Y a un mot que je n’ai encore jamais employé, dans aucun de mes bouquins, c’est « pusillanime ». Et pourtant Dieu m’est témoin que j’ai beaucoup barboté dans le vocabulaire, hein ? Te lui ai assez secoué le paletot à çui-là ! M’en suis goinfré. L’ai pillé à bloc, démantelé, écumé pire que du pot-au-feu ! Je l’ai raclé jusqu’à sa trame, qu’à force on lui voit le jour à travers. Eh ben « pusillanime », ma parole, j’y avais jamais touché. Vous pouvez enquêter, on vous confirmera le fait. Dans les salons où l’on cause, comme dans les saloons où l’on casse, jamais ils ont trouvé « pusillanime » dans un de mes polars. Y m’faisait pas envie. Les mots, c’est comme les objets inutiles : faut avoir la cupidité d’eux au bout des doigts si on veut les justifier, les placer en situation… Moi, je dédaignais « pusillanime ». Il me faisait pas « bon effet ». N’était pas coulant, quoi. Je le trouvais bêcheur et vaguement hostile.
— T’as l’air tout chose ? murmure Béru.
Il est cramponné à son bada, because la vitesse de notre M.G. décapotée. De plus, malgré le soleil, un vent de cinéma souffle sur la lande de cette contrée désolée de la côte anglaise. Par instants, les bourrasques sont tellement fortes que la voiture se cabre comme un cheval devant une affiche du regretté Fernandel.
— En effet, conviens-je avec beaucoup de volontiers, je me sens pusillanime, Gros.
Il hoche la tête.
– Ça doit venir de ce putain de climat ; tu devrais prendre de l’aspirine.
Comme quoi, vous le voyez, le mot est rébarbatif, même pour qui en ignore le sens.
— Je timore d’aller interviewer des mirontons à propos de leur impuissance, continué-je. Dans le fond, le Vioque aurait été mieux inspiré de choisir un médecin pour se livrer à ce genre d’enquête.
Ce n’est pas l’avis de Gravos.
— Un médecin, il verrait pas l’à-côté des choses, Mec. Or, dans cette occurrence, ce sont les à-côtés qu’importent. J’sus de l’avis du Tondu : c’t’en contrôlant bien, dans chaque pays, comment les premiers dégodeurs ont été frappés qu’on parviendra à se goupiller une idée du fléau. Il ne faut pas l’étudier sur le plan général, mais traiter chaque premier « malade » comme un cas isolé. Considérer chacun comme une enquête unique et s’y consacrer en oubliant les autres. Jusqu’alors, selon le Vioque, on s’est trop égarés dans « la vue aérienne » de l’ensemble. C’est qui est-ce, notre feurste client ?
— Un général d’origine écossaise, aboyé-je à travers les miauleries du vent. Il a pris sa retraite anticipée depuis qu’il est fané du calcif.
Le Mastodonte approuve.
— C’t’une nature noble, assure-t-il. Moi, j’en ai connu des juteux qu’avaient juste un misérable paquet de couenne où ce que je pense et ça leur empêchait pas de faire chier la troupe. P’t’être, justement à cause que ça leur entretenait les rancœurs ? Va savoir… L’homme, il est zobnubilé par sa quéquette. Elle lui vadrouille dans le cerveau pire que dans le dargiflard des gerces. Tiens, je me rappelle de quand j’étais jeune homme, j’avais plein de potes qui se morfondaient le mental en raison de leur faiblesse constitutionnelle. Surtout un que je lui revois encore le scoubidou-farceur… Une pauvreté ! Gros comme un petit doigt de brodeuse, et encore ! J’exagère… Germain, il prénommait. Quand il finissait de lancebroquer t’aurais cru qu’il secouait la cendre d’un mégot. Un jour qu’on avait passé une visite médicale ensemble, il a manqué d’air de m’apercevoir le casse-noix. Un gourdin pareil, il croyait pas que ce pusse exister. Depuis délors, chaque fois qu’on se retrouvait seulâbres, il me demandait de le revoir encore une fois. Il en avait les gobilles qui lui partaient de la tronche. Il bégayait des « Eh ben bongu de merde, tu m’en diras tant ! » estrêmement pitoyables. Son ton aurait fendu le cœur d’un as de pique !
« Pauvre Germain… Enfin j’y ai procuré son moment de compensation, à ce brave aminche. Figure-toi qu’un soir qu’on tirait une vadrouille à la sous-préfecture, je tombe en arrêt devant un magasin de farces et attrapes. Deux parts et d’autre de la vitrine, y avait des miroirs déformants. Un qui rapetissait, l’autre qui grossissait, tu connais le système ? D’autor j’ai placé Germain devant le deuxième.
« “Ohé, bonhomme ! je lui interpelle, dégage-toi la breloque et mate-la dans c’te glace, pour dire… !” Pas besoin de lui répéter onze fois. Le v’là qui se déculotte et qui s’installe le zizi devant le miroir bombé. Madoué, ce chibre féroce que ça lui faisait, à Germain ! Un goumi d’éléphant, Mec ! Une seringue à vache ! Hercule ! Tu l’aurais vu s’épanouir, Germain ! Pavoiser ! Se la flatter en sous-main. “Boôû, sacrée charogne ! il gloussait comme ça, alors là, oui, pour du paf, c’est du paf majuscule ! Nom d’dieu de merde, ça ferait craquer une jument ! Vise Béru ! Non, mais vise : j’te fais la pige ! Comparé à mon mandrin ton machin à toi, c’est plus que dalle !” Je lui objectais pas que si j’aurais pris la pose, nos écarts allaient se répercuter dans la glace. Seulement, moi, tu me connais : je souhaite que le bonheur de tout le monde. Du moment qu’il trouvait à se colmater les angoisses, je le laissais barboter dans ses délires, Germain. Ça lui faisait censément comme une piquouze de mort fine dans ses humiliations. Il en avait si tant ras le bol de s’entendre exclamer par les poufiasses du canton, au moment psycadélique : “Eh ben dis donc, t’es pas gâté par la nature, mon gros loup ! Qu’est-ce tu veux que je fasse de cette bricole-là, un cure-dent ou un compte-gouttes ?” qu’à la longue il devenait dingue, le pauvret. Pour une fois qu’il se voyait doté d’un matraque-gendarme de taureau, fallait pas lui déranger l’extase avec des mesquineries. »
— Tu es un grand cœur, conviens-je.
— Attends, je t’ai pas fini à propos de Germain… Imagine-toi qu’à la suite de ça il est allé habiter la sous-préfecture. Et toutes les nuits, sitôt que la rue devenait déserte, il courait se mirer Pollux dans la glace optimiste. Tant et si bien qu’il a fini par se faire arrêter pour outrage aux mœurs. Tu crois que ça l’a calmé ? Penses-tu ! Il y retournait toujours devant ce foutu miroir. On a dû l’embastiller une douzaine de fois au moins. Le drame s’est produit après sa dernière incarcération. Il venait de tirer six mois de marmite. À peine sorti de taule, il galope droit au magasin de farces. Fatalitas, la boutique avait disparu. À la place y avait une boucherie chevaline ! Adieu les miroirs déformants ! Tu me croiras si tu voudras, mais Germain s’est suicidé peu de jours plus tard.
— C’est une histoire triste, dis-je.
— Pire : vécue ! murmure le Gros. Et qui te situe parfaitement l’importance du mandarin-chercheur dans la vie. Moi, tu vois, San-A., je sus pas pieux, mais y m’arrive de réciter un bout de prière, çà et là, quand j’sus en vacances et qu’on visite une église. Eh ben chaque fois que la chose se produit, y a trois trucs que je réclame au ciel : que ma Berthe m’aime toute la vie, que la France pourrisse pas complètement, et que je reste toujours vaillant du braquemuche. Car, comme l’a dit j’sais plus qui : « Donnez-moi un beau zobard et la santé et je soulèverai le monde ! »
Sur cette magnifique péroraison je flanque un coup de patin. Le Dodu donne du front dans le pare-brise.
— Qu’est-ce y arrive ! bougonne-t-il.
Je lui désigne une automobile stoppée sur le bas-côté de la road. Il s’agit d’un véhicule de marque française, en l’occurrence d’une Citroën. Plantée à l’arrière de l’auto, une dame couverte de fourrures fait de grands signes suppliants. Je stoppe à quelques mètres d’elle. La plaque d’immatriculation de la voiture est parisienne.
— Vous êtes en rideau, ma chère madame ? demande Bérurier en s’arrachant à grand-peine de notre voiturette.
— Dieu soit loué, des Français ! s’exclame la dame.
Il s’agit d’une personne ayant à foison du carat et des carats.
Entendez par là qu’elle n’est ni de la première ni de la seconde jeunesse et qu’elle a remplacé son éclat de jeune fille par des éclats de gemmes, lesquels sont beaucoup plus coûteux, mais beaucoup moins séduisants.
Des ravalements de façade très poussés et un maquillage savant achèvent de maintenir l’empannée dans une forme agréable, suffisante en tout cas pour faire roucouler le Gros.
— N’est-ce point une guigne, lamente notre compatriote ! Mon automobile s’est mise à tousser comme un catarrheux avant de s’arrêter sur cette route déserte, au grand désespoir de ma dame de compagnie qui me sert également de pilote.
Elle a un geste gracieux pour désigner l’avant du véhicule. Je contourne celui-ci et la première chose que je découvre (si l’on peut appeler ça une chose) c’est une paire de fesses dont la perfection me sidère. Elle appartient à une jeune personne plongée sur le moteur rétif de la DS à l’ombre de son capot relevé.
— Voulez-vous me permettre d’ausculter le malade ? gazouillé-je.
La conductrice se redresse. Sa minijupe retombe d’une sixaine de centimètres sur le fabuleux spectacle qui m’était offert. La môme est blonde, très jeune, avec des rires et des fossettes partout, un petit nez retroussé par un esthéticien habile, et un pull façon cotte de mailles décolleté jusqu’à la pointe de ses seins, lesquels sont dépourvus de soutien-loloches et ne s’en portent pas plus mal.
— Tout ce qu’il y a de volontiers, s’empresse cette ravissante, la mécanique et moi, vous savez…
Puis, réagissant, elle me coule un regard velouté qui réchaufferait un cantonnier sibérien :
— Comment se fait-il que vous parliez si bien français ?
— Je suppose que cela doit venir de ce que je suis né à Saint-Cloud, mon chou.
Un simple regard me révèle la nature de la panne, le fil de la bobine est débranché. Rien de plus banal ! D’un geste souple je répare cette calamité.
— Remettez en route ! ordonné-je.
Elle obéit. Ça tourne rond.
Je serais l’archange saint Trouduc descendu sur terre grâce à une auréole hélicoïdale, je n’impressionnerais pas davantage la « dame de compagnie » (de bonne compagnie, croyez-moi).
— Eh bien vous, alors, roucoule-t-elle, un pied à l’intérieur de la chignole et un autre sur la route, vous alors, vous êtes sidérant !
— Plutôt sidéré, affirmé-je en lorgnant ce qu’elle produit avec tant de naïve complaisance. (Ce serait moins beau, parole, ça donnerait envie de bâiller.) Que faites-vous en Briticherie, ma belle, ce n’est point la période des vacances ?
— Aussi ne sommes-nous pas en vacances, répond-elle.
— Voyage d’affaires ?
— Précisément.
Je parcours avec une complaisance accrue son anatomie si copieusement dévoilée.
— Quelle branche ?
— Soins esthétiques. Madame est une grande spécialiste.
— Qu’entends-je ! exclame celle-ci en surgissant, flanquée de Béru. Mais le moteur tourne ! Ah, monsieur, vous êtes notre providence. On se sent si seules dans ce pays. Est-ce son insularité qui confère au Royaume-Uni ce caractère farouche ? Ici, on a l’impression d’importuner tout un chacun du seul fait de sa présence. Le pompiste, la serveuse de restaurant, la vendeuse de shetland, le policeman, voire le passant le plus anodin vous regardent comme des voyageurs de wagon-lit en train de faire l’amour regardent entrer le contrôleur dans leur compartiment. On dérange parce qu’on est étranger. Ce pays manque d’invasions, je pense, car l’invasion et le tourisme constituent le système circulatoire des nations. Peut-être le tunnel sous la Manche modifiera-t-il un peu cet état de choses ? Une fois reliée au continent l’Angleterre s’en sentira, je l’espère, plus solidaire.
— Tous les continents sont des îles, madame, philosophé-je. Et chaque homme est un îlot. Je crois que si l’Anglais est ainsi, ce n’est pas parce qu’il est insulaire, mais uniquement parce qu’il est anglais.
Cette charmante femme est vive, amusante, avec un regard incisif qui vous va droit au pollen. Elle a encore du charme et en aura toujours parce que le charme fait partie intégrante de son personnage.
— Nous ne sommes pas ici pour longtemps, me dit-elle. Heureusement d’ailleurs. Figurez-vous que j’ai cette imbécile de Tour Eiffel au beau milieu de la baie de mon salon et que je ne puis plus m’en passer. S’attacher à de la ferraille, faut-il être sotte. L’âge rend maniaque, cher monsieur…
Elle ouvre son sac de croco carrossé par Hermès et y cueille un bristol.
— Voici ma carte, elle vous servira toujours à noter au dos des numéros de téléphone. Mais si d’aventure vous jetez un œil à son recto, venez me dire bonjour, vous ne le regretterez pas.
Là-dessus, elle me tend une main un peu fanée et tavelée de brun. J’y dépose un simulacre de baiser. La blonde conductrice nous adresse un geste mutin.
— Au revoir, les Français, à un de ces quatre !
Elle démarre après que j’ai refermé la portière de l’esthéticienne.
— Elles sont au poil, assure le Mammouth. Qui sont-ce t’elles ?
Je consulte la carte et lis à mi-voix :
— Je m’en gaffais, exulte le Dodu. Cette femme-là, la noblesse lui dégouline de dessus comme l’eau sur l’ardoise d’une pissotière publique. Perds pas son carton, Mec. À not’ retour on ira se faire offrir un doigt de porto en échange d’un doigt de cour. J’aimerais assez me respirer une marquise.
— En vrai démocrate, je préfère sa collaboratrice, dis-je.
Mon ami n’est pas dupe.
— Toi, dans le fond, tu manques de simplicité, déclare-t-il. Bon, et si au lieu de se partager ces gonzesses on s’occuperait du zizi au général ?
— Avoir une propriété pareille et ne pas goder avoue que c’est triste ! soupire Béru, tandis que nous suivons sur sa gauche et à vitesse réduite, une allée cavalière plus longue et plus large que le boulevard Haussmann.
— Préférerais-tu que l’impuissance frappât quelque malheureux prostré dans un taudis ?
— Pas exaguetely, Mec. Mais j’ai le sens de l’esthétique. J’sus pour les réussites totales. Selon moi, un gus riche et glorieux doit, en plus, être beau et avoir un chibroque d’artilleur. Tu n’trouves la perfection qu’à l’envers. Le paumé qu’est poitrinaire, salaud, cocu, et sans un picaillon, avec des chiares assassins, une gueule blette, plus de dents, et une lettre de licenciement de son patron en fouille, je t’en procure des treize à la douzaine. Seulement le contraire ne se rencontre que dans les colonnes d’Ici-Paris, et encore…
Nous débouchons sur une vaste esplanade au milieu de laquelle s’élève un château de style baroque dont à peu près tous les volets sont clos.
— Dis donc, c’est la crèche de la Belle au Bois Dormant, note le Gros qui a des lettres.
Effectivement, un silence quasi sépulcral règne en maître absolu sur la demeure seigneuriale. Les oiseaux du parc eux-mêmes ont renoncé à cuicuiter. Seul signe de vie, et encore est-il relatif : une bicyclette noire à haut guidon est appuyée à la première marche du perron. J’escalade ce dernier quatre à quatre pour n’avoir qu’une dizaine d’enjambées à accomplir (car il est plus monumental que celui de Notre-Dame-de-la-Garde) et je parviens devant une lourde porte cloutée sur laquelle — ô ironie — un lézard fait du solarium.
Je n’ai pas à manipuler le heurtoir gros comme le tympan du bourdon de la cathédrale of Chartres. Déjà l’huis s’écarte comme mû par le déclenchement d’une cellule électrique. Un homme en kilt à carreaux vert et rouge, chemise blanche à jabot, veste de velours noir, se tient dans l’encadrement. Il est grand, grisonnant, pâle.
— Qui êtes-vous ? jette-t-il rudement.
— Je suis un officier de police français délégué au Z.O.B.[6] et il est indispensable que nous ayons, mon collègue et moi, un entretien avec le général Mac Heuflask.
Le maître d’hôtel reste d’une impassibilité marmoréenne.
— Il est probable que sir Mac Heuflask voudra savoir ce qu’est le « Z.O.B. », dit-il d’une voix qui lui tombe de la bouche comme la musique coule d’un haut-parleur.
Je tripote mon nœud de cravate, à la recherche d’une définition qui soit éloquente pour le général sans pour autant mettre l’oreille à la puce de son personnel.
— Eh bien, dites à sir Mac Heuflask qu’il s’agit là d’un organisme international chargé d’enquêter à propos de certains méfaits dont sont victimes de hautes personnalités.
— Un instant, je vous prie…
Le personnage grave s’éloigne, nous plantant délibérément sur le perron. Son absence est brève.
Lorsqu’il réapparaît, il déclare, imperturbable :
— Sir Mac Heuflask accepte de répondre à vos questions.
— Trop aimable à lui.
— Ce sera dix livres de l’heure !
Les brabançonnes (musique de Van Campenhout), les bramas sonnent, les bras m’en tombent. Je reste coït. Je me pétrifie.
— Qu’est-ce y arrive ? jette le Sagace que ma stupeur inquiète.
— Le général réclame du pognon pour répondre à nos questions, traduis-je. T’as déjà entendu parler d’un machin de ce genre, toi ?
Tempête béruréenne ! En pas dix secondes il est au noir de la fureur, départ arrêté.
— Quoi ! Sans charre ! On vient de l’aut’ bout de la planète pour s’intéresser au lézard de monsieur et faudrait lui attriquer de la fraîche pour qu’il parlasse ! Pépère s’est laissé désamidonner le bigorneau et il voudrait en tirer profit ! Envoye-le aux fraises, San A. Qu’il aille se faire foutre puisque c’est tout ce qu’y peut s’permettre doré-de-l’avant.
Le larbin écossais toussote contre ses ongles et hasarde :
— Je me permets de vous faire observer que sir Mac Heuflask est écossais. En outre, il parle couramment le français et je suppose qu’il consentirait à s’entretenir avec vous dans cette langue sans majoration de ses tarifs.
