Pendant ce temps, Crébillon, en compagnie de Noé, après avoir touché à la caisse du sous-fermier le bon de cinq mille livres qu’il devait à la libéralité reconnaissante ou, pour être plus juste, à un habile calcul d’Henri d’Étioles, Crébillon était rentré chez lui, avait mis ordre à ses affaires et confié ses enfants à une voisine complaisante qui, moyennant une légère rétribution, voulut bien se charger de donner la pitance à tout ce petit monde.
Puis, rassuré sur le sort de ses pensionnaires, toujours escorté de Poisson qu’il ne perdait pas de vue, il s’était mis en quête d’un véhicule qui les conduisit à Versailles.
Arrivés à destination, Crébillon, qui connaissait parfaitement la ville, tandis que Noé, au contraire, n’y avait jamais mis les pieds, se fit conduire dans une modeste hôtellerie où il avait logé autrefois et qui, précisément, était située à égale distance du Château et des Réservoirs.
L’hôtelier les conduisit, sur leur demande, à une chambre à deux lits assez spacieuse et les quitta après avoir apporté une table garnie de plats nombreux et variés, et flanqués d’un nombre respectable de flacons poudreux.
Crébillon endossa un costume tout flambant neuf pendant que Noé, pour se mettre en appétit, débouchait un flacon et vidait onctueusement quelques verres d’excellent vin tout en suivant des yeux les détails de la toilette minutieuse à laquelle se livrait son ami.
Lorsque la toilette du poète fut terminée, il se trouva que Noé avait achevé de vider la bouteille.
Les deux amis s’assirent en face l’un de l’autre avec une égale satisfaction et, bravement, avec une ardeur non moins égale, ils donnèrent l’assaut au monceau de bouteilles et de victuailles qui encombraient la table.
Lorsque ce repas fut terminé, Crébillon contempla quelques instants Noé Poisson qui, contre son habitude, avait usé de quelque sobriété.
– Tu sais, dit alors le poète, que je vais voir Berryer… Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de cette démarche… mais tu m’as formellement promis de ne pas bouger d’ici… et de ne pas te griser.
– Crébillon, je te le jure…
– Alors je puis partir tranquille?… tu ne te griseras pas?… Songe qu’il y va pour nous d’intérêts très graves!… dit Crébillon en quittant la table.
– Crébillon, ton manque de confiance m’offense outrageusement, fit Noé avec dignité.
– C’est bien, nous verrons si tu tiens ta promesse… Je pars.
– Que la fièvre quarte m’étouffe si je bouge d’ici!… que la peste m’étrangle si je vide plus d’une bouteille en t’attendant!…
– Allons!… à la garde de Dieu… ou du diable! fit le poète qui sortit, laissant Noé Poisson en face de quelques flacons.
– Va! va-t’en tranquille!… cria l’ivrogne; un disciple de Bacchus, comme tu dis, n’a qu’une parole!… J’ai juré de ne pas boire plus d’une bouteille, je tiendrai ma promesse.
Crébillon se dirigea rapidement vers le château, se disant qu’après tout son absence ne serait pas très longue sans doute et que Noé n’aurait pas le temps de se griser au point de perdre la raison.
Crébillon, tout comme Poisson, avait besoin d’une demi-ivresse pour jouir de la plénitude de ses facultés… seulement, ce qui n’était qu’une demi-ivresse chez cet homme habitué à absorber des quantités effrayantes de liquide, eût fait rouler par terre un buveur ordinaire.
Le poète, mieux que personne, savait la dose de liquide qui lui était nécessaire. Voilà pourquoi, sur le point de tenter, près de Berryer, une démarche qu’il jugeait scabreuse et même dangereuse, il s’était fait servir un copieux repas qu’il avait arrosé suffisamment pour se monter l’imagination.
Voilà pourquoi, aussi, il craignait tant une ivresse complète de la part de son compère et pourquoi il lui avait recommandé si instamment de ne pas bouger de l’hôtellerie tant que durerait son absence.
Au cas où il ne rentrerait pas, Noé avait besoin du peu d’intelligence que le ciel lui avait départi pour exécuter sûrement et surtout sainement les instructions détaillées que le poète lui avait données.
