Lorsque le jardinier de la petite maison des Quinconces, Gaspard, avait été congédié par la comtesse se trouvant soudain en face de d’Assas et de Crébillon, il avait rencontré la soubrette Nicole qui, par hasard avait éprouvé, elle aussi, le besoin de prendre l’air dans le jardin.
Sous le coup de l’effarement produit par cet événement extraordinaire, le brave jardinier, sans réfléchir, sans songer à mal, d’ailleurs adroitement interrogé par la camériste, avait complaisamment raconté, avec force détails, l’intrusion soudaine et imprévue de ces deux inconnus qui fuyaient si précipitamment devant les soldats du roi.
La rusée fille de chambre s’était aussitôt dissimulée derrière les arbres et avait assisté de loin à toute la scène, rapide d’ailleurs, qui s’était déroulée entre sa maîtresse et ces deux inconnus.
Au jeu des physionomies, elle avait deviné une partie de ce qui se disait et, en tout cas, parfaitement compris la signification des gestes lorsque le poète signalait l’approche de la troupe qui passait au galop devant la porte.
Qui étaient ces deux inconnus?
L’espionne ne le soupçonnait pas, mais elle comprenait parfaitement qu’ils étaient poursuivis, qu’ils adjuraient celle qu’elle était chargée de surveiller de ne pas les livrer et que celle-ci accédait à leur prière ou à leurs menaces, puisqu’elle ne leur ouvrait la porte qu’après que le galop de la troupe lancée à leur poursuite s’était perdu au loin.
Voyant là un événement bon à signaler et susceptible de lui rapporter une somme rondelette, car celui qu’elle continuait à prendre pour un paisible bourgeois, M. Jacques, payait royalement, elle avait opéré une prudente retraite et était rentrée dans l’intérieur du pavillon avant sa maîtresse.
Puis, prétextant une commission à exécuter, elle s’était rendue tout droit à l’herboristerie du Pavot d’argent et avait demandé M. Jacques, à qui elle avait raconté tout au long ce qui venait de se passer.
Celui-ci, qui l’instant d’avant avait quitté le comte du Barry amené, comme on sait, dans cette même droguerie, informé d’autre part des recherches que l’on effectuait en vue de ressaisir le chevalier en fuite, n’avait pas eu beaucoup de peine à deviner le nom de ce fugitif que la comtesse venait de laisser échapper.
Quant à ce personnage qui accompagnait d’Assas, M. Jacques ne devinait pas qui il pouvait être et, au reste, cela lui importait peu.
Vivement contrarié de voir que la comtesse s’opiniâtrait dans son amour et continuait de le trahir malgré tous ses efforts pour l’amener à suivre docilement ses instructions, le ténébreux personnage avait aussitôt dressé son plan, donné ses ordres, et congédié la délatrice avec des instructions précises.
Lorsque la comtesse du Barry se fit habiller pour se rendre auprès de d’Assas, Nicole la suivit de loin, la vit entrer dans l’hôtellerie et se rendit tout droit ruelle aux Réservoirs signaler la maison où venait d’entrer sa maîtresse.
Aussitôt le comte s’était rendu au château, où des instructions étaient données sans doute en prévision de cet événement, car il obtint sans difficulté de diriger cette expédition.
Et voilà comment, M. Jacques ayant deviné que si la comtesse connaissait la retraite de d’Assas elle ne résisterait pas au désir de le voir, et s’étant dit qu’ainsi, par elle, il mettrait la main sur le fugitif, le comte du Barry avait pu, accompagné de soldats, envahir l’hôtellerie de Crébillon.
Malheureusement pour lui, Jean faisait bonne garde, il avait vu poindre la troupe qui paraissait se diriger vers leur demeure et tout aussitôt avait donné l’alarme.
Ces explications données, revenons au comte et à la comtesse du Barry.