— Bon, on se brise ? fulmine Béru.
Je souris.
— Non, Gros. Un zig pareil, je veux me le payer, serait-ce de mes propres deniers. Parfait, déclaré-je au domestique, j’accepte les conditions du général.
— En ce cas, veuillez me suivre !
Nous traversons un vaste hall garni de tapisseries tricotées main qui toutes représentent des scènes de batailles. L’intérieur de ce château est de style gothique. Les boiseries ressemblent à la signature de Mathieu.
L’homme au kilt pousse une porte sculptée. Un bureau-bibliothèque s’offre à nous. La pièce baigne dans une grisaille morne à cause des volets fermés. Un vrai décor pour film d’épouvante. On s’attend à voir pivoter des panneaux et surgir des fantômes en costard grand siècle.
Notre guide désigne deux fauteuils, puis il va au bureau monumental dont les pieds sont des affûts de canon et actionne une lampe à abat-jour de parchemin. La lumière qu’elle diffuse est très chiche, très triste, mais suffisante cependant pour nous découvrir les curieuses photographies tapissant les murs. Il s’agit d’images pornos représentant des dames et des messieurs occupés à se divertir avec les moyens que la nature leur a fournis.
Alexandre-Benoît en est ébloui.
— De dieu ! brame-t-il, ce carnaval de miches ! Non mais mords un peu ce défilé, Sana ! Ces aubépines en flirt ! Charogne ! T’as maté le comment elle se tient, la grosse rouquine, là à droite ? Doit être femme-serpent dans le civil, c’te doudoune ! Dis, oh, hé, dis : regarde le petit crevard coiffé à la Georges Bidault, comment il est baraqué du popof ! Quéqu’un qui le rencontrerait fringué s’imaginerait pas qu’il trimbale une pareille lance d’arrosage, hein ? Et la belle brune, ici ? C’te boîte à lettres à moustaches, dedieu, dedieu ! Tu diras ce que je voudrai, mais la couleur y a que ça. Du temps qu’on travaillait les rotismes en noir et blanc, y f’saient malsains ! Maintenant, ça planture ! T’en mangerais !
Le maître d’hôtel (dans ce temple du vice ce serait plutôt un maître d’autel) attend la fin du lyrisme béruréen. Comme cette fin tarde, il claque des doigts.
— Si vous voulez bien régler une heure d’avance, me dit-il.
Je sors deux fafs de cinq livres de ma profonde et tends au bonhomme deux Elisabeth queen qui sentent les pieds de facteur (les billets de banque anglais usagés sentent tous les pieds de facteur). Le kiltman rafle les banknotes, les glisse dans la bourse garnie de poils de chmurkpouf qui se balance devant ses claouis et soupire en s’asseyant :
— Well, gentlemen, je vous écoute, car je suis le général Mac Heuflask.
Tout en confessant ce surprenant secret, il remonte un réveille-matin posé sur son bureau.
Je décide d’extirper de moi tout sentiment de surprise et de me cuirasser contre l’étonnement. Ici, il faut lâcher du fil à la réalité ; se laisser porter par la fantaisie.
— Ravi de vous connaître, balle-but-siège.
Alexandre-Benoît se lève et court à notre hôte.
— Permettez que je condoléance, mon général ? fait le Gros en lui tendant la main. Je me gaffe de ce que vous devez ressentir ! Zifolette en cale sèche, c’est le bout de la nuit ! Mais dès lors que vous déconnectez du bec verseur, pourquoi gardez-vous ces photos pornings qui doivent vous faire trépigner les regrets ?
Sir Mac Heuflask hausse les épaules.
— J’essaie de me stimuler, dit-il, car j’espère encore…
— Et v’ s’avez grandement raison, mon vieux, déclare le Véhément. Après tout, votre appareillage est au complet, hein ? Un court-jus, ça se répare.
— Tu permets, interviens-je, j’aimerais que nous procédions par ordre.
Il est d’une dignité qui force l’admiration, le général. Beau visage… Yeux clairs ; teint brique, sourcils presque blancs, tempes grises, moustache drue, marquée de roux. Il n’est pas vaincu par l’adversité. Un combatif. L’énergie la plus farouche s’obstine en lui, comme la sève dans certains saules auxquels il ne reste plus que l’écorce.
— Mon général, attaqué-je (car il convient d’attaquer lorsqu’on a affaire à un officier de ce grade) je me doute que la conversation qui va suivre vous sera pénible…
— C’est pourquoi, je vous compte dix livres de l’heure, mon cher, riposte Mac Heuflask. L’existence est affaire de compensations et de sursis.
Il s’organise dans le désespoir, comme des naufragés sur une île déserte. C’est le Robinson Crusoé de l’impuissance.
— Cette conversation est indispensable, reprends-je. Si je m’en réfère aux rapports médicaux, vous fûtes la première personne atteinte par le fléau ?
— Il paraît, répond le général, et je n’en suis pas plus fier pour autant, mais de grâce, pour parler de moi, ne dites pas « la personne ». Bannissez de votre conversation tout qualificatif féminin, cela me désobligerait, car bien que privé de ma virilité, je reste un homme.
Bérurier déteste ce genre d’avertissement.
— Vous chipotez sur les mots, mais vous vous loquez en gonzesse, dit-il. C’est pas bien conciliable.
Le général s’emporte.
— Cette tenue est celle de mon régiment, monsieur ! Et je n’en connais pas de plus virile !
— N’empêche que ma femme a la même jupe que vous, rétorque le Gros, sans s’émouvoir. Vous prendriez le métro dans c’t’attirail, un polisson vous aurait déjà envoyé la main au réchaud, tout général que vous soyez !
Je me hâte de couper court, peu soucieux de voir s’envenimer nos relations.
– Écrase, Béru ! ordonné-je. Mon général, quelles étaient vos fonctions au moment où la… chose s’est produite ?
— Je venais d’être nommé chancelier de l’armée !
— Donc, vous jouissiez de…
— N’employez pas non plus ce mot ! glapit l’Écossais.
— Excusez-moi. Vous disposiez, voulais-je dire, de prérogatives très étendues ?
— Très !
— Je suppose que vous aviez un programme précis ?
— Précis et hardi !
— On peut en connaître les grandes lignes ?
— Facile, mon cher. Intensification de l’armement atomique. Prolongation du temps de service militaire. Maintien de la souveraineté britannique dans les territoires encore placés sous notre contrôle. Assistance aux pays en butte aux pressions communistes. Alliance renforcée avec les États-Unis…
— Je vois. Vous deviez être très controversé ?
— Et alors ? rugit l’officier supérieurement supérieur.
Je le calme du geste, de l’œil et de la main.
— Ne vous fâchez pas, simple remarque en l’air !
— Je refuse l’expression !
— Quelle expression, mon général ?
— « En l’air ». Vous devriez surveiller votre langage, vous êtes ici chez un écorché vif !
Béru, qui continue l’inspection des photographies licencieuses glousse :
— Cherche que plaid et brosse, ton Écossais, Mec !
Je courbe l’échine. Il faut pardonner leur méchanceté aux gens aigris par le malheur, car, comme le dit ma Félicie « Nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve ».
— Je vais me surveiller, mon général, promets-je. Cependant, je dois plonger dans le cœur du sujet, c’est indispensable.
— En ce cas, faites vite !
— Quel est votre âge ?
— Je suis de soixante-deux ans vieux !
— Vous êtes marié ?
— Quelle horreur ! J’aime trop les femmes pour risquer de m’en dégoûter en en prenant une. Quand je vois mes collègues affligés d’épouses ridées et flasques, grincheuses, mistifrisées et jacassantes, j’en ai froid dans le dos. Ces mégères qui sont des remèdes contre l’amour, commandent des hommes faits pour commander, ce qui est un non-sens. Ah ! ces bougresses leur font payer cher les enfants idiots qu’elles leur ont pondus.
— Bon, j’enregistre que vous aimiez les femmes. Vous les honoriez beaucoup ?
— Au moins deux fois par jour, mon cher. Après le lunch, car je ne bois pas d’alcool, ni avant de dormir pour éviter les insomnies.
— Vous aviez des partenaires attitrées ?
— Rarement. La sensualité se cultive par le changement.
— C’est un point de vue, ronchonne le Dodu. Moi aussi, j’aime changer de draps, pourtant c’t’avec ma bourgeoise que je me paie les tranches les plus copieuses. Si vous voudriez mon avis, une vieille technique bien rodée, en amour, c’t’irremplaçable.
Là-dessus, il se consacre aux photos libertines.
— C’est du suédois ? questionne-t-il en tapotant une épreuve représentant une jeune fille de la bonne société cernée par des sexes agressifs et vultueux[7].
— Oui, c’est, répond le général.
— M’étonne pas, soupire Bérurier. C’est pas la première fois que je le con-tâte, mais même de bonne taille, le polard suédois est triste. Il fait veau-pas-cuit. Visez les bouilles de ces gredins. Dirait-on qu’ils s’apprêtent à saillir c’t’ donzelle ? Mon cul, mon général ! Z’ont l’air tout épatés de triquer, y matent leur corne d’abondance comme des qui vérifieraient leur jauge à huile. Le côté : « J’en remets un demi-litre dans le carter ou bien j’attends la prochaine vidange ? » Vous apercevez la frénésie des sens sur leurs pauv’frimes ? Que tchi ! J’veux bien que l’objectif, dans ces cas-là, ça peut intimider l’artilleur, n’empêche qu’une godanche, c’est une godanche. Du moment que le chauve à col roulé bombe le torse, c’est que t’as la moelle pépinière branchée sur le compteur bleu, exaguete ? Moi, vous me flasheriez les émois, je vous mets au défi de me capter la timidité. L’étroit lancier du Bengale, mon général ! La joute lyonnaise ! Oh, hisse ! Dans le fond, ces décalcomanies ne vous arrangent pas le problème. À trop les mater, tu te dévertiges.
Je virgule un coup de latte dans les échasses du bavard, histoire de le faire taire.
— Tu permets, oui, le compteur tourne ! grommelé-je.
— Continuez, continuez, invite l’Enflure, dérangez-vous pas pour moi, je sociologue en appartement[8], c’est mon droit non ?
Renonçant à réduire mon ami au silence, je ré-affronte Mac Heuflask.
— Quels furent les premiers symptômes de votre… heu… mal, mon général ?
Son visage sévère s’éclaire un tantisoit peu. Il évoque des choses agréables ; on sent que ça s’émoustille dans son cerveau, à défaut d’ailleurs.
— Un vrai régal ! déclare l’ex-chancelier. Imaginez, my dear, que je fus pris d’une frénésie sexuelle si intense qu’elle me conduisit aux pires débordements. Ah, la merveilleuse période ! Dieu du ciel, je donnerais ce qui me reste d’existence, plus toute ma fortune et mes étoiles, pour la vivre à nouveau.
— Cela se traduisait de quelle manière, mon général ?
— Monsieur, vous connaissez la fameuse parole de votre roi Henri IV, qui avouait un jour à l’un de ses familiers « Jusqu’à l’âge de 40 ans j’ai cru que C’ÉTAIT un os » ? Eh bien, inspector, pour moi, il en est allé de même. C’ÉTAIT DEVENU UN OS ! Un os que rien ne pouvait fléchir ! Un désir que rien n’apaisait. Une exaltation physique si ardente que j’en perdais le boire et le manger. Je dus faire l’amour une bonne douzaine de fois par jour à cette époque. La tempête était en moi ! Par instants mon sang bouillonnait si impétueusement qu’il me fallait coûte que coûte m’assouvir, n’importe où, de n’importe quelle façon. Au point que je fus contraint de décliner une invitation à Buckingham Palace, de peur de perdre mon self-contrôle en présence de notre souveraine. Je devenais un sexe, inspector. Une fureur forniqueuse. Tout y passait : mes secrétaires, ma gouvernante, la cuisinière, mon ordonnance, ma jument ! Le moindre orifice me suggestionnait. Un soir, dans Soho : j’ai baisé une affiche de O Calcutta. Heureusement, il y avait du brouillard. J’ai culbuté la grand-mère de mon meilleur ami sur son lit d’agonie, alors que j’étais allé lui rendre une ultime visite au St Bartholomew’s Hospital ; Cady Skeleton, une douairière qui avait connu la reine Victoria ! J’ai sodomisé un fox-terrier, à poil dur, chez mon collègue du Trésor. Et le croirez-vous : un dictionnaire, inspector ! Un énorme dictionnaire dont la reliure de fin maroquin me fascinait ! Ses pages roses conservent encore les chères traces de mon passage. Je ne vous parle pas des professionnelles ! Elles faisaient la queue, si je puis me permettre, dans mon antichambre. Mon valet me tendait le courrier avec des pincettes et ne se déplaçait en ma présence qu’à reculons. Si je vous disais… Ma Rolls ! La banquette arrière de ma Rolls ! Vous imaginez cela ? Je l’ai trouée avec mon cure-pipe afin de la rendre apte à m’héberger. Et je l’ai possédée comme un fou en plein Regent Street. Ma voiture est la seule Rolls-Royce au monde qui ait fait l’amour avec un général. Mais je ne vous dis pas tout. J’en tais, j’en cache. Je garde le secret sur mes étreintes les plus honteuses. Je dissimule mes pires excès. Je les conserve jalousement dans ma mémoire pour m’en délecter. Il me restera du moins ça, inspector, les souvenirs ! Et quels souvenirs ! Tenez, encore un, le dernier, le meilleur : un aveugle. Vous m’entendez bien ? Un a-veu-gle ! À l’angle de Greville Street et de Hatton Gardens, inspector. Il neigeait. Le pauvre diable implorait l’aumône de sa pauvre bouche édentée. Eh bien, cette bouche… Vous m’avez compris ? Quelle merveille ! Quelle extase ! Il étouffait, le cher pauvre homme. Il voulait crier au secours. Vous connaissez la traduction anglaise de « au secours », n’est-ce pas ? Oui : help ! Oh ce « h » aspiré dans la froidure de l’hiver ! Ces « h » aspirés, devrais-je préciser, car « au secours », ça se répète !
Mac Heuflask joint des doigts fervents sur son sous-main lustré.
— Celui qui n’a pas connu de tels instants ne sait rien de l’existence, monsieur. Ce n’est qu’une âme en peine, qu’un cloporte trébuchant, qu’un besogneux inabouti.
Il se tait, s’éponge, sourit encore à ses excès passés.
— Et… à la suite de cette heureuse époque, général ?
Il abat sa main sèche sur le bureau.
— Rien ! crie-t-il. Nothing ! Le désert ! La rupture brutale ! Pour tout dire, la mort subite de mon sexe.
— Du jour au lendemain ?
— Tout juste ! Je me suis endormi un soir sous le chapiteau d’un cirque pour me réveiller au matin dans les plis d’un suaire. Ma triomphante énergie, ma virulence, mon épanouissement, mon agressivité n’existaient plus, bref : je pendais, monsieur ! Que dis-je, je pantelais ! Je n’étais plus qu’un mollusque inerte. Une flétrissure ! Un débris ! Un relief insane ! Un fourreau vide ! Une peau morte ! La signature d’une absence. Sur l’instant je ne me formalisai point trop de la chose. Au contraire, je crois m’en être réjoui ! L’imbécile ! L’esprit de paresse prime toujours. « Général, me dis-je familièrement, tu vas enfin récupérer. Reprendre le cours de tes activités professionnelles » Triple crétin ! Pauvre créature abandonnée ! Il ne s’agissait pas d’une trêve, mais d’une complète abdication. La première journée s’écoula dans un calme lénifiant. Le lendemain, j’avais rendez-vous avec une bougresse du Foreign Office. Gamine délurée dont les initiatives me subjuguaient. Eh bien, inspector, pour la première fois de sa vie, Robert Mac Heuflask dut se déclarer inapte. La friponne eut beau s’activer, puiser dans ses recettes les plus savantes, me prodiguer ses caresses les plus hardies, je restais, non pas de marbre (c’eût été trop beau) mais de mou. « Baste, me dis-je, tu paies les exactions de ces derniers jours ; laisse à tes accus le temps de se recharger. Tu as beau être général, tu n’en es pas moins homme. » Hélas ! Hélas ! Hélas ! L’optimisme nous ronge pire qu’un chancre. Nous trouvons toujours des excuses à nos faiblesses, des raisons de croire à l’heureuse finalité de nos déboires. J’étais un homme ter-mi-né, inspector. Une épave. Lorsque après avoir multiplié les tentatives je dus me rendre à la sombre évidence, je démissionnai de toutes mes fonctions, abandonnai toutes mes charges, renvoyai tout mon personnel, chassai tous mes amis et je vins me terrer dans cette propriété où dès lors je vis en ermite.
— Triste histoire, admets-je.
Le Gros risque, d’un ton compatissant :
— Et jamais vous n’eussiez de petit retinton, général ? Le morninge, par exemple, n’vous est pas arrivé de vous réveiller avec comme un brouillon de tricotin ?
— Jamais. Mon membre est littéralement paralysé. L’INERTIE, messieurs. Totale ! Affreuse comme une nuit polaire ! Et encore la nuit polaire est-elle dure, vu le froid intense.
— Vous avez consulté des médecins, bien entendu, puisque votre cas est homologué ? poursuis-je.
L’officier gratte son genou écossais sous son kilt de même métal.
— Parlons-en ! s’exclame-t-il.
Mais son réveille-matin se met à sonner et, contrairement à ce qu’il annonçait, Mac Heuflask n’en parle pas. Il reste silencieux, bloqué dans un mutisme farouche, tel un prisonnier de guerre se refusant à trahir sa patrie.
— Comment les docteurs ont-ils réagi, de prime abord ?
Le général ne répond pas. Sa figure demeure au garde-à-lui. Son regard est obstinément fixé sur son encrier de bronze représentant un chamois dont les pattes antérieures sont dressées contre un rocher.
— Mon général ! appelé-je doucement…
Toujours le silence.
— Vous ne vous sentez pas bien ? Vous aurais-je blessé par quelque parole inconsidérée ? Si c’est le cas, je vous prie de m’excuser…
Enfin le malheureux soldat cause :
— L’heure est écoulée, annonce-t-il sèchement en désignant son réveil. Si vous souhaitez poursuivre l’entretien il faut me verser à nouveau dix livres.
— Ce culot ! barrit Jumbo. On m’avait parlé de la varice écossaise, mais je me doutais pas qu’elle atteignait ces disproportions !
