La soubrette Nicole était rentrée à la petite maison des Quinconces où sa maîtresse l’attendait avec impatience.
C’était à peu près vers le même moment que de Bernis était en conférence avec le chevalier d’Assas.
Avec force détails, qui dénotaient chez elle une imagination féconde, Nicole rendit compte de la mission dont elle s’était chargée.
Mais sans doute les renseignements qu’elle apportait à la comtesse n’étaient pas du goût de celle-ci, car, après avoir congédié la soubrette élevée au rang de confidente, elle resta longtemps songeuse et indécise.
Sans doute il résultait de ces renseignements la nécessité d’une action scabreuse, dangereuse peut-être, que la comtesse n’envisageait pas sans une certaine appréhension qui ressemblait presque à une révolte intérieure, car elle passa le reste de la journée et une partie de la nuit dans une perplexité et une agitation extrêmes.
Le lendemain matin, son parti paraissait bien arrêté, car, après avoir sonné la femme de chambre, elle donna ses ordres sans hésitation, avec une sorte de résolution farouche.
Sans manifester la moindre surprise, Nicole l’habilla des pieds à la tête, et quand elle sortit des mains de la fille de chambre, la comtesse était costumée exactement comme une soubrette de bonne maison.
Elle n’avait eu besoin que de reprendre ce fameux costume copié sur celui de Suzon, et qu’elle avait conservé, pour arriver à ce résultat.
Elle s’enveloppa soigneusement dans une vaste mante, sortit résolument avec un air de bravade répandu sur toute sa personne et, sans hésiter, prit le chemin du château.
Immédiatement, sur ses talons pour ainsi dire, Nicole sortit à son tour et se dirigea rapidement du côté des Réservoirs.
Comme nous savons quelle tâche de trahison allait accomplir la servante, nous la laisserons pour suivre sa maîtresse.
La comtesse arriva sans encombre jusqu’aux prisons, grâce à la complaisance d’un jeune sergent, à l’allure conquérante, que le hasard – ou plutôt une puissance occulte qui paraissait ne négliger aucun détail – avait placé sur son chemin, comme exprès pour la guider sûrement dans le dédale des escaliers innombrables du château.
Le galant sergent la quitta à la porte du corps de garde, en réclamant pour récompenser un baiser qu’on lui laissa prendre dans le cou.
Le cœur lui sautant dans la poitrine, elle frappa à la porte et traversa le corps de garde, sous le feu des prunelles allumées des soldats qui retroussaient frénétiquement leurs moustaches, en enviant sournoisement leur officier qui n’allait certes pas s’ennuyer avec un beau brin de fille comme cette splendide créature.
Introduite immédiatement dans l’appartement de l’officier par de Marçay lui-même, qui était venu la reconnaître selon l’usage, elle parla de suite avec volubilité, s’efforçant de prendre le ton et les manières du personnage dont elle avait pris le costume.
Ce qu’elle dit, ce que répondit le baron, quelles conditions il imposa inexorablement, suivant l’ordre qu’il avait reçu de M. Jacques, cela, nous n’avons pas à le dire ici.
Toujours est-il qu’environ une heure plus tard, le baron sortait de son appartement en une tenue plutôt débraillée, se dirigeait rapidement vers la chambre de d’Assas, et, après avoir frappé, sans entrer toutefois, disait:
– Chevalier, passez donc chez moi, je vous prie, j’ai quelque chose à vous communiquer.
Sans attendre de réponse, de Marçay faisait demi-tour et réintégrait son appartement, suivi de très près par d’Assas assez intrigué.
Cependant le chevalier était entré et, ne voyant personne dans le salon, se dirigeait tranquillement vers la chambre à coucher dont la porte, d’ailleurs, était grande ouverte.
Mais il s’arrêta sur le seuil, cloué sur place à la fois par l’étonnement et par un cri de surprise indignée qui venait de retentir à deux pas de lui.
Au milieu de la pièce, le lit défait montrait ses draps et ses oreillers ravagés. Debout devant une glace, à moitié nue, se rhabillant avec une précipitation maladroite, dans le soin qu’elle prenait à cacher son visage, était une jeune et fort belle femme: celle qui venait de pousser le cri qui avait arrêté d’Assas. Assis dans son fauteuil dans une tenue équivoque, souriant d’un sourire contraint, dans une pose qu’il s’efforçait de rendre narquoise et conquérante, mais qui, en réalité, était atrocement gênée, était le baron.
