Nous reprendrons M. Jacques où nous l’avons laissé: au chevet de Jeanne, attendant patiemment que la jeune femme fût en état de reprendre l’entretien qu’il voulait avoir avec elle.
Jeanne avait la fièvre et délirait, mais M. Jacques était bien convaincu que son état n’avait rien d’alarmant.
La potion calmante, qu’il avait soigneusement préparé lui-même, devait procurer à la malade quelques heures d’un repos réparateur suffisant, croyait-il, sinon à la remettre sur pied, du moins à lui rendre une partie de ses forces et à chasser la fièvre.
Certes la secousse avait été effroyable, surtout pour une nature aussi fine et délicate que celle de Jeanne, et de longs jours s’écouleraient sans doute avant qu’elle fût remise complètement du trouble occasionné par l’écroulement de ses rêves secrets et par la perte de ses illusions les plus chères.
Longtemps encore la douleur étreindrait cette âme subtile et raffinée, troublerait cette intelligence souple et déliée… Mais cela importait peu à cet homme terrible que rien ne pouvait détourner du but poursuivi. Au contraire, l’affaiblissement moral de la jeune femme arrivait à point nommé pour servir ses desseins… il pourrait ainsi plus facilement pétrir à son gré cet esprit volontaire et hautain qui, dans la plénitude de ses moyens, lui eût sans doute échappé!
Tout étant pour le mieux, M. Jacques s’était retiré attendant un mieux qu’il espérait très prochain.
Mais le coup avait été trop rude, au-dessus des forces de la jeune femme.
Le lendemain, au lieu du mieux espéré, l’état avait gravement empiré: la fièvre avait redoublé d’intensité et le délire persistait, tenace et effrayant.
Assez inquiet, M. Jacques dut se résigner à faire venir un médecin qui fut d’ailleurs choisi parmi les affiliés de la redoutable compagnie dont il était le chef suprême.
Ce médecin ne cacha pas que l’état de la malade, qu’on ne lui avait pas nommée, était des plus graves et qu’il ne pouvait répondre de la sauver.
M. Jacques resta fort perplexe à cet aveu tout franc et tout net que le docteur venait de lui faire sur son ordre même.
Alors le comte du Barry était intervenu.
L’âme de cet homme, pétrie de fange et de fiel, s’était dévoilée là dans toute sa hideur. Et, cyniquement, il avait déclaré ouvertement que, selon lui, le mieux était de profiter de la maladie qui venait de se déclarer si fort à propos: laisser la patiente se débattre seule contre le mal, ne lui apporter aucune aide de façon à ce qu’elle succombât infailliblement.
C’était tout bellement un assassinat que le comte proposait là, mais il colorait l’infamie de l’action proposée par ce raisonnement spécieux: Mme d’Étioles serait morte ainsi naturellement sans que personne y eût prêté la main.
Les raisons qu’il donnait pour justifier sa proposition étaient que: le roi n’était pas suffisamment épris de la comtesse; qu’un retour vers Mme d’Étioles était toujours à craindre surtout si le roi, d’aventure, apprenait dans quel état fort alarmant sa conduite avait mis la belle énamourée; bref… la malade étant un danger vivant, le mieux était de profiter de l’occasion et de la laisser disparaître, car, ajouta-t-il en terminant:
– Morte la bête, mort le venin!
Telles étaient les raisons que le comte du Barry avait données tout haut.
Mais il en avait d’autres qu’il gardait par devers lui et qui étaient les suivantes:
Le chevalier d’Assas était féru d’amour pour cette péronnelle qui, décidément, tournait la tête à tout le monde; or, puisqu’à la suite d’il ne savait encore quelle étrange aventure, il avait sottement manqué ce d’Assas qu’il croyait si bien tenir, quelle plus belle vengeance pouvait-il rêver que celle de se donner l’immense satisfaction d’aller annoncer lui-même au beau jouvenceau désarmé la mort de sa donzelle.
Voilà ce que dans sa haine féroce il avait trouvé.