— Laisse, apprivoisé-je, chacun monnaie ce qu’il peut.
Et de tendre deux nouveaux fafs de cinq livres, toutes plus sterling l’une que l’autre, au vieux grigou.
— Merci, dit-il en happant. Si vous avez besoin d’un reçu pour vos notes de frais, je suis à votre disposition. Vous me parliez de mes médecins ? Des gueux, inspector ! Des ignares ! Des brutes ! Ils m’ont gavé tour à tour de stimulants, de calmants, de somnifères, d’aphrodisiaques. Ils m’ont ordonné le repos et le surmenage. M’ont enjoint d’oublier mes affres. Comme s’il était possible à un trousseur de garces tel que moi d’oublier la léthargie de son slip ! Ils m’ont dit de voyager ! Ils m’ont dit de rester au lit ! Ils m’ont dit blanc et ils m’ont dit noir. La vérité ? Ces gens-là cherchent sans trêve. Et savez-vous ce qu’ils cherchent ? À justifier leurs honoraires, un point c’est tout ! On m’a radiographié les testicules. Fait des prélèvements de ceci et même de cela. On a analysé tout ce qui me constitue et tout ce que je sécrète. En pure perte, que dis-je : en pures pertes ! Conclusion ? Néant ! Des sots ! Tenez, je vais user d’un terme qui m’insupporte : des im-puis-sants ! Comme ces résidus de diplômes ne pouvaient rien pour moi, j’ai fini par faire ce par quoi commencent les bonniches et les concierges : je me suis adressé aux guérisseurs.
Il lève les bras !
— Alors là ! Alors là ! Comment me reste-il accroché au bas ventre ce qui fut jadis un pénis et qui n’est plus désormais qu’un brise-jet, après les traitements que ces misérables m’ont infligés ? Comment ? Je passerai le restant de mes jours à me le demander ! Ces brouets que j’ai avalés ! Ces décoctions ! Ces louches breuvages ! Mais l’atroce, ce fut surtout leurs emplâtres effroyables ! Ah, messieurs, messieurs… L’on m’a oint le sexe d’herbages pestilentiels. On me l’a enduit de merdes variées ! Me l’a plongé dans des liquides nauséabonds. Je vous passe sur les bains de vin sucré ! Vous tais les émissions séminales d’animaux que j’ai bues ! Bues, vous comprenez ? Je ne vous parlerai pas des peaux de rats écorchés dans lesquelles j’enveloppais ma triste épave. Non plus que des bouillies d’encens où macéra mon désespoir. Je n’évoquerai pas les séances de flagellation. Les électrodes dans le rectum. Non, je ne vous révélerai rien de ces tentatives de sorcières. Elles furent et c’est terriblement suffisant ! Sachez seulement que j’ai à jamais compromis, bafoué mon membre dans des officines honteuses. Je me suis prêté aux plus sinistres expériences. Désormais, messieurs, ma verge sent le soufre ! Et si par miracle elle se redresse un jour, elle ne pourra plus prétendre à être qu’un perchoir à corbeau.
Il touche sa moustache rêche d’un doigt vérificateur.
— Seulement voilà, se redressera-t-elle un jour ? soupire-t-il.
L’angoisse, la meurtrissure morale lui fument par les naseaux. Comme il est malheureux !
Bérurier, toujours humain, contourne l’énorme bureau et va frapper sur l’épaule de l’Écossais.
— T’abats pas Mac, déclare-t-il gravement. Est-ce que t’as essayé Lourdes ?
Mac Heuflask se cache la tête dans ses mains où scintillent des poils roux.
— Oui, avoue-t-il. Bien qu’appartenant à la religion réformée, je m’y suis risqué.
— Alors ?
— Ah, messieurs, les miracles se font de plus en plus rares alors qu’on en aurait de plus en plus besoin. L’eau de ce haut lieu de la foi n’a fait que glacer un peu plus le siège de mes anciennes ardeurs.
Je le laisse se vider de ses lamentations. Faut qu’il s’épanche, s’essore. Alors je reviens au caractère investigateur de ma mission.
— Général, rassemblez bien vos souvenirs ; au moment où vous fûtes frappé par ce mal étrange, avez-vous remarqué quelque anomalie dans votre vie courante ? Réfléchissez avant de répondre.
— Qu’entendez-vous par « anomalie » ? demande le militaire.
— Je veux dire par là, avez-vous enregistré des incidents anormaux ? Avez-vous fait la connaissance de gens qui vous étaient auparavant inconnus ? Par exemple, avez-vous eu une nouvelle maîtresse, un nouveau domestique ? Un collaborateur exceptionnel ?
— Parbleu, tout était plus ou moins nouveau puisque je venais d’accéder à de nouvelles fonctions ! Tout : les lieux, les gens qui m’entouraient. Quant aux filles, comme j’en changeais à peu près deux fois par semaine…
— Pensez-vous qu’on ait pu vous faire absorber à votre insu des produits nocifs ?
— Cette foutaise, inspector ! J’étais invité à tant de réceptions, chez tant de gens différents, principalement des étrangers.
J’éprouve un sentiment… oui : d’impuissance devant l’ampleur de ma tâche. Je n’apprendrai rien de positif. Pas le moindre brin d’hypothèse à quoi s’accrocher. Pourtant, a priori, le raisonnement du Dabe était bon : « Avant tout, San-Antonio, vous devez questionner de fond en comble la première personne frappée par le mal dans chacun des six pays concernés, en commençant par le début. Sans doute découvrirez-vous un dénominateur commun à ces six individus ? Ils ont peut-être subi cette « agression » de la même manière ? Si c’est le cas, de la répétition d’un détail pourrait surgir un début de vérité. »
Vous le voyez, son calcul était valable.
Allons, San-A., du nerf ! De la fougue ! Travaille ton optimisme. Les sceptiques n’arrivent à rien.
— Mon général, certes, à l’époque de votre nomination en qualité de chancelier, votre existence s’est modifiée quelque peu, cependant, sur le plan individu vous étiez demeuré le même, je suppose ?
— Comprends pas, explications, je vous prie ! ronchonne le bougon écossais.
— Je veux dire que votre vie sociale, vos activités extérieures, seules avaient changé. Mais votre vie privée ? Les grands de ce monde, les plus puissants, les plus riches restent des hommes, avec des habitudes, des marottes. Ils ont des vices et des vertus à peu près indélébiles. Une manière de prendre leur bain, de faire l’amour, de lire leur journal. Bien, vous étiez nommé chancelier, cela ne vous empêchait pas d’avoir un rhumatisme à l’épaule, d’adorer les fraises au sucre ou la chasse au canard. Ce qui me préoccupe, c’est ce que j’appellerais, si vous le voulez bien, votre bastion intime.
L’autre m’interrompt avec un agacement voisin de l’irritation :
– Écoutez, mon, vieux, dit-il. Que vient foutre mon « bastion intime » dans cette affaire ? Il est probable qu’on m’a fait avaler une damnée saloperie ! Or, la chose a pu s’opérer n’importe où, et particulièrement dans une de ces foutues réceptions au cours desquelles on prend le premier verre que le premier venu vous tend.
— Si le produit mutilateur vous a été administré par voie buccale, c’est exact…
— Parce que vous croyez qu’on me l’a foutu en piqûres ou en suppositoires, vous ? Sachez que depuis la guerre, mon jeune ami, je n’ai tâté ni de l’un ni de l’autre !
— J’ai longuement discuté de ce problème avec des médecins français. Dans l’ensemble, ces messieurs ne croient pas à une ingestion de potion machiavélique. Ils prétendent qu’aucun produit à leur connaissance ne saurait rendre un homme impuissant de façon durable, ou alors il faudrait en répéter régulièrement les prises et encore le « traitement » serait-il long ! Ils pensent plutôt qu’on a soumis vos organes génitaux à des rayons.
— Ah oui, ils pensent ça, vos manches d’Outre-Manche ? Eh bien j’ai le regret de vous dire qu’ils sont aussi stupides que ceux d’ici. Vous m’imaginez, me prêtant à des séances de rayons ?
— Imaginons qu’on vous les ait infligés à votre insu.
Robert Mac Heuflask se fait de l’air avec son jabot.
— Il va finir par me faire pouffer de rire, ce type ! annonce-t-il à Béru en me désignant du menton.
— C’t’un comique, souligne le Gros. Mais j’aime pas qu’on en rigole trop fort devant moi, m’sieur Moudu.
Insensible à la menace voilée, le général se penche en avant.
— Enfin, crédieu, vous ne supposez pas que j’ai offert mes génitoires aux rayons d’un quelconque appareil ! Vous voyez d’ici le général Mac Heuflask, le vainqueur d’El Fé Ouarsashatt, présentant ses bourses à un petit futé de laboratoire ?
J’ébranle d’un coup de poing l’accoudoir de mon fauteuil qui représente un lion alangui.
— D’après vos confidences, vous en avez subi de bien plus sévères depuis, général !
Il se rembrunit. Son visage se disloque comme celui d’un bonhomme de neige au moment du redoux.
— D’accord, mais je voulais guérir. Tandis qu’à cette époque j’étais ardent et vigoureux et n’avais besoin d’aucun traitement.
— Vous commettez une erreur en imaginant que ces pseudo-rayons vous eussent été administrés par un laborantin. Si la chose a vraiment eu lieu, elle s’est produite à votre insu !
— Mais comment ?
— C’est ce que je cherche à définir. Est-elle concevable, oui ou non ?
— Non !
Là-dessus, le réveil carillonne à nouveau. Spontanément, le Gros et moi regardons l’heure. Vingt minutes à peine se sont écoulées depuis que j’ai versé une seconde « caution ».
Béru pousse une bramante.
— Alors là, c’est du vol, pépère ! Vos heures, c’est des heures de garagiste ! Faudrait voir à ne pas nous empailler.
— Ne vous méprenez pas, dit vivement le général. Et surtout ne mettez pas en doute mon intégrité, je ne le tolérerais pas. Simplement, il est cinq heures et je dois prendre mon thé. Ce laps de temps vous sera bien entendu décompté.
Il se lève. À cet instant précis, mes bonnes et belles amies, un ronron de voiture retentit à l’extérieur (à l’intérieur il serait plus surprenant) ; des graviers malaxés par les pneus de l’auto viennent frapper les volets fermés du burlingue. Mac Heuflask bondit, tel un tigre s’apprêtant à sauter dans un moteur.
— Seigneur, serait-ce possible ! chevrote le pauvre homme.
Il court à la fenêtre, la soulève, écarte un volet et pousse une exclamation qui rappelle à s’y méprendre la plainte du caribou en gésine.
— Qu’arrive-t-il, mon général ? demandé-je en m’inquiétant quelque peu de sa surexcitation.
— Il arrive, l’espoir, inspector ! répondit-il radieux ; le salut, peut-être…
Et il sort en courant.
Béru est déjà à la fenêtre.
— Ah ben, elle est raide, celle-là ! s’écrie mon ami, parodiant ainsi votre épouse lorsqu’elle a rendez-vous avec moi. Viens voir, Sana !
J’y vais d’autant plus vite et volontiers que tel était déjà mon propos avant qu’il ne me sollicite.
Qui vois-je ?
Oui, mes gueux, vous avez deviné, bravo ! Je découvre la marquise de la Lune et son émoustillante assistante, descendant de leur voiture dans un grand foisonnement de cuisses et de fourrures.
— Vous, ici[9] !
— Vous z’ici[10] !
— Vouse ici[11] !
— Vous hici[12] !
…nous exclamons-nous presque simultanément.
Faut admettre que c’est déroutant pour les uns autant que pour les autres de se retrouver chez le général Mac Heuflask.
L’arrivée des deux femmes dans ce château désert me surprend jusqu’à l’extrémité des orteils.
— Que diantre faites-vous chez sir Robert ? questionne la marquise !
— Eh bien, mais, nous sommes, heu… journalistes. Et nous venions pour recueillir les mémoires du général !
– À d’autres ! clame celui-ci, tout jovial depuis que les Françaises se sont jointes à nous. Pas de faux-fuyants, je hais la cachotterie. Cartes sur table, inspector !
— Inspecteur ! s’écrie la sublime blonde en mini-chose, avec un brin d’effroi et un tantinet de répulsion dans l’intonation.
— Parfaitement, ce french boy enquête sur mon problème, mes beautés ! Car l’impuissance est devenue un fléau européen. Quant à ces merveilleuses personnes, continue l’officier à mon adresse, elles pratiquent l’art de l’extase mieux que personne d’autre au monde, je dis bien : au monde !
Il cueille la main de la marquise et la porte à sa moustache.
— J’ai passé chez cette dame, déclare-t-il, les instants les plus fabuleux de ma vie, lorsque j’étais attaché militaire à Paris.
— Bref, Maâme tient un claque ! marmonne Bérurier. Et moi que je la croyais noble dure comme barre de fer !
— Mais je le suis, monsieur ! Je le suis ! rebiffe la marquise. Notre famille est apparentée aux du Conlajoie de Bastringue et mon ancêtre, Godfroy de Volaye fut le compagnon du grand saint Louis sous la croisade. Je possède un château en Anjou. Feu mon mari, le marquis de la Lune est mort au cours de la dernière guerre dans la Somme, à la tête de son unité. Ma fille a épousé le vicomte de Chaique-Paustal. Moi-même, je suis née de la Fornicassion de l’Hami de Mondabes. Peu de gens titrés, à notre époque, peuvent présenter un pedigree aussi solide !
Elle se tait et se donne un peu d’air en agitant son gant devant son aristocratique visage.
— Vot’ blason vous empêche quand même pas de faire la prostipute ! objecte durement le Gros, déçu.
Lors, la marquise se tourne vers moi.
— Les gens de mauvaise foi m’agacent, mon cher ami, déclare-t-elle. Je hais le parti pris, j’abomine les idées reçues et je suis une ennemie irréductible du conventionnel. Peut-on espérer faire comprendre à cet ogre que l’amour est un art ? Lorsque j’étais enfant, je classais les arts dans l’ordre suivant : la danse, la musique, la littérature, la peinture et la sculpture. C’est aux abords de l’adolescence que j’ai réalisé qu’il en existait bien d’autres, dont l’amour, et que ce dernier supplantait tous les autres. En grandissant je m’y suis consacrée âme et corps. Passionnément. Ce fut grandiose. Je fis l’amour avec amour, chose rare ! Bientôt, mes réactions personnelles ne me suffirent plus. Alors j’étendis la volupté à mon prochain. Non pas à mes seuls partenaires, mais à une gamme d’individus beaucoup plus vaste. Ainsi, lorsque je devins veuve d’un homme pour qui je nourrissais une profonde tendresse, je fondai une école d’amour, histoire de me changer les idées. Je fis venir des professeurs des quatre coins du monde. J’eus de la sorte des Japonais, des Cinghalais, des Hindous bien sûr, des Africains, des Cosaques, des Afghans, des Tahitiens, des névrosés, des prêtres, des satyres, des libidineux et même un singe savant. Chez moi, l’on s’éduqua to-ta-le-ment ! L’on étudia l’homosexualité, cette bêtise ; la pédérastie ; l’auto-sodomie ; la masturbation évolutive ; la partouse chantée ; l’amour par téléphone ; le coït-sur-photographie ; l’accouplement dans les lieux publics. Tenez, à propos de cette dernière rubrique, elle est par trop négligée. Quatre-vingt-quinze pour cent des gens ignorent à quel point le côté furtif et dangereux d’une étreinte dans la rue ou dans le métro enrichit leurs sens et stimule leurs élans. Général, vous pouvez confirmer ce que j’avance, n’est-ce pas ? Vous rappelez-vous le jour où l’une de mes élèves vous invita à faire l’amour aux Galeries Lafayette, rayon des meubles de jardin ?
L’officier hoche une tête alourdie de souvenirs rose bonbon.
— Ah ! taisez-vous, ma bonne, quand j’évoque cet instant, j’ai l’impression d’écouter du Mozart.
— Et la fois où vous « fîtes ça » à la porte d’un cinéma dans une file de gens et en pleins Champs-Élysées ?
— Le bonheur, balbutie Mac Heuflask.
La marquise me réaffronte :
— J’ai, chez moi, de grandes spécialistes de la chose, mon cher jeune homme. Des jeunes filles ayant le goût du risque. Des téméraires de l’amour. Des amazones, des Jeanne d’Arc. Le record de ma meilleure élève ? Je vous le dis ? Dans un commissariat ! En plein jour ! Elle est entrée avec son partenaire pour demander un renseignement, et l’audacieux l’a prise au milieu d’un troupeau de gardiens de la paix sentant le drap humide et la chaussette de laine. Mais nous avons bien d’autres performances à notre actif. Tenez, dans le domaine gustatif par exemple…
Elle reprend souffle. Je la soupçonne d’avoir un peu d’asthme. C’est une femme très bien, la marquise de la Lune. Plutôt grande, mince, à peine fanée. Son maquillage est efficace. Elle a les cheveux d’un gris bleuté ; un regard vif et profond et puis alors, du maintien à ne plus savoir qu’en foutre !
— Vous disiez, madame, dans le domaine gustatif ?
— J’ai éduqué des messieurs qui sont devenus les super champions de la minouche. Des experts, en somme. L’un d’eux, particulièrement doué, est à présent le premier taste-sexes de France, et vraisemblablement du monde. Les yeux bandés, on lui donne des femmes à savourer et ce cher bougre te vous annonce leur nationalité, leur âge et moult autres précisions. Adeline, mens-je ? demande-t-elle à sa convoyeuse.
La blonde qui se tient sagement assise dans un fauteuil assez profond pour qu’on puisse garder sur ses charmes une vue plongeante renchérit :
— Absolument pas, madame. Vous voulez parler de M. Jean ?
— En effet.
— La dernière fois vous l’avez testé avec les deux nouvelles. Et qu’a-t-il dit ?
— Pour Natacha, il a déclaré au bout de trois minutes : vingt-six ans, Russe de la région de Smolensk, instruction secondaire, séjour de plusieurs années en Pologne, mère israélite, déniaisée à l’âge de seize ans par un camionneur moscovite.
— En effet, Adeline, ce furent ses propres paroles. Et pour Maria ?
La belle Adeline fait une moue.
— Là, il a commis une légère erreur, il a dit : née en Sicile, alors qu’elle est née en Sardaigne, mais le reste cadrait pile !
