Nous laisserons maintenant ces divers personnages dans les situations respectives auxquelles ils ont été amenés: c’est-à-dire que le roi et Juliette Bécu – la fausse comtesse du Barry – continuent le duo d’amour si étrangement commencé; le chevalier d’Assas est prisonnier au château de Versailles; le comte du Barry, revenu de son magnétique sommeil, se demande ce qui lui est arrivé; Jeanne lutte contre le délire; et M. Jacques, enfin, attend à son chevet le moment où il pourra continuer son œuvre…
Et nous prierons le lecteur de vouloir bien nous accompagner à Paris où les faits et gestes de divers autres personnages qu’il n’a pas oubliés, sans doute, sollicitent toute notre attention: nous voulons parler de M. de Tournehem, d’Henri d’Étioles, de Damiens, d’Héloïse Poisson…
Et enfin, des deux inséparables qui avaient nom: Crébillon et Noé Poisson.
Si le bienveillant lecteur y consent, c’est justement à ces deux dignes amis que nous avons affaire pour le moment.
Donc, que devenaient Noé Poisson et Crébillon depuis l’enlèvement de Jeanne?
Lorsque le carrosse emportant Mme d’Étioles au trot de ses deux vigoureux chevaux se fut ébranlé vers la route de Versailles, Noé Poisson, pâle, mais fier d’avoir aidé à sauver celle qu’il appelait sa fille, avait dit à son ami Crébillon:
– La voilà sauvée!… Ouf!… Nous avons eu du mal!…
Le poète avait murmuré:
– Sauvée? Qui sait?…
Puis il était rentré dans son logis après avoir échangé une poignée de main avec son ami Poisson.
Ce dernier, calme et tranquille comme le dieu de la sérénité, s’était éloigné de son côté.
Pendant quelques jours, le digne Noé se tint en repos dans son taudis de la rue de la Huchette: il avait de l’argent. Mais lorsque l’argent lui fit défaut, il se souvint tout à coup qu’il avait quelque part une femme, sa chère et tendre Héloïse, qui le houspillait un peu plus que de raison, mais qui consentirait peut-être à garnir son gousset vide, ce qui lui permettrait d’étancher la soif qui le talonnait et, par contre-coup, lui rendrait toutes ses idées: en effet, Noé dégrisé ne se sentait plus dans son assiette et broyait du noir avec une persistance qui l’inquiétait fort pour sa santé.
D’ailleurs il n’avait pas revu Crébillon et le poète lui manquait. Et puis… ne fallait-il pas recevoir les félicitations de sa femme? Si sa fille Jeanne était encore vivante, n’était-ce pas à lui, Noé Poisson, à son intelligence, à son initiative, à son activité, qu’elle devait le salut?
Tout cela ne méritait-il pas une récompense? Et quelle plus belle récompense que quelques beaux louis d’or frappés à l’effigie du Bien-Aimé? voire, à défaut, quelques écus?
Et si Héloïse, son acariâtre moitié, se montrait rétive, lui, Noé, irait trouver M. de Tournehem ou M. d’Étioles: que diable! le père et le mari de Jeanne ne refuseraient certes pas quelque reconnaissance monnayée à ce bon Noé qui avait sauvé la femme de l’un, la fille de l’autre.
Telles furent les réflexions de maître Poisson, lorsqu’il s’aperçut qu’il n’avait plus un sou vaillant.
Noé quitta donc la rue de la Huchette, et, sans tituber, étant à jeun, se dirigea incontinent vers le quai des Augustins, c’est-à-dire vers l’hôtel d’Étioles où Héloïse avait élu domicile.
Il fit une entrée qu’il pensait être imposante et majestueuse, ce qui n’empêcha nullement la matrone de lui faire un accueil plutôt rébarbatif: Héloïse, depuis la disparition de Jeanne, était sur les charbons ardents. Elle imaginait toutes sortes de choses, en devinait une partie, mais, en somme, ne décolérait pas.
– Te voilà! s’écria-t-elle, ivrogne, sac à vin! D’où viens-tu? Tu as bu tout ton argent et tu viens en demander d’autre?
Noé se bourra le nez de tabac, se grandit, se gonfla, et répondit, très calme:
– J’ai bu, en effet, tout l’argent que j’avais; mais sachez, madame, que tout ivrogne que je suis, vous me devez de la considération, je dirai même plus, du respect…
– Ouais!… grommela Héloïse, il faut que tu sois à jeun pour tenir des propos aussi dénués de sens.