L’inconnue cependant, rouge de honte et de confusion, criait à d’Assas:
– Par grâce, monsieur, n’entrez pas!…
Et à de Marçay, avec un accent de fureur indignée:
– Misérable! c’est indigne ce que vous faites là… abuser ainsi de la confiance d’une femme… lâche!… lâche!…
Voilà ce que d’Assas vit d’un coup d’œil rapide, voilà ce qu’il entendit.
Le chevalier, devant la prière insistante de cette jeune femme, avait vivement reculé de deux pas et, avec une grâce qui donnait un charme tout particulier à ses paroles, il dit doucement:
– Mademoiselle, je vous prie d’agréer mes très humbles excuses!…
Puis au baron, d’un ton sec et tranchant:
– Je m’étonne, baron, que vous vous permettiez d’appeller quelqu’un chez vous quand vous avez l’honneur d’y recevoir une dame… Ce sont là procédés de manant et non de gentilhomme.
Et sans attendre de réponse, laissant de Marçay interdit et tremblant de rage sous l’affront, il pirouetta sur ses talons et sortit.
Mais dans l’antichambre il fut rejoint par l’officier qui s’était élancé d’un bond furieux et qui, pâle de fureur, les dents serrées, lui dit en plein visage:
– Holà! monsieur le donneur de leçons, vous partez bien vite!… Pardieu, monsieur, je serai assez curieux de savoir si vous oseriez répéter à deux pouces de mon épée ce que vous venez de me dire là?… si vous étiez libre, bien entendu!
– Si j’étais libre, monsieur le malappris, vous auriez déjà reçu la correction que vous méritez… non avec une épée, mais avec un bon bâton, puisque c’est ainsi qu’on châtie les laquais et qu’aussi bien vous agissez comme un vil laquais en insultant une femme.
Le baron paraissait être dans un état d’énervement extrême. On eût dit qu’il cherchait une querelle comme un dérivatif susceptible de calmer par une action violente une exaspération produite par la conscience qu’il avait du rôle indigne qu’on lui faisait jouer.
Aux dernières paroles que le chevalier venait de prononcer avec un calme parfait, de Marçay eut un geste instinctif pour chercher et tirer son épée, et ne la trouvant pas à son côté, il leva la main.
Mais avant que cette main se fût abattue sur lui, le chevalier l’avait saisie, happée au passage; en même temps, il empoignait l’autre main du baron et les broyait, les tordait dans une robuste étreinte, sans un tressaillement de ses muscles puissamment tendus, parfaitement maître de lui, et le geste inachevé se changea en un sourd gémissement que la douleur arrachait au baron.
D’Assas, cependant, redoublait son effort, resserrait son étreinte jusqu’à ce que de Marçay vaincu s’abattit lourdement sur les genoux.
Lorsqu’il le tint dans la position humiliante où il le voulait, sans lâcher prise, sans colère, un léger sourire aux lèvres, il lui dit:
– Avec la vilenie d’un laquais, il était clair que vous deviez en avoir aussi la lâcheté… Vous menacez un prisonnier… un homme qui est en votre pouvoir… fi donc! monsieur… allez, je vous fais grâce de la correction que vous mériteriez!…
Et, d’un geste brusque, il l’envoya rouler à deux pas.
À ce moment la soubrette, qui s’était rhabillée tant bien que mal, parut, et, d’une voix grave et profonde que l’émotion faisait trembler légèrement, dit:
– Voilà au moins un vrai gentilhomme!… Merci, chevalier!
Ces paroles étaient dites sur un ton de dignité qui contrastait étrangement avec l’humble, quoique coquet costume que portait celle qui les prononçait et qui ajouta, en se tournant vers le baron, avec un mépris écrasant:
– J’ai rigoureusement exécuté les… conditions que vous m’aviez imposées, monsieur; en retour puis-je compter que vous tiendrez votre promesse?…
Le doute qui perçait à travers ces paroles était comme un soufflet administré sur la face livide de de Marçay…
Cependant l’officier s’était ressaisi. La rude leçon que venait de lui infliger son prisonnier avait agi sur lui comme une douche d’eau glacée venant le rappeler à une plus saine appréciation de ses actes et de ses paroles. Il répondit donc avec un reste de gêne honteuse:
– Vous avez ma parole, mademoiselle, vous pouvez donc avoir avec monsieur l’entretien que vous sollicitiez… s’il y consent toutefois.
– Un entretien avec moi?… fit d’Assas étonné.
La soubrette très émue, n’ayant pas la force de parler, fit un signe affirmatif de la tête.
– Je suis à vos ordres, mademoiselle, reprit le chevalier en s’effaçant pour la laisser passer.
– Un instant, monsieur, s’il vous plaît! dit à son tour de Marçay. Je me suis oublié tout à l’heure; de cela, de cela seul, je vous fais mes excuses… Pour le reste, nous avons un compte à régler dont j’irai vous réclamer la liquidation le jour où vous sortirez d’ici… si toutefois vous en sortez, ce que je souhaite maintenant fort vivement, croyez-le.
– À la bonne heure, baron!… De mon côté je vous promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour sortir d’ici le plus promptement possible, à seule fin de ne pas trop vous faire attendre ce règlement de compte auquel je tiens autant que vous.
– Oh! fit de Marçay en s’inclinant, je m’en rapporte à vous.
– Mademoiselle, dit d’Assas à la soubrette qui attendait, si vous voulez bien me suivre…
Et tous deux gagnèrent la chambre du chevalier pendant que le baron réintégrait la sienne.
Une fois dans sa chambre, d’Assas s’assit, désigna un siège à la soubrette, et demanda en souriant:
– Or çà, ma belle enfant, qu’avez-vous donc de si important à me dire?…
Le ton et les manières du chevalier, sans impertinence, étaient néanmoins plutôt cavalières, et à ceux qui pourraient s’étonner de ce changement dans l’attitude de cet homme qui, l’instant d’avant, témoignait du respect à cette inconnue pour laquelle il s’était mis insouciamment un duel sur les bras, nous rappellerons qu’à cette époque le domestique était un être inférieur qui ne comptait pas pour un homme de qualité.
Pourtant, cette nuance à peine perceptible n’échappa pas à la fausse soubrette qui répondit sur un ton de reproche:
– Ah! chevalier, vous me méprisez sans doute à cause de… ce que vous avez vu tout à l’heure!…
– Et où prenez-vous cela, ma belle enfant?
– À vos manières, chevalier, qui ne sont pas les mêmes que tout à l’heure.
– C’est que, répondit franchement le chevalier, tout à l’heure vous étiez une femme qu’un malappris outrageait et, vous venant en aide, vous aviez droit, naturellement, à mon respect. Tandis que maintenant…
– Maintenant je redeviens ce que je suis, une humble servante, et je n’ai plus droit qu’à la banale politesse qu’un homme de votre rang accorde à une personne de ma condition… C’est bien cela, n’est-ce pas, chevalier?
– Mais… j’avoue que oui, fit le chevalier assez étonné des exigences de cette personne qu’il venait de surprendre dans une posture qui ne lui permettait pas d’avoir une haute opinion de sa vertu, et qui, de plus, remarqua alors, pour la première fois, que cette étrange soubrette négligeait de faire précéder son titre de chevalier du mot «monsieur», tout comme s’il eût été son égal.
– Les apparences sont souvent trompeuses, reprit l’inconnue.
– En ce cas, si vous n’êtes pas ce que vous paraissez être, et si vous tenez, de ma part, aux égards qui sont dus à un rang supérieur à celui que vous affichez, dites-le franchement.
– Eh bien! oui, je ne suis pas ce que je parais être. Mais…
– Madame, fit vivement le chevalier qui tout aussitôt se leva, il suffit… Je ne vous demande pas de trahir l’incognito qu’il vous a plu de garder. Vous agirez à ce sujet comme bon vous semblera… Toutefois, je tiens à vous dire que vous pourrez vous confier en toute assurance à ma loyauté et à ma discrétion.
– Je le sais, aussi n’hésiterai-je pas à me faire connaître… quand le moment sera venu.
Le chevalier se contenta de s’incliner, attendant patiemment qu’il plût à l’inconnue de s’expliquer.
– Ce qui me paralyse maintenant, reprit la soubrette comme se parlant à elle-même, c’est l’humiliante posture dans laquelle ce misérable officier m’a placée.
Ceci était dit avec un accent douloureux si sincère que le chevalier, ému malgré lui, s’écria:
– Parlez sans contrainte, madame! je vous jure que j’ai oublié pour toujours le délicat incident auquel vous faites allusion… je ne vous ai jamais vue… je ne vous connais que depuis que vous m’avez fait l’honneur de pénétrer ici.
– Merci, chevalier… Vous êtes brave, loyal et… bon… tel que je vous concevais… Pourtant, quelle que soit ma honte, il faut bien que je vous dise que c’est pour vous que j’ai été exposée à cet outrage.
– Pour moi? s’exclama le chevalier.
– Eh! oui… pour vous!… Il fallait que je vous visse, il le fallait coûte que coûte, et ce misérable en a abusé pour m’imposer… Oh! mais celui-là, je le retrouverai, et alors, malheur à lui!…
Ces dernières paroles étaient dites avec un accent de haine farouche si terrible que d’Assas frissonna.
Cependant un tel aveu fait avec cette impudeur cynique – ou inconsciente – le plongeait dans un état de malaise irritant, en même temps que, sans le vouloir, sans même s’en rendre compte, son visage prenait une expression de froideur caractérisée.
– Hé! bon dieu! madame, qu’aviez-vous donc de si urgent et de si important à me dire qui valût un tel… sacrifice de votre part?
– Fallait-il donc vous laisser mourir?… Vous ignorez sans doute que vous avez des ennemis puissants acharnés à votre perte?
– J’entends bien, reprit d’Assas très calme et de plus en plus froid… mais le sacrifice que vous avez fait n’est pas banal… et je ne m’explique pas à quel sentiment vous avez obéi en…
– En vous faisant le sacrifice de mon honneur?… en foulant aux pieds toutes les pudeurs?… en me livrant passive à l’étreinte d’un inconnu?… Hé! monsieur, demandez-moi donc aussi à quel sentiment j’ai obéi en risquant ma vie pour venir vous avertir de ne jamais mettre les pieds dans le petit pavillon situé en face du vôtre dans cette mystérieuse demeure de la ruelle aux Réservoirs?… car le fantôme masqué qui vous a apparu une nuit…
– C’était vous? s’écria d’Assas stupéfait.
– Oui, c’était moi!… Est-il besoin de vous dire maintenant quel est le sentiment qui m’a guidée?… ne le devinez-vous pas?… Faut-il vous dire que l’amour que j’éprouve pour vous est tellement absolu, tellement au-dessus de tout que ni la mort ni l’infamie n’ont pu me faire reculer?
– Ah!… pauvre femme! fit le chevalier sincèrement ému.
– Vous me plaignez?… et moi je suis heureuse et fière d’avoir fait ce que j’ai fait pour vous!… Je vous aime… je vous aime ardemment, vous le savez, vous le sentez maintenant…
Je vous ai aimé dès le moment que je vous ai vu, si jeune, si loyal, si beau, entouré d’embûches et de pièges, pris dans un mystérieux et infernal réseau où vous pouviez, où vous deviez laisser vos jours…
Et cet amour fait d’abnégations et de sacrifices, – je vous le jure, d’Assas, – cet amour est entré si avant dans mon cœur que moi qui, comme vous, suis aussi entourée de dangers terribles, moi qui suis dans la main de gens sans scrupules et doués d’un pouvoir immense, moi qui pourrais être brisée comme un verre si on soupçonnait seulement l’intérêt que je vous porte, je n’ai pas hésité à tout braver pour vous sauver…
Ah! je le sais, votre cœur est pris ailleurs… mais qu’importe! Regardez-moi, d’Assas, moi aussi, je suis jeune, je suis belle… et puis, qu’est-ce que je vous demande, moi?… rien!… Vivez d’abord, sortez de la tombe anticipée où l’on veut vous ensevelir, nous verrons bien après…
Je sais bien qu’un cœur comme le vôtre, lorsqu’il s’est donné, ne se reprend pas aisément… mais je vous aime tant… Voyez si j’ai hésité à me sacrifier… et puis, je saurai si bien vous envelopper de tendresse et de dévouement… je serai si humble, si soumise, je tiendrai si peu de place dans votre vie… je vous ferai si grand, si envié, je vous entourerai si bien de tous les bonheurs, de toutes les joies, qu’il faudra bien qu’un rayon de pitié, pour l’esclave que je serai, pénètre en votre âme…
Qu’est-ce que je vous demande en échange de ce sacrifice constant que je vous offre?… rien… que le bonheur de vous voir de temps en temps, de vous exprimer mon amour… rien qu’un peu d’amitié et de reconnaissance pour la pauvre femme dévouée que je suis… Le reste viendra après… plus tard, longtemps plus tard… quand vous aurez enfin oublié l’autre… et vous m’aimerez alors… car vous m’aimerez, d’Assas… vous m’aimerez, il le faut… je le veux… Votre amour, c’est toute ma vie!…
Pendant toute cette tirade décousue mais vibrante de passion sincère, d’abord ému, puis pris d’un soupçon qui s’enracinait en lui au fur et à mesure que la femme parlait, le chevalier était devenu d’une froideur de glace, et, avec un mépris qu’il ne chercha même pas à dissimuler, comme si ses soupçons se fussent changés en certitude, il s’écria sur un ton sourdement menaçant:
– Vous êtes la comtesse du Barry?
– Je suis la comtesse du Barry, en effet, répondit Juliette sans remarquer le ton singulièrement menaçant de cette question posée avec un calme glacial et surprise seulement de se voir reconnue.
– La maîtresse du roi?… La favorite de demain? insista le jeune homme comme s’il eût voulu ne conserver aucun doute, et sur un ton cinglant comme un coup de cravache.
Mais la comtesse était trop absorbée par sa propre passion et du reste, nous l’avons dit, était trop inconsciente de l’abjection de son état pour ce qu’il y avait de souverainement méprisant dans l’intonation du chevalier pût la frapper.
Au contraire, elle crut produire une impression favorable sur lui en se parant de ce titre de favorite du roi qui était alors synonyme de grandeur et de toute-puissance.
Ce fut donc avec une sorte d’orgueil inconscient dans son cynisme qu’elle répondit:
– Oui, je suis la favorite du roi!… Comprenez-vous maintenant, chevalier, que ce que je vous promettais tout à l’heure n’était pas un leurre?… Je vous aime et je veux vous voir au rang que vous méritez, je vous veux au-dessus de tous… je vous ferai grand parmi les plus grands.
Ce que je vous promets, je puis le tenir… le roi n’a rien à me refuser… et il faudra bien, tôt ou tard, qu’il m’accorde votre grâce entière… il faudra bien qu’il vous couvre de ses faveurs…
En attendant, c’est la liberté que je vous apporte… la liberté avec la vie – car si vous restez ici, vous êtes perdu, vos ennemis l’ont décidé et ils sont puissants et adroits puisqu’ils ont su déchaîner la colère du roi contre vous. Prenez donc ce que je vous donne en attendant la vie de splendeurs, de gloire et de toute-puissance que mon amour saura vous créer… et, en échange, accordez-moi un peu d’amitié… l’amour viendra par la suite et alors, chevalier, je vous le jure, vous serez l’homme le plus heureux et le plus envié de la terre.
Comme s’il n’eût pas entendu une seule de ces paroles, le chevalier répéta sur un ton étrange et qui aurait donné le frisson à la comtesse si, moins aveuglée par ses propres sentiments, moins distraite par les rêves qu’elle faisait tout haut, elle avait pu donner une attention plus grande aux paroles de son interlocuteur et étudier plus froidement les jeux variés de cette physionomie loyale sur laquelle se réfléchissaient, comme en un miroir, toutes les sensations éprouvées intérieurement:
– Ah! vous êtes la favorite du roi?… Enfin! je vous tiens!…
Une fois encore la comtesse se méprit au sens de ces paroles et crut l’avoir ébloui par ses offres. Elle dit donc très doucement, sincèrement convaincue:
– Oui! je vois que vous doutez de mon pouvoir, vous craignez que ce que je vous ai dit ne soit qu’un jeu… Mais regardez dans mes yeux, vous y lirez l’amour immense que je ressens pour vous… Et si vous doutez de mes promesses, parlez, dites quelles garanties vous demandez… je ferai ce que vous désirez.
– Allons donc! madame, éclata enfin d’Assas, peut-il y avoir rien de commun entre vous et moi?… Vous êtes la maîtresse du roi, madame, et vous osez vous parer de ce titre honteux comme d’un titre de gloire… vous qui n’avez même pas l’excuse d’aimer ce roi à qui vous appartenez… Favorite! courtisane!… la première des courtisanes de France, soit: courtisane quand même… Restez ce que vous êtes et cessez de m’injurier par des propositions que je vous aurais déjà rentrées dans la gorge si vous étiez un homme!
La comtesse fut pétrifiée par cette explosion subite. Elle devint pâle comme une morte: elle s’était levée dans l’animation des paroles qu’elle avait dites; elle dut s’appuyer au dossier d’une chaise, ses jambes se dérobant sous elle, et d’une voix éteinte, où il y avait plus de surprise douloureuse que d’indignation, elle gémit:
– Vous m’insultez!… vous?… vous?… Oh!!!
– Vous insulter, vous! est-ce possible? reprit le chevalier avec une véhémence grandissante; vous insulter, vous?… la comtesse du Barry?… vous qui avez aidé le comte, votre soi-disant époux, dans l’accomplissement de sa tâche d’assassin?… Car il a voulu m’assassiner, et Dieu seul sait par suite de quel miracle j’ai pu échapper à son couteau!… car vous l’avez aidé dans l’accomplissement de cette tâche homicide, si toutefois vous ne l’avez pas guidé et poussé vous-même?…
– D’Assas!… Vous oubliez que j’ai risqué ma vie pour venir vous crier de vous tenir sur vos gardes! clama la malheureuse, sans se rendre compte qu’elle avouait tacitement sa complicité dans cette tentative d’assassinat qu’on lui jetait à la face.
– C’est, pardieu! vrai, madame. Vous avez essayé de trahir votre complice, et ceci vous complète… mais il était bien temps; j’étais alors en son pouvoir pieds et poings liés… grâce à vous, grâce à votre aide, à votre instigation peut-être.
– Ce n’est pas vrai!… c’est faux!… jamais je n’ai été l’instigatrice d’un aussi monstrueux forfait… Vous faire assassiner, moi! moi!… mais, mon Dieu, je donnerais ma vie pour vous!… car je vous aime!…
Elle avait lancé cette protestation avec une telle énergie et une sincérité si évidente que d’Assas la crut.
– Soit, fit-il très froidement, instigatrice non; mais complice oui. Cela, vous ne le niez pas, j’espère?
Honteuse, mais franche, elle baissa la tête, accablée.
– Et cela n’est rien, cela, je vous le pardonnerais volontiers… Mais vous avez osé tramer je ne sais quelle odieuse machination contre cette enfant si pure, si candide: Mme d’Étioles… que j’aime, entendez-vous?… Vous avez osé l’attirer dans un guet-apens où elle devait laisser sa vie et son honneur, vous détenez encore l’un et l’autre dans votre main et vous n’ouvrez pas cette main?… et vous osez parler d’insultes, vous… vous qui avez par des moyens tortueux et infâmes capté la confiance et la faveur du roi?… Allons donc!… tenez, vous me faites rire!
Et d’Assas, en effet, éclata d’un rire furieux.
Elle cependant sentait la colère la gagner. Elle s’était attendue à de la résistance: elle rencontrait la violence et, sinon l’injure elle-même, du moins, ce qui était plus terrible encore, des accusations plus injurieuses que des épithètes violentes, d’autant plus sanglantes qu’elle devait les reconnaître vraies et fondées.
Cette véhémente colère du chevalier l’irritait; ses accusations si nettes la fouillaient dans son orgueil de favorite de fraîche date: son amour-propre de jolie femme souffrait aussi de ce mépris écrasant, de cet aveu dédaigneusement fait d’un amour pour une autre.
Ce n’était pas une nature sentimentale que celle de Juliette Bécu. C’était, au contraire, une nature violente et désordonnée, doublée d’un certain sens positif.
Autant elle s’était sentie attirée vers d’Assas par un amour d’autant plus violent qu’il était le premier, et vraiment sincère et désintéressé; autant elle eût accepté les pires humiliations pour cet amour si un espoir, si vague fût-il, de le faire partager lui était apparu, autant elle était capable de renier cet amour devant la résistance aussi opiniâtre; autant le mépris et le dédain qu’on lui montrait pouvaient changer cet amour en une jalousie féroce qui n’eût rien épargné, même l’objet de cet amour lui-même, la jalousie poussée à de certaines limites atteignant les apparences de la haine la plus violente.
Elle était toute prête pour la révolte franche et ouverte, pour la lutte violente et acharnée, mais une lueur de raison la retint, un espoir vague lui conseilla la douceur et la résignation, car elle sentit nettement qu’une parole de colère pouvait amener l’irréparable et qu’une fois lâchée, elle-même ne saurait plus se contenir, et tout serait irrémédiablement perdu.
Elle eut donc la force de se maîtriser et de refouler en elle les paroles de révolte et de menaces qui lui venaient aux lèvres.
Lui, cependant, continuait de sa voix stridente:
– Et vous osez venir me parler de votre amour!… Vous osez m’offrir je ne sais quelles garanties!…
– Il doute encore de mon amour, après ce que j’ai fait pour lui!… Mais si cela ne vous suffit pas, parlez, d’Assas, quelle preuve réclamez-vous?… je suis prête à vous la donner.
– Vous voulez que je crois à votre amour? fit-il en la saisissant par le poignet; vous voulez que je vous demande une preuve de cet amour que vous proclamez?
Elle eut une lueur d’espoir et, haletante, le cœur bondissant, les mains jointes, elle implora:
– Oh! oui… parle… demande… quelle que soit cette preuve, je te la donnerai!… peut-être alors me croiras-tu.
– C’est bien, fit-il très calme, rendez la liberté à Mme d’Étioles… défaites le mal que vous avez fait… alors je croirai à votre sincérité… alors je vous promets sinon l’amour que vous espérez… mon cœur est pris et ne se reprendra jamais… du moins je puis vous promettre le pardon et l’oubli.
– Vous rendre Mme d’Étioles? fit-elle hagarde, comme folle; voilà ce que vous me demandez?…
– Pas autre chose… décidez-vous… j’attends!…
– Jamais!… cria-t-elle dans une révolte de tout son être, jamais!… J’aimerais mieux m’arracher le cœur là, devant vous, que de vous rendre cette rivale que je hais… oui, que je hais autant que je vous aime!
– Vous voyez bien! fit-il avec mépris, en laissant retomber sa main qu’il tenait encore.
Juliette aurait pu dire qu’elle ne pouvait rendre la liberté à Mme d’Étioles, par la raison toute simple que cette dernière n’était pas en son pouvoir comme le chevalier paraissait le croire. Elle aurait pu dire la vérité sur ce point capital aux yeux de d’Assas et, qui mieux est, prouver cette vérité.
Elle ne voulut pas le faire.
Elle devinait confusément que la partie était perdue pour elle, qu’elle n’avait rien à espérer de la résolution farouche du jeune homme, que son cœur était pris à jamais par cette rivale et que, quoi qu’elle dît ou fît, elle n’arriverait jamais à en forcer l’entrée; et elle éprouvait une âpre satisfaction, une joie sauvage à le laisser dans son erreur, à lui faire croire qu’elle tenait sa rivale dans sa main, et du même coup faire saigner horriblement ce cœur tout à une autre et qui lui était réfractaire.
Voilà pourquoi elle n’essaya pas de le détromper et ce fut une faute de sa part, car si elle eût parlé, si elle eût fourni des preuves, peut-être fût-elle parvenue à convaincre d’Assas de sa sincérité et, sans réussir à capter son cœur, peut-être eût-elle pu, en disant la vérité, rompre les mailles du filet dans lequel l’avait prise M. Jacques, secondé par de Bernis et de Marçay; peut-être eût-elle ainsi évité les paroles haineuses, les menaces inoubliables; peut-être enfin eût-elle pu conquérir une partie de l’estime et de la reconnaissance du chevalier, à défaut de sentiments plus vifs.
Au lieu de se disculper sur ce point précis, comme elle eût pu le faire aisément, elle confirma le chevalier dans sa croyance, en répondant:
– Demandez-moi tout ce que vous voudrez, mais pas cela!… Comment voulez-vous que je vous rende cette femme quand je vous dis que je vous aime?… Je vous aime, entendez-vous?… et je vous veux!…
D’Assas se mit à rire. Et son rire était plus terrible que la plus véhémente colère, plus insultant qu’une injure sanglante et, avec une ironie formidable, il dit:
– Vous m’aimez?… Vous me voulez, quand je vous dis que mon cœur est à une autre?… oui-da!… Ah ça! madame, me prenez-vous pour le roi de France?…
– Que voulez-vous dire? balbutia Juliette interdite.
– Ceci simplement: que du chevalier d’Assas, simple cornette, à Juliette Bécu, dite l’Ange, exerçant naguère encore l’honorable métier de fille galante, rue des Barres, la distance est trop grande…
Un roi peut élever une Juliette Bécu jusqu’à lui… mais moi, je suis un trop mince personnage… il me faudrait descendre pour aller jusqu’à vous… et descendre si bas, si bas, dans un cloaque tellement fangeux, que toute l’eau de la Seine serait impuissante à me laver d’un tel contact… et je tiens à rester propre.
Voilà ce que je dis!…
La foudre tombant aux pieds de la comtesse n’eût pas produit un effet plus saisissant que ces paroles.
Folle de terreur et d’épouvante, elle hoqueta:
– Qui vous a dit?… qui vous a appris?…
– Peu importe! fit dédaigneusement d’Assas, je sais, et cela suffit, je pense, pour vous faire comprendre que vous n’avez rien à espérer ici… que vous n’avez rien à y faire…
Car, lors même que mon amour pour Mme d’Étioles viendrait à s’éteindre, soyez assurée que mon cœur n’irait jamais… jamais à vous… car le mépris et le dégoût sont incompatibles avec l’amitié ou l’amour…
Voilà ce que j’avais à vous dire… et remerciez le ciel que je n’ai point trop oublié que vous êtes, malgré tout, une femme… Quant à votre acolyte… le comte du Barry, il ne perdra rien pour attendre… il recevra la correction qu’il mérite.
Ayant dit, d’Assas se recula de deux pas, croisa ses bras sur sa poitrine et attendit, très calme, dans l’attitude de quelqu’un qui entend montrer sa volonté de briser un entretien qui lui pèse.
Juliette était écrasée. Une rage folle l’envahissait; un désespoir sans fin, lui semblait-il, l’étreignait.
Ainsi, tous les rêves d’amour qu’elle avait faits aboutissaient à cela… à ce résultat imprévu!… Ainsi l’amour qu’elle offrait était outrageusement dédaigné!… Elle avait consenti inutilement à une complaisance abjecte, elle s’était exposée bénévolement à la perte d’une situation qui avait été le rêve de tant d’années de misère, exposée aussi aux coups d’un maître redoutable et puissant, pourquoi?… pour aboutir à quoi?…
À se voir bafouée, dédaignée, méprisée irrémédiablement par le seul être l’estime duquel elle eût tenu!…
À se voir dédaigneusement jeter à la face des vérités infamantes, plus outrageantes dans leur sinistre et douloureuse réalité que les plus sanglantes injures…
Et c’était d’Assas qui lui jetait ainsi l’opprobre et le mépris; d’Assas – elle le savait bien, et son cœur en saignait – un des très rares gentilshommes qui avaient au plus haut point le respect infini de cet être de faiblesse et de charme qui est une femme.
Était-elle donc réellement tombée si bas pour qu’il eût pu trouver la force de lui dire les affreuses choses qu’il avait dites?
Fallait-il donc que la seule femme au monde, peut-être, susceptible d’être outragée et méprisée de lui, ce fût elle précisément?… Ah! misère!…
Jusqu’à la fatalité qui s’était tournée contre elle et son amour… la fatalité aveugle et stupide qui, grâce à la complicité d’un soudard ivre sans doute, sinon de vin, du moins de vanité outrée à la vue de la conquête qu’il venait de faire, avait voulu qu’un incroyable hasard amenât juste à point pour la surprendre dans l’accomplissement d’une besogne honteuse, celui-là même pour qui cette besogne était accomplie, celui précisément qui seul eût dû l’ignorer toujours: d’Assas… Ah! malheur!
Car il faut dire que l’idée ne lui vint pas, ne pouvait pas lui venir, d’une machination dont M. Jacques était le promoteur, habilement exécutée par de Bernis et de Marçay, et dont elle était la victime désignée d’avance.
Maintenant c’en était fait, l’irréparable était accompli: plus d’espoir, plus de but!…
Ou plutôt si, un but, mais non le but radieux et clair de l’amour reposant et régénérateur, mais le but sombre et tortueux de la haine et de la vengeance, avec son cortège d’embûches sournoises, de vilenies et… qui sait?… de remords peut-être…
Maintenant rien… rien que les affres de la jalousie effrénée, instigatrice des pires résolutions, incitatrice aux plus dégradantes besognes.
Voilà à quoi elle aboutissait.
Que dire?… Que faire?…
Rien! Elle le comprit en voyant le visage de glace et la pose dédaigneuse et méprisante de celui vers qui elle était venue le cœur débordant d’amour.
Aussi, sans rien dire, ramassa-t-elle vivement sa mante qu’elle avait jetée sur une chaise, elle s’en enveloppa dans une hâte fiévreuse et se dirigea vers la porte sans qu’il eût dit un mot, fait un geste.
Mais, avant de sortir, elle se retourna, et d’une voix rauque que la colère et la déconvenue faisaient trembler, elle dit:
– Chevalier d’Assas, j’étais venue à vous la main tendue, le cœur ouvert; vous avez repoussé l’une et dédaigné l’autre qui s’offrait; j’étais venue à vous des paroles d’amour aux lèvres, et vous m’avez répondu par des injures, vous le preux… à moi une femme!… C’est bien!…
J’étais une amie pour vous, maintenant c’est une ennemie qui sort d’ici… une ennemie acharnée qui ne vous lâchera pas… et c’est vous qui l’avez voulu, bien voulu, dites-vous cela… Gardez-vous bien, car je serai implacable, je me vengerai d’une manière terrible de vos outrages et de vos dédains… Malheur à vous, chevalier d’Assas!… à vous et à elle!…
– Allons donc! fit le chevalier en haussant les épaules, allons donc, madame!… je vous préfère ainsi… Vrai Dieu! la menace et la haine vont mieux à Juliette Bécu… et, en tout cas, m’honorent plus que les paroles d’amour et les offres honnêtes qu’elle me faisait cyniquement tout à l’heure!
Elle le regarda un instant avec des yeux flamboyants, eut un mouvement de tête résolu, comme pour se dire encore une fois:
– Vous le voulez?… Soit!…
Elle répondit simplement:
– Adieu! chevalier d’Assas… au revoir!… Et sortit.
– Allons, allons! murmura le chevalier une fois seul, il n’y a pas de temps à perdre maintenant… Cette furie va se déchaîner contre Jeanne… il faut que ce soir je sois hors d’ici.
Il monta aussitôt sur la terrasse et résolument se mit à l’œuvre.
Quelle besogne hâtive il accomplit? À l’exécution de quel engin dont le plan lui avait été remis par Saint-Germain il procéda? À quoi devait servir cette mystérieuse invention que le comte lui attribuait?
C’est ce que le lecteur apprendra par la suite.