— N’est-ce point merveilleux ? triomphe la marquise. Ah ! la sexualité, mon ami, est une terre encore en friche. L’homme, avec sa suffisance fondamentale, croit tout savoir d’elle ! Le fat ! Nous n’en sommes qu’aux premiers balbutiements. À l’orée, à la lisière ! Nous commençons seulement à la soupçonner, à la pressentir. Un jour, oui, elle nous deviendra enfin ce qu’elle est. Nous l’investirons pour de bon. Nous en prendrons possession. Alors la vie basculera, je le prophétise. Les mœurs deviendront autres. Enfin maître absolu de l’extase, de la vraie, l’homme abandonnera sa vigilance qui le mène aux pires sottises. Il n’y aura plus de guerres, plus de travail, plus de crimes. Les lois tomberont. L’idée de patrie sera abolie ! Le syndicalisme ne signifiera plus rien. Les partis n’auront plus d’objet. Je vais même plus loin : on aboutira, au fil des siècles, à la confusion des sexes.
Le général qui s’était absenté for the tea revient, lesté d’un plateau fumant.
— Chère chère, dit-il à Mme de la Lune, pour une fois qu’il y a une femme dans cette tanière, nous allons lui demander de servir le thé. Et ensuite, si vous le voulez bien, nous nous mettrons au travail. Pardonnez ma précipitation, mais vous devez concevoir mon impatience ?
— Adeline et moi sommes à votre disposition, Robert.
Là-dessus, la marquise répartit l’eau chaude dans les tasses.
— Si je comprends bien, lui dis-je, vous venez ici en consultation ?
— Nous venons soigner, rectifie-t-elle. Et, je l’espère bien, guérir !
— Oh oui ! Oh oui ! Oh oui ! clame Mac Heuflask avec ferveur. Vous êtes mon ultime espoir, marquise. Ma planche de salut ! Après vous ce sera le soleil ou la mort. Si vous ne me réanimez pas, je saurai que tout est définitivement perdu, alors je me logerai une balle dans le crâne !
— Hé là ! fait la dame, effarée, pas de chantage, général ! Ma science a ses limites. Et puis il se peut qu’un premier « traitement » ne suffise pas.
— En quoi consiste-t-il ? demandé-je.
La marquise fronce légèrement le nez.
— Il est assez compliqué, vous verrez.
— Comment cela, je verrai ?
— Je vous réquisitionne, mon cher, car il nécessite de la main-d’œuvre et votre présence à tous deux est pour nous une aubaine. Lorsque nous aurons pris le thé, aurez-vous la bonté d’aller chercher dans le coffre de notre voiture le matériel qui s’y trouve.
— Vachement lourdingue, rouspète Béru. Je me demanque ce qu’a là-d’dans. Tout ça pour lui trémoler le bitougnard, au père Mac ! Que d’histoires. J’sus sûr qu’y se monte le bourrichon, pépère.
Il dépose la malle métallique sur le perron.
— Dedieu, j’ai le dossard en compote. Dis, c’est tout de même pas leur baise-en-ville, aux dames-radasses ? Parce que si oui, elles se mettent des armures en guise de pyjama. Moi, j’ai horreur de voyager avec un gros fourbi. Mon rêve, c’est de partir les mains aux poches. Mes tracasseries ont commencé le jour que je sus été chez un onc’ à nous, à la ville. Ma mère m’a dit : « Alexandre-Benoît, maintenant que tu vas sur tes dix-huit ans, je vais t’acheter une brosse à dents ». Dans la vie, la chierie commence par une brosse à dents, mec, même si tu t’en sers que pour les grandes occasions. La brosse à dents, c’est comme qui dirait l’emblème de notre misère humaine. De notre guignolerie. Parce que les hommes, Sana, y sont tous guignols, et au plus ils sont célèbres, au plus ils sont guignols ! Y a des jours, quand je les regarde lamproie à leur misère, je me dis que le bon Dieu doit être végétarien. On est là qu’on se débat… Qu’on lutte, qu’on chiale, qu’on tente d’esquiver les mauvais coups… Foutaise. Le monde est mal foutu. J’écoutais le général t’t’à l’heure et ça me persuadait du fait. Je sais des gus que ça leur démonterait pas le moral d’être impuissants. Des qui n’utilisent jamais leur fiche-banane… De quoi se navrer, je te dis. Une maldonne complète. Un nez-chèque ! Tiens, j’ai un neveu qu’était doué pour la boxe. Il eusse fait un champion du monde pur fruit. Ben, il était allergique au cuir. Rien que de respirer ses gants en tenant sa garde, ça le faisait éternuer. Tout est à lavement… Certains gens se figurent que leur nombril résulte de la pointe du compas ayant servi à tracer le monde, va donc leur dire qu’en réalité il sert à mettre le sel pour quand on bouffe des œufs durs au lit !
Il donne de la pointe du soulier dans l’espèce de grosse cantine argentée.
— Je te parie ma propre paire que ça ne servira à rien tout ce bazar. Elle aura beau dire et beau faire, la marquise, elle ne les réveillera point, les burniches du Vieux, et sais-tu pourquoi ? Parce que son impuissance, elle se tient pas seulement dans ses joyeuses, mais z’aussi et surtout dans son crâne ! Y pense trop à son problo, l’Écossais. Tu n’peux pas lutter contre la gamberge, ou alors faut avoir un cerveau d’acier… comme moi !
Il se releste de la cantine.
— Enfin, on va bien voir, dit-il.
Il est presque aussi bizarre qu’étrange, l’appareil déballé des surprenants bagages de la marquise de la Lune.
Très technique en tout cas.
Électrique, aussi. Y a des bras laqués, des pivots, des moyeux, des machins chromés, des trucs nickelés, des poulies, des courroies, des embouts, des fraises.
Adeline assemble le tout avec une patience de maquettiste ; en pointant une délicate langue rose entre ses lèvres charnues.
Sa patronne la dirige, d’un mot, d’un geste, d’une brève onomatopée qui tombe dans le silence crispé comme l’ordre d’un chirurgien dans un bloc opératoire.
— Pas de vis inversé ! dit-elle brièvement.
Ou bien :
— On va commencer par le numéro 2.
Puis, lorsque son robot de métal achève de s’élaborer, elle demande à Mac Heuflask :
— Vous êtes monté sur le 220 ?
— Ne me parlez pas d’être monté, rouspète le grincheux. En effet, je suis équipé en 220.
— Alors pas besoin du transfo, Adeline.
Faut lui voir la précision, à la marquise !
La manière qu’elle directive !
Son autorité tranquille, sa sûreté ! Rien qui mette autant en confiance que la sûreté d’une personne s’apprêtant à vous bricoler le charnel. Les hommes n’ont confiance que dans la confiance des autres. Elle est dans la tradition des grands patrons, la marquise ! Le professeur Dubost préparant un changement de guignol !
On l’observe, muets, impressionnés par ses gestes efficaces. Quelle grande dame, vraiment !
Une demi-heure plus tard, Adeline se déclare parée pour la manœuvre. La chambre de Mac Heuflask ressemble à l’atelier d’un électricien. Des prises multiples moutonnent au ras du plancher. Y a des fils partout. Ils tire-bouchonnent en direction du lit. L’appareil mystérieux se dresse près de la couche de l’Écossais. Un électrophone occupe la table de nuit. D’autres ustensiles sont répartis, de-ci et même de-là, à portée de main, dans une disponibilité savamment préparée.
— Mes bons amis, voulez-vous avoir la bonté de m’aider ? sollicite la savante personne.
— Avec joie, ma marquise, s’empresse Béru, à condition toute foie qu’on n’aye pas à payer de sa personne. Je demande pas mieux que le général retrouve sa vigueur, mais comptez pas sur mézigue pour mettre la main à la pâte, c’est pas le genre de mon établissement.
— Il s’agit simplement de brancher l’électrophone au moment opportun. Lorsque je vous le dirai, vous tournerez ce bouton, c’est clair ?
— L’enfance de lard, ma marquise. Et après ?
— Après je vous prie d’observer le plus complet mutisme. Quant à vous, mon bon commissaire, me dit la noble personne, je pense que vous savez projeter des diapositives ?
— Naturellement.
— Alors actionnez cet appareil à la demande. Il est tout branché. Grâce au ciel, le plafond est blanc et lisse et les « vues » s’y inscriront aisément. Vous presserez le contacteur toutes les quinze secondes environ. Compris ?
— Compris.
— Parfait. Vous êtes dévêtu, Robert ?
— Je, répond le général.
Pour un gars de cet âge, il est pas mal baraqué, Mac Heuflask. Les militaires, faut admettre, ils se conservent bien. Dégagés de toutes préoccupations intellectuelles, ils s’épanouissent physiquement. Il a la poitrine large, couverte d’une toison à peine grisonnante, des muscles encore saillants, un ventre rigoureusement plat et des cuisses de cavalier. On coule un regard discret, ému, sur son zigouigoui. C’est la partie la moins reluisante de sa personne. Vous me direz qu’un truc d’homme, au repos, c’est jamais enthousiasmant. Seulement le sien, il est pire qu’au repos et ça se voit. En chômage ! Blanchâtre ! Périmé ! Douteux ! Abandonné, quoi ! Il serait détaché de son corps, il ne paraîtrait pas moins vivant.
Robert Mac Heuflask tapote cette épave et, s’adressant à elle, lui jette une pathétique exhortation.
— N’oublie pas que tu appartiens à un Mac Heuflask, lui lance-t-il d’un ton vibrant, c’est-à-dire à une lignée d’hommes réputés pour leur virilité et leur paillardise. Avant moi, les Mac Heuflask ont engendré des troupeaux d’enfants et engrossé des cohortes de filles. Ils ont violé ! Ils ont frappé aux portes les plus redoutables avec cet épieu magnifique dont le seigneur les avait dotés. Sois dans la tradition de cette grande famille, pure gloire de l’Écosse, ô mon sexe bien aimé ! Et tel Lazare à l’appel du Seigneur, lève-toi et marche !
Là-dessus (si je suis m’exprimer ainsi) il s’étend sur son plumard, les bras le long du corps, pareil à un gisant de Westminster Abbaye.
— Cher Robert, déclare la marquise de la Lune, ne vous contractez point et chassez toute appréhension de votre cœur. Laissez-moi, pour un temps, assumer vos tourments. Nous allons nous adresser à votre sensoriel et lui arracher ses impulsions les plus secrètes. Portez-vous un dentier ?
— Partiel, avoue le général.
— Retirez-le.
Sans chercher à comprendre, Mac Heuflask arrache de son clapoir une denture ébréchée et jaunasse qu’il dépose sur la descente de lit. Avec ce qui lui reste, il peut tout juste sucer des pastilles de menthe ou bouffer des yaourts. Quelques chicots incertains parsèment ses gencives de vieux bébé. Mme de la Lune regarde ces reliques et hoche la tête.
— L’une de vos dents vous fait-elle mal ?
— Toutes, répond l’officier.
— Voilà qui m’arrange, affirme la singulière infirmière.
— J’ai de l’arthrite dentaire, révèle Mac Heuflask.
— Dieu soit loué ! Très bien, tout le monde est paré ?
Le général se signe.
— Paré !
Lors, Adeline se met à envelopper le membre du vieil homme dans de la peau de chamois. Elle le saucissonne à l’aide d’une cordelette très fine.
— Que faites-vous ? murmure l’Écossais.
— Chut ! intime la prêtresse, pas de questions ! La curiosité est une perte d’énergie, Robert. Je vous ai ordonné l’abandon. Vu ?
— Excusez-moi.
— Vous allez souffrir. Supportez ! Allez aux limites du tolérable, c’est indispensable !
Elle décroche un petit bras mobile fixé à son bloc électrique. Cela ressemble beaucoup à la transmission d’une fraise de dentiste. En y regardant de plus près, je découvre que c’en est ma foi une. Une sorte de fraise portable, si vous voulez. Mme de la Lune actionne une pédale. Un zonzonnement irritant retentit.
— Ouvrez la bouche, Robert ! Vous y êtes Adeline ?
Cette dernière achève d’assurer autour de sa main la sangle d’un vibromasseur multi-têtes.
– À votre disposition, madame !
– Électrophone !
Béru tourne le bouton qu’on lui a signalé. Une cacophonie suraiguë éclate, plus acide qu’un citron vert. Elle nous arrache le tympan.
— C’est pas sur la bonne longueur ! fait-il.
— Silence, ne vous occupez pas de cela. Bouchez-vous les oreilles ! lui jette durement la marquise.
Elle engage sa fraise dans la gueule ouverte du patient. Le général tressaille. La petite tête d’acier se met à forer un chicot du bon-homme avec un bruit déchirant. Parallèlement, Adeline promène son vibromasseur sur toute la surface de la peau de chamois, en opérant une savante rotation.
— Projection, please !
Je presse le taquet du contacteur. Une photographie en couleur, de deux mètres sur deux, égaie le plafond. Ce qu’elle représente ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Des clichés pornos, j’en ai visionné des paquets au cours de ma carrière. Des en noir, des en machinchrom, des artistiques, des lamentables ; des vachement suggestifs, des un peu romantiques. Des où qu’il y avait des dames et des messieurs. Des où qu’il n’y avait que des dames ! Des où qu’on n’apercevait que des messieurs ! Des où que le partenaire n’était même pas venu ! Des où que ça jouait avec un bilboquet ! Des que la Société protectrice des animaux n’aurait pas accordé l’imprimatur ! Des très terribles qui vous faisaient bouillir le raisin ! Des qui mettaient notre Sainte Mère l’Église en cause ! Des où ça représentait des supplices chinois ! Des qui sanguinolaient ! Des qui faisaient marrer ! Des anciennes ; des nouvelles, des futuristes ! Des que si c’était votre petit garçon qu’aurait pris la pose, vous lui diriez désormais de pas faire tant d’histoires lorsque le docteur lui regarde la gorge avec un abaisse-langue. Des très cliniques ! Des macabres ! Des ma cabre ! Des révoltantes ! Des qui vous donnaient envie de vous la couper et de vous consacrer uniquement à l’apiculture (y a davantage de dards mais ils sont moins dangereux). Des suaves ! Des avec zouaves ! Des où que l’intéressée capturait une bouteille de Perrier en s’asseyant dessus ! Et puis d’autres aussi. Bien d’autres, plus polissonnes que les celles dont je viens d’évoquer. Mais alors, une photo comme celle du plaftard, non, jamais encore. Je m’en doutais seulement pas. Je l’avais pas imaginée, au plus fort de mes lubricités ; dans la tempête de mes délires ; sur la crête de mes érotismes. C’est pour moi une trouvaille. Une révolution ! Une révélation ! Je franchis des limites. Je pénètre dans une marge ! J’accède. Je débusque ! Ça me brûle la rétine.
J’en oublie de compter les secondes.
— Suivante ! demande calmement Mme de la Lune.
Ah oui, c’est vrai…
J’appuie !
Une nouvelle image succède à la première.
Pire ! Celle-là représente… Merde, j’allais casser le morcif ! Exposer la vérité ! M’offrir aux brimades, aux censures ! Malheureux que j’ai failli être ! Mis à l’index, le San-A., vous voyez ça d’ici ? Puni cruellement ! Séparé de ses lecteurs pour tout jamais ! Banni ! Obligé de se vendre en catiminette en douze millions de francs lourds l’exemplaire pour pouvoir subsister ! Que non ! Pas question ! N’insistez pas, je garde le silence.
Il est à moi. C’est MON silence. Je le paie cher : le prix de votre déception ; vous dire !
Moi qui déchois peut-être, et jamais ne déçois !
Allons, bon : un alexandrin !
Faut que je me surveille. Y a un côté Hugolâtre chez le bonhomme. Tiens, un jour, je vous en pondrai un en vers ; pour voir. On le lira aux jeudis de la Comédie-Française !
J’appuie encore après avoir compté jusqu’à 15. La musique continue à nous scier le cerveau. Le général soubresaute. La fraise fraise ! Le vibromasseur vibre et masse ! Béru halète comme trente-six nourrices et deux locomotives. Clic-clac ! Quatrième photo ! Oh, mon Dieu ! Dites, ça se pouvait donc ! Clic-clac ! V’là la cinquième. Ah, que c’est beau, la nature !
Malgré le bruit des instruments et la stridence du disque, il y a comme du silence dans nos âmes. Nous avons le sentiment d’assister à une grande première mondiale. N’en est-ce point une ?
On essaie de ranimer la virilité trépassée de la première victime. Les cinquante années d’expérience amoureuse de la marquise sont à pied d’œuvre. Elle jette sa profonde connaissance du sexe masculin dans la bataille, Mme de la Lune ! Son honneur est en jeu ! Elle fait donner les gros moyens. Tout son bastringue pour godeurs d’exception. Son Cap Kennedy de la tricotanche. Elle a rassemblé ses secrets de sorcière du kangourou. Elle qui constitue la providence des embourbés de la zézette, des parcimonieux de la braguette, des épuisés du radada ; elle qui redonne de la confiance aux désespérés et du volume à ceux qui pendent, la voici dans ses nobles z’œuvres. Chère femme ! Ô grandeur de la générosité humaine ! Ô noblesse de la main tendue vers les misérables flétrissures ! Regardez-la agir et admirez ! Saluez de la pointe du cœur sa sollicitude. Voyez comme elle est belle, et hardie, et confiante. Majuscule dame ! Merci d’exister ! Bravo ! Continuez ! Vous avez ramené votre fraise de si loin. Pourquoi une fraise, au fait ? C’est votre secret ? Soit ! Vous savez mieux que nous, pauvres jouisseurs. Vous jouez de nos nerfs et de nos muscles comme certains virtuoses jouent de l’orgue. L’homme pour vous est un clavier dont chaque touche vous est familière. Allez, Madame ! Agissez ! Nos vœux vous escortent.
Elle jette de fréquents regards interrogateurs à Adeline. Mais Adeline reste imperturbable. Non, RIEN NE SE PRODUIT. L’appendice du général est sans réaction.
Clic-clac ! Sept, huit, neuf photos !
Un tourbillon ! L’escalade dans la folie érotique. Quel esprit a conçu de telles images ? Quels apôtres se sont soumis à sa volonté pour qu’on pût les réaliser ? Le monde est plein de combattants secrets qui agissent dans l’ombre anonyme.
Le don de soi est chose courante. Mais cela va plus loin que le don de soi. Cela implique partiellement le don (l’abandon, plutôt) de l’espèce. Il y a dans ces photos dont la lubricité touche au démantèlement mental une offrande de la collectivité. Une compromission pathétique du genre humain.
Cela dure, dure…
C’est insoutenable.
Le tzzziu tzzzzziu de la fraise… Le bjjjjjjj du vibromasseur… Les sons râpeux de l’électrophone… Et puis ces clic-clac… Et nos respirations oppressées… Le bon Mac Heuflask geint et regimbe. Il a mal. Il proteste du nez et du dos en soubresautant.
