une cravate de soie aux tons vifs. Des chaussettes mauves. « Doux Jésus, pensa Rameau atterré, tout change ! » № 2 sortit une blonde d’un étui extra-plat et Rameau déclina l’invite en exhibant son moignon de Gitane.
— Content de votre sort ?
— Très, dit le policier. La division huit est un gouffre à essence. La moitié des champs pétroliers du golfe ne suffirait pas à étancher sa soif. La division politique fait une effrayante consommation de trombones depuis que certaines mentions ne doivent plus figurer dans le corps du rapport d’enquête. La douze…
№ 2 se passa les mains sur la figure. Sur la portion de figure où il n’y avait ni lunettes, ni cigarette. Pas beaucoup de figure pour trop de doigts. № 2 avait l’air usé, tout à coup. Le poids des responsabilités. Rameau écrasa sa cigarette, en alluma une autre. Dans la poche, à proximité immédiate du paquet de Gitanes, ses doigts effleurèrent l’arête froide d’un petit ustensile métallique assez plat dont la carcasse vibrait doucement.
— J’aimerais que cette conversation demeure confidentielle, dit № 2. Très confidentielle. Il ne s’agit pas du service papier-crayons. Dans mon esprit, c’est comme s’il n’existait pas. Et ce n’est pas moi qui vous ai envoyé au placard à balais.
Rameau sourit. Il examina la pointe de ses mocassins. Quand il aurait du fric, il penserait à en changer. Pas avant. Pas avant quand ?
— Très confidentielle, insista № 2. D’accord ?
— D’accord, concéda Rameau avec la plus totale et la plus irrémédiable mauvaise foi. (Il reprit :) Je croyais qu’on ne montait plus de coups tordus, depuis le changement.
« Ignoble petit batracien », pensa № 2.
Impératifs de sécurité. Crédibilité du Service. Danger d’infiltration. Mauvaise foi systématique de la presse. Recrutement infect. Des jeunes branleurs l’œil droit rivé sur la pendule du hall, le gauche sur la grille indiciaire. Des branleurs syndiqués.
— Vous n’êtes pas syndiqué, Rameau.
— Non.
— Vous me faites penser aux hommes de mon âge. Ces hommes qui sont entrés dans le Service juste après la guerre. De grands serviteurs de l’État. Des fanatiques du Service Public. Des hommes du Renseignement, des, des…
— Oui, fit Rameau.
— Des ascètes de l’Information. Des moines-soldats, Rameau. Des hommes d’exception, des êtres d’élite. Entièrement voués à leur mission. Une mission primordiale : la mission de Renseignement. Le Renseignement, Rameau, la clé de voûte du système. Savoir, Rameau, savoir…
— Hum, fit Rameau.
— Vous êtes de ces hommes, Rameau. Il en reste peu dans le Service. Vous êtes des nôtres, que vous le vouliez ou non.
— Hum, refit Rameau.
— Depuis le Changement, depuis que la Nouvelle Équipe a pris les commandes, nous avons le sentiment que le Service n’a plus tout à fait l’oreille du pouvoir. Question de confiance mutuelle. Cette crise ne peut être issue que d’un malentendu, certainement. Aucun gouvernement moderne ne peut divorcer durablement d’avec son Service Intérieur. Vous comprenez ?
— Oui, dit Rameau.
— Il nous faut refaire le terrain perdu. Il nous faut frapper un grand coup. Vous comprenez ?
— Trop bien. Les terroristes d’Alpha-Delta sont tout à fait infoutus de la moindre action d’éclat qui se situe au-dessus du pétard-pirate dans une boîte de conserve. Ils constituent tout au plus la justification par l’absurde ou la raison d’être du Service. Je ne dis pas que certains d’entre eux ne refont pas le monde tous les matins entre sept et huit, ou qu’ils ne sont pas dans une mouvance plus ou moins proche de l’autonomie labiale, mais c’est tout.
(Rameau pensait : « C’est vachement dur d’être terroriste avec des traites de bagnole à payer. »)
— Il y a les autres, chevrota № 2. Tous les autres.
— Les autres, c’est le boulot de la Sécurité Extérieure.
— Les Arméniens. Vous avez quelqu’un chez les Arméniens ?
— Hum.
— Bon, d’accord. Les Palestos ?
— Eh bien…
— Ces menaces d’attentat, pourtant…
— Refaire le terrain perdu, dit Rameau. (Il pensait : « Ce que la main voit et que l’œil n’atteint pas est semblable au rêve. ») Un attentat contre le chef de l’État, déjoué in extremis par les gens de la Sécurité Intérieure. Quelle plus belle manière de rentrer en grâce.
— Quelle plus belle manière en effet ? Pour cela, il faudra contrôler chacune des phases de la conception et de l’exécution du projet. Pour bien faire, il faudrait quelqu’un de chez nous dedans. Vous en avez la taille.
Le petit policier se leva, ce qui n’était ni très spectaculaire, ni vraiment solennel. Il dit, résolument et presque sans reprendre haleine :
— J’aime beaucoup ce que je fais, monsieur. Ma tâche m’exalte, en particulier l’attribution des bons d’autoroute. Il y a toujours un patron ou un autre qui en a besoin pour partir en vacances ou en weekend. Les bons d’essence, pareil. Vous n’imaginez pas l’importance stratégique de l’affectation judicieuse des contingents d’essence. Je ne parle pas des crayons à bille. J’aime mon placard à balais, monsieur. Je m’y sens bien. En montant sur le bureau, j’ai une vue imprenable sur les toits de Notre-Dame. Je vous suis extrêmement reconnaissant de vous être rappelé mon existence au sein de cette Grande Maison. Votre générosité me confond, mais permettez-moi tout de même de décliner votre proposition.
— Rameau, c’est la sécurité du président qui est en jeu. Le sort de la nation.
— La nation et moi, confia Rameau, ça fait déjà un moment qu’on a obtenu le divorce par consentement mutuel.
Il était rentré dans son achélème. Au passage, il avait entendu le Maltais jouer de l’accordéon plaintif dans sa cuisine, au deuxième. Le flic avait donné deux coups de poing dans la porte, manière de dire qu’il était rentré et l’accordéoniste avait attaqué La Foule, histoire de faire savoir à Rameau qu’il l’avait entendu. La Foule : Rameau avait été jeune, comme tout le monde, il avait enlevé une jeune fille en robe de toile kaki, coucher de soleil et poussière d’eau à la Turner sur Étretat, bisque de homard, voiles rouges et lumière oblique de fin du monde…
Il avait continué de monter, la veste sur l’épaule.
Il avait ouvert sa porte. Leila se baladait en short dans l’appartement. Le flic avait contemplé, pensif, son dos musclé. Il avait jeté la veste sur un divan. Elle s’était retournée en riant à travers ses cheveux.
Depuis, ils étaient assis dans la baignoire. Le petit homme avait un pli dur entre les sourcils. Leila n’aimait pas le voir dans cet état, mais elle préférait le voir dans cet état que pas du tout. Le pli dur ne lui allait pas bien. Il secoua la tête :
— Ils sont fondus. Complètement déchirés.
— Tu en doutais ?
— Non.
— Le président ?
— Oui, dit Rameau.
Elle réfléchit.
— C’est quand même un bon plan, non ?
— Apprentis sorciers, dit Rameau.
— Y a de la monnaie à faire, là-dedans ?
— Y a toujours de la monnaie à faire, partout. J'vois pas comment, pour le moment.
— Il reste plus grand-chose sur ta paye.
— Je sais, soupira Rameau.
— Ça devient de plus en plus dur, chez les commerçants.
— Je sais, répéta Rameau.
— Je veux pas t’influencer, sourit la jeune femme. Tu es quand même le spécialiste de ce genre de trucs, non ?
— Non. Je suis chargé de la gestion du matériel et des carburants. Je m’occupe d’un tas de choses. J’ai un bureau avec de la moquette et deux téléphones…
— La moquette a cinquante balais. Elle a même servi au tournage de Quai des Orfèvres, avec Jouvet. Tes téléphones n’ont pas de ligne directe. C’est tout juste si on peut t’avoir en passant par le standard. Ton bureau fait six mètres carrés et ils ont remplacé les vitres par des bouts d’isorel.
— Pas jusqu’en haut.
— Comment tu as pu en arriver là ?
— J’aimais pas les Précédents, et les Nouveaux ne m’aiment pas.
— Les Nouveaux savent même pas que tu existes.
Elle remua les orteils dans l’eau. Rameau soupira, étira ses grands bras longs et mobiles comme des ailes de moulin à vent et aussi noueux que des sarments secs. Puis il examina ses gros poings.
— Des apprentis sorciers.
— Tu t’ennuies, dit Leila. Ça fait des mois que tu tournes en rond.
— J’ai la flemme.
— Tu bandes plus pour rien, dit la fille en lui gratouillant le gras de la cuisse avec l’ongle de son gros orteil.
— Comment ça ? rugit le petit bonhomme.
« C’est vrai, quand même, que je m’emmerde, pensa Rameau, après, en contemplant le plafond. C’est vrai qu’on vit comme des brêles. S’emmerder, c’est quand même mieux que de se crever le dard à des conneries sans nom. Ou alors, c’est l’âge. L’âge, c’est terrible, quand on y pense, ça n’arrête pas de rapprocher de l’échéance. Ça avachit vachement.
« Le connard qui sonne à la porte va prendre mon poing dans la gueule, s’il continue. »
Il continua, l’enfoiré.
Rameau se leva, récupéra ses mules à tâtons en maugréant. Leila remua un peu dans son sommeil. Elle ne pouvait pas s’empêcher de dormir, après. Rameau alluma une cigarette. Il n’attendait personne. Il n’avait envie de voir personne. Quelqu’un égalait emmerdes. Il jeta un coup d’œil à la vaste et riche perspective de tours, en passant. Des lumières s’y allumaient dans des cuisines, on y voyait des gens s’affairer.
— Qui c’est ? s’enquit-il en nouant la ceinture de sa sortie de bain.
— C’est nous, dit une voix d’homme mal assurée.
— Ah bon, fit le policier.
Il ouvrit.
Un jeune homme entra. Il était grand, beau. Bronzé. Il portait un sac Prisunic à la main. Un tout petit bout d’homme s’engouffra à sa suite dans l’appartement, gracile, avec des cheveux en brosse et des lunettes à monture d’acier. Il avait aussi un sac Prisunic, mais plus petit.
— Bonsoir, ‘pa, dit le jeune homme.
— Bonsoir, dit Rameau.
— Bonsoir, pépé, dit le gosse.
— Nom de Dieu, souffla Rameau.
Il referma la porte.
— Où elle est ? demanda le gosse.
— Elle dort.
— Elle va pas gueuler ?
— Elle va gueuler, assura le policier d’un ton sombre. Vous vous êtes fait foutre dehors, hein ?
— Oui, dit le jeune homme. Écoute, ‘pa, c’est un malentendu. Un simple malentendu. Je vais t’expliquer…
— Rien du tout, dit Rameau.
— On lui a cassé le pavillon, dit le gosse. C’était quand même pas une raison pour nous lourder, quand même ?
— Si, soupira Rameau. Enfin, non.
— Elle nous aime plus, Leila ?
— Mais si. Vous avez bouffé ?
— On n’a pas tellement besoin, dit le môme. Tu risques des emmerdes, à cause de nous ?
— Non. Enfin, je crois pas. Cassé un pavillon ?
— Un peu, rectifia le jeune homme. Pas complètement.
— Il doit rester une douzaine d’œufs dans le frigo. De la bière. Une demi-baguette. C’est la dèche. Avec la pension que je paie à ta mère. Tu bosses toujours ?
— Justement, hésita le jeune homme : je voulais te dire.
— Oh non.
— C’est pas la faute à ‘pa, expliqua le gosse. Il avait cassé une bagnole, le matin. Une belle Jag' qui avait pas dix mille bornes au compteur. Faut dire que ‘pa, il était pas tout seul, quand il s’est viandé. Il était avec la propriétaire de la Jag’. Une jeune fille tout ce qu’il y a de plus chouette, correcte et tout.
— Une pute, grommela Rameau. Y a qu’une pute pour traîner en Jaguar avec ton père.
— On n’aurait pas dit. Tu nous gardes, pépé ?
— Comment vous avez cassé SON pavillon ?
Le gosse se passa la main sur sa petite brosse. Il sortit une poignée de fils électriques et de trucs bizarres de son sac.
— J’étais en train d’étudier un bidule…
— NOOON, hurla le jeune homme. Range tout ça.
— Un bidule, dit Rameau.
Il paraissait hébété.
— Extrapolé… du nouvel explosif tchèque. Boum.
— Boum, répéta Rameau.
Il se laissa tomber lourdement sur le divan, à proximité de sa veste. Ses doigts fouillèrent machinalement une poche. Il était environné d’un nuage de fumée grise. Il sortit le magnéto extra-plat, vérifia le niveau d’enregistrement. La voix de № 2 s’éleva un bref instant dans la pièce et il lui tordit le cou. Le gosse écrasa un sourire ravi :
— Tu es reparti sur le sentier de la guerre, pépé.
— Non, dit Rameau. Je suis employé au service du matériel et…
Il se tut.
— Tu veux que je te sténographie le texte de l’entretien ? proposa Petit Facteur.
— Si tu veux, accepta Rameau, surtout pour avoir la paix.
Le gosse s’empara de l’appareil.
Il alla s’installer sur la table de la cuisine.
Rameau regarda son fils. Un bon physique de maître nageur. Ou de mono de ski. Ou de véliplanchiste. N’importe quoi de passablement nunuche. Il le scruta sans entrain.
— Tu es sur quelque chose ?
— Non, avoua le jeune homme.
— Le président, c’est lequel ? demanda le gosse depuis la pièce à côté.
— Le président de la République.
— Y veulent vraiment le tuer ?
— Non, dit Rameau. Pas vraiment.
— Seulement lui faire peur, alors ?
— Oui.
— Il vaudrait mieux réveiller Leila, non ?
— Oui.
— Elle va être folle de joie, augura le jeune homme.
— C’est sûr, dit Rameau.
On le sentait sceptique.
Elle se retourna avec grâce, ouvrit les yeux. Elle se sentait bien, au chaud sous la couette. Elle aperçut Laurent, grand, jeune et beau comme une pub' Hollywood Chewing-gum. Bien bronzé. Au loin, derrière, Petit Facteur lui adressa un sourire. Elle dit vaguement :
— Bizou.
— Elle n’a pas percuté, observa Laurent.
— Je crois pas, non, reconnut le policier.
Il la secoua doucement.
— Bizou-bizou, gazouilla la jeune femme. Vous vous êtes encore fait lourder, les deux ?
— Elle a percuté, s’effondra Rameau.
— On n’a pas tout perdu, dit Petit Facteur en apportant son sac Prius. (Il en déballa une partie sur les jambes de la jeune femme.) Pendant que ‘pa se faisait passer un savon, j’ai tapé une descente dans le frigo. Il restait de la purée de pois cassés. Vous aimez les sandwiches à la purée de pois cassés ?
Ils avaient fini l’omelette. Petit Facteur sirotait un fond de bière, en dessinant sur un bout de papier. Laurent et son père fumaient. Leila tenait la main de Rameau sur son genou, la main qui ne tenait pas de cigarette. Elle avait beau comparer Laurent à son père, elle ne parvenait pas à distinguer chez eux le moindre signe de parenté. À moins que… Petit Facteur avait les yeux noisette de son grand-père et la même tignasse noire et drue, bien que chez Rameau la surface ait tendance à diminuer.
Le téléphone sonna dans l’entrée.
— Pour toi, dit Laurent à Rameau.
On sentait qu’il avait vaguement la trouille de prendre une beigne.
№ 2 feuilletait la sous-chemise confidentielle du dossier individuel du sieur Rameau, Jean-Philippe, Édouard, employé en qualité d’inspecteur divisionnaire onzième échelon à la Direction Régionale de la Sûreté Intérieure de la Préfecture de Police, section quatre de la première division, dite des personnels et des matériels, sous-section des matériels.
Le bureau affecté à Rameau n’apparaissait dans aucun organigramme.
Les diverses pièces de la sous-chemise se caractérisaient par un vague hyperbolique de bon aloi, un diffus alambiqué qui confinait au flou artistique le plus pur. № 2 se passa les mains sur la figure.
Il ouvrit la sous-sous-chemise très confidentiel. Celle qui n’existait pas. Elle ne contenait rien. Pas une note, pas un rapport. Rien. № 2 examina le carton de la sous-sous-chemise. Vierge. Pas la moindre pliure, la moindre lésion du carton bistre qui puisse trahir un contenu antérieur.
Rameau n’existait pas.
№ 2 referma le dossier.
Ses doigts recherchèrent le contact rassurant d’une cigarette.
Il fuma un bon moment.
Puis il appuya sur la touche secrétariat.
— Remettez ceci dans l’armoire forte, commanda-t-il à Cul de Plomb.
— Oui, monsieur, dit la femme.
Elle prit le dossier contre elle.
— Je me demande ce que je deviendrais si je ne vous avais pas, réfléchit № 2.
— Je me le demande également, dit la femme en effectuant son impeccable demi-tour réglementaire.
L’ourlet de la robe découvrit la galbe harmonieux d’un mollet.
— Pendant que nous y sommes, dit № 2, tapez-moi donc une demande d’enquête à la Section Spéciale.
— Oui, monsieur. À quel nom ?
— Rameau. Jean-Philippe. Enquête complète. Vous connaissez le topo.
— Très bien, monsieur.
— Vous me mettrez le bordereau à la signature demain matin.
— D’accord, dit la femme.
№ 2 la congédia de la main.
Il appela le plus proche collaborateur de № 1 sur la ligne directe, en mâchonnant des cachous Lajaunie. Il tomba sur le secrétariat. № 1 et son brain-trust se trouvaient chez le ministre. № 2 raccrocha. La cigarette fumait toute seule dans le cendrier. Les cachous avaient soudain un goût de paille.
— L’enfant de putain m’a doublé, dit № 2 d’une voix parfaitement audible.
Il reprit la ligne directe pour appeler le plus proche collaborateur du Grand Méchant Loup.
Le plus proche collaborateur se trouvait en voyage d’étude dans un improbable pays du Sud-Est asiatique. En revanche, le chargé de mission du plus proche collaborateur se trouvait dans son bureau.
— Inutile, coupa № 2 en affectant un ton léger. Je l’appellerai à son retour.
— Pépé, demanda Petit Facteur, tu peux me passer ta loupe ?
— Dans le secrétaire.
— J’ai pas trouvé.
— Cherche, dit Rameau en remontant le drap sur l’oreille. Tu dors pas ?
— J’arrive pas à dormir, ‘pa ronfle. Il te reste du circuit imprimé ?
— Dans le placard de l’entrée.
— Y en a plus.
— Alors, y en a plus.
— Tu as besoin de tes stylos ?
— Non, dit Rameau.
— J'peux les prendre, alors ?
— Oui, dit Rameau. Dors.
— Merci, pépé.
— Le fer à souder est dans une boîte de chaussures, aux vécés. L’oscillo dans le placard de la cuisine. Si tu as besoin de la règle à calcul, elle est dans la penderie, dit Rameau. Il doit rester un fond de trinitrotoluène dans le bas du frigo. Bonne nuit.
Il se retourna.
— Mmmm, fit Leila en dormant. Mmmm…