En descendant l’escalier de l’hôtellerie, du Barry, qui paraissait en proie à une colère froide, terrible, avait dit sur un ton impérieux, à sa compagne:
– Enveloppez-vous de votre mante et baissez soigneusement le capuchon… que nul ne puisse vous reconnaître pendant le trajet que nous allons effectuer.
Sans trop savoir ce qu’elle faisait, celle-ci avait obéi à cet ordre et suivi docilement son guide.
Elle se demandait encore comment du Barry avait été renseigné et comment il était arrivé si inopinément que c’était vraiment un miracle que d’Assas eût pu échapper.
Elle éprouvait une douleur atroce à la pensée que celui-ci, trompé par les apparences, avait fui en emportant cette conviction qui paraissait plausible d’une complicité de sa part dans cette apparition aussi soudaine qu’imprévue de gens chargés de l’arrêter.
Et elle se disait que toutes les apparences étaient contre elle, qu’elle ne pouvait lui en vouloir, qu’à sa place elle eût pensé comme lui et suspecté à juste raison l’auteur d’une démarche interrompue si brusquement et d’une façon aussi dangereuse pour celui auprès de qui elle était faite.
Et elle se demandait ce qu’elle pourrait dire et faire plus tard pour se disculper.
Ainsi plongée dans ses pensées, elle suivait le comte sans se rendre compte du chemin qu’elle faisait.
Ce ne fut qu’arrivée à destination qu’elle s’aperçut que son compagnon l’avait conduite dans la maison de la ruelle aux Réservoirs, alors qu’elle pensait qu’il allait la reconduire dans la petite maison des Quinconces.
Elle fut surprise, mais non inquiète…
Quelle crainte pouvait-elle avoir?
Que pouvait-on tenter contre elle?
Elle se savait indispensable.
En effet, qu’on la fît disparaître ou qu’elle se retirât volontairement de la lutte, et tout croulait pour du Barry comme pour M. Jacques.
Elle pensait donc non sans raison qu’elle était à l’abri de toute violence parce qu’on avait trop besoin d’elle, et la mort, au surplus, ne l’effrayait pas, tant elle avait de douleur et de désespoir au fond du cœur.
Mais si elle supposait qu’on ne tenterait aucune violence à son égard, elle comprenait en revanche qu’elle allait essuyer un rude assaut et, sans doute, être durement réprimandée par le comte ou, ce qui l’effrayait davantage encore, par M. Jacques.
Non pas qu’elle eût vis-à-vis de ce maître la même terreur, la même crainte superstitieuse qu’elle avait précédemment…
Mais elle ne se sentait pas assez sûre d’elle-même, elle ne se sentait pas suffisamment affermie dans ses résolutions.
Et, ayant appris à connaître la force de persuasion de ce terrible maître qui broyait une âme et façonnait une volonté à sa guise, elle craignait que par des moyens inconnus il n’arrivât à la persuader, à la faire renoncer à ses projets et à la ramener docile et obéissante dans la voie où il la voulait.
Cette pensée lui faisait courir des frissons le long de l’épiderme.
Du Barry l’avait fait entrer dans le pavillon du milieu, celui qui était occupé par M. Jacques et où nous n’avons eu que rarement l’occasion de pénétrer.
Après avoir traversé une antichambre déserte et simplement garnie de quelques sièges, le comte l’avait fait entrer dans une pièce assez spacieuse et élégamment meublée.
Cette pièce possédait une vaste fenêtre dont les rideaux étaient soigneusement tirés et, en outre de la porte par où ils venaient de pénétrer, presque en face, une portière rabattue dissimulait une porte qui donnait dans une autre pièce ainsi masquée.
Le comte, après avoir fermé la porte derrière lui, lui fit signe de s’asseoir, et elle eut un soupir de soulagement en constatant que celui en face de qui elle craignait de se trouver, M. Jacques, n’y était pas.
Mais à peine s’était-elle assise que la portière dont nous avons parlé se soulevait et que M. Jacques entrait paisiblement.