— Coupez ! clame soudain la marquise.
Tout ce qui était électrique se tait.
Un silence de catastrophe succède.
On n’ose se parler, voire se dévisager. Une calamité immobile règne dans la pièce, l’emplit, la déborde. Après un séisme, lorsque la terre bouleversée est devenue nuage, il doit pareillement flotter sur le paysage éventré cette torpeur indicible, ce louche abandon de la nature, ce mutisme abominable du ravage. La vie se tait, comme effrayée de ses turpitudes.
Eh bien là, nous éprouvons le même désemparement provoqué par le sombre bilan de l’expérience.
Chose étrange, c’est le patient qui réagit le premier. Il se lève, désemmaillote soi-même son pénis peau-de-chamoisé, passe sa culotte, ajuste son kilt. Sublime dignité d’un militaire de Sa Majesté.
— Well, well, well, well ! dit-il par quatre fois.
Après quoi il crache rouge dans son mouchoir et annonce :
— Je vais aller me rincer la bouche !
Mac Heuflask exit.
Dès lors, nous nous tournons vers la marquise.
Qu’espérons-nous d’elle ?
L’expression de sa déception ? Des explications ? Mais un échec ne s’explique pas. Il se constate seulement. On l’avoue, un point c’est tout.
Consciente de cette féroce attente qui nous mine, l’aimable femme se met à parler.
Ô rage, débute-t-elle.
Ô désespoir !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette déception ?
Messieurs, je me sens déshonorée.
Mon premier échec !
Et comme il est total !
Car le membre du général n’a pas bronché, n’est-ce pas, Adeline ? Pas un tressaillement, pas un frémissement, rien ! L’inertie minérale ! Toutes mes théories gisent à mes pieds comme une jupe dégrafée. Me voici battue en brèche ! Désemparée.
Le doute est en moi. Cruel ! J’ai pour auréole la honte ! Pourtant j’étais si certaine de réussir. Personne n’avait jusqu’alors résisté à la roulette. L’on a appelé cela, la « douleur exquise », le saviez-vous ?
Rien de plus intense ! De plus total ! De plus insoutenable ! Douleur exquise, mes fesses, messieurs ! La preuve est faite qu’elle a ses réfractaires, ses récalcitrants !
Et le vibromasseur sur peau de chamois ? Impossible d’y résister croyais-je. J’ai tenté l’expérience sur un bougre après qu’il eut sacrifié huit fois de suite à Vénus, comme l’on dit dans les livres. L’homme était pratiquement mort, messieurs. Hors jeu ! Eh bien, grâce au vibromasseur sur peau de chamois, il a pu participer une neuvième fois !
Je ne parle pas des diapositives. Vous les avez visionnées et un regard discret m’a suffi pour me prouver qu’elles vous avaient émus ! Ce sont de belles et rudes images qui malmènent l’esprit en commotionnant le corps.
J’ai également obtenu des résultats tangibles — ô combien ! — avec le concerto pour violon de Brahms interprété par Yehudi Menuhin et la Philharmonique de Berlin sous la direction de Rudolf Kemp. Il est enregistré en 33 tours et quand je le passe à la vitesse du 78, c’est magique !
Alors, messieurs, je me disais que ces quatre atouts joués en même temps devaient FATALEMENT nous assurer la victoire. Des tests très poussés m’ont prouvé qu’ils parvenaient à mettre un eunuque en état d’érection ! Vous m’avez entendue ? Je répète : un eunuque !
Pour moi, scientifique de la chose, j’étais certaine du résultat. Car mes références sont là, bien acquises !
On me connaît sur la place de Paris.
On n’ignore pas que chez moi, et chez moi seule, un ancien président du conseil, deux ministres, un banquier illustre, un monstre sacré du théâtre et un romancier de grand renom parviennent à jouir, messieurs.
Et cependant ces gens ont des moyens, de l’expérience, des relations !
L’univers était à leurs pieds. Ils avaient traîné leurs impuissances aux quatre coins du monde.
Eh bien non : crotte à l’Asie ! Flûte à l’Afrique ! Merde à l’Amérique ! Tiens, fume ! pour l’Océanie, mon appartement est l’unique point géographique où ils arrivent à s’assouvir.
Chez moi, rien que chez moi !
Grâce à mes méthodes ! À mes initiatives audacieuses ! C’est que je vis avec mon temps, moi, messieurs. Je ne crache pas sur le progrès ! Je fais appel aux découvertes les plus récentes ! Je tiens compte des nouvelles techniques ! Déjà j’use de la cybernétique, du D-tubocurarine à azote quaternaire, du condenseur optique, de la chambre de Wilson, laquelle je vous le rappelle concerne les particules ionisantes rapides. Je me suis engloutie dans la science pour mieux approcher l’homme ; ne plus rien ignorer de lui.
J’ai appris tant et tant de choses que je m’étonne de la prodigieuse capacité d’un cerveau moyen. Le contingent floculo-nodulaire est effarant, messieurs ! Je sais ce qu’est le dorsal de Flechsif, le ventral de Gowers, la colonne de Clark et le noyau de Bechterew, et je n’ignore pas que l’énucléation sus-pubienne extravésicule s’applique à la prostate.
Pour vous dire…
Vous faire comprendre ma passion.
Vous permettre de mesurer le désespoir dans lequel me plonge ce bilan négatif.
Ma carrière immaculée va donc être souillée par cette éclaboussure ? Ah, messieurs, je me meurs à cette pensée. J’en ai l’âme endolorie. Combien dure est la chute ! C’est triste comme la mort de Magellan, sottement massacré par des sauvages qui ne lui demandaient rien avant d’avoir bouclé le premier tour du monde de l’histoire humaine ! Se résigner ? Impossible ! Le goût de la perfection me hante trop fortement. L’optimisme est en moi : je suis de ceux qui croient secrètement qu’en réalité Charles VII a épousé Jehanne d’Arc.
Ma force, voyez-vous c’est que, d’instinct, je repousse la notion de fatalité. Je pense qu’une femme frigide c’est seulement une femme qui n’a pas encore rencontré l’homme susceptible de la faire vibrer.
J’ai fréquenté trop de messieurs qui n’avaient pas l’élocution sexuelle très simple pour renoncer.
Il y a dans chaque cas d’impuissance une cause profonde, messieurs. Psychique ! Je le dis ! Je le jure ! Psychique. Aucun homme, sauf ablation de ses précieux organes, n’est RÉELLEMENT impuissant. L’impuissance ce n’est que l’idée qu’on s’en fait ! Il faut trouver la faille. La fêlure ! La sale écharde porteuse du germe funeste et l’arracher. J’en ai vu… J’en ai connu… Ah, messieurs, messieurs mes amis, si vous saviez… Des hommes comme vous et moi, drus d’aspect, posés, intelligents… Trop ! Mauvais, l’intelligence. Contrairement au crétin pour qui l’érection ne présente aucun problème, l’homme intelligent — si vous voulez me passer la crudité des termes — baise bien, mais bande mal. Ces gens dont je vous parle étaient paralysés par leur problème secret. Je me suis consacrée à de très extraordinaires enquêtes. Difficile de trouver la paille dans la meule d’un cerveau. D’autant que l’intéressé n’est pas conscient de sa vérité la plupart du temps.
Tenez, je me souviens du baron Alfred, un Belge… Depuis cinq ans il ne pouvait plus. Avec personne. Et le diable lui est témoin qu’il avait tout essayé, le cher homme : des Noires, des petits garçons, des adjudants de carrière, des vieillardes, des canards de Barbarie, des travestis. Il m’a fallu des mois pour arriver à découvrir la cause de son court-circuit. Les plus fameux psychanalystes avaient séché sur son cas. Savez-vous ce qu’il avait, le baron Alfred ?
Hérité, messieurs.
De son père.
Rien de plus naturel, me direz-vous, d’autant que le défunt était d’âge vénérable. Mais attendez, attendez ! Avant de trépasser, le baron-père passa au doigt du baron-fils une chevalière portant le blason de leur famille. Le croirez-vous ? L’impuissance de mon honorable client provenait de cette chevalière. Lorsqu’il était gamin, il avait reçu moult torgnoles de son père. Chaque fois l’angle vif de la chevalière entamait le cuir chevelu du gamin, si bien que le bijou devint pour lui un objet de terreur. Un outil pour tourmenteur de l’Inquisition. D’avoir à sa main ce redoutable emblème de la sévérité paternelle lui coupait tout moyen. Lorsque je découvris ce complexe, je l’engageai à ôter la bague. Malgré tout, cela ne suffit pas et je crus m’être trompée. Mais messieurs, j’ai plus d’un tour dans mon escarcelle. Heureusement pour la solution de cette histoire, le baron Alfred possède un pénis minuscule, car il en est d’infimes, messieurs. Certains hommes sont mâles par défaut. Ils disposent d’une misère de sexe. D’une babiole ! D’une chiquenaude ! Je pris une initiative qui allait se montrer payante : je passai la chevalière au clitoris amélioré de notre patient et aussitôt le miracle se produisit. Le baron Alfred s’affermit !
Bref, il PUT et ne s’en priva plus !
Depuis lors, il fait l’amour à travers cet anneau. Ce qui revient à dire que, jour après jour, une sorte de lente et délicieuse vengeance se perpètre. Le baron Alfred ne trousse plus des filles. Non, dorénavant, il baise les brimades anciennes d’un hobereau tyrannique. La modestie de son appendice lui permettant de fréquenter aisément la partie pile de ses contemporaines, à chacune de ses visites anales l’exquis bonhomme exulte : il a le sentiment de sodomiser papa !
Cet exemple vous illustre ma persévérance, messieurs.
Je n’abdiquerai pas. Oh non, jamais !
Battons-nous, Adeline ! C’est pour la gloire de la France !
Général ! ! ! Revenez ! Nous avons perdu une bataille, mais nous n’avons pas perdu la guerre !
Ainsi parla la marquise…
Et le général revient.
Il a la joue gauche pareille à une moitié de ballon de rugby : violacée et striée de traînées pourpres.
— Ve crois que v’ai une fluxion ! dit-il.
Une mousse rose fleurit à ses commissures.
— Reposez-vous un instant, conseille la marquise de la Lune. Prenez une aspirine, décontractez-vous. Ensuite, je vous ferai l’opération « Obélisque ». Elle est infaillible ! Nous l’avons expérimentée sur un nonagénaire qui n’avait pas eu le moindre retinton de vigueur depuis seize ans et en moins de quatre minutes, il hardait comme un peintre !
– À votre bon cœur, soupire l’ex-chancelier.
Puis, se tournant vers moi, il déclare :
— Inspector, conformément à nos accords, je vous redois encore trente-huit minutes et quinze secondes d’entretien. Je suis à votre disposition.
Il déclenche la trotteuse de son chronographe.
— Merci. Je souhaiterais recueillir plusieurs renseignements. Par exemple le nom de cette fille du Foreign Office qui vous accordait ses faveurs lorsque votre… heu… mal s’est déclaré.
Mac Heuflask s’énerve.
— C’est une personne des plus honorables qui n’a rien à voir dans cette sinistre affaire et que je ne saurais risquer de compromettre.
— Il n’est pas question de la soupçonner, m’empressé-je, mais simplement de la consulter à propos de votre comportement amoureux d’alors. L’intéressé n’est jamais bon juge de lui-même en la matière.
— De mieux en mieux ! Vous figurez-vous que je…
Bérurier qui se curait les ongles avec la pointe de son Opinel s’approche de notre « client ».
— Fais pas tant de foin, Robert, lui dit-il. Quand on a du chouine-gomme à la place du zobinard, on s’écrase. Si tu nous donneras pas le blaze de ta souris, on l’aura en allant faire du porte-à-porte dans les ministères et même chez les Dimbourg à Buquinjambe-Palace et ton pedigree aura rien à y gagner. Au contraire, si tu nous allongerais les cordonniers de la gonzesse, on se la voit entre six yeux, sans fracas ni chichis et tout se passe aux pommes. Nous autres, c’est comme chez les mecs de la police privée, on a pour devise célébrité-digression ! You scie ce que je veux dire ?
Je complète les belles paroles de mon subordonné par des arguments, moins délicats sans doute, mais plus persuasifs, et vaincu, le général aboule les coordonnées de Miss Maud Dusvivandy, 19 Oldbondstreet, London.
— Seconde question importante, mon général, je suppose qu’à votre prise de fonctions vous avez déménagé ?
— Pas du tout. J’allais chaque matin à la chancellerie, mais je ne l’habitais pas.
— Vous demeuriez ici ?
— Non, dans mon appartement de Londres, près de Regent Park.
Il m’en précise l’adresse en m’annonçant que, présentement, il est fermé et qu’il le restera jusqu’à sa mort ou jusqu’au retour de sa virilité.
— Eh bien, ce sera tout pour le moment, mon général, déclaré-je.
Le valeureux soldat regarde sa montre.
— Il vous restait très exactement un quart d’heure de conversation à utiliser, me dit-il. Je vous le rembourse ou bien je le porte en compte ?
— Considérez-le comme un à-valoir sur la prochaine audience, car nous nous permettrons de revenir.
Le Mastoche, qui se montre songeur depuis un instant, demande brusquement.
— Le biniou est rapide pour la France, Robert ? Les poissons-scies jouent pas trop aux cons avec les câbles sous-marins, car j’aimerais tuber à Paris ?
— Vous l’avez presque immédiatement, assure Mac Heuflask.
— Alors, si vous le permettriez, je vas grelotter là-bas, biscotte y me vient une idée à propos de votre agonie du falzar.
— Si vous appelez en P.C.V., faites ! consent notre hôte. Le téléphone se trouve dans la pièce voisine.
— Qui demandes-tu ? ne puis-je m’empêcher de questionner.
À tort ! Du reste, le Gravo me rabroue :
— Pas d’empiétage sur la vie privée, pelisse ! répond-il. Bientôt va falloir un bon de service pour aller aux chiches.
Puis, me montrant aux assistants, il déclare :
— San-Antonio, ce serait pas le mauvais cheval, mais ce qu’il a c’est qu’il a pas l’esprit syndicalisse. Mâme la marquise, je suppose que vous devez causer l’anglais comme père et mère, vous voulez bien me demander ma communion à la stand-artiste, j’ai des lagunes dans mon britiche.
Des façades grises, sévères, un peu tristes, mais si romantiques qu’on leur pardonne leur austérité. La rue s’en va dans une douce grisaille en direction de Soho. Des magasins morts alignent leurs médiocres lumières. Des commerces paisibles pour la plupart : boutiques de décorateurs, antiquaires, banques, tailleurs… Un hindou à turban passe comme un chat sur le trottoir étroit. Je remise ma pompe et lève mes yeux sur l’immeuble de la demoiselle Dusvivandy. Il est plus étroit que les autres, plus noir. Je note qu’il y a de la lumière derrière toutes les fenêtres. Donc, la môme est chez her.
On déboule dans la place Ampère peine art. Le Mastar mâchouille des mélancolies. Comme je lui en fais la remarque, tout en cherchant le blase de notre donzelle sur les interphones groupés dans le couloir, Bébé-Lune soupire :
— C’est ce brave Mac qui me fait de la peine. Qu’il aye pu résister à la séance de t’t’à l’heure, ça me fait mal inaugurer de l’avenir. Il a le bâton de Zan complètement carbonisé, quoi ! Cézigue, tu peux lui confier la garde de ta petite sœur sans craindre que la môme paumera son fuselage. Enfin, y s’peut que je pusse quéque-chose pour lui.
— Quoi ? demandé-je en appuyant sur le bouton de Miss Maud (ce qui est façon de parler).
— What ? fait en écho Miss Dusvivandy.
Ce qui remet la réponse de Béru à une date aussi future qu’ultérieure.
— Ici des amis du général Mac Heuflask, annoncé-je. Nous souhaiterions vous parler.
La question de la locataire ne laisse pas que de m’impressionner.
— Quel âge avez-vous ? demande-t-elle d’un ton ennuyé.
— La fine fleur de l’âge, miss.
— Très bien, montez !
Drôle d’accueil, non ? Ça vous est déjà arrivé, à vous autres gougnafes, de devoir décliner votre carat avant d’être reçu chez quelqu’un ? Non, s’pas ? Il est vrai qu’il vous arrive si peu de trucs, mes bons termites. Une panne de bagnole ; la scarlatine du petit dernier, le décès à grand-papa ou bien, à la grosse, à l’immense rigueur, votre poste de téloche qui implose et vous crible de zestes de Zitrone. Pour vous, l’aventure est au coin de la ruche, quoi ! Elle est de nature organique ou familiale, fiscale à la rigueur. Votre épopée éventuelle ? La guerre ! Pour vos pommes, les cloches de l’armistice sonnent le glas de la grandeur. Bientôt trente piges qu’elle est finie la dernière, et on se fatigue pas de l’évoquer : les films, les bouquins. La vie du général Glandoche ! Les mémoires du nazi Shmuggle ! La bataille d’El Parankouilh ! Les parachutistes sur la jungle des îles de l’Intromission ! Les super-ultimes révélations de l’espion Bengali ! L’agonie du cuirassé Koulapic ! Sans rancune, notez ! C’est pas le bureau d’embauche, oh non ! D’ailleurs tu montes ça en coproducs avec les Frisés et la grande première mondiale a lieu à Berline sous l’haut patronnage du chancelier Wouihisbranl. On goupille ces machins uniquement pour certifier au populo qu’il est graine d’héros. Que s’il s’emmerde trop entre son frigo et ses studios en Espagne, on pourra lui en organiser une autre, tout aussi juteuse, mais plus adaptée aux nécessités de l’époque, une qui n’fasse plus image d’Épinal, qui se rapproche davantage de L’Odyssée 2001. On attend encore un brin pour mieux profiter des dernières techniques. S’assurer des alliances formides. Y aura les ricains, les popofs, les chintoques, les rosbifs unis contre une tripotée d’affreux minables qu’on ira secourir, nous autre franglais, histoire de pas laisser perdre l’occasion d’une rouste mémorable. Ça sera la nouvelle formule : la coalisation de tous les grands Grands contre les petits Petits cons. Y z’en déblaieront enfin la planète, de ces résidus. On liquidera les bougnes, les arbis, les Haïtiens, les Saoudiens, les Auvergnats. Une bonne fois pour toutes ! De même que les grands trustes balaient le petit commerce et bousillent l’artisanat, systématiquement. L’ennemi, ce sera le minable, officiellement. On aura enfin le courage de le clamer. De le proscrire. De l’anéantir. Qu’à force de racler son pus devant le monde et de mendigoter de la matière première à transformer en matière fécale il leur fait chier la bite aux tout bien grands. Qu’y a plus moyen d’être grand tranquille, à la fin, nom d’dieu !