– Je suis à jeun en effet, avoua en soupirant le triste Noé, mais, je sais néanmoins ce que je dis, ma mie, et je maintiens ce que j’ai avancé. Car enfin ce n’est pas vous, je pense, qui avez arraché notre fille Jeanne au terrible danger qu’elle courait.
Héloïse sursauta… Est-ce qu’elle allait enfin savoir…
– Un danger? fit-elle palpitante. Jeanne?… Que veux-tu dire?…
– Simplement ceci: que Jeanne avait, paraît-il, des ennemis qui en voulaient à sa vie, et que si elle est hors de danger maintenant, c’est à moi Noé Poisson, son père, qu’elle le doit. Voilà!
– Jeanne avait des ennemis!… Qui t’a dit cela?… Voyons, parle!
– Qui?… M. Berryer en personne: un bien estimable personnage, madame!
– M. Berryer t’a dit?… Oh! Oh! pensa la matrone, que veut dire ceci? Et de quoi diable le Berryer s’est-il mêlé?
Puis, tout haut, elle ajouta:
– Et c’est toi qui as sauvé Jeanne?… Explique-toi.
– Moi-même, ici présent, répondit l’ivrogne, avec une modestie pleine de jactance.
– Comment? Raconte-moi cela. Raconte vite et bien… N’oublie aucun détail si tu veux que je te garnisse ta bourse!
Alors Noé fit à sa femme, dans tous ses détails, le récit de l’enlèvement de Mme d’Étioles en ayant bien soin d’insister sur le rôle que lui, Noé, avait joué dans cette affaire.
L’ivrogne pensait que plus il donnerait d’importance à son intervention, plus forte serait la somme qu’il espérait arracher à sa femme.
Héloïse Poisson était une intrigante dénuée de tout scrupule, qui avait placé sur Jeanne des ambitions démesurées; elle poursuivait avec ténacité un but mystérieux, mais parfaitement arrêté.
Il est vrai qu’elle ne savait rien depuis la visite qu’elle avait faite à la tireuse de cartes à laquelle elle avait dicté toutes les réponses faites à Jeanne.
Il est vrai qu’elle avait vainement parcouru Paris en tous sens.
Mais, maintenant, elle réfléchissait, et là où son imbécile de mari n’avait rien vu, elle lisait, elle, à jeu ouvert.
Elle suivait, par la pensée, tout le complot auquel Noé avait innocemment prêté la main.
En rapprochant le récit de Noé de ses observations personnelles, de ses renseignements secrets, de ses menées tortueuses, elle arrivait à cette conclusion logique, irréfutable, que Jeanne avait été tout bonnement enlevée par Berryer pour le compte du roi.
Et qui sait? certains faits qui lui revenaient à la pensée le lui faisaient croire, le roi lui-même avait peut-être prêté les mains à cet enlèvement.
Le roi lui-même!…
La matrone tressaillit de joie à cette pensée.
Jeanne était à Versailles, puisque le roi y était; Jeanne, à cette heure, était la maîtresse du roi qui, sans doute, – les amoureux ne sont-ils pas tous les mêmes? – cachait son bonheur dans quelque nid discret.
Jeanne maîtresse du roi, c’était la porte grande ouverte à tous les appétits, et elle, Héloïse Poisson, se réservait la bonne, la meilleure place à la curée.
Jeanne, il est vrai, n’était encore que la maîtresse secrète, inavouée, du roi, mais, vive Dieu! elle était là, elle! Et puisque le roi, ce timide, avait osé chose pareille, elle saurait bien l’amener à se déclarer publiquement; et, ses conseils aidant, sa fille deviendrait la favorite, car la matrone ne doutait pas un instant que Jeanne n’eût cédé au roi…
Aussi la joie, l’orgueil l’étouffant, elle laissa éclater son secret et apprit à Noé, satisfait, roulant des yeux effarés, éblouis, ce qu’elle pensait être la vérité.
– Poisson, mon ami, ajouta-t-elle en terminant, notre fortune est assurée maintenant.
– Le roi!… c’était le roi!… murmurait Noé, et je l’ai aidé!…
– Sans t’en douter, il est vrai!
– Corbleu! voilà qui va faire plaisir à Crébillon, songeait Noé; je cours lui annoncer cette heureuse nouvelle.
Et, avec l’insouciance des ivrognes, Noé, pas méchant homme au fond, mais cerveau obscurci et âme oblitérée, Noé, qui n’avait guère le sens du fas et nefas, s’écria:
– C’est fort heureux pour nous, en effet, car j’espère bien maintenant que tu ne me refuseras pas quelques louis.
Tout Noé était dans ces mots.
Héloïse, cette fois, se montra généreuse.
– Tiens, dit-elle, prends… et surtout pas un mot à personne!…
Et la matrone tendit à son époux une bourse gonflée que celui-ci engouffra prestement dans une de ses poches.
Ayant obtenu ce qu’il désirait, Noé s’éclipsa rapidement sans que sa femme, tout à ses rêves dorés, songeât à le retenir.
Dehors, l’ivrogne soupesait la bourse.
– Hé! hé! fit-il avec une évidente satisfaction, voilà de quoi offrir pas mal de bouteilles de vin d’Anjou à cet excellent ami… Pas un mot à personne… soit! Mais Crébillon, c’est moi… et moi, c’est Crébillon…
Noé n’avait donc pas mauvais cœur, puisque, dans sa joie, il ne cessait de songer au poète vers la demeure duquel il se dirigeait à grandes enjambées.
Suant et soufflant, il atteignit le carrefour de Buci et commença l’ascension des trois étages du poète aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes et son gros ventre.
Poisson entra comme une trombe.
Le poète travaillait à raturer le quatrième acte de Catilina.
À la vue du nouveau venu, la physionomie de Crébillon s’éclaira; il déposa la plume, repoussa le manuscrit et s’écria:
– C’est toi, Poisson? M’apportes-tu de l’argent?
– De l’argent? Fi donc! fit le gros homme, rayonnant.
– Alors, que viens-tu faire ici?…
Sans relever cette phrase peu hospitalière, tout à la joie qui l’étranglait, Noé continua:
– Pas d’argent, mon ami, de l’or! Tant que tu en voudras, tant que nous pourrons en boire… Du bel or trébuchant et sonnant!…
Ce disant, il montrait la bourse que sa femme venait de lui remettre et la vidait sur la table, côté du bureau.
– Oh! oh! fit simplement Crébillon, les yeux écarquillés.
– Cent, quatre cents, cinq cents livres, comptait joyeusement Poisson; deux cent cinquante livres chacun, ajouta-t-il en faisant deux parts, fraternellement égales.
– Oh! oh! répéta le poète. Faut-il ouvrir portes et fenêtres?
– Pourquoi faire? demanda naïvement Noé.
– Pour laisser entrer le Pactole qui me paraît vouloir couler ici.
– Je ne connais pas ce… ce gentilhomme.
– Le Pactole n’est ni gentilhomme, ni bourgeois, dit gravement Crébillon… Le Pactole, Noé, c’était un fleuve qui roulait de l’or et qui parfois, bien rarement, se détournait de son cours pour visiter les poètes… Salut, Pactole, roi des fleuves!…
Ce disant, Crébillon rafla sa part d’écus et de louis…
– Maintenant, reprit-il, conte-moi d’où te vient tout cet or; explique-moi ces mots que tu as prononcés et que j’ai entendus: «De l’or tant que j’en voudrai, tant que nous pourrons en boire», ou plutôt, attends, tes explications seront sans doute laborieuses, et si ta langue est sèche, je te connais, tu ne t’en sortiras plus; ne me dis encore rien: je cours chercher quelques flacons de champagne.
Et Crébillon s’élança vers la porte.
Mais Noé, très inquiet, lui criait déjà:
– Du champagne! Ingrat! Voilà donc ce que tu appelles le roi des fleuves!… Du vin d’Anjou, Crébillon, du vin d’Anjou!
– Que la peste m’étrangle si je touche seulement du doigt à cet ignoble liquide! répondit Crébillon.
– C’est qu’il le ferait comme il dit, clama Noé, et il boirait seul?… Non! je descends aussi.
Et Noé se rua dans l’escalier à la suite de Crébillon.
Quelques instants après, les deux inséparables remontaient chargés l’un d’un panier de champagne, l’autre de vin d’Anjou, puis, lorsqu’ils furent installés chacun devant sa bouteille, le verre en main:
– Là! fit Crébillon, va, maintenant je t’écoute.
Et le poète, confortablement installé dans son fauteuil, contemplait amoureusement la mousse légère qui frangeait son verre tout en bourrant consciencieusement sa pipe.
Car il avait profité de la course pour acheter aussi du tabac, avec l’argent qu’il tenait de la libéralité de son ami.
Noé commença ainsi:
– J’ai dit, Crébillon, que nous aurions de l’argent tant que nous en voudrons.
– J’ai bien entendu… mais comment?… M’aurais-tu trouvé un généreux éditeur?
– Non, dit Poisson, j’ai trouvé mieux que cela: tu as cru, comme moi, du reste, que nous avions sauvé Jeanne d’un grand danger?
– Mme d’Étioles?… Sans doute! C’est toi-même qui m’as…
– Eh bien! nous nous sommes trompés.
– Plaît-il? s’écria Crébillon au moment où il s’apprêtait à allumer sa pipe.
– Jeanne ne courait aucun danger… au contraire, reprit Poisson.
– Quel est ce mystère?… T’expliqueras-tu? fit le poète qui, le sourcil froncé, réfléchissait avec un commencement d’inquiétude.
– Voilà! Il paraît qu’un seigneur, un très grand seigneur, – et Noé baissa la voix, – très épris de Jeanne, n’aurait pas trouvé d’autre moyen pour se rapprocher d’elle, et l’aurait tout bonnement enlevée, grâce à notre concours…
– Tout bonnement! répéta machinalement Crébillon qui réfléchissait toujours, et qui reposa sur la table, sans y tremper ses lèvres, son premier verre de champagne auquel il n’avait pas encore touché.
– Et grâce à nous, insista Noé.
– Un grand seigneur? dit Crébillon. Voyons. Comment dis-tu?…
– Je dis: un très grand seigneur… tu peux m’en croire!
– Un très grand seigneur pour qui le lieutenant de police se dérange en personne!… Ce très grand seigneur ne serait-ce pas…
– Le roi, oui, Crébillon. Le roi lui-même!…
– Le roi! Peste! fit Crébillon qui pâlit et déposa sur la table sa pipe non encore allumée. Et tu dis que le roi a enlevé Mme d’Étioles…
– Grâce à nous, reprit Noé en se rengorgeant.
– Tu l’as dit et répété, fit Crébillon de plus en plus froid. Mais pourquoi le roi a-t-il enlevé Mme d’Étioles… grâce à nous? se hâta-t-il d’ajouter voyant que Poisson allait répéter pour la troisième fois cette phrase à laquelle il paraissait tenir beaucoup.
– Je t’ai dit que le roi était amoureux de Mme d’Étioles.
– En sorte que?… Achève, voyons, digne père!…
– En sorte que, maintenant, Jeanne est la maîtresse du roi! fit Noé avec son orgueilleuse inconscience d’ivrogne.
– La maîtresse du roi? C’est bien cela que tu as dit?…
– Oui! Je sais bien… le roi se cache… Mais, je te l’ai dit, il est tout à fait pris. Jeanne est diantrement jolie, elle est adroite, intelligente, et Mme Poisson espère, croit, que grâce à ses conseils, le roi se déclarera ouvertement, et que Jeanne d’ici peu sera…
– Reine de France? fit ironiquement le poète.
– Oh! non, dit modestement Noé, favorite seulement.
– Ah! elle croit cela, cette chère Mme Poisson… cette digne mère!
– Elle en est sûre! Tu comprends bien que dans ces conditions, nous qui avons assuré le bonheur du roi et celui de Jeanne, nous voilà à l’abri de tout; nous pouvons demander tout ce que nous voudrons! Qu’en dis-tu, Crébillon?
– Oui… en effet… nous pouvons demander tout… nous qui avons assuré le bonheur du roi… comme tu dis si bien, Poisson.
En parlant ainsi, Crébillon se leva. D’un geste brusque, il saisit la pipe toute bourrée, et, la laissant tomber sur les carreaux, l’écrasa du talon.
– Tout ce que nous voudrons!… répéta Poisson en vidant son sixième verre.
Crébillon, froidement, saisit le verre plein posé devant lui et l’envoya se briser dans la cheminée; la bouteille de champagne suivit le même chemin.
Et comme Noé le regardait avec inquiétude, le poète se fouilla, sortit de sa poche tout l’argent que son ami lui avait remis et d’un geste brutal posa le tout – louis et écus – devant l’ivrogne ébahi…
– Ah! nous avons fait cela, nous autres! s’écria rageusement le poète; voilà une méchante action que je ne pardonnerai de ma vie!
– Tu dis? fit Poisson abasourdi.