Après de longues heures d’antichambre, Crébillon fut enfin introduit auprès de M. le lieutenant de police.
Berryer se demandait, non sans curiosité, quel était le but de cette visite inattendue de l’auteur de Rhadamiste.
Néanmoins, l’impression qu’il avait emportée de sa visite, sous le nom de Picard, au carrefour Buci, avait été plutôt favorable au poète.
Aussi l’accueil qu’il lui fit fut-il très affable.
Sans finasseries, sans circonlocutions, celui-ci dit nettement ce qui l’amenait.
Pourquoi Mme d’Étioles avait-elle été enlevée?… Quel était ce danger pressant, dont avait parlé M. Picard, qui la menaçait?…
Pendant que le poète s’expliquait et posait des points d’interrogation, Berryer réfléchissait à ce qu’il allait dire et faire.
Berryer était un habile courtisan. En cette qualité il flairait toujours d’où venait le vent pour orienter sa barque.
Lorsqu’il avait cru s’apercevoir que le roi éprouvait pour Jeanne un sentiment beaucoup plus vif qu’il ne le croyait lui-même, il n’avait pas hésité à s’entremettre, se disant, non sans raison, que la reconnaissance du roi serait acquise à celui qui serait assez adroit ou assez heureux pour jeter dans ses bras la femme aimée.
La disparition subite et mystérieuse de Jeanne était venue bouleverser les plans du lieutenant de police.
Berryer, qui croyait à l’amour du roi pour Jeanne avait pensé que l’attitude de Louis XV vis-à-vis de la fausse comtesse du Barry ne tarderait pas à se modifier et qu’il reviendrait plus épris vers Mme d’Étioles… qu’il saurait bien trouver quand il serait nécessaire.
Mais, contre toute attente, le roi paraissait persister dans ses sentiments nouveaux pour la comtesse du Barry et ne parlait pas plus de Jeanne que si elle n’eût jamais existé.
La scène entre le roi et d’Assas que Louis, aveuglé par la jalousie et le dépit, lui avait racontée, en l’arrangeant à sa manière de voir, avait fait pénétrer en lui cette conviction, déjà fortement enracinée dans l’esprit du roi: d’Assas était l’amant de Mme d’Étioles!
Dès lors la conduite du lieutenant de police était toute tracée.
Berryer, connaissant le roi comme il le connaissait, se disait que jamais Louis, frappé dans son amour-propre, ne pardonnerait au chevalier et à Jeanne ce qu’il appelait leur trahison.
L’accueil fait à d’Étioles venant réclamer sa femme était venu confirmer le lieutenant de police dans ses résolutions et chasser de son esprit toute hésitation.
Le roi paraissant persister dans son caprice pour la comtesse du Barry, Berryer jugea prudent de changer immédiatement d’attitude et de faire sa cour à celle qui pouvait devenir une favorite.
Le roi persistant dans son mutisme au sujet de Jeanne, Berryer pensa qu’il serait imprudent à lui d’évoquer des souvenirs dangereux; car le roi, piqué au vif dans son orgueil, était parfaitement capable de faire retomber sa mauvaise humeur sur la tête du malencontreux ami qui, de par son intervention malheureuse, l’avait exposé à une pareille déconvenue.
Aussi Berryer n’hésita-t-il pas à sacrifier Jeanne et à se faire, par convenance personnelle, l’auxiliaire inconscient mais précieux des menées de M. Jacques.
Voilà quelle était la situation d’esprit du lieutenant de police au moment où Crébillon lui parlait.
– Mon cher monsieur de Crébillon, fit Berryer, je n’ai aucune raison de vous cacher pourquoi Mme d’Étioles a été enlevée et quel danger la menaçait. Voici donc la vérité exacte sur cet événement… auquel vous avez pris part. Vous savez que Mme d’Étioles fut très remarquée par le roi au bal de l’Hôtel de Ville.
De son côté, l’attitude de Mme d’Étioles vis-à-vis du roi donna à supposer que cette dame était loin d’être indifférente aux galanteries de celui-ci. Or, il entrait dans les vues de certaines personnes puissantes de pousser le roi vers une autre personne… Mme d’Étioles, dans ces conditions, devenait un danger vivant qu’il fallait écarter à tout prix… la mort de Mme d’Étioles fut décidée.
– La mort!… sursauta le poète indigné.
– Il y a de la politique là-dessous, monsieur de Crébillon, et la politique – vous ignorez cela, vous, heureux homme de théâtre -, a parfois des nécessités terribles… Or, j’étais au courant de toute cette intrigue… Comment?… c’est un secret que je ne puis divulguer… J’eus pitié de cette jeune femme si spirituelle et si belle et… je résolus de la sauver… Mais me heurter à ces personnages très puissants, je vous l’ai dit, c’était dangereux… je risquais d’être broyé moi-même… pourtant, en y réfléchissant, j’arrivai à cette solution: Que désirent ces gens?… écarter Mme d’Étioles du chemin du roi!… Pour cela, ce n’est pas besoin de supprimer une ravissante créature… il suffit de l’éloigner momentanément…
Plus tard, lorsque les plans de ces puissants personnages auront abouti, Mme d’Étioles pourra reparaître sans danger pour elle, n’étant plus elle-même un danger pour les autres, et même, en y regardant de plus près, il était probable que la reconnaissance de ces gens serait acquise à celui qui les aurait aidés dans leurs projets tout en empêchant un crime inutile. Comprenez-vous?
– Mais c’est affreux, ce que vous me dites-là! fit Crébillon tout pâle.
– La politique! monsieur, la politique!…
– Mais pourquoi n’avoir pas signalé le danger à Mme d’Étioles?
– Pourquoi?… Parce que si ce qu’on disait était vrai… si Mme d’Étioles avait un faible pour le roi, en lui apprenant la vérité, je risquais de l’éblouir… Or, je la connais, Mme d’Étioles! Sous une apparence frêle, elle cache une énergie rare et un courage indomptable… Qui sait si, éblouie, fascinée par ce qu’on lui aurait fait entrevoir, elle n’aurait pas volontairement risqué sa tête et non seulement refusé de s’éloigner, mais encore mis tout en œuvre pour conquérir le roi!
– C’est un peu vrai, ce que vous me dites-là, monsieur; Jeanne est assez romanesque!… fit Crébillon que le ton de sincérité de Berryer ébranlait fortement, mais qui pourtant ne pouvait se résigner à admettre tout ce que lui disait le lieutenant de police.
– Vous voyez bien, fit simplement Berryer.
– Alors il s’agissait d’éloigner Jeanne du roi?…
– J’ai eu l’honneur de vous le dire.
– Mais pourquoi ne m’avoir pas dit cela, à moi… lors de la visite de M. Picard?…
– Mon cher monsieur de Crébillon, il est des secrets qui tuent plus sûrement qu’un bon coup d’épée si on commet l’imprudence de les confier… même à son bonnet de nuit.
– Oh! oh! fit Crébillon qui frémit tant l’accent de Berryer avait été juste et sincère. Mais alors, pourquoi parlez-vous aujourd’hui?
– Parce que les personnages en question n’ont plus rien à craindre pour leurs projets.
– Ah! ils ont réussi?…
– Au contraire… ils ont échoué… et renoncent à la partie.
– Je ne comprends plus, fit Crébillon.
– Vous allez comprendre… Pendant que ces personnes luttaient contre Mme d’Étioles qu’elles croyaient être un danger…
– Eh bien?… interrogea Crébillon voyant que Berryer s’arrêtait.
– Eh bien! un troisième larron est survenu qui a mis tout le monde d’accord en confisquant à son profit l’objet du litige.
– Oh! oh! fit Crébillon en se grattant furieusement le nez. Et l’objet du litige, comme vous dites, c’est le…
– Chut! fit Berryer, ne nommons personne.
– Et moi qui croyais… fit Crébillon de plus en plus ébranlé.
– Quoi donc… cher monsieur?
– Ma foi, monsieur Berryer, vous me faites l’effet d’un galant homme. Je vais être sincère avec vous et je vous dirai tout net que je vous ai soupçonné d’avoir enlevé Mme d’Étioles pour le compte du roi.
– Pour le roi! fit Berryer en éclatant de rire; mais, mon cher monsieur, d’où sortez-vous donc?… On voit bien que vous n’êtes pas homme de cour… sans quoi vous sauriez…
– Quoi donc?…
– Pardieu! répondit Berryer, il n’y a aucun inconvénient à ce que je vous dise ce que le premier gentilhomme venu du palais pourra vous apprendre comme moi… Le roi… monsieur de Crébillon, mais il n’est occupé que de Mme du Barry… tout le monde sait cela au château… bien qu’on ne le dise pas tout haut.
– Ah bah! dit Crébillon qui se grattait de plus en plus le nez… Alors ma supposition…?
Berryer haussa les épaules comme quelqu’un qui dit:
– Vous radotez.
– Me donneriez-vous votre parole, monsieur le lieutenant de police?… Pardonnez-moi si j’insiste… mais c’est que, voyez-vous, j’ai trempé dans cet enlèvement, moi… et, mort de ma vie! fit le poète en s’animant, si j’avais commis, même inconsciemment, cette abominable action de jeter entre les bras du roi cette enfant pour qui j’ai toujours eu autant d’affection que de respect, je ne me le pardonnerais jamais!
– Pardieu! pensa Berryer, voilà un honnête homme!
Et tout haut, sincèrement ému par l’indignation qu’il voyait sur les traits de cet homme, il dit:
– Foi de magistrat, monsieur, je vous donne ma parole que le roi ne voit pas Mme d’Étioles, qui n’est pas, qui n’a jamais été sa maîtresse!…
– C’est bien, monsieur, je vous crois… Encore une question, je vous prie, et je n’abuserai plus de votre bienveillante patience.
– Je suis à vos ordres, monsieur, dit civilement Berryer.
– Puisque Mme d’Étioles n’est pas chez le roi, avec le roi, où est-elle?… le savez-vous?… pouvez-vous me le dire?…
– Je l’ignore complètement… Si je le savais, ajouta-t-il, voyant que Crébillon esquissait un geste, je me ferais un devoir de vous l’apprendre, monsieur, car je vous tiens pour un parfait galant homme… Je dis ce que je pense!… Et la preuve, c’est que si je ne puis vous dire où se trouve Mme d’Étioles, puisque je l’ignore, je puis au moins vous nommer quelqu’un qui pourra, je le crois vous renseigner à ce sujet.
– Quelle est cette personne?
– M. le chevalier d’Assas.
– Le chevalier d’Assas! fit Crébillon abasourdi. Comment le chevalier, que j’ai du reste l’honneur de connaître, peut-il savoir ce que vous ignorez, vous, monsieur le lieutenant de police?…
– Par la raison très simple, fit Berryer en souriant, que le chevalier a rejoint Mme d’Étioles, lors de son enlèvement sur la route de Versailles, et que, depuis lors, tous deux sont introuvables… de sorte que, ne vous y trompez pas, si j’ai l’air de vous rendre un service en vous désignant le chevalier, en réalité je ne vous aide en rien, puisque le chevalier d’Assas, comme Mme d’Étioles, est disparu, évanoui.
– Disparus!… ensemble!… le chevalier et Jeanne!… Est-ce que…?
– Dame, mon cher monsieur, dit Berryer toujours souriant, Mme d’Étioles n’a pas encore vingt ans, le chevalier les a depuis si peu de temps… l’un rejoint l’autre sur une route… tous deux disparaissent ensemble… concluez vous-même.
– Corbleu! fit Crébillon, j’aimerais mieux ça!… Voyez-vous, fit-il, répondant à l’interrogation muette de Berryer, ce qui m’enrageait, ce n’est pas tant que Jeanne fût la maîtresse du roi, – la pauvre enfant est bien libre de ses actes et de ses sentiments, – mais bien qu’elle le fût par ma faute!… Alors vous comprenez que du moment que je n’y suis plus pour rien, Mme d’Étioles peut faire ce qui lui plaira… du diable si je m’en mêle!
Là-dessus, Crébillon prit congé de Berryer qui se disait:
– Cherche d’Assas… si tu le trouves, tu viendras me le dire!
Et tout comme d’Étioles, songeant à la bonne face d’ivrogne de Crébillon, à ses manières dénuées d’élégance, il dit:
– Où diable l’honnêteté va-t-elle se nicher!…