M. Jacques s’approcha d’un pas égal et lent, s’assit confortablement, sortit sa tabatière de sa poche, huma une prise et, de l’œil, interrogea du Barry qui, en réponse à cette question muette, répondit avec une rage concentrée:
– Rien, monseigneur.
D’un coup sec, M. Jacques ferma la tabatière avec laquelle il jouait machinalement.
Ce fut, d’ailleurs, la seule manière dont se manifesta sa contrariété, et il demanda avec un calme absolu:
– Êtes-vous arrivé trop tard?… Ou bien nos renseignements étaient-ils inexacts?
– Je ne saurais dire… Suivant vos instructions je n’ai posé aucune question à madame… Quant au reste, j’ai vainement fouillé de fond en comble la maison signalée… C’est à n’y rien comprendre.
– Bien! fit M. Jacques, qui, se tournant alors vers la comtesse, lui dit avec beaucoup de calme et d’un air presque dégagé, comme s’il n’eût attaché aucune importance à ce qui venait de se passer:
Eh bien, mon enfant, malgré mes avertissements réitérés, malgré mes conseils salutaires, malgré tout enfin, vous avez donc voulu revoir ce petit d’Assas?
– Oui, monsieur, répondit Juliette avec fermeté et résolution.
– Vous avouez!… dit du Barry pâle de colère.
Juliette le toisa d’un air méprisant et, sans lui répondre un seul mot, fit pirouetter le fauteuil dans lequel elle était assise, de manière à lui tourner complètement le dos, manifestant ainsi clairement sa ferme résolution de ne pas discuter avec cet allié de la veille qu’elle considérait maintenant comme un adversaire.
En même temps, elle faisait face à M. Jacques, résolue à lutter énergiquement et au besoin à prendre une vigoureuse offensive.
– Madame… hurla le comte exaspéré par cette impertinente attitude.
Mais un froncement de sourcils du maître calma cette colère comme par enchantement et arrêta sur ses lèvres la menace prête à jaillir.
– Vous avez, il y a quelques jours, reprit M. Jacques toujours impassible en s’adressant à la jeune femme, vous avez laissé fuir ce d’Assas qui s’était introduit chez vous pour échapper à ceux qui le poursuivaient…
– Vous savez cela? demanda Juliette avec un calme parfait.
– Je vous ai déjà dit une fois que je savais tout… Vous avez commis là, mon enfant, une lourde faute.
– Il fallait donc le livrer alors qu’il s’était réfugié chez moi?…
– Oui! dit nettement M. Jacques… On se débarrasse d’un ennemi dangereux par n’importe quel moyen…
– M. d’Assas n’est pas mon ennemi.
– C’est le nôtre, dit du Barry qui ne se possédait plus et que la colère étouffait.
– Le vôtre peut-être, reprit froidement la comtesse, mais vos ennemis ne sont pas les miens.
– Le pacte qui nous lie, reprit violemment du Barry, vous impose de considérer comme…
Pour la deuxième fois M. Jacques intervint et, interrompant le comte, il dit:
– Vous avez aggravé cette première faute en essayant de revoir celui que vous aviez laissé échapper… Si cette démarche, que vous avez tenté inconsidérément, je veux le croire, venait à être connue du roi, tout serait perdu…
– Eh! que m’importe!
– Mais il nous importe beaucoup à nous, dit du Barry qui ne pouvait se maîtriser.
La comtesse haussa dédaigneusement les épaules.
– Si encore vous aviez réussi à trouver ce d’Assas, reprit M. Jacques toujours aussi calme que du Barry était exaspéré, mais non… le comte a vainement fouillé la maison sans le trouver… Vous vous êtes donc exposée inutilement…
– Qu’en savez-vous?
– Auriez-vous vu le petit chevalier?
– Oui, dit nettement Juliette en le regardant bien en face. M. Jacques jeta sur du Barry un coup d’œil qui fit frémir celui-ci malgré toute son audace.