L’avantage d’habiter un rez-de-chaussée, c’est qu’on évite à ses visiteurs de se respirer six étages d’escadrins plus ou moins hardus, roides et branlants.
Miss Maud Dusvivandy demeure au fond du couloir. Sa porte laquée en rouge quasiment noir ressemble à la porte d’un claque où j’ai beaucoup fréquenté dans mes adolescences. Chez Antinéa, ça se nommait. La taulière était une grosse en blouse blanche qui ressemblait à une charcutière distinguée. Elle possédait un petit cheptel de qualité. Pas le genre rural expatrié, non : de la pensionnaire de classe, le côté ancien-mannequin ou secrétaire-lassée-des-goujateries-de-son patron-et-qui-s’est-dit-un-jour : tant qu’à faire…
On s’y fourvoyait avec mon pote Branchat, certains crépuscules. Les fins de journées hivernales sont propices à ce genre d’exploits. De jour, les parquois du voisinage vous guignent depuis le pas de leur lourde et ça vous flanque la chiasse, la vraie. Avec nos cartables sous le bras on avait l’air de deux clercs de notaire s’annonçant pour l’inventaire du mobilier. Surtout Branchat. Pour se vieillir il s’affublait d’un bitos à bord roulé qui le rendait chpountz à plus en pouvoir. On y prenait nos habitudes, Chez Antinéa, comme n’importe quel ancien combattant. On nous y appliquait agréablement le tarif puceau. On s’y votait toujours les mêmes nanas. Branchat se faisait Gertrude, une blonde Alsacienne, pâle et d’aspect poitrinaire qui se foutait trop de bleu aux yeux. Moi, c’était Geneviève, une petite basanée dont le regard anxieux m’émouvait. Et puis un jour, mon pote se pointe au lycée avec une bouille pareille à une photographie aérienne de la guerre au Vietnam. « Tu sais ce qui m’arrive ? il m’abrupte dans la foulée : la chtouille ! Tu verrais mon cierge, cette première communion ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? »
— Faut consulter un toubib, dis-je, pratique et d’autant plus maître de la situation que je n’étais pas concerné.
Le v’là qui rembrunit comme sur un Vlaminck.
— T’es dingue. J’peux pas aller trouver notre médecin de famille… Et puis même un autre, j’ai la trouille qu’il alerte aussi mes parents. Si jamais mon vieux apprend une chose pareille…
Pour lors, il me vient une idée des plus brillantes.
— On va aller exposer ton cas à la patronne d’Antinéa. Ils ont des docteurs attitrés dans les boxifs. Puisque c’est là qu’on t’a plombé, il est normal que ce soit là qu’on te soigne.
Du coup ça lui embellit le moral et, dès la fin du cours, nous voilà partis. Il faisait grand soleil, mais on s’en tamponnait d’être vus. On avait notre conscience pour soi dès lors que nous ne nous y rendions pas en clients.
La taulière nous accueille avec un bath sourire commercial par-dessus ses trois mentons.
— Tiens, la jeune France est en avance ! elle gazouille.
Je me racle la gargante et, pas trop faraud, je lui fais part des avatars de mon camarade. Je lui explique ses ennuis de santé. Elle écoute. Enhardi, Branchat ose son couplet complémentaire. Il précise ses épanchements. Il dévoile les inconvénients, esquisse des perspectives… À mesure qu’il bonnit, la Grosse cesse de sourire. Sa bouille se crispe. Ses bouffissures deviennent hostiles ; son regard charognard. À la fin, elle interrompt les déclamations pathétiques de mon pote.
— Bon, t’as une chaude-lance, mon gars, diagnostique-t-elle sèchement, et après, que veux-tu que j’y fasse ?
Effaré, Branchat reste le bec ouvert. Il se tourne vers moi. Je cramponne mon courage à deux ou trois mains :
— Il a chopé ça avec Gertrude, madame. Vous êtes donc civilement responsable (j’avais entendu cette expression quelque part et il me semblait qu’elle sonnait juste) et vous devez le faire soigner !
Ce cri qu’elle a poussé, la grosse vache !
D’abord c’était pas exactement un cri. L’exclamation « hein ! » n’est pas à proprement parler un cri. La v’là qui se soutient les loloches, comme si estimant sa colère inenrayable, elle redoutait que ses bretelles à gras-double ne lâchassent.
Une rogne de cette ampleur, j’ai rarement vu depuis. Elle savait pas par quel bout la démarrer. Elle hésitait entre la hardiesse de notre requête et le préjudice moral causé à sa Gertrude. Au début elle s’est mise à glapir, puis à essayer des mots sans suite. Des espèces de vocalises, si vous voyez ? Ça venait juste et clair. Elle pouvait se lancer dans les fortes partitions. Nous agonir dans les graves aussi bien que dans les aigus. Mettre tout le paquet pour la défense de son établissement. Et elle ne s’en est pas privée ! Je la revois encore, la reverrai toujours, virago superbe, avec de la sueur sur la lèvre supérieure, des yeux béants de rages connes, une bouche qui pratiquait plus le métier mais qui forçait en revanche sur la saucisse de Toulouse, des cheveux collés aux tempes, et son gros poitrail vachassin en train de désordonner.
— Qu’est-ce y viennent prétendre ces gredins ! elle a entonné et tonné, qu’est-ce y osent venir dire sous mon propre toit ! Mademoiselle Gertrude, la vérole ! Une jeune fille de cette classe ! Fille de notaire ! Élevée par les religieuses ! Et qui se prend ses trois injections de permanganate par jour ! Non, mais entendez tout le monde, le fieffé culot de ces deux merdeux ?
Là, des lourdes ont commencé de s’entrouvrir et nos rétines affolées se sont mises à capter des bouts de visage, des pans de peignoir, des genoux nus, des éclats de cuisse…
— Poivrés par mademoiselle Gertrude, elle qu’est si propre que je peux pas la tenir en savonnettes ! Ces trous-du-cul vont traîner leurs vices dans j’sais pas quels lieux de voyous et y viennent tout dégoulinants de vérole me demander de les soigner !
Tout en vitupérant, elle nous refoulait dans l’escadrin menant à la rue. On reculait en mauvais ordre, verdâtres de terreur et de honte. La grosse, il lui suffisait d’appuyer sur un bouton de cuivre, placé au haut des marches pour que se déclenche l’ouverture de cette satanée porte laquée dans les tons bordeaux-presque-noir. Elle avait l’index de la délivrance sur le bitougnot. Mais elle ne le pressait pas. Elle nous faisait languir, nous obligeait à macérer dans ses courroux.
— Sales petits cons ! Fils à papa de mes miches ! Verminerie ! C’est pas déberlingué que ça trempe dans les pires endroits ! Te vas vous les soigner à la lampe à souder vos bon dieu de zobis, mes charognes ! Non, mais vous m’avez entendu ces deux crevards ? Des histoires, ici, la maison la plus sélecte qu’on peut trouver ! Que jamais on a eu le moindre pétard ! Avec des jeunes filles qu’ont toutes leur brevet ! Des personnes sélectionnées sur le volet ! Et qui passent leur visite chaque semaine ! Du suif dans un établissement où on ne sait même pas quelle gueule ça peut avoir, un morpion ! Faut ben être des frappes pour se permettre ! Dehors, saligauds ! Allez porter vos gonocoques chez les bicots !
Dehors ! on ne demandait pas mieux ! seulement elle n’actionnait toujours pas l’ouverture de la porte. On grelottait comme deux petits bouleaux frais plantés dans les tornades de l’automne.
— J’appellerais monsieur Georges, le patron, y aurait du vilain ! Un homme de cet honneur, vous pensez comment il massacrerait ces deux lopes ! Il est pas dans son bureau, monsieur Georges ? Vous voulez aller voir ! qu’elle sollicitait à la cantonade.
Ça a mis le comble à notre glaglatage. Branchat qui n’se sentait plus s’est mis à licebroquer dans son froque. Faut dire que son mal l’incitait aux épanchements fortuits.
Pour comble de tout, les demoiselles de la maison radinaient en force et nous descendaient dessus. On les voyait couler lentement vers notre fond de nasse, comme de la lave inexorable. La grande scène de l’escalier, dans le Cuirassé Potemkine, c’est de la gnognote à côté de notre abominable situation. Elles jouaient au chœur antique. Reprenaient les fins de phrases de la mégère en transes.
— Vous voulez que je dise leurs quat’ vérités à ces pourritures vivantes ? lançait la grosse. Vous le voulez vraiment ? Des pédés !
Et les filles de clamer avec un ensemble manécantesque :
— Oui ! Des pédés !
— Ils ont chopé leur abomination dans un terrain vague où ils « fourniquent » avec les ratons !
Chœur de ces dames :
— Ils « fourniquent » avec les ratons !
Tout ça en dévalant quelques degrés de plus.
Là-haut, par-delà cette barrière de jambes et de tutus, de seins plus ou moins dévoilés et de bouches en forme de coquelicots, la taulière continuait, plus terrible encore qu’au début :
— Je supporterai jamais d’être menacée par des petits braqueurs de quartier ! Le chantage, ici, c’est pas de mise (sic) ! Je pense qu’on devrait prévenir la police, ça rendrait service à la Société !
— Oui, prévenir la police, admettaient les radasses.
J’sais pas si leur approbation a ramené la tenancière aux réalités. Le mot police, jeté par vingt voix vibrantes de pétroleuses, ça fait de l’effet. Toujours est-il que la grosse a enfin pressé son putain de bouton et que la lourde s’est ouverte.
Malédiction ! Y avait au moins cinquante badauds sur le trottoir, intéressés par les vociférations de ces dames et qui guettaient notre déboulé, comme des chasseurs attendent à la sortie du terrier que le furet ait déblayé le souterrain des garennes.
— Ne remettez jamais les pieds chez moi, espèces de petits vérolés ! hurlait l’ima-sous-mac dans un dernier coup de trompette. Graine d’assassins ! Enculés !
Les filles sont venues jusqu’au seuil de la porte. Et, nous braquant du doigt devant la populace, elles ont crié à l’unisson :
Vérolés ! Graine d’assassins ! Enculés !
La dernière invective leur a plu. Elles se sont mises à scander sur l’air des lampions, tandis que d’un pas titubant, on essayait de se frayer un passage dans l’assistance :
— Enculés ! Enculés ! Enculés !
— Ben qu’est-ce t’attends pour carillonner ? demande Béru. T’as l’air tout songeur.
— C’est cette porte, lui dis-je, elle me rappelle un souvenir de l’époque où j’étais lycéen.
Y a des pleunircheries de guitare dans l’appartement. Incertaines… Ça ressemble à des sanglots de gens qui ont déjà beaucoup pleuré. Et puis qui pleurent encore une peine infinie.
À force qu’on sonne, quelqu’un finit par nous ouvrir.
Inattendu. Une vieille dame est là, l’air épuisé, l’œil flottant. Des cheveux gris, mal teints, lui pendouillent sur les épaules. Elle est loquée d’un vieux peignoir ravagé, constellé de mauvaises taches et d’accrocs plus reprisables.
— Que désirez-vous ? chevrote-t-elle.
Pas besoin de la faire souffler dans l’alcotest pour piger qu’elle est beurrée. Du reste elle pue la gnole sûrette. Probable qu’elle se met sur orbite au whisky frelaté.
— Nous désirons avoir un petit entretien avec Miss Maud Dusvivandy.
— Hé, les gars, il est tard, rouscaille la vieillarde. Ma fille n’attend plus personne et il est pas l’heure de faire des visites à l’improviste.
— Police ! lui fais-je.
La poivrote a une embardée de la tronche.
— Oh, bon, vous m’en direz tant… Police, ça change tout ! J’espère qu’elle acceptera de vous voir. Moi j’sus respectueuse des lois, mais Maud fait dans la contestation !
— Je croyais qu’elle travaillait au Foreign Office ? m’étonné-je, ça paraît peu compatible…
— Elle n’y travaille plus : ils l’ont virée comme une malpropre. Bon, bougez pas, je vais essayer de vous l’appeler.
Elle s’éloigne à l’intérieur d’un appartement-capharnaüm. Contrairement à sa recommandation, je « bouge ». D’une allure furtive mais décidée, je m’avance jusqu’à un living invraisemblable où trois jeunes gens sont vautrés sur des canapés de douairière-les-fagots. Deux garçons et une fille que je suppose être Maud Dusvivandy. Les deux gars portent des blue-jeans éculés et sont torse nu. Ils ont de longs cheveux blondasse-rouquinos qui leur dégringolent en frisant sur les épaules et des moustaches de mousquetaire-mal-tenu. Un peu « chargés », ces deux messieurs. Et ils n’y vont pas à la cuiller à thé, croyez-moi. Ils se shootent des pénos à bout portant à la seringue du regretté docteur Pravaz. L’un des deux grattouille la guitare. L’autre pelote sans trop y croire la donzelle que nous venons interroger. Celle-ci n’a pour tout vêtement qu’un tablier de cuisine gadget dont le motif représente Lord Herbert Kitchener en grande tenue, en couleurs et en train de reconquérir le Soudan.
That’s all !
P’t’être que si son ex-pote le général Mac Heuflask la voyait dans cet appareil, la petite Maud, il ressentirait des picotements dans les roustailles ? Je sais que, pour ma part, et malgré sa tenue… négligée, elle m’inspire, la môme. Question d’ondes, mes frères. Une frangine, d’emblée elle te va ou pas, inutile de lui demander sa pointure.
T’es pour ou contre. Partant, ou bien renâcleur. C’est popof qui décide, d’emblée. S’il a le mignon frétillement goujonneur, ça signifie banco. Si au contraire, il imperturbe, inscrivez pas-de-chance pour la mistoune et passez au rayon suivant.
La vieille soûlarde (demi-deuil) interpelle son enfant bien-aimée :
— Hé, Maud, y a là deux drôles de flics qui veulent te voir !
La gosse tourne vers sa chère môman une bouille ennuyée. Elle est drôlement sexy, la greluse. D’un gentil roux vénitien, avec taches de rousseur, zyeux couleur d’eau morte et nez un tantinet retroussé.
— Sans blague, ronchonne-t-elle, ces fumiers ne vont pas recommencer leur cirque ! D’abord c’est pas une heure pour les visites. Fous-les à la porte, Ma.
— Voilà qui n’est guère gentil, ma chère, dis-je en pénétrant dans le bouzin. Nous venons de si loin pour vous voir…
Quelle tabagie ! Ça pue la cigarette blonde, le chanvre indien, la gnole et puis aussi, en sourdine, la friture froide britannique (la pire). Curieux univers. Il semble que cet appartement ait fait naufrage. Il devait être douillet, jadis. Un peu bourgeois. Et puis quelque chose s’est produit dans la vie de ses locataires, et il a commencé doucement à prendre de la gîte avant de couler à pic dans un noir désordre…
La fille me défrime sans grand intérêt ni hostilité excessive. Le guitariste n’a seulement pas pris garde. Le peloteur cramponne un verre de rye et boit comme on crache.
— Vous avez un drôle d’accent, note la fille, vous êtes quoi, Italien ?
— Presque : Français ! J’espérais mon anglais meilleur. Un ami me disait récemment : « lorsque tu parleras anglais avec un accent qui te paraîtra terriblement ridicule, c’est que tu approcheras de la perfection », je pensais être à point, mais il faut croire que non !
Elle hoche la tête, sans sourire. Y a un je ne sais quoi de définitivement brisé chez cette gosse, qui vous navre et vous fascine.
— Et le gros machin qui a une tête de cochon déguisé, derrière vous, c’est français également ?
– Également, oui, ma petite miss. On vous offre les deux pôles de la flicaillerie française : le plus beau et le plus ignoble des poulets. À vous de choisir.
Béru me capte la manche.
— Pourquoi qu’é me montre du doigt, cette petite radasse, à cause de moi ?
— Tu lui plais, fais-je, elle voulait savoir tes prix.
Il s’épanouit et touche son nœud de cravate.
— Dis-y que c’est gratuiss après huit plombes.
Je m’avance à travers l’invraisemblable bric-à-brac du salon. Le sol est jonché de bouteilles plus ou moins vides, de papiers plus ou moins gras, de coussins plus ou moins crevés et d’objets hétéroclites. Faut drôlement mater où l’on déplace son point d’appui.
— Et qu’est-ce que des policiers français peuvent me vouloir ? demande-t-elle d’un ton morne.
— Des renseignements, ma petite fille, assuré-je en m’asseyant entre elle et son gilgopince « chargé » à bloc.
Le zig aux longs tifs émet une protestation et me flanque un coup de coude dans les côtes premières.
— Dites à votre duc de Buckingham de se tenir tranquille ! recommandé-je, sinon je l’empoigne par la tignasse et je le scalpe !
L’autre pomme ne se le tient pas pour dit et voilà qu’il me met une baffe de petite gonzesse hystéro dans la poire.
Le Molosse bondit.
— Des voix de fête ! il glapit en français dans le texte ! Ah, non, pas devant moi ! Dis, San-A., il est camé, Léon, on dirait ?
— Comme un bouquin de Théophile Gautier, réponds-je. Fais-le tenir tranquille qu’on puisse bavarder, mademoiselle et moi.
— C’est parti ! consent le Dodu en ajustant un uppercut très sec au menton du freluquet.
Le julot se disloque sur le plancher en beaucoup moins que pas longtemps. Mon ami le remue d’une pointe de pompe méprisante.
– Ça se fait la gueule de Richelieu et c’est même pas Drouot, déclare-t-il en emparant une bouteille de décape-tripes.
Maud n’a pas réagi. Elle aussi est chargée. Moins que son compère, mais elle a pris sa bonne dose de bicarbonate, c’est couru.
— Vous êtes chiants, vous, alors, soupire-t-elle. Ma ! Fais-moi du café fort, ces deux crétins vont sûrement me tenir la jambe pendant vingt ans et j’ai la migraine !
La brave dame articule j’sais-pas-quoi-d’ailleurs-ça-n’fait-rien et se casse en sa cuisine.
— Je vois que vous optez pour la résignation, Maud, déclaré-je. Je vous en remercie et je vous promets de ne pas abuser de la situation.
Elle me considère avec, pour la première fois depuis notre arrivée, une certaine lueur dans la prunelle.
— Vous avez tort ! déclare l’adorable rouquine.
Là-dessus elle me met les bras autour du cou et me vote une de ces pelles mécaniques capable de creuser une piscine olympique dans une carrière de marbre.
— Lala ! Bonne année grand-mère ! exclame Bérurier. C’est la maison des dés lisses, ici ! T’as pas le temps de tirer le verrou de ta braguette qu’on te souhaite ta fête ! C’est tout de suite la menteuse fourrée ! La haute voltige sur gazon ! J’croyais que c’était m’sieur moi-même que c’te nana trouvait à son goût ! Faut croire qu’elle a changé son fusil à deux coups d’épaule ! Bon, ben je veux pas chiquer les voyeurs. Ma discrétion prenant le dessus, je vas faire le caoua avec la reine mère ! J’emmène la Grattouille ou bien je lui laisse triturer les ficelles de sa balalaïka ?
N’ignorant pas combien il est incorrect de parler la bouche pleine, je m’abstiens de répondre ; aussi Béru se dissipe-t-il sans plus attendre et en laissant le guitariste ajouter ses accords aux nôtres.
Moi, faut que je vous avoue une chose, les gars, la séance chez le père Mac, ça m’a mis le circuit en surcharge. Comme en outre, la môme Maud me plaît, je lui déballe mon grand chlem sans barguigner ni baragouiner.
Un qui en prend plein la barbouze, c’est ce cher lord Kitchener, parole ! Jamais il a été à pareille fiesta, même quand en 1902 il vainquit les Bœrs. Le feu aux joues, ça lui met ! Les oreilles en pointe ! Il a le kibour de traviole, Herbert. La moustache revue façon Dali. Quand on a fini notre gigue, je le trouve moins rébarbatif. Je ne veux pas sacrifier à cette sotte tradition instaurée depuis des temps entre nous, comme quoi, quand je trémulce une gnière je vous en raconte les péripéties. Il n’importe que vous soyez au courant de mes prouesses. Ça vous apportera rien d’apprendre qu’elle a droit au hanneton renversé, à la plaque tournante, à la photo voilée, à l’allume-cigare et toutim ? Hein ? À la fin, ça fait forcé.
Sachez only que la séance est belle. J’y ai mis de la technique, de la fougue, de l’initiative et un brin de tendresse. Malgré tout, la miss Dusvivandy ne me témoigne qu’une satisfaction brève et nuancée. C’est l’ennui, avec les camés, ils participent au second degré, en rêve… On a toujours la cruelle impression de leur faire l’amour par seringue interposée.
Le guitariste n’a pas levé les yeux de son instrument. Il continue d’arracher des notes à ce faisceau de tripes de chat et les chasse dans l’appartement à petits gestes maladroits et dédaigneux. Prouttt, proutt, comme ça, tel on époussette de la cendre de cigare sur un veston.
— Et maintenant, bavardons, fais-je à ma (facile) conquête.
L’ennui, je vais vous dire, avec les bouquins plus ou moins policiers, c’est le côté rouages de l’affabulation. Le lecteur sait pertinemment qu’aucun passage n’est inutile et que tout s’emboîte. Ainsi, vous vous gaffez bien, mes vaillants, que ma visite chez la petite Maud n’a rien de gratuit, qu’elle va faire progresser l’action. Une vraie chiasserie ambulante, déambulante. Tout s’intègre dans un contexte (voire un texte con) pour, en fin de compte, emmener les passagers vers les dénouements ou les dénuements. Le julot qu’a bien pigé ça ne peut plus se laisser fabriquer par un auteur, ou si peu. Prenons le cas présent, for exemple, il se dit : « Tiens, la polissonne va apprendre un truc à San-A. lequel truc lui permettra de découvrir aut’ chose, et ainsi de suite jusqu’à ce que ce rigolo ait éjaculé son taf de copie. » C’est vrai, hélas. Conclusion, reste que le style pour se défendre. J’ai toujours été sidéré que nonante pour cent (je parle en francs suisses) de mes confrères n’aient pas encore pigé cette vérité élémentaire. Qu’ils continuent d’assembler leur gentil Lego et de se bousculer les cellules manière de modifier la forme de leurs maquettes. Ça vient de là que j’arrive pas à les lire. Souvent je voudrais les porter à ma connaissance. Bon, je les achète. J’attaque. Ça ronronne. Ils ont du métier, du chou. Et puis tout soudain la mécanique me pète à la frime et je laisse quimper. J’ai beau lutter, me cramponner à leurs cadavres, à leurs astuces, à l’ardeur de leurs péripéties, ça me foire dans la gamberge et je me remets à lire les Mémoires de Casanova, ou bien Mort à Crédit, Les Voyages de Gulliver ou encore les incomparables petites annonces du Chasseur Français, ce chef-d’œuvre !
— Et maintenant, bavardons ! fais-je à ma (facile) conquête[14].
Faut de la santé pour continuer après ce que je viens de vous faire remarquer, hein ? C’est le prestidigitateur qui montrerait ses brêmes dans sa manche avant de faire son tour. M’en fous ! Si j’étais pas inconscient je ferais un autre métier. Je serais assureur, dentiste ou écrivain.
La jolie gosse me considère avec une certaine curiosité.
— Vous n’êtes pas du tout comme les flics anglais, assure-t-elle. Au Yard ils n’ont pas vos façons, hélas…
– À propos du Yard, il paraît que vous avez eu affaire à ses archers, dernièrement ?
— Exact.
— Pour quelle raison ?
— Ils me reprochaient ma vie privée.
— Ah bon. Qu’a-t-elle de particulier ?
Elle rit nerveusement et me désigne le foutoir d’un geste large.
— Ben, servez-vous !
— Vous vous droguez depuis longtemps ?
— Quelques mois…
– À l’époque où vous étiez la petite amie du général Mac Heuflask vous en tâtiez déjà ?
Elle dodeline un peu. On dirait que sa pensée fait une embardée.
— Ah, vous aussi, vous allez me casser les pattes avec ce vieux bouc !
— Parce que les inspecteurs du Yard vous ont parlé de lui ?
— Et comment !
— Que vous ont-ils demandé ?
— Des tas de choses insensées. Combien de fois j’ai fait l’amour avec lui. Si j’en tirais avantage. Si je lui ai fait prendre de la drogue au cours de nos ébats. Des foutaises !
— Car vous ne lui avez jamais proposé le plus léger grain de poudre ?
Maud hausse les épaules.
— On voit que vous ne connaissez pas le vieux Robert ! Il n’a rien du hippie ! Lui, c’est « service-service, haut les cœurs, et vive l’impérissable Royaume-Uni ». Avec ça queutard comme trente-six cerfs en rut ! Sauf à la fin…
– À la fin de quoi ?
— De nos relations. Probable que je ne l’inspirais plus car il ne parvenait pas à… à ses fins ! De guerre lasse, après plusieurs séances infructueuses, il a fini par me mettre à la porte.
— Il vous payait ?
Elle fronce le nez et me jette simplement :
— Salaud !
— Ben, c’était pas Casanova, balbutié-je.
— Si, justement, assure Miss Dusvivandy, c’était Casanova ! Vous me prenez pour une pute ?
Un cri nous arrive, en provenance de la cuisine. M’étant précipité, je découvre Bérurier et la vieille dans une confusion extrême. Me faut un certain temps pour bien réaliser la nature de la scène. Reconstituer son déroulement. Heureusement les gens et les choses parlent. En bref, voici ce qui s’est passé : gagné par nos frénésies, le Gravos s’est rabattu sur la poissarde. C’est un garçon dont les possibilités sont très étendues. Vous parlez que mémère a été ravie de l’aubaine. Le Terrible se l’est appropriée à la soudard, ce qui met le comble à son exploit. Embroquer une vieille dame à la verticale, façon sentinelle, dénote de la part de Béru une… santé de fer, non ? Dans cette situation, une jeunesse coopère. Elle lutte de son mieux contre les lois impitoyables de la pesanteur. Mais une personne âgée, ivre de surcroît, est un poids mort qu’il convient d’assujettir à son désir et de maintenir en position adéquate (la plus dure). Notre Tumultueux y est parvenu. Qui plus est, tout en souscrivant à ces nécessités, il a conservé sa vigueur fracassante. Ce mâle hardant a baladé sa partenaire dans la cuisine exiguë, un peu comme le taureau furieux promène à travers l’arène la haridelle éventrée du picador. Au plus fort de ces débordements, il a bousculé le réchaud à gaz de la dame Dusvivandy. La casserole d’eau que la baronne avait mise à chauffer pour confectionner le caoua de sa mouflette s’est renversée et elle a morflé l’eau bouillante sur ses miches flétries. D’où ses bramades agoniques. Mais le plus suave, mes amours, le plus titanesque, le plus grandiosissime, c’est que les affres de la chère madame, au lieu de calmer la fougue du Gros, la stimulent. Dans ces cas-là, l’agitation accroît la volupté. L’amour est fait de mouvement. Mémère, si chaudement douchée, a beau se débattre, le grand Vautour des Andes ne lâche pas sa proie. Au contraire, il se l’assure plus étroitement. Ses serres avides pétrissent férocement le siège de la douleur. Ils vont en se dandinant, en titubant, dans une apothéose de souffrances et de félicités rarissimes. Ils plantigradent, ils bousculent tout, cassent, effondrent. Des piles d’assiettes choient. Des tabourets agonisent. Des bouteilles se brisent. Béru écrase du tesson, piétine des restes d’apple-pie, meurtrit des œufs, défonce des placards. La vieille au cul ébouillanté balance entre les cris de la douleur et les plaintes de la satisfaction extrême. Elle regimbe en approuvant. Ça ne manque pas d’allure, ce tournoi si singulier ! Néanmoins, pudiquement je me retire et vais rejoindre Maud, affalée sur le canapé, avec lord Kitchener roulé autour du ventre.
— Un peu de vaiselle brisée, hé ! Ma est en crise ?
Je hausse les épaules.
Inutile d’épiloguer. Nous vivons en marge. Dans un milieu brisé où rien ne se passe comme ailleurs.
— Reparlons du père Mac Heuflask, chérie.
— Pourquoi intéresse-t-il toutes les polices d’Europe ? articule Maud. Il a trahi ? Vendu des documents aux Russes ou aux Chinois ?
— Pas du tout.
— Alors ?
— Vous n’avez aucune idée de la chose ?
Je la considère avec attention. Elle ne triche pas. Une nana aussi farcie n’est pas capable de jouer la comédie. Sa volonté fait la colle. Elle est flasque de la pensarde.
— De quelle chose ?
J’hésite. Mais après tout, à quoi bon taire la vérité ? Les gars du Yard ont pris trop de précautions. Parfois il est préférable de jouer franco. À tourner autour du pot on le rate.
— Une vague d’impuissance s’est abattue sur une foule de personnalités en Europe et le général fut le premier frappé !
Quand vous glissez une pièce dans certains appareils distributeurs, vous l’entendez dévaler en cascadant dans les entrailles de l’engin. Pareillement, j’entends ma révélation ricocher dans la tête de Maud. Elle va, déclenchant des rouages, éveillant des idées, provoquant des réactions. Mais comme tout cela est lent ! Comme ça visquose dans l’intelligence de cette pauvre fille…
— Impuissant, répète-t-elle, vous voulez dire qu’ils ne peuvent plus ?
— Non !
— Plus du tout ?
— Du tout !
— Merde, le pauvre Robert qui était si enragé. Je me rappelle de notre première rencontre. Il venait d’être nommé chancelier depuis peu de temps. Je suis entrée dans son bureau pour lui apporter un dossier. C’était la première fois que je le voyais. Il était tout congestionné sur son solennel fauteuil. Les yeux lui sortaient de la tête.
« Je lui parlais, mais il paraissait ne pas m’entendre. “Excusez-moi, sir, ai-je dit, seriez-vous souffrant ?”
« Au lieu de répondre, ce vieux brigand m’a fait signe d’approcher. J’ai obéi. Il m’a alors enlacée d’un bras puissant comme une bielle de machine. J’ai tenté de lui échapper : impossible. “Pardonnez-moi, bredouillait-il. J’ai un coup de chaleur terrible, petite fille ! Terrible ! Je ne sais ce qui m’arrive, ce matin… Non, en vérité, je ne sais pas pourquoi mon sang s’embrase. J’ai du feu dans le bas du corps, petite fille…” »
Elle récite, les yeux mi-clos. Elle parle du ton de quelqu’un qui a beaucoup ressassé une scène et qui la décrit ensuite comme on dit un poème.
— Il m’a prise sur son bureau, continue Maud Dusvivandy[15]. Et ce fut grandiose, mon vieux. Vous m’entendez ? Grandiose[16] ! Jamais je n’avais éprouvé de telles sensations. Jamais je n’en retrouverai d’aussi intenses. La vérité, monsieur Flic-de-France ? Je me drogue depuis notre rupture. Pour essayer de m’accrocher à autre chose d’ineffable. Mais c’est en vain… Ce vieux dégueulasse m’a ouvert les portes d’un sacré paradis, et depuis qu’il les a refermées, je me sens comme une épave, si vous voyez ce que je veux dire ?
Je vois parfaitement. Et je trouve cette aventure surprenante, pas vous ?
Elle rit triste et ajoute :
— Dans le fond, je ne suis pas mécontente de le savoir impuissant. L’être humain est une peau de vache. Ça me réconforte d’apprendre qu’il ne peut plus donner à d’autres ce dont il m’a privée !
Béru revient, hilare et rougeoyant.
— Bon gu, dit-il. Ah nom d’dieu de bon gu, j’sais pas comment t’est-ce t’as trouvé la fille, San-A. Moi, s’en tout cas je peux t’assurer que la mère était de feurste coualiti. Comme quoi une poule bouillie, si tu rates pas ta béchamel, ça vaut parfois le poulet chasseur.
Eh ben, vous voyez, mes tristounets : contrairement à ma théorie, cette visite domiciliaire semble avoir été une mesure for nothing.
Car elle m’a pas fait progresser d’un millimètre, la miss Maud. Ne m’a rien appris de particulier, sinon qu’elle a connu Mac Heuflask à l’époque où le mal qui devait lui abattre le chêne était dans sa phase de déferlement sensuel. Il se l’est octroyée sur le bureau de la chancellerie. Un feu d’artifice ! Bravo ! Et alors ?…
Alors, rien, archi-rien. Ce qui prouve qu’on peut se gourer dans ses démonstrations… Par la suite, la gosse s’est camée. Déjà, chez elle, l’ambiance devait être à la foiridondaine avec la maman picoleuse… Comme elle marnait au Foreign Office et qu’elle avait été la maîtresse du chancelier, le Yard s’est intéressé à elle, c’était fatal. On l’a virée de son emploi et elle a sombré dans le stupre et la drogue avec ses zigotos à crinière Louis XIII. Relation de causes à effets… Pour tomber comme pour grimper, faut une participation générale des événements.
Le Gravos chantonne en quittant l’immeuble. S’être ramoné les glandes lui libère l’esprit. Le voici pimpant et disponible. Content d’être.
— En somme, conclut-il, très justement, on est venus ici pour se mettre la grosse muqueuse à jour, autrement sinon ta gisquette n’a pas pu t’affranchir, sur quoi que ce fusse ?
— En effet, fais-je en repensant à la porte laquée rouge de ces dames, on est venus ici comme au boxif…
— Le plus marle c’est qu’on ne s’y attendait pas. Elles m’ont l’air vachement emballées du braséro, ces dadames. Tu sais ce dont à quoi me rappelle c’t’équipée, Mec ?
— Vas-y, soupiré-je.
— Une virée que j’avais faite au chef-lieu avec un aminche à moi…
— Celui qui avait une zoute de bébé ?
— Non, un autre. Un grand rougeaud qu’est maquignon à présent. Lui, au contraire, il se trimbalait un tisonnier de première. Célestin, il s’appelait… Trop timide, il avait jamais grimpé de pute. Y s’contentait des servantes de la ferme. « N’t’inquiète, je lui promets, je te vas piloter dans les bons endroits, mon gars. » Et nous v’là partis par la rue chaude du patelin voisin. Habituellement d’ordinaire, les poufiasses faisaient la queue dans ce coin. T’avais que l’embarras du choix. Manque de pot, ce jour-là, c’était le désert de Gobille. J’sais pas si ces chéries étaient aux vêpres ou à la visite, toujours est-il qu’à force d’arpenter la strasse, tout ce que je trouve à rabattre, c’est une petite boiteuse brune sous un porche. Note que quand je m’ai payé l’abordage, j’le savais pas qu’é boitait vu qu’é se tenait immobile. Mais brèfle, ça n’a pas d’importance une gnère qui Claudine. Où qu’est la gêne puisque tu la fous à l’horizontale ?
— Ben naturellement, ratifié-je.
Big Appel va d’un pas de sénateur réélu jusqu’à notre pompe dont il escalade la portière sans l’ouvrir.
— « Dis-moi, beauté, je lui interpelle, t’aurais pas une petite camarade de boulot dans le coin, vu qu’on est deux ? » poursuit l’aimable narrateur. « Sifflet, sifflet ! » s’empresse la donzelle. Et la v’là qui se met à hurler à la canonnade : « Marcelle, j’ai une passe pour toi ! » Une voix part des hauteurs. « Commence à faire chauffer de l’eau, j’arrive ! » Nous, enchaîne Pépère, on inaugurait bien de la séance. Ça nous rassurait de voir qu’on était tombés sur des jeunes filles proprettes du joufflu. D’autant que mon pote, il se tourmentait pour son biscuit. Il redoutait des avaries de machine consécutives, comprends-tu ? Dans les cambrousses on timore. Bon, le cœur plus léger qu’un fœtus de paille, on grimpe sur les talons de la brunette. Pour lors, on s’aperçoit qu’elle faisait « trois et deux, cinq » en marchant. Célestin me pousse du coude. « T’as vu, il chuchote, elle a une guibole qu’est pas à l’alignement. Tu veux bien prendre celle-ci ? Tant qu’à faire, pour la première fois, j’en aimerais une qui soye pas ébréchée. » Moi, tu me connais ? L’amitié, c’est sacré ! D’autant que j’avais entrepris de driver mon pote sur les chantiers du vice. « Banco, je consens. À moi miss Tortibaque. Mais tu y perds, vu qu’une boiteuse est beaucoup plus salingue et espérimentée qu’une autre. » Là-dessus, on arrive dans la carrée de Mam’selle traîne-grolle. Franchement, ça manquait de confort. Un vrai nid à misère ! Cradingue comme une tanière de clodo. Y avait un lit de fer affaissé, un poêle de fonte, une table, une chaise et des caisses posées les unes sur les autres pour former placard. « Déshabillez-vous, mes petits loups, recommande la brave Fleurde-Misère, Marcelle va arriver. » « Mais y a qu’un lit ? » je lui objecte. Elle me sourit : « Ça suffit pas, petit Chou ? Il est à deux places dans le sens de la longueur mais à quatre dans celui de la largeur, non ? » Après tout, ça se défendait comme raisonnement. On se dégage donc l’hémisphère sud et on attend tandis que la petite pouffe mettait une casserolée de flotte à chauffer sur le poêle. Soudain, la porte s’ouvre. « Ah, v’là la petite Marcelle ! » qu’esclame notre copine. « La petite Marcelle ! C’te vision de calypso, mon neveu ! Petite, ça elle l’était, Marcelle. Un mètre trente avec ses talons hauts ! Et puis bossue ! Bigleuse ! Bancale ! Les cannes en pas de vis ! Les genoux cagneux ! Des verrues partout ! Un nez en bec d’aigle ! Des traces de petite vérole plein le portrait ! Plus de dents, ou alors deux ou trois ! Un bec-de-lièvre, j’allais oublier. Une oreille sectionnée ! Et avec ça catarrheuse à en glavioter ses éponges ! Elle toussait si fort que pour se la tringloter fallait tout connaître du rodéo phare-voueste. Se ligoter à la monture ! S’entraîner préalablement sur tremplin en toile caoutchoutée.
« “Oh, mais c’est deux beaux petits brigands, qu’elle jubile, la Marcelle, en se pourléchant la moustache d’une langue plus verte qu’une boutanche de Perrier. Lequel c’est de ces deux trésors qu’est à moi ?” “Lui, lui ! M’dame !” j’empresse en montrant Célestin. “Ben, heupfff, c’est-à-dire…” proteste mon camarade, terrorisé par c’te petite Carabosse. “Ce qu’est dit est dit !” je lui sermonne un grand coup. Pour couper court, je me chope la boiteuse, la trousse avec un empressement de gus qui retrouve sa rombière après dix ans de placard et te la poinçonne à la sauvage sur son pauvre pucier geignard. À c’t’âge-là tu te désembrumes Popaul en moins de deux. À peine que j’eusse composté ma partenaire, je m’occupe de Célestin. Pauv’ grand, va ! Je le revois encore s’échiner sur son horreur. Il y allait vaille que vaille, mon brave ami. Il voulait se la payer autant pour autant sa radasse. Pas rater cette première passe. Il s’efforçait de besogner la pauvre hideuse en bonne conscience. Une solide tringloche il espérait. Comptait sur l’oubli de cette gueule dévastée enfouie dans les replis de sa veste. Il se disait qu’en la voyant plus et en se racontant une belle histoire il parviendrait à destination. Que tchi, oui ! Au bout d’un long moment, le sommier a stoppé sa chanson. Une petite voix aigre est sortie de sous le poitrail à Célestin.
« “Ben, qu’est-ce y t’arrive, mon Loulou ? elle déplorait, c’t’voix. Tu déjantes ! T’as trop bu de bière ou quoi donc ?”
« Nom d’Dieu, t’aurais vu c’t’ouragan ! D’un coup mon Célestin se dépote. Tel un animal en folie, il fonce à la porte, le panais au vent ! On l’a entendu débouler l’escadrin au grand galop. Il poussait des sortes de cris, Célestin, comme des hennissements. Il était devenu bourrin, brusquement. Moi, emmouscaillé, j’ai dû me débarboter avec les filles. Leur carmer des subventions. La Marcelle, garce comme tu peux pas croire, elle clamait que la jeunesse était en perdition. Qu’on assisterait bientôt à des calamités effroyables. Selon elle, un jeune gaillard qui flanchait en cours de limanche sonnait le glas d’une génération. C’était le signe bien funeste de lendemains dégueulasses ! Y aurait des guerres et des révolutions en pagaille ; des épidémies, des bouleversements, des naufrages abominables. Tout ça parce que Célestin n’avait pas pu parvenir aux extases. Elle acharnait, si mochement, elle se montrait si fumière et cupide qu’à la fin je lui ai mis une mandale féroce dans le museau. Elle en a basculé par-dessus le plumard. Et c’est seulement alors, que je m’ai aperçu de la chose : elle avait aussi une jambe de bois, la pauvre fille. »
Je roule lentement dans les rues calmes de London, en direction de notre hôtel. La nuit est épaisse et sent un peu la suie mouillée.
Bérurier continue de barboter dans ses souvenirs, comme moi, tout à l’heure avant de sonner chez les étranges dames Dusvivandy.
— Est-ce la pitié qui m’a emparé ? ajoute-t-il après un silence. Ou bien eus-je à cœur de relever la réputation de la jeunesse française ? Toujours est-il que je me la suis respirée, la Marcelle, toute glapissante, moche et teigneuse qu’elle était. Ce qui t’esplique, Mec, que la brave dame de tout à l’heure, comparativement à cette chouette disloquée, c’est la pointure au-dessus de miss Univers.
Là-dessus, nous parvenons à notre hôtel.
Le lendemain, je toque à la chambre du Gros, contiguë à la mienne, mais je n’obtiens pas de réponse. Je découvre alors une feuille de papier à en-tête du May Fair Hôtel sur la moquette de ma piaule. La large écriture de Sa Majesté s’y étale plantureusement. « Fil touçeul ché le génairâle. Jety rejoignerait avan midi par mes popres moilliens. Béru. »
Voilà qui est intrigant, Je sens que le Gros mijote quelque chose, en grand secret, et ça m’inquiète. Chaque fois que le Mastar fait des mystères c’est pour mieux préparer une connerie. Mais alors une belle, solide, bien torchée ! Une connerie à gros budget. De celles qui marquent une époque et laissent des traces. En principe, il ne se sent pas très à son aise en Angleterre, Alexandre-Benoît ; qu’il s’y accorde des heures de liberté, cela accroît mon pessimisme.
Je commande mon brique-feuste et me mets à gamberger. La solitude est bonne pour la réflexion. Les hommes forts sont des hommes seuls.
La tactique préconisée par le Vieux est-elle valable ? Ai-je intérêt à n’enquêter que sur un seul individu par nation concernée ? Je commence d’en douter sérieusement. L’affaire Mac Heuflask me paraît plutôt creuse. Pourtant, elle est le prototype des autres. De toutes celles consignées dans les rapports des toubibs. Les hautes autorités frappées par le mal le furent discrètement. Rien ne les alerta au préalable. Aucune d’elles ne trouve trace d’une anomalie quelconque dans sa vie. Bref, l’Impuissance est aussi sotte qu’une épidémie de varicelle. On pourrait d’ailleurs croire à une épidémie si elle n’affectait qu’une certaine catégorie privilégiée.
Je me plante devant la grande glace au cadre doré de ma chambre. Ma bouille y est assez pimpante. Réfléchie, sans jeu de mots[17] !
Quand je veux bien m’en donner la peine, je fais « monsieur sérieux ». Ça pourrait méprendre des qui ne me connaîtraient point. Je vous jure qu’ils s’y laisseraient choper, ces enfoirés, à mon beau maintien grave.
J’essaie de m’auto-impressionner. J’y parviens presque. Je m’adresse la parole en ces termes :
— Mon cher San-Antonio, dans cette gigantesque et terrific affaire, trois questions se posent : Qui ? Comment ? Pourquoi ? Il s’agit de te consacrer à l’une pour, à travers elle, liquider les deux autres. La plus urgente c’est : COMMENT ? Elle te conduira à QUI ?… qui t’expliquera POURQUOI ? Comment a-t-on neutralisé la virilité de ces pauvres messieurs ? Opte pour une hypothèse et vois où elle te conduit. Les médecins français consultés penchent pour un traitement par rayons. Ils ont usé du terme « traitement ». On aurait donc « traité » les victimes, c’est-à-dire qu’on leur aurait fait subir certaines applications répétées de ces rayons. Ré-pé-tées. Or, toutes assurent ne s’être prêtées à aucune manœuvre particulière. La question qui surnage est la suivante : « De quelle manière peut-on passer les burniches d’un V.I.P. aux rayons perlimpinpins sans qu’il puisse s’en apercevoir ? Cherche ! Trouve ! Et vaincs !
Content de moi, je m’adresse un clin d’œil amical et je crie au loufiat d’étage d’entrer avec son plateau lourdement chargé d’une argenterie opulente en laquelle grésillent des lamelles de bacon racornies.
Le gars du room-service me jette un cérémonieux : « Bon matin, sir. Il fait une excellente journée ». Et, comme preuve de ses dires, va tirer les doubles rideaux de ma fenêtre. Un soleil plus pâlot que le jaune de mes œufs badigeonne l’Angleterre d’une promesse de lumière. Où a-t-il été, Béru, d’après vous ? V’là que ça me repréoccupe, son absence. Dès qu’un garnement s’éloigne de votre autorité, vous vous mettez à appréhender le pire, non ?
Je bouffe en contemplant une gravure ancienne représentant le lancement du fameux dirigeable anglouille R 101 qui devait aller cramer près de Beauvais par une nuit sans lune. L’image me rappelle les Zeppelins de mon enfance qu’on voyait passer avant la guerre dans le ciel bleu des vacances. Et puis aussi, la famille Trivier… Des vrais numéros, ces ploucs ! Tiens, faut que je vous les raconte puisqu’on a un moment de battement.
Cette nuit, j’ai repensé, donc, aux Trivier. J’savais pas que je les coltinais encore, ceux-là. Ils avaient disparu de moi au point que je ne me rappelais même pas les avoir oubliés !
En a-t-on coulé du béton d’années par-dessus leurs pauvres bouilles. Eh bien, elles vivaient toujours en moi, ces bactéries. Vous dire ma surprise, à trois heures du morninge, en les voyant débarquer dans ma chambre londonienne, les galoches crottées de fumier frais ! Trois plombes, c’est l’insomnie du damné ! On ne trique plus et pas encore. On a la carcasse toute bourdonnante de cancers et d’infarctus et l’âme grise de détresse affreuse. Je me paniquais d’une lancée abdominale quand soudain voilà les Trivier qui rappliquent tous les quatre : la mère et ses trois fils. Elle, en grand noir, bien sûr, puisque veuve et paysanne ; et ses abrutis en bleus sales puisque péquenots-sans-dimanches. La vieille se cognait les dévotions dominicales pour le groupe. Elle se respirait les six bornes séparant leur ferme de l’église, sous son large chapeau de paille noire. Elle remontait de la grand-messe avec un sac de pains chauds sur l’épaule s’arrêtant pour pisser à la carrière. Sans seulement prévenir lorsqu’elle se trouvait en compagnie. Elle pissait debout, dru comme une vache, en tirant un peu sa jupaillerie en avant afin de lui épargner la cataracte.
Elle, c’était l’intellectuelle de la famille ! Mais vous auriez connu ses chiares ! Des vrais pagans, mal libérés du papa-singe dont ils gardaient le front bas et les arcades sourcilières proéminentes. Ils habitaient une moitié de ferme consécutive à un partage, la seconde partie étant occupée par des Trivier un peu juniors. Une palissade de bois onduleuse séparait les deux clans, plus formelle que le triste mur de Berlin ! Des années et des années qu’elles se causaient plus, les deux familles. S’ignoraient jusqu’à la volupté, tellement farouchement que leur brouille fervente appartenait à la communauté pour ainsi dire. Elle constituait une sorte d’institution ; un patrimoine collectif. On y passait les grandes vacances, Félicie et moi, dans ce pays foutu à tout jadis.
Quand le soir venait, j’allais « au lait » chez la veuve-aux-trois-fils, par les ruelles du village qui sentaient le pisé chauffé et la feuille de noyer. La fois dont je cause, j’arrive chez les Trivier et je les trouve alignés dehors, sur leur banc, le dos appuyé à leur maison toute tiède de cette journée, un bol de soupe entre les genoux. De l’autre côté de la barrière, les Trivier-Montagu faisaient pareil ; et c’était la même soupe et le même sang circulait dans tous ces genoux fatigués. Je dis bonjour et je les regarde sucer leurs cuillers pendant que leur corniaud à poil rêche, bourré de cerceaux, salivait en reniflant les ranceries du lard…
Soudain, un cri part de la maison contiguë :
— Le Zeppelin !
Je dresse la tête, et c’était bel et bien vrai. Avant la guerre, le Graf, on l’apercevait parfois au-dessus de la contrée, quand il partait pour les Amériques. J’ai jamais rien vu de plus impressionnant depuis lors. De plus somptueux que ce fantastique cigare d’argent glissant dans les nues d’une allure de rêve. On le sentait plus qu’énorme, tout là-haut. L’Allemagne revancharde qui passait nous dire merde avant le gros patacaisse !
Sous son ventre tendu de poisson gras, sa nacelle ressemblait à quelque nageoire mécanique. On distinguait les hublots, et puis des gens derrière qui nous faisaient bonjour-bonsoir de la main. Je me rappelle son bruit, aussi… Un ronron bizarre, très lent, très calme et rassurant, plutôt faible comparé à la masse de l’engin. Le Graf, c’était un obèse à voix d’eunuque. Il semblait sortir d’un de mes albums dorés de Jules Verne et j’en avait un peu peur.
Ce soir-là, alors qu’on baignait déjà, nous autres Terriens miteux dans les mauveries du crépuscule, il rutilait encore au soleil, le monstre ! Le jour qu’il a cramé en arrivant aux States, il devait pas être plus embrasé que cette fois-ci, au-dessus des Trivier. Une féerie inoubliable. À en chialer d’admiration…
Les Trivier d’à côté avaient largué leurs bols sur le rebord de la fenêtre et, debout, la main en visière, faisaient la toupie pour bien voir le dirigeable de feu. Je les imitais en trépignant d’enthousiasme. Et puis tout à coup, à cause d’un certain silence qui m’environnait, j’ai baissé les yeux. Stupeur ! La vioque et ses trois demeurés n’avaient pas bronché. Le nez pendant, ils continuaient de bouffer leur soupe.
— Regardez ! Regardez ! je les ai exhortés, c’est le Zeppelin !
Ils ne m’ont pas répondu. Leurs gueules étaient sinistres, verrouillées par la volonté de ne lever la tête à aucun prix. Comprenez bien : ce Zeppelin ne leur appartenait pas. C’était celui des voisins maudits qui l’avaient détecté les premiers. Je ne sais pas quel drôle de désespoir m’a pris. J’étais tout minaud à cette époque ; la connerie des adultes me blessait comme de la ronce bien sèche. J’ai secoué les bonshommes par leurs manches, frénétiquement, tellement la visière crasseuse de leurs casquettes m’exaspérait.
— Mais regardez donc ! Regardez ! Il est juste au-dessus de nous ! Jamais on ne l’a vu aussi bas, aussi beau !
Parle à mon cul ! Des statues ! La grande fresque inoubliable de la paysannerie française mangeant sa soupe !
Je m’enrouais, je devait avoir des sanglots dans le gosier :
— Vite ! Viiiite ! Le Zeppelin ! Le Zeppelin !
Alors la vieille a relevé la tronche.
Pas vers le ciel : droit sur moi. Ses yeux étaient morts comme deux pierres. Elle m’a ronchonné quelque chose d’incroyable. Vous savez ce qu’elle m’a dit ?
— Y a pas de Zeppelin !
Vous vous rendez compte ? Pas de Zeppelin, tandis qu’il était là, coulant dans les apothéoses du couchant et que ses vzom, vzom d’endormi faisaient chanter les vitres au mastic trop sec ! Y a pas de Zeppelin !
Je lui ai maté sa gueule ridée, à la vieillarde. Une guenon ! On eût dit qu’elle s’était mangé les lèvres avant de cracher ses dernières dents. Quéque chose m’a frappé dans sa dureté impitoyable : une espèce de calme profond à vous en flanquer le vertige. Suffisait de la contempler très fort pour piger que ça dépendait uniquement d’elle que le Graf Zeppelin soit présent ou non. On s’abandonnait à des mirages turpides, ses voisins et moi. On croyait apercevoir de concert une chose qui n’avait pas lieu. Ce grand prodige argenté, dans le ciel, nous venait d’un abus des sens ; on regardait défiler un mensonge le long des grèves de nuages pourpres. J’avais honte de ma sotte méprise. Je m’étais laissé baiser par ce cri venu d’à côté. Je parvenais pas à détacher mon regard du sien. Elle branlait doucement la tête pour m’affirmer mon erreur : non, non : pas de Zeppelin ! Ses yeux retrouvaient peu à peu une brillance, des lueurs rassurantes, une gentillesse matoise qui me promettait le pardon de ma faute impulsive. Quand, enfin, j’ai pu reprendre mon regard à la vieille, le ciel était tout vide, le mirage-Zeppelin avait cessé.
Je ne l’ai jamais plus revu depuis. Et même à présent, j’ai le doute qu’il ait jamais flotté par-dessus ces toits de haine… « Y a plus de Zeppelin ! »
Ce qui a été, ce qui n’est plus, quelle importance ?
Et vous ? Et moi ? Et tout ? Et rien ? Foutaises…
Une heure plus tard, je me repointe au château de sir Robert Mac Heuflask.
Pourquoi reviens-je obstinément ?
Le sais-je ?
Je tourne autour de son impuissance comme un condor au-dessus d’une charogne. Après une catastrophe aérienne, des techniciens examinent longuement l’épave, non ? Leur job consiste à faire parler des débris. Pourra-t-il m’apprendre un début de vérité, le turlutu du général ?
La bagnole de ces dames de Paris est toujours là. J’entre sans sonner, en sifflotant comme un sansonnet. Guidé par la voix véhémente de la marquise, je gagne la chambre du patient.
Misère !
N’ai jamais vu un patient plus patient ! Elles sont encore après lui, les technichiennes ! Ingénieuses, infatigables, minutieuses, mortes de fatigue mais toujours sur la brèche.
– À mon commandement, vous halerez, Adeline ! ordonne Mme de la Lune.
Je pénètre menu dans la pièce ombreuse.
Tragique spectacle. Le général est allongé sur son plumard. Une corde nœud-coule autour de son cou. Cette cravate de chanvre constitue son seul vêtement. Admettez que pour un ex-chancelier, c’est plutôt sommaire ! La corde s’élève au-dessus du lit et passe dans l’anneau du gros piton soutenant le lustre de fer forgé.
— Mon bon Robert, murmure la Marquise, nous allons procéder à une ultime tentative. Je dois vous avouer qu’elle comporte quelque risque car tout se joue sur la définition suivante : « