XIX LE CARTON À DESSINS

Après avoir quitté d’Assas, la comtesse avait repris précipitamment le chemin de la petite maison des Quinconces.


Elle était dans un état de surexcitation extrême qui ne lui laissait pas la faculté d’envisager sainement la situation dans laquelle elle s’était mise elle-même et encore moins de se rendre un compte exact des sentiments réels qu’elle éprouvait.


Ce qui dominait en elle, c’était une sorte de stupeur douloureuse devant l’écroulement de rêves longtemps caressés.


C’était aussi un étonnement effaré produit par l’attitude incroyable de ce petit officier qui repoussait comme une insulte ce que de hauts et puissants seigneurs eussent accepté avec empressement et reconnaissance, et qui se mêlait d’avoir des idées et des sentiments incompréhensibles, qui la déroutaient complètement.


Mais ceci n’était que le côté sentimental, et, bien qu’elle lui payât un large tribut, bien que son cœur se fondît à la pensée que celui qu’elle aimait ne l’aimerait jamais, était à jamais perdu pour elle, il y avait aussi plusieurs autres côtés plus matériels qui la touchaient plus directement et qui primaient tous les autres, étouffaient toute velléité de faiblesse ou de générosité, et chassaient toute idée de renoncement à des projets de vengeance.


L’amour-propre avait reçu un rude coup et elle n’arrivait pas à s’expliquer comment on avait pu résister au charme de sa beauté réelle, comment on avait pu résister au désir de presser entre ses bras ce corps merveilleux qui s’offrait, et, dans son humiliation profonde de cet échec, elle en arrivait à se croire laide.


D’autre part, le milieu spécial dans lequel elle avait vécu ayant oblitéré chez elle, le sens de la délicatesse, elle ne pouvait comprendre pourquoi et comment un jeune homme de vingt ans, pauvre, n’ayant pour fortune que son épée, avait pu refuser les offres qu’elle lui faisait et qui eussent ébloui de plus riches, de plus blasés et de plus haut placés que lui.


Elle se demandait sincèrement si d’Assas n’était pas fou ou s’il n’était pas victime d’un sort jeté par Mme d’Étioles.


Enfin, et par-dessus tout cela, le chevalier paraissait admirablement renseigné sur son compte, et cela était plus grave que tout le reste, car elle ne songeait pas un instant à renoncer au roi, l’amour, chez elle, marchant de pair avec l’ambition sans qu’elle eût pu dire elle-même lequel de ces deux sentiments eût été le plus fort le cas échéant.


Cette connaissance de son passé, proche encore, que possédait d’Assas l’inquiétait sourdement pour l’avenir, à cause du roi, en même temps qu’elle l’exaspérait et l’humiliait dans le présent.


Envisageant la question à ce point de vue, il était clair que d’Assas était un danger vivant pour elle. De là à conclure à la suppression du danger, il n’y avait qu’un pas.


Ce pas, le franchirait-elle?


Voilà ce qu’elle se demandait elle-même non sans angoisse.


Et c’est ici qu’entraient en lutte les deux sentiments dont nous avons parlé: l’amour et l’ambition.


Lequel des deux l’emporterait?


Sous le coup de l’humiliation récente et de l’échec douloureux, il lui semblait qu’elle n’hésiterait pas et sacrifierait impitoyablement l’amour à l’ambition. Mais cette résolution s’affirmerait-elle par la suite, quand le sang-froid lui serait revenu?


Voilà ce qu’elle n’aurait su dire.


Pour le moment, elle ne rêvait que vengeance.


Son cœur, profondément humilié, étreint par une jalousie féroce, lui semblait brisé à tout jamais; l’amour s’était enfui, impitoyablement frappé par celui-là même qui en était l’objet; la haine, seule, maintenant, l’occupait tout entier.


De même qu’on l’avait repoussée, méprisée, frappée dans son amour, de même elle repousserait toute pitié, rendrait haine pour mépris, frapperait à son tour férocement, son intérêt, à défaut de tout autre sentiment, lui commandant impérieusement d’être inexorable.


Voilà ce qu’elle se disait, s’excitant elle-même à la haine, pendant qu’elle regagnait sa demeure, et, croyant être parvenue à se convaincre, elle ruminait des tas de projets de vengeance dont la première victime était toujours Jeanne, sa rivale exécrée.


S’ensuit-il que son amour avait réellement fait place à la haine?


Non pas, certes!


Mais elle le croyait et ne se rendait pas compte que l’exaltation seule la guidait.


En ce moment elle eût étranglé de ses propres mains sa rivale si elle l’eût rencontrée, elle eût aveuglément frappé d’Assas s’il se fût dressé entre elle et cette rivale.


En serait-il de même plus tard, après quelques jours de calme et de réflexion, lorsque toute cette agitation serait enfin calmée?


C’est ce que l’avenir nous apprendra sans doute.


Elle rentra chez elle dans cet état d’esprit.


Nicole s’empressait autour d’elle avec un zèle hypocrite, la déshabillait et la rhabillait lestement, tout en s’informant sournoisement du résultat de ses démarches et en observant les traits décomposés, l’air morne et farouche de celle qu’elle était chargée de surveiller, tout en la servant.


– Madame a-t-elle réussi? Ses deux protégés pourront-ils se donner mutuellement de leurs nouvelles?…


Juliette avait bien envie d’imposer brutalement silence à cette fille qui l’obsédait de son caquet, mais elle réfléchit qu’elle lui devait un mot d’explication, sinon de remerciement. Somme toute, sa fille de chambre l’avait aidée et ce n’était pas de sa faute à elle si elle avait échoué.


Puis, qui sait si, plus tard, elle n’aurait pas besoin de faire appel de nouveau aux services intéressés de cette fille.


Elle se contraignit donc et répondit:


– Non, ma fille… J’ai échoué… honteusement, fit-elle avec amertume en songeant à d’Assas.


– Ah! les pauvres jeunes gens!… Quel dommage!… Alors M. de Marçay a été intraitable?… Fi! le vilain homme!… J’avais prévenu madame des exigences de ce baron… un paillard, le baron!… je pensais bien que madame ne consentirait jamais à des exigences pareilles à celles de ce monsieur… Mais c’est vraiment dommage pour les deux amoureux.


Au nom de Marçay, l’œil de la comtesse jeta un éclair et se posa soupçonneux sur la soubrette qui supporta d’autant mieux le regard de sa maîtresse qu’elle parlait au hasard, sans savoir au juste, M. Jacques lui ayant donné une leçon à répéter sans entrer dans des explications, comme bien on pense.


Heureusement la toilette de la comtesse était terminée et elle put enfin se débarrasser de sa camériste après lui avoir donné, pour la remercier de son concours, une bague garnie de brillants, qui valait bien deux ou trois mille livres, et que Nicole prit avec force protestations de dévouement et de grands remerciements, cependant que la fille rapace songeait à part soi que le petit bourgeois de la ruelle aux Réservoirs était plus généreux.


Enfin Nicole se retira, laissant la comtesse libre de penser à la vengeance qu’elle rêvait de tirer des affronts du chevalier, ce qui était en ce moment son idée fixe.


Longtemps elle resta ainsi à dresser des plans qu’elle détruisait à mesure, pleurant des larmes brûlantes sans qu’elle eût pu dire si c’était la douleur ou la honte qui la faisait ainsi pleurer.


Soudain, son œil se fixa sur les cartons à dessins placés sur un meuble ad hoc.


La vue de ces cartons lui rappela le portrait du chevalier qu’elle avait dessiné de mémoire et, du même coup, elle se souvint aussi des paroles de M. Jacques lui suggérant l’idée d’attribuer ce dessin à Mme d’Étioles pour achever de la perdre dans l’esprit du roi.


Elle se leva, prit le portrait du chevalier ainsi que le carton contenant les dessins de Jeanne, se mit à étudier le monogramme, très simple du reste, qui se dissimulait en un coin de page de quelques-uns de ces dessins.


Jusqu’à ce jour elle avait hésité à montrer au roi ces dessins et ce portrait, ainsi qu’on le lui avait conseillé, non qu’elle voulût épargner Mme d’Étioles, non que ce moyen lui répugnât, mais simplement parce que la crainte que le roi ne fit retomber sa colère sur la tête du modèle autant que sur celle du peintre l’avait arrêtée.


Maintenant elle revenait à ce moyen à portée de sa main et se disait qu’elle n’avait qu’à imiter un J semblable à ceux qu’elle avait sous les yeux, mettre carton et portrait sous les yeux du roi, exciter la jalousie jusqu’à la fureur et qu’avant peu, grâce à ce stratagème, elle serait probablement vengée des dédains de d’Assas, débarrassée à tout jamais de cette petite d’Étioles maudite.


Oui, c’était très simple et très facile…


Pourtant elle hésitait…


Signerait-elle?… ne signerait-elle pas?


Voilà la question qu’elle se posait en contemplant tour à tour le portrait du chevalier et la signature de sa rivale.


Elle ne savait à quel parti se résoudre et serait restée sans doute longtemps encore indécise si Nicole n’était entrée soudain pour dire:


– Madame, c’est le même petit bourgeois de l’autre jour qui sollicite l’honneur d’être reçu.


M. Jacques!… C’était M. Jacques!… Que venait faire ce démon à cette minute suprême?


Telle était la question qu’elle se posait.


Si elle consignait sa porte?…


Mais non, c’était impossible… il serait entré quand même.


Elle se résigna passivement, fit signe d’introduire. Seulement, cette fois, elle ne songea pas un instant à dissimuler le portrait de d’Assas qu’elle avait à la main et qu’elle garda ostensiblement, comme par bravade.


M. Jacques fit donc son entrée, en jouant le rôle de bon commerçant qu’il s’était assigné lui-même, avec sa prudence accoutumée.


Puis, lorsqu’il se fut assuré que nulle oreille indiscrète n’était à portée de sa voix, il dit de son petit air doucereux et paternel:


– Eh bien, mon enfant, avez-vous satisfait votre désir?… êtes-vous sortie, ces jours-ci, comme vous en brûliez d’envie?


Ce disant, il observait attentivement la jeune femme, comme si la réponse qu’elle allait faire eût eu une grand importance à ses yeux.


Celle-ci, dans la crise effrayante qu’elle subissait, ne songea nullement à mentir, et, d’un geste las de la tête, elle fit signe que oui.


Cette réponse, l’air morne et accablé de Juliette, ses yeux encore bouffis de larmes, tout cela avait sans doute un motif secret d’être du goût de M. Jacques, car il eut, à son tour, un geste de satisfaction, sans qu’il fût possible de dire si cette satisfaction provenait de l’état lamentable où il la voyait, et qui était sans doute conforme à ses désirs, ou, tout simplement, s’appliquait à la réponse elle-même.


Hochant doucement la tête, puisant, par contenance, de nombreuses prises dans sa tabatière qu’il ouvrait et refermait d’un geste machinal, il reprit, toujours avec douceur:


– Le comte du Barry a reçu l’ordre de vous présenter à la cour. Cette présentation aura lieu incessamment… le roi vous en parlera sans doute lui-même cette nuit. Vous voilà enfin assurée du triomphe définitif…


Vous allez sortir de cette prison qui vous pesait tant; vous allez être libre, riche, puissante; vous régnerez en souveraine sur cette cour, la plus brillante de l’Europe… Vous touchez enfin à la réalisation de vos rêves, mon enfant, et ce résultat éblouissant vous le devez à votre intelligence, à votre énergie et surtout à la patience que je n’ai cessé de vous prêcher…


Vous voyez que tout vient à point à qui sait attendre et que j’aurai tenu plus que je n’avais promis… Vous allez donc être heureuse… comme vous l’entendez.


La comtesse eut un éclair de joie, mais ce fut tout.


Elle resta muette, indifférente en apparence à cette nouvelle qui, un jour plus tôt, l’eût transportée de joie.


Il était impossible de ne pas paraître frappé de cet accablement et de cette indifférence; M. Jacques le comprit et dit avec sollicitude:


– Mais qu’avez-vous donc, mon enfant? Vous paraissez triste, soucieuse; cette nouvelle que je vous apporte semble vous laisser indifférente… Seriez-vous malade?… Vous serait-il arrivé quelque chose?…


– En effet, répondit tristement Juliette, il m’est arrivé un malheur… un très grand malheur…


– Ah! mon Dieu! fit M. Jacques avec une indifférence parfaite, est-ce que votre petite sœur?… Juliette fit non, de la tête.


– Bon, reprit l’énigmatique personnage avec flegme, je vois ce que c’est, alors. Vous êtes sortie, m’avez-vous dit; vous êtes allée voir d’Assas… le petit chevalier s’est montré intraitable… il vous a chassée, peut-être… c’était prévu, mon enfant… Vous êtes encore sous le coup des émotions diverses par où vous a fait passer ce petit officier sans fortune: honte, douleur, révolte, colère, jalousie, haine… que sais-je encore?… Cela se calmera, mon enfant.


Pendant que M. Jacques parlait ainsi en adoucissant le plus qu’il pouvait son regard et son sourire, la comtesse le regardait d’un œil hagard et, bouche bée, muette de saisissement, hébétée, stupide d’étonnement et de terreur, elle restait pétrifiée, semblable à la statue de la stupéfaction.


Et dans son cerveau qui, sous les coups violents et répétés dont il était accablé depuis le matin, lui semblait prêt à éclater, une crainte superstitieuse se glissait sournoisement, s’étalait, s’emparait de toutes ses facultés mentales près de sombrer.


En même temps, à son oreille retentissait encore, en imagination, la voix de du Barry disant, avec une nuance de respect et de terreur frappante chez cet homme qui ne respectait rien et ne reculait devant rien:


Il sait tout… Il voit tout… Il entend tout…


Et, comme s’il eût deviné précisément ce qui se passait dans cette tête exaspérée par la violence des passions, M. Jacques, de sa voix douce et autoritaire à la fois, disait justement au même instant:


– Cela vous surprend que je sache une chose que vous croyiez si bien cachée?… Mais dites-vous bien, mon enfant, que je sais tout, je vois tout, j’entends tout.


Ces paroles, tombant à cet instant précis, furent comme le coup de grâce, l’assommoir définitif qui la lui livra docile, vaincue, incapable de tenter l’ombre d’une résistance; et il le comprit bien, car il reprit en donnant une inflexion plus douce à sa voix:


– Voyez où votre manque de confiance en moi vous a conduite, à quel échec lamentable, à quelles humiliations… quelles insultes peut-être… il vous a fait aboutir!… Si vous aviez eu confiance, si vous m’aviez tout avoué, comme à un père… ou un confesseur… je vous eusse avertie, conseillée… Je vous aurais dit que vous n’aviez rien à espérer du chevalier, je vous aurais prouvé qu’il ne pouvait pas vous accueillir autrement qu’il a fait… vous m’auriez cru, – car tout ce que je vous aurais dit, je vous l’aurais prouvé, – et vous vous seriez évité une déconvenue humiliante… vous ne seriez pas dans l’état de désespoir violent où je vous vois.


Elle écoutait, comme bercée par cette voix douce, par ces intonations caressantes, gagnée aussi par son air de pitié profonde et sincère.


Et il lui semblait en effet qu’il avait raison, qu’il était comme un père qui l’eût protégée et défendue contre elle-même, et un besoin immense, irrésistible, lui venait de confier sa peine, de pleurer ouvertement, de crier son désespoir et son humiliation.


Et, lorsqu’il dit:


– Allons, mon enfant, courage… racontez-moi tout… le mal n’est peut-être pas aussi irréparable que vous le croyez.


Elle se laissa tomber dans un fauteuil en vagissant comme un petit enfant, et en paroles précipitées, entrecoupées de sanglots, elle dit tout.


Lorsqu’elle eut fini, à son tour il prit la parole, et avec une adresse admirable, une habileté incomparable, tout en ayant l’air de la consoler et de la plaindre, il appuya impitoyablement sur la plaie saignante de son cœur meurtri, il excita la jalousie jusqu’à la fureur, raviva le feu de l’ambition qui paraissait vouloir céder le pas à l’amour, souffla sur la haine près de capituler devant le pardon et la pitié, la secoua, la galvanisa pour ainsi dire.


Lorsqu’il s’arrêta, elle n’était plus la même.


Ses yeux brillaient d’un feu sombre, toute son attitude dégageait un air de résolution farouche; plus d’hésitations, plus de larmes, plus d’anéantissement!


Le germe de haine, le désir de vengeance timide et irrésolu, qui voulait mais n’osait et reculait instinctivement devant l’action, les sentiments mauvais et malsains, encore à l’état embryonnaire, brillaient en elle, telle une faible étincelle que le moindre souffle peut emporter au loin.


Cette étincelle, il sut la découvrir, avec une adresse infernale il sut l’aviver, l’agrandir, en faire un brasier ardent qui la dévorait.


Qu’avait-il dit?… Quelles fibres secrètes avait-il fait vibrer?… Quel avenir prestigieux avait-il fait entrevoir?…


Peu importe ici.


Ce qu’il y a de certain, c’est que son but était atteint; et maintenant c’était une autre femme, pétrie à sa volonté, qui était là devant lui, et cette femme, c’était une furie déchaînée, prête à marcher résolument dans la voie où il l’avait engagée.


Ce portrait de d’Assas devant lequel elle avait hésité si longtemps, elle le prit résolument et d’un coup de crayon ferme et décidé apposa au bas le monogramme de Jeanne parfaitement imité.


Le chevalet supportant le portrait du roi, qu’elle avait soigneusement caché jusqu’à ce jour – pour lui en faire la surprise quand il serait achevé – fut placé par elle-même, avec sa toile inachevée, au milieu du salon, en pleine évidence; les cartons à dessins furent adroitement distribués, de manière à forcer l’attention du roi quand il viendrait, et celui contenant les dessins de Mme d’Étioles, habituellement mis de côté, de façon à ce qu’il fût ouvert un des premiers sans qu’il fût possible de soupçonner qu’il avait été mis là tout exprès.


Et quand cette sorte de mise en scène, agencée avec art, fut terminée, bien certain que cette fois-ci elle ne reculerait plus, M. Jacques se leva et sortit, un sourire de satisfaction aux lèvres.


La nuit commençait à tomber quand il rentra chez lui.


Il s’assit devant un bureau, griffonna quelques lignes au bas desquelles il apposa un cachet mystérieux et qu’il enferma dans une enveloppe portant le même cachet, puis il glissa le tout dans une deuxième enveloppe ne portant aucun signe apparent.


Ceci fait, il sonna, et, au valet accouru:


– Eh bien! baron, êtes-vous allé où je vous avais dit? Le valet à qu’il donnait le titre de baron répondit:


– Oui, monseigneur, et M. de Crébillon a été si bien convaincu qu’il quitte Versailles. Demain matin il rentrera à Paris.


– Le poète n’a pas soupçonné en vous le vieux médecin de l’autre jour?


– Oh! fit le valet en souriant, j’étais si bien déguisé l’autre jour… et aujourd’hui je lui ai mâché un français agrémenté d’un accent tudesque… qui faisait frémir ses oreilles… Bref, le résultat est qu’il part demain matin.


– C’est parfait!… J’aime mieux cela… pour lui, pensa M. Jacques qui reprit tout haut:


– Vous pouvez faire cesser la surveillance de ce côté.


– Je l’avais bien pensé… j’ai donné des ordres en conséquence.


M. Jacques eut un signe de tête approbatif, puis il demanda:


– Le comte est-il là?


– Il vient d’arriver, monseigneur.


– Veuillez me l’envoyer, je vous prie.


Quelques instants plus tard, le comte du Barry était introduit auprès de son redoutable maître.


– Mon cher comte, dit celui-ci en lui tendant la lettre qu’il venait de cacheter, faites parvenir ceci au baron de Marçay, séance tenante.


Et comme du Barry donnait des signes d’inquiétude, comme cela lui arrivait toujours chaque fois qu’il était question directement ou indirectement de d’Assas, il ajouta en sortant:


– Soyez tranquille… Je recommande tout spécialement votre protégé au baron à qui je donne l’ordre de le surveiller étroitement… le temps des douceurs et des privautés est passé pour lui… il ne faut pas que le chevalier recouvre sa liberté et je vous réponds qu’il n’échappera pas maintenant.


Le comte prit la missive avec un rictus de satisfaction et s’empressa d’aller porter au château ces instructions si importantes à ses yeux.


Lorsqu’il y arriva, la nuit était tout à fait venue.


Du Barry avait sans doute des raisons particulières de ne pas porter lui-même au baron les ordres de son supérieur, car il se dirigea tout droit du côté des communs et, avisant un palefrenier qui bayait aux corneilles, lui donna un écu et le chargea d’aller porter au corps de garde des prisons la lettre qu’il lui remit.


Le palefrenier s’empressa d’empocher l’écu et partit aussitôt; ce que voyant, le comte, tranquille et satisfait, quitta la cour et rentra chez lui.


Mais le hasard voulut que le commissionnaire improvisé rencontrât deux camarades à qui il s’empressa de montrer l’écu qu’on venait de lui remettre et de conter la commission dont il était chargé.


Les deux camarades, aussitôt, s’empressèrent de lui démontrer par toutes sortes d’arguments irrésistibles que la commission serait bien mieux faite après qu’elle aurait été préalablement arrosée.


Ces arguments parurent frapper vivement le palefrenier, qui se dit qu’après tout un verre était tôt vidé et qu’il serait toujours temps de porter sa lettre après. En sorte que les trois compères s’en furent séance tenante changer le fameux écu, et que de verre en verre, de bouteille en bouteille, il y passa tout entier.


Si bien que la soirée était fort avancée lorsque le peu scrupuleux palefrenier se décida enfin à s’acquitter de la commission pour laquelle il avait été payé d’avance.


Mais alors un autre incident imprévu surgit à son tour.


Le corps de garde étant endormi lorsque le palefrenier titubant vint frapper à la porte, le soldat qui prit la lettre se demanda s’il était bien utile d’aller réveiller son officier pour la lui remettre et, n’osant se prononcer lui-même, s’en fut tout droit réveiller le sergent à qui il la remit en lui contant comment elle lui était parvenue.


Le sergent, à son tour, considéra l’enveloppe, et, ne voyant aucun sceau, aucun cachet officiel, le porteur étant un modeste palefrenier, il en conclut que cette lettre ne concernait en rien le service, provenait probablement d’un camarade ou d’une amie de son officier et qu’en conséquence il n’y avait pas nécessité de le réveiller et que la lettre serait tout aussi bien remise le lendemain matin.


Et, ayant ainsi arrangés les choses, sergent et soldat se recouchèrent, la conscience tranquille.


Et voilà comment, ainsi que le lecteur pourra s’en rendre compte par la suite, l’ivrognerie d’un misérable valet d’écurie et l’attention trop zélée de deux soldats vinrent détruire brutalement ce que M. Jacques avait eu tant de mal à édifier, et renverser un plan savamment conçu et lentement exécuté.


Dans la nuit de ce même jour, la comtesse travaillait, toutes les bougies allumées, à son fameux portrait du roi, et c’est ainsi occupée que Louis la trouva.


Naturellement, le roi se répandit en remerciements pour cette agréable surprise, et en compliments sur la ressemblance parfaite, sur la finesse du dessin et sur le talent de l’auteur qui, disait-il, pouvait rivaliser avec M. Boucher, et protestant galamment parce qu’on lui avait caché ce talent si longtemps.


La comtesse accueillit les remerciements avec une fausse modestie charmante. Et, désignant d’un signe de tête les cartons qu’elle avait savamment disposés à cette intention quelques heures plus tôt, elle dit:


– Puisque vous voulez bien me dire que mes modestes ébauches ne sont pas trop mal, voyez là, mon roi, si vous trouvez quelque chose qui vous plaise.


Louis prit un carton et se mit à le compulser complaisamment.


Penchée sur lui, le bras nonchalamment appuyé sur son épaule, ses fins cheveux effleurant sa joue, dans une pose pleine de charme et d’abandon, elle le guidait dans ses recherches, passant rapidement d’un dessin à un autre et, sous prétexte qu’il ne contenait que des ébauches informes, elle ferma brusquement le carton et en prit vivement un autre qu’elle ouvrit devant lui, disant:


– Vous verrez, Louis, il y a des choses dont je ne suis pas trop mécontente là-dedans… Tiens!… mais, qu’est cela? Ah! folle que je suis, je me suis trompée.


Elle dit cela en riant, avec un naturel parfait, et, tout en parlant et riant comme pour s’assurer qu’il y avait bien réellement erreur, elle feuilletait vivement jusqu’à ce que le portrait de d’Assas fût sous les yeux du roi.


Elle lui laissa le temps de bien le reconnaître et, s’étant assurée du coin de l’œil que son attention se portait sur ce dessin, elle fit un geste pour fermer le carton.


Mais alors Louis l’arrêta et, prenant le portrait pour le voir de plus près, il dit en s’efforçant de rester calme:


– Mais il est très bien, ce portrait… Un de mes officiers… je le reconnais… la ressemblance est frappante… Tous mes compliments, comtesse… décidément, vous réussissez à ravir le portrait.


– Fi, le vilain taquin! fit-elle avec une moue adorable de mutinerie, le méchant roi qui veut m’humilier en me faisant des compliments qui s’adressent à l’œuvre d’une autre… Ce n’est pas bien, Louis, vous gâtez tout mon bonheur… Je vous ai dit que je m’étais trompée: ce carton ne m’appartient pas.


– Plaît-il? fit le roi qui peut-être n’avait réellement pas entendu; vous dites que ce carton ne vous appartient pas… À qui est-il donc?


Et le roi ne lâchait toujours pas le portrait qu’il dévorait des yeux.


Et comme la comtesse baissait la tête avec confusion, évitait de répondre tout en essayant vainement de lui enlever le dessin, il reprit, impatienté, sur un ton d’autorité et avec une froideur glaciale:


– Je vous ai demandé, madame, à qui appartenait ce carton et ce… portrait… N’avez-vous donc pas entendu?


– Sire, répondit-elle en prenant avec affectation l’attitude respectueuse que l’étiquette imposait devant le roi, puisque Votre Majesté l’ordonne!… ce carton appartient à… à Mme d’Étioles.


Elle avait savamment gradué l’embarras, de façon à lui faire comprendre la répugnance qu’elle éprouvait à parler de la rivale délaissée et à lui laisser deviner un reste de jalousie.


Lui, cependant, demanda, sans paraître remarquer ni cet embarras ni l’insistance avec laquelle elle appuyait sur les formules d’étiquette:


– En êtes-vous bien certaine?


– Votre Majesté n’a qu’à voir la signature… elle sera convaincue.


Et sa gêne s’accentuait de plus en plus, et l’attitude de plus en plus raide et compassée protestait tacitement contre la contrainte qu’il lui imposait.


Louis, sans se soucier d’elle, cherchait dans le tas, comparait les signatures, et quand il se fut bien assuré qu’elle ne se trompait pas, qu’elle ne mentait pas, il s’exclama:


– C’est, pardieu! vrai…


Et comme il n’ajoutait plus rien, paraissant réfléchir profondément, elle prit une pose qui disait clairement:


«Fidèle observatrice des lois de l’étiquette, j’attends qu’il plaise à Votre Majesté de m’autoriser à parler.»


Cette scène muette se prolongea pendant quelques minutes qui leur parurent, à elle longues comme des heures, à lui rapides comme un éclair.


Enfin, le roi se ressaisit non sans effort. Il remit le portrait dans le carton qu’il ferma tranquillement, et adoucissant son sourire, il dit avec un calme apparent:


– Ma foi, comtesse, je vous fais mes excuses, vos dessins sont incontestablement supérieurs à ceux de cette… petite d’Étioles.


Ce fut tout.


Et comme elle s’inclinait silencieusement et cérémonieusement, il reprit, en souriant gracieusement et comme pour se faire pardonner sa brusquerie:


– Allons, Chiffon, ne boudez pas ainsi ou sinon… je ne vous dis pas une nouvelle qui va faire caqueter la cour en même temps qu’elle fera plaisir à une belle personne… qui n’est pas loin… et qui serait bien attrapée si je me taisais.


Moitié souriante, moitié boudeuse encore, elle demanda:


– Quelle nouvelle?… dites.


– Mais, fit malicieusement le roi, je veux parler de la présentation officielle à son roi d’une certaine comtesse du Barry de ma connaissance, et qui aura lieu avant la fin de la semaine… le roi ayant donné des ordres formels ce matin.


– Vrai?… s’écria la comtesse en frappant des mains avec joie. Vrai? Ah! Louis, que je vous embrasse!… et comme je vous aime!…


Le premier soin du roi, en rentrant au château, fut de dire à son capitaine des gardes:


– Monsieur, vous ferez transférer à la Bastille, dans la matinée, M. le chevalier d’Assas, actuellement détenu au château. Le prisonnier sera mis au secret… Allez, monsieur!


Le lendemain matin le sergent remit au baron la lettre apportée la veille au soir, en lui expliquant comment elle était parvenue et pour quelles raisons il ne l’avait pas remise immédiatement.


De Marçay, croyant comme son subordonné que cette lettre d’apparence banale provenait d’un camarade, fit un mouvement de tête approbatif et se retira dans sa chambre pour la lire.


Mais quand il eut déchiré l’enveloppe et reconnu le cachet qui s’étalait au bas de cette missive qui lui avait paru insignifiante, il pâlit légèrement; quand il eut lu les instructions qu’elle contenait, qui lui recommandaient de surveiller de très près son prisonnier et de le garder enfermé dans sa chambre en attendant l’ordre de transfert, signé du roi, qui ne pouvait tarder, il ne put retenir une exclamation furieuse à l’adresse du sergent à qui il n’avait rien dit l’instant d’avant.


Cependant il ne concevait aucune inquiétude et sa mauvaise humeur provenait uniquement de n’avoir pu exécuter immédiatement les ordres qui lui étaient transmis; il se tranquillisa donc en se disant que, somme toute, il obéissait dès la réception de l’ordre et qu’il n’était pas responsable du retard apporté dans la communication de cet ordre.


Il prit donc le temps de brûler entièrement cette missive compromettante et se dirigea, sans se presser vers la chambre occupée par d’Assas, dans l’intention de lui faire connaître qu’il venait de recevoir des instructions formelles lui prescrivant de mettre son prisonnier au secret, et le prier de l’excuser personnellement de la rigueur de ces ordres qui n’émanaient pas de lui et qu’il était simplement chargé de faire exécuter.


Après avoir vainement frappé, il se décida à ouvrir la porte et constata que le chevalier n’était pas là; en outre, du premier coup d’œil, il remarqua que le lit n’était pas défait.


Sans trop savoir pourquoi, il se sentit pris de soupçons et, vaguement inquiet, il se rua vers la terrasse:


Personne!


Commençant à craindre une fuite extraordinaire, la sueur de l’angoisse au front, il redescendit plus précipitamment qu’il n’était monté et se mit à visiter une à une toutes les pièces, appelant de temps en temps:


– Chevalier!… chevalier d’Assas!…


Point de réponse… Personne nulle part!…


Le chevalier avait disparu.


Désespéré, anéanti, ne songeant même pas à donner l’alarme, il se laissa tomber lourdement sur un siège, se demandant s’il ne devenait pas fou, tant cette fuite le déconcertait.


Il fut tiré de cette prostration passagère par les appels réitérés d’un soldat qui lui criait que le capitaine des gardes de Sa Majesté avait un ordre à lui communiquer et demandait à le voir.


Pâle comme un marbre, flageolant sur ses jambes comme un homme ivre, il reçut le capitaine qui venait réclamer d’Assas, et dut lui avouer une évasion à laquelle il ne pouvait se résoudre à croire.


Le capitaine, le voyant dans cet état lamentable, tortillait nerveusement sa moustache et dit enfin laconiquement:


– Diable! diable!… justement le roi paraît s’intéresser tout particulièrement à ce chevalier d’Assas… Mauvaise affaire pour vous, mon cher!


Et laissant le baron toujours hébété et anéanti, il s’en fut rendre compte de sa mission et prendre les ordres du roi.

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