– Cette femme ment assurément, dit-il… J’ai fouillé minutieusement la maison et je réponds…
– Cela prouve, dit Juliette avec un calme déconcertant, que celui que vous cherchiez n’y était plus… tout simplement.
– Ah! je vais… dit le comte simplement.
La comtesse encore une fois haussa les épaules.
M. Jacques, qui ne la quittait pas des yeux, dit:
– Inutile, mon cher comte, il doit être loin maintenant…
– En effet, reprit froidement Juliette, vous perdrez inutilement votre temps… M. d’Assas est maintenant à l’abri…
– Mais enfin, reprit M. Jacques, qu’espérez-vous de ce d’Assas… après l’accueil qu’il vous a fait une fois déjà.
– Je n’espère rien… Je l’aime…
– Aimez qui bon vous semble, interrompit encore du Barry, mais observez les conditions du contrat qui nous lie… si vous voulez que nous les observions de notre côté… et la première de ces conditions est l’obéissance passive aux ordres qui vous sont donnés…
– J’aime M. d’Assas, reprit imperturbablement la jeune femme, et je ne veux pas qu’on touche à un cheveu de sa tête… je ne veux pas qu’il soit inquiété d’aucune façon…
– Vous ne voulez pas? dit lentement M. Jacques en appuyant sur chaque syllabe.
– Je ne veux pas, répéta de nouveau Juliette en insistant à son tour.
– Ah! fit froidement M. Jacques.
Et, pour se donner le temps de réfléchir, il reprit sa tabatière dans laquelle il puisa machinalement. Puis il reprit:
– Et, dites-moi, quel était le but de votre visite?
– Prévenir M. d’Assas de ce qui se trame contre lui, le mettre sur ses gardes… en lui disant tout.
– Vous avez fait cela? dit M. Jacques dont l’œil lança un éclair.
– Je l’ai fait!…
– Misérable!… hurla du Barry au comble de l’exaspération…
– En sorte, reprit M. Jacques, qu’à l’heure actuelle ce petit d’Assas nous connaît tous…
– Entendons-nous bien, dit Juliette; j’ai prévenu M. d’Assas qui maintenant se gardera soigneusement… mais je n’ai nommé personne… je ne suis pas une délatrice…
M. Jacques respira, car il ne doutait pas de la sincérité de cette femme qui lui tenait si résolument tête.
Il reprit pourtant:
– Et vous n’avez pas craint de vous mettre contre nous en nous trahissant ainsi que vous l’avez fait?…
– Je n’ai fait que suivre votre exemple, dit vivement Juliette… Qui donc a été circonvenir M. d’Assas avant la démarche que j’ai faite près de lui au château?… Vous!
Qui m’a dépeinte à lui comme une ennemie mortelle et acharnée?… Vous encore!
Qui lui a fait accroire que j’étais le bourreau de… de… Mme d’Étioles?… Vous, toujours, toujours vous!
Et tenez, maintenant que j’y réfléchis… ce baron de Marçay de garde aux prisons… ce misérable qui a exigé de moi que je me livrasse à lui pour m’autoriser à voir le prisonnier… ce lâche qui s’est arrangé de manière à me faire surprendre chez lui, dans une tenue qui ne pouvait laisser aucun doute sur ce qui venait de se passer… qui me dit qu’il n’a pas agi aussi vilement sur vos ordres à vous?… car je sais bien que vous détenez un pouvoir immense.
Et pourquoi vous acharnez-vous ainsi après d’Assas?…
Parce que je l’aime… parce que vous craignez que cet amour que je proclame ne me fasse renoncer au rôle honteux que j’ai passivement joué jusqu’à ce jour.
Parce que, si cela était, ce serait l’écroulement de projets ténébreux, mais que je devine formidables et que je serais chargée, moi votre créature, de faire aboutir.
Parce que vous vous êtes dit qu’en supprimant d’Assas, vous supprimeriez mon amour et que je resterais ce que j’ai été jusqu’ici: un instrument docile dans votre main puissante.