M. Jacques avait écouté froidement les raisons invoquées par le comte pour motiver la nécessité de ce meurtre.
Nous ne voulons pas faire cet homme plus mauvais qu’il n’était, nous devons le présenter impartialement en laissant à la conscience du lecteur le soin de prononcer un jugement.
M. Jacques n’était pas une brute sanguinaire comme le comte du Barry.
Il était plutôt d’un naturel doux et paisible; il ne faisait pas le mal pour le mal; il n’avait ni amis ni ennemis: c’était, pour ainsi dire, une entité vivante.
Le mal ou le bien, pour lui, c’était ce qui secondait ou paralysait les intérêts de sa société. Il n’avait ni haine ni amour, ni pitié ni méchanceté. Il n’avait qu’un but qu’il devait atteindre; au-devant de ce but, des obstacles; autour de lui, des concours plus ou moins dévoués ou désintéressés.
Les concours, il les récompensait suivant leur mérite, sans joie, sans gratitude, uniquement par nécessité, la récompense étant obligée si on veut faire durer les concours.
Les obstacles, il les brisait sans faiblesse, sans remords, mais sans haine, uniquement par nécessité aussi. Si l’obstacle était une existence humaine, il essayait d’abord de l’écarter de son chemin. S’il ne réussissait pas, alors, mais alors seulement, il frappait. Mais, même en frappant, inexorable comme le destin, il n’était pas incapable d’un sentiment de pitié ou d’admiration si l’obstacle supprimé était digne de l’une ou de l’autre.
Il avait donc écouté sans broncher et sans indignation le comte du Barry, calculant froidement de quelle utilité la mort de Mme d’Étioles pourrait lui être, soupesant, par contre, quelle gêne et quelles entraves elle pourrait apporter à ses desseins s’il la laissait vivre. Et le résultat de ses réflexions avait été que cette mort ne pouvait lui être d’aucune utilité, tandis que Jeanne vivante pouvait encore lui servir à l’accomplissement de ses desseins.
Il déclara donc que l’existence de Jeanne était indispensable à la réussite de ses plans et qu’il entendait que chacun fit l’impossible pour la tirer du danger qu’elle courait.
Et, comme il avait démêlé une intention haineuse dans les paroles du comte, il eut soin de lui faire comprendre qu’il entendait être obéi ponctuellement.
Le comte, comprenant la menace qui se dissimulait sous les paroles de ce maître qu’il craignait de jour en jour davantage, s’était incliné, promettant de bonne foi d’obéir.
Jeanne était donc sauvée momentanément de ce côté-là!
Nous disons momentanément: en effet, M. Jacques n’avait pas donné sa pensée tout entière. Fidèle à ses principes, il s’était dit qu’il serait toujours temps de recourir à un meurtre plus tard… si le besoin s’en faisait sentir.
En attendant, le mal subit dont la jeune femme venait d’être atteinte servait et contrariait, tout à la fois, les projets de cet homme redoutable.
Il les servait en ce sens que la maladie inattendue de sa rivale laissait le champ libre à la comtesse du Barry.
Il les contrariait en ce sens qu’il lui était impossible d’arracher à la malade les renseignements dont il avait besoin pour étayer ses plans futurs, de même qu’il lui était impossible de faire son œuvre de pression sur elle pour l’engager dans la voie où il la voulait voir.
Mais il était dit que cet homme aurait, dans cette affaire, tous les bonheurs et qu’il verrait les atouts s’accumuler dans son jeu comme à plaisir.
Il advint que, le délire persistant malgré des soins énergiques et intelligents, Jeanne lui en apprit plus long dans ses divagations qu’il n’eût jamais osé espérer lui en faire dire si elle eût eu sa raison.
La malheureuse ne cessait de parler du roi, et son amour vibrant et sincère s’exhalait en plaintes déchirantes. Et cette passion débordante était si pure, si dégagée de tout sentiment mesquin, si ardemment dévouée que M. Jacques se sentait pris d’une respectueuse admiration pour sa victime et frémissait en recueillant avidement les pensées les plus intimes de cette âme douloureuse et aimante que la fièvre arrachait à ce corps gracile et tant joli.
Son respect et son admiration allaient à ce sentiment si pur et si désintéressé, tandis que ses craintes s’éveillaient sourdement, car il connaissait trop le cœur humain pour ne pas pressentir quels miracles un tel amour était capable d’accomplir; il connaissait trop le roi pour ne pas sentir quelle flamme superbe une passion aussi ardente et communicative était susceptible d’allumer dans le cœur léger et foncièrement égoïste de Louis.
En effet, si on se rappelle avec quelle facilité Louis XV s’était laissé prendre à une comédie habilement jouée par cette comédienne incomparable qu’était la comtesse du Barry, qui avait su simuler des sentiments qui chatouillaient délicatement l’amour-propre de ce caractère personnel mais timide, impertinent mais faible… si on songe que le roi était d’une ténacité rare dans ses habitudes qui lui tenaient lieu d’affections, on comprendra que le danger le plus grave résidait tout entier dans cet amour, capable par sa sincérité de faire une impression profonde sur l’esprit du roi et de faire pénétrer dans son cœur sec et hautain des sentiments inconnus jusque-là et susceptibles de s’élever au niveau de cette passion.
De toutes ces considérations il ressortait pour M. Jacques qu’il fallait à tout prix laisser tout le monde dans l’ignorance de la retraite de Mme d’Étioles et cacher non moins soigneusement l’état alarmant de sa santé.
Qu’un hasard malencontreux apprit à un de ses amis le lieu de cette retraite, que cet ami, à son tour, apprit au roi que celle qu’il croyait traîtresse et parjure se mourait d’amour pour lui, et le roi, immensément flatté de cette preuve d’amour évidente, les yeux enfin dessillés, accourait aussitôt, était obligé de se rendre à l’évidence.
Il serait impossible alors de lui faire croire que la pauvre créature qu’il voyait, là, si douloureusement frappée de son abandon, pouvait être infidèle et traîtresse.
L’odieuse calomnie qui consistait à faire de Jeanne la maîtresse du chevalier d’Assas, habilement entretenue dans l’esprit de Louis par tout un monde de complices volontaires ou inconscients, tombait d’elle-même devant la matérialité des faits. Avec elle tombait aussi la jalousie aveugle et féroce qui avait poussé et maintenu, plus que tout autre sentiment, le roi dans les bras de la comtesse du Barry… et c’en était fait des plans si laborieusement échafaudés, tout croulait… Et Mme d’Étioles sortait alors de cette lutte souterraine triomphante et toute puissante… Et couverte par l’affection sincère du roi, elle échappait à toute tentative ultérieure… était placée si haut que les coups ne la pouvaient plus atteindre.
Il fallait donc louvoyer prudemment jusqu’au rétablissement complet de la malade, qui ne serait, alors, plus à craindre.
D’abord, parce que, d’ici là, le roi aurait eu le temps de changer sa liaison éphémère avec la comtesse du Barry en une habitude déjà assez profondément enracinée pour que cette habitude lui tînt lieu d’affection et qu’un changement répugnât à sa nature indolente et quelque peu bourgeoise…
Ensuite, parce que, rétablie, Mme d’Étioles perdait le meilleur de son prestige et de son charme et qu’on s’arrangerait alors de manière à fournir au roi des preuves de sa liaison avec d’Assas, tellement irréfutables qu’elle serait sûrement et infailliblement battue d’avance et qu’il lui serait impossible d’approcher le roi, d’essayer de le convaincre.
Voilà pourquoi, un meurtre inutile répugnant à sa nature, raffinée et délicate par certains côtés, M. Jacques avait ordonné qu’on donnât à la malade les soins les plus minutieux et les plus vigilants. Voilà pourquoi aussi il avait recommandé les précautions les plus grandes pour que nul ne soupçonnât la présence de Mme d’Étioles, gravement malade, dans la mystérieuse demeure de la ruelle aux Réservoirs.
Mais si Jeanne, dans son délire, avait mis son âme à nu en ce qui concernait son amour pour le roi, elle avait donné aussi des indications précieuses à son ennemi qui en avait habilement profité et avait tout aussitôt dressé ses batteries en conséquence.
C’est ainsi qu’elle avait parlé de son père, M. de Tournehem, de d’Étioles, de Damiens, qui l’effrayait sans qu’elle sût trop pourquoi, de bien d’autres…
La fièvre lui avait donné une sorte de divination de tout ce qui se machinait contre le roi et elle avait parlé sans cesse, apportant la lumière sur bien des points restés obscurs dans l’esprit de M. Jacques, lui forgeant des armes qui devaient se retourner contre elle.
C’était elle qui avait éclairé d’un jour brutal les agissements de d’Étioles et mis ainsi en garde l’esprit toujours aux aguets de M. Jacques qui, jusqu’à ce jour, n’avait fait que soupçonner le sous-fermier et qui, sans elle, allait commettre la faute de dédaigner cet adversaire qui, maintenant, lui apparaissait comme redoutable et digne de retenir toute son attention.
C’était elle encore qui avait raconté dans tous ses moindres détails à la suite de quelle effroyable pression elle avait dû consentir à ce mariage qui lui répugnait; elle, toujours, qui avait dit l’horrible machination ourdie par son misérable cousin contre son oncle, son père à elle.
Nous avons vu, dans un précédent chapitre, comment M. Jacques avait mis à profit ces révélations importantes et qu’il avait dépêché de Bernis auprès de M. de Tournehem sans perdre de temps.
De Bernis avait fait au père de Jeanne un récit où il entrait autant de fiction que de réalité, et il avait habilement réussi à capter la confiance du financier et à faire de ce galant homme un espion inconscient attaché à la personne de d’Étioles.
Par Tournehem, de Bernis était assuré de connaître les moindres actions du mari de Jeanne, M. Jacques ayant un intérêt capital à être renseigné sur les actes de ce personnage qu’il savait, maintenant, capable de se jeter à la traverse de ses projets et de lui occasionner des tracas qu’il jugeait plus prudent de prévenir.
C’était sur ces entrefaites que le valet Lubin et le comte du Barry, accompagnant le docteur mandé en toute hâte auprès de Mme d’Étioles, avaient commis l’imprudence d’échanger sur le pas de la porte les quelques paroles surprises par Noé dans son ivresse.
Le vicomte d’Apremont, ou, pour lui laisser le nom qu’il tenait à garder lui-même, Lubin, s’était oublié, dans un accès de mauvaise humeur, jusqu’à prononcer des noms propres. Or, par fatalité, le malheur voulait qu’un ivrogne se fût trouvé dans cette ruelle, où ne passaient pas dix personnes dans la journée, juste à point nommé pour surprendre une conversation qui n’aurait jamais dû être tenue dans cet endroit et cela juste au moment où le maître venait de recommander la plus grande prudence, la plus étroite vigilance autour de Mme d’Étioles. C’était vraiment jouer de malheur!
Lubin, furieux contre lui-même, n’en avait pas dormi de la nuit. Il était à peu près certain que cet ivrogne n’avait rien entendu, rien compris; n’importe! quelle diantre de mouche l’avait piqué là d’aller bavarder comme une vieille commère sur le pas d’une porte!
Oh! le comte avait bien eu tort de ne pas étrangler tout à fait ce maudit ivrogne qui avait eu la malencontreuse idée de se venir vautrer devant leur porte juste au moment où lui, Lubin, avait la sottise de lâcher son caquet imprudent.
Ah! si le maître apprenait la chose, Lubin ne donnerait pas deux liards de sa peau. Il fallait à tout prix racheter cet oubli impardonnable par une surveillance incessante.
Dans ces dispositions d’esprit, le valet était descendu le lendemain de grand matin, se postant derrière le judas de la porte, surveillant la rue.
Le raisonnement de Lubin était très simple; il s’était dit:
– Si mon ivrogne est un ivrogne véritable amené là par un hasard fatal, il est certain que je ne verrai rien d’anormal. Si, au contraire, l’homme était un faux ivrogne, ou si même véritablement il a surpris quelques mots et qu’il veuille en avoir le cœur net, il est non moins certain qu’il viendra rôder par ici… Alors je le verrai, je le reconnaîtrai, je le devinerai… et je verrai ce que j’aurai à faire.
Ce raisonnement était assez juste. En tout cas il devait être couronné de succès.
Au bout de quelques heures d’une faction patiente et tenace, Lubin était récompensé de sa peine en voyant Crébillon et Noé qui s’arrêtaient devant la porte.
Dire que Lubin reconnut Noé, non. Il n’avait fait que l’entrevoir dans l’obscurité, et nous avons vu que le poète avait eu l’idée de lui faire endosser un autre costume.
En outre, Crébillon avait eu la prudence de s’éloigner le plus vite possible de la fameuse porte, entraînant à sa suite Noé, dans la crainte qu’il avait que celui-ci ne fût reconnu.
Malheureusement cette prudente retraite avait été effectuée trop tard. Le valet, derrière sa porte, avait eu le temps de les dévisager et, toute sa prudence étant déjà en éveil, il ne les avait pas perdus de vue.
Malheureusement aussi, les exclamations bruyantes de l’ivrogne en reconnaissant tour à tour la borne et le marteau brisé, et en retrouvant le galon de son habit, ses jeux de physionomie, très significatifs, suffirent amplement à le trahir, à donner l’assurance au valet qu’il avait été bien inspiré, qu’il avait là devant lui son ivrogne de la veille et que cet ivrogne avait certainement surpris quelque chose puisqu’il revenait là le matin même avec ce compagnon à face d’ivrogne et qui lui était inconnu.
Lubin, tout en continuant sa surveillance, se demandait ce qu’il allait faire, mais ne trouvait rien.
Cependant son ivrogne repassait devant la porte, retournant sans doute d’où il venait; quant à son compagnon, il le vit entrer dans la petite auberge, presque en face, et un sourire de satisfaction lui vint aux lèvres à cette constatation.
Lubin quitta aussitôt son poste d’observation, grimpa quatre à quatre les degrés qui conduisaient à l’étage supérieur, monta plus haut, jusqu’au grenier, s’approcha avec précaution d’une lucarne, fit entendre une sorte de modulation bizarre produite en soufflant dans un minuscule instrument qu’il avait sorti de sa poche, et attendit.
Quelques instants plus tard la même modulation bizarre, venant de la maison d’en face, parvint à ses oreilles.
Alors il s’écarta de la lucarne, et, ayant accompli sans doute une besogne importante, car il paraissait très content de lui-même, il s’assit dans un coin, sans se soucier de la poussière, et se mit à réfléchir.
Lubin n’était sans doute pas très inventif ou bien ce qu’il voulait faire était peut-être très difficile, car au bout d’un quart d’heure il se redressait, n’ayant rien trouvé; puis, prenant, comme on dit, son courage à deux mains, il redescendait, et, tout penaud, se présentait devant le maître: M. Jacques.
Une fois en présence de son supérieur, Lubin se mit humblement à genoux et confessa sa faute avec une entière franchise, n’omettant pas, bien entendu, de faire valoir ce qu’il avait fait depuis le matin pour racheter sa faute.
C’était là tout ce que l’infortuné Lubin, terrifié à l’idée du courroux qu’il allait déchaîner et du châtiment exemplaire qui allait s’abattre sur sa tête, avait trouvé.
Et s’il avait pu voir le coup d’œil terrible de son maître pendant qu’il parlait la tête basse, s’il avait pu voir la crispation de ses doigts fins et aristocratiques sur le velours du fauteuil, il eût été bien plus terrifié encore.
Mais, tandis qu’il parlait, M. Jacques réfléchissait et, après avoir maudit intérieurement la sotte imprudence de ce sous-ordre, il en avait vite pris son parti et dressé tout un plan.
Aussi, quand il eut fini, au lieu des reproches sanglants auxquels il s’attendait, Lubin fut-il tout surpris d’entendre le maître qui lui demandait avec douceur:
– Avez-vous songé à prévenir en face, mon enfant?
– Oui, monseigneur. L’homme, depuis qu’il est entré, est en observation. Pas une de ses paroles, pas un de ses gestes ne nous échappera. Quand il sortira, il sera suivi et nous saurons qui il est, où il demeure, et quels sont les moyens dont il dispose.
– Bien, mon enfant, c’est parfait! Relevez-vous.
Lubin, qui était resté tout ce temps à genoux, se releva, se demandant s’il rêvait.
– Mon enfant, reprit M. Jacques, je devrais vous punir sévèrement, car vous avez commis une faute… une grave faute… malgré mes ordres formels… mais à tout péché il y a miséricorde… D’ailleurs, votre repentir sincère, l’aveu rapide et franc de votre faute m’incitent à la clémence… Allez donc en paix, mon enfant, vous êtes pardonné… pour cette fois-ci… Mais, reprit-il avec un calme et une douceur plus terribles qu’une menace, mais ne péchez plus!… Allez!… j’ai besoin de réfléchir.
Lubin, abasourdi par cette clémence à laquelle il était loin de s’attendre, sortit, enchanté, au fond, d’en être quitte à si bon compte et se promettant bien, à l’avenir, de veiller sur sa langue et de racheter ce moment d’oubli par une soumission aveugle.
Quelques instants plus tard, la soubrette, munie d’instructions précises, sortait ostensiblement pour aller chercher des médicaments et remettait au droguiste un billet plié d’une façon particulière que celui-ci prenait des mains de la fille de chambre et dépliait avec un respect manifeste.
Ce billet contenait des instructions à l’adresse du droguiste qui était un affilié et qui, après avoir lu, le brûlait devant la jeune femme, en disant simplement:
– Dites que les ordres seront exécutés.
La soubrette réintégrait la maison et Crébillon avait à peine quitté l’herboristerie que M. Jacques recevait deux rapports succincts émanant l’un de l’aubergiste, l’autre du droguiste, et dans lesquels les paroles, les faits et gestes du poète étaient minutieusement relatés.
Le soir même, un autre rapport, plus détaillé, dévoilait à M. Jacques les noms de Crébillon et de Noé Poisson, l’endroit où ils habitaient, quand ils étaient arrivés à Versailles et ce qu’ils y avaient fait depuis leur arrivée. La visite de Crébillon à Berryer y était signalée.
M. Jacques aussitôt faisait appeler de Bernis et lui donnait ses instructions.
Dans la nuit même, de Bernis lui racontait par le détail la conversation que Crébillon avait eue avec le lieutenant de police et qu’il n’avait pas eu de peine à lui arracher, tant Berryer avait été frappé de l’attitude si extraordinaire – pour le courtisan – de ce pauvre diable de poète qui se permettait d’être un honnête homme.
M. Jacques était fixé. Il savait ce que voulait cet homme et ce qu’il cherchait. Il était tranquille. Celui-là, du moins, s’il cherchait Mme d’Étioles, ce n’était pas dans l’intention de la pousser dans les bras du roi.
Et un certain respect lui venait pour ce brave homme de poète, plus honnête dans sa pauvreté que tous les seigneurs fringants mais vils qu’il voyait autour de lui se ruer à la curée, et aussi comme une gêne, comme un ennui de le trouver sur son chemin et, qui sait?… d’être obligé de le briser peut-être.
Car, pour les raisons que nous avons expliquées, il ne fallait pas que le poète retrouvât Mme d’Étioles. Et puisque la faute d’un inférieur, secondée par un hasard vraiment extraordinaire, l’avait mis sur la piste de celle qu’il avait un intérêt si grand à ne pas laisser découvrir, il fallait prouver adroitement à ce Crébillon qu’il s’était trompé, qu’il avait fait fausse route, que tout ce que son ami lui avait raconté, ou du moins tout ce qui concernait Mme d’Étioles, n’était qu’une imagination d’ivrogne puisée dans les fumées de l’ivresse.
On a vu comment il y était arrivé et comment le poète avait été berné par la soubrette, adroitement stylée et secondée par quelques comparses qui avaient joué chacun le rôle qui lui était dévolu avec un naturel parfait.