– Je dis, répondit Crébillon d’une voix que l’indignation faisait trembler, je dis que tu peux reprendre ton argent! Car je préfère mourir de faim que mourir de honte!… Je dis que je boirai de l’eau, de l’eau, entends-tu, – et ce mot semblait lui écorcher les lèvres, – si je n’ai que cet argent-là pour payer mon vin!…
– De l’eau?… toi? Crébillon?… Oh!…
– Oui, moi!… De l’eau! De l’eau jusqu’à la fin de mes jours, plutôt que de me savoir infâme!…
– Et moi qui croyais t’apporter une heureuse nouvelle! gémit le gros homme épouvanté.
– Une heureuse nouvelle! Ah ça! mais tu n’as donc rien là? et le poète se frappait la poitrine.
– Je… je… ne comprends pas… bredouilla l’ivrogne.
– Corbleu! je le vois bien. Sans quoi, tu ne serais pas venu me dire en face de telles infamies. Si je me doutais que tu eusses compris, je te jetterais par la fenêtre!
– Par la fenêtre! Moi! ton ami! ton frère! larmoya Noé.
– Oui, morbleu! Tu viens de me dire de si monstrueuses infamies que si je ne te connaissais pas aussi inconscient dans ton abjection, je t’aurais déjà passé mon épée au travers du corps; car tu es trop lourd et ma fenêtre est trop étroite!
– Crébillon, tu m’assassines! N’ai-je donc échappé à la pendaison ou à l’estrapade que pour mourir de ta main, moi… ton ami!
– Il n’y a plus d’amis ici. Sortez!…
– Tu me chasses!… Crébillon… écoute-moi… s’écria Poisson en versant des larmes sincères; si je ne t’ai plus, que vais-je devenir? avec qui boirai-je?…
Crébillon, devant cette douleur naïvement grotesque mais vraie, laissa tomber sur son compagnon un regard de compassion et, haussant les épaules:
– Tu tiens donc bien à mon amitié?
– Si j’y tiens?… au point que, tiens, s’il le fallait, je boirais de l’eau avec toi… Ah!…
Une telle preuve d’amitié honorait-elle Crébillon? Relevait-elle Poisson du degré d’infamie où l’ivrognerie l’avait conduit?
Le lecteur en jugera. Toujours est-il que le poète se sentit ému.
– Eh bien! s’il en est ainsi, dit-il, il faut m’aider à défaire ce que nous avons fait, malheureux! Il ne faut pas que Mme d’Étioles soit la maîtresse du roi… par notre volonté, du moins!
– Je ferai ce que tu voudras: commande, j’obéirai! assura Poisson avec fermeté.
– C’est bien, laisse-moi réfléchir…
– Crébillon? interrogea l’ivrogne en voyant que son ami s’apaisait.
– Quoi? Que veux-tu encore?
– Si je consens à tout ce que tu voudras, prendras-tu ta part de cet argent?
– Nous verrons plus tard! Quand nous aurons réparé! Quand cet or ne sera pas impur comme le plomb vil dont parle le grand Racine.
– Au moins, soupira Noé, consentiras-tu à boire du vin? Tu ne voudrais pas, Crébillon, boire de l’eau… de l’eau, songes-y, c’est terrible, cela!
– En effet, murmura le poète épouvanté à son tour.
– Tu vois!… Tu frémis… Promets-moi de ne pas boire de l’eau.
– Soit, je te le promets, fit Crébillon magnanime, mais tu feras ce que je voudrai?
– C’est juré! Tu n’as qu’à parler!
– Alors, ramasse ton argent: nous en aurons peut-être besoin. Et pour réparer le mal, il pourra servir… Et, maintenant, allons à l’hôtel d’Étioles.
– À l’hôtel d’Étioles! qu’allons-nous y faire?
– Tu le verras: de là, nous irons à Versailles, s’il le faut…
– À Versailles?… Je ne comprends pas!
– Imbécile! Où est le roi?
– À Versailles! Tiens, c’est vrai!
– C’est donc là qu’il faut aller: puisque le roi s’y trouve, Mme d’Étioles doit y être aussi. Mais d’abord, à l’hôtel d’Étioles!…
Et les deux hommes, redevenus plus amis, plus unis que jamais, descendirent bras dessus, bras dessous, Noé poussant de gros soupirs en songeant à ses rêves envolés, mais se consolant à la pensée que son ami Crébillon lui restait… et qu’ils ne boiraient pas d’eau.