Voilà pourquoi vous avez essayé d’abord de faire sombrer cet amour dans la haine, par le désespoir et la jalousie, en me montrant vil et méprisable aux yeux de celui que j’aimais.
Ah! sur ce point vous avez pleinement réussi!… Jamais pauvre créature ne fut aussi méprisée que je le suis de celui que j’aime.
Mais, malgré tout, mon amour a résisté et subsiste encore plus fort que tout… et alors vous vous êtes dit que, puisque le mépris et les injures même de celui que j’aime n’arrivaient pas à le déraciner de mon cœur, il n’y avait qu’à supprimer l’objet de cet amour.
Eh bien, moi, je le défends, celui que j’aime… et je défends qu’on y touche, et ne me parlez pas de trahison, puisque vous-même m’avez trahie tout le premier.
M. Jacques avait écouté cette sorte de réquisitoire avec un étonnement qui allait croissant et aussi une sorte d’admiration pour cette passion sincère.
Du Barry, au contraire, ne s’était contenu que sur les signes impératifs que lui faisait le maître qui se décida enfin à répondre par une question:
– Après une déclaration aussi nette et aussi franche, je vous demanderai, néanmoins, si vous consentirez à me dire où s’est réfugié d’Assas?
– Vous me tueriez que je ne parlerais pas… d’ailleurs j’ignore où s’est réfugié le chevalier.
– Oui… je pensais bien que vous ne parleriez pas… ma question n’a été posée que pour la forme… En sorte que votre amour est profond et sincère et que vous lui sacrifierez tout?…
– Sans hésiter!…
– Eh bien, ma chère enfant, puisqu’il en est ainsi, aimez donc librement… je ne m’y oppose pas…
Du Barry, à ces mots, dressa l’oreille et regarda son maître avec inquiétude.
Juliette, devenue méfiante, attendait que son adversaire s’expliquât nettement.
– Oui, continua M. Jacques, aimez et faites-vous aimer… si vous pouvez… Je renonce à inquiéter M. d’Assas et je vous promets formellement de ne plus m’occuper de lui… Il vivra libre et en paix… à une seule et unique condition…
– Voyons la condition, dit Juliette toujours sur ses gardes.
– C’est que vous obéirez comme par le passé aux ordres que je vous donnerai…
– Et si je refuse?…
– Alors, ma chère enfant, dit froidement M. Jacques, je me verrai contraint de faire parvenir entre les mains du roi certaine déclaration que vous avez écrite entièrement de votre main et dans laquelle vous reconnaissez quel est votre nom, quel fut votre métier et avouez que ce fut par suite d’un vol de papiers que vous avez pu vous faire passer pour une dame de noblesse.
Juliette haussa légèrement les épaules et répondit:
– Vous ne ferez pas cela.
– Je ne le ferai pas?… Qui m’en empêchera?…
– Votre propre intérêt… Si vous me dénoncez, le roi me chasse honteusement, il est vrai… mais vos projets à vous… ces projets que je n’ai pu encore faire aboutir, car je ne suis pas favorite toute-puissante… vos projets tombent du même coup… tous vos plans sont détruits…
Vous voyez donc bien que vous ne ferez pas cela… Cette menace arrive trop tôt… je ne vous ai pas encore rendu les services que vous attendez de moi.
– Soit, dit M. Jacques, qui se mordit les lèvres en voyant que décidément il avait affaire à forte partie; soit, je renoncerai à mes projets… je chercherai un autre instrument, s’il le faut… mais vous, vous serez perdue…
– Ah! si vous saviez combien il m’importe peu!…
– Songez-y, ce n’est pas seulement la perte d’une situation unique… c’est peut-être l’échafaud qui vous attend… Qui sait comment le roi prendra la mystification que vous lui aurez infligée…
– L’échafaud ne m’effraye pas… j’ai fait le sacrifice de ma vie…
– Vous renoncez à la faveur du roi?
– Je renonce à tout… Si vous m’aviez laissée parler, je vous aurais dit que je veux reprendre ma liberté… que je renonce à ce titre de maîtresse du roi… que vous ne devez plus compter sur moi pour continuer le rôle que j’ai joué jusqu’à ce jour… que je veux désormais vivre modestement, ignorée de tous dans un coin obscur… Vous vous seriez évité l’ennui d’une menace inutile puisqu’elle est sans effet.
– Vous renoncez à tout?… même quand je vous dis que je ne m’oppose pas à votre amour pour ce d’Assas, pourvu…
– Je n’obéirai plus à vos ordres… Je ne serai plus la maîtresse du roi, parce que la maîtresse du roi est méprisée de celui que j’aime et que je ne peux pas, je ne veux pas supporter ce mépris… À défaut de tout autre sentiment, je veux du moins conquérir l’estime… dussé-je sacrifier ma vie pour cela.
– C’est autre chose, en effet… Eh bien, vous aviez raison, j’ai menacé prématurément… Aimez ou n’aimez pas M. d’Assas, peu m’importe… Je réitère mon offre… continuez le rôle que vous avez joué jusqu’à ce jour… servez-moi fidèlement et docilement; en échange je tiendrai toutes les promesses que je vous ai faites et M. d’Assas ne sera plus inquiété, je vous le jure… Acceptez-vous?…
– Non!… Je vous l’ai déjà dit, je suis lasse… j’aspire à vivre modestement, oubliée de tous…
– Eh bien, écoutez:
Il ne me convient pas, après tous les sacrifices que j’ai faits, que vous désertiez votre poste… Vous m’obéirez donc… je le veux… ou sinon… j’en jure Dieu… avant huit jours M. d’Assas est un homme mort…
Choisissez: obéir, et j’épargne celui que vous aimez; désobéir, et je le sacrifie implacablement… J’admets que vous ayez fait le sacrifice de votre vie… nous verrons bien si vous irez jusqu’à sacrifier aussi bénévolement l’existence de celui que vous dites aimer.
Juliette frémit, tant ces paroles avaient été dites avec une froide et terrible résolution.
Néanmoins, elle se raidit et tint tête:
– M. d’Assas est en lieu sûr et il échappera à vos coups… Quant à moi, je suis en votre pouvoir… faites de moi ce que vous voudrez…
– Eh! il s’agit bien de vous… que m’importe à moi votre vie ou votre mort, si vous ne m’êtes utile… Réfléchissez… je vous donne deux jours… Si d’ici là vous n’avez fait votre soumission, d’Assas sera sacrifié… et c’est vous qui l’aurez tué…
– Jamais… Je vous dis, moi, qu’il échappera à vos coups…
– Misérable folle! dit M. Jacques d’une voix terrible… tu crois cela?… Et je te dis, moi, que je n’ai qu’à fermer cette main que voilà pour l’écraser…
En disant ces mots, il avait, dans un mouvement de colère d’autant plus effrayant qu’il contrastait étrangement avec ses allures, généralement calmes et paisibles, saisi la jeune femme par le poignet et serrait ce poignet à le briser.
Ils étaient là: du Barry, le visage apoplectique, couleur lie de vin, tourmentant nerveusement la poignée de son épée.
Elle, pâle et défaillante, les traits convulsés par la douleur.
M. Jacques, la face contre sa face, l’œil terrible et flamboyant, lui broyant le poignet qu’il tenait toujours, sans qu’elle tentât d’échapper à l’étreinte.
À ce moment précis, comme la foudre tombant au milieu de ces trois personnages, une voix jeune et claironnante dit soudain:
– Eh bien, fermez donc cette Main puissante… voici celui qu’elle doit écraser… mais, en attendant, ouvrez celle que voici et laissez cette femme que vous maltraitez…
Les trois personnages restèrent quelques secondes pétrifiés par des sentiments différents.
Celui qui venait d’apparaître d’une manière aussi imprévue, au moment même où sa vie se jouait, et qui déjà parlait haut:
C’était d’Assas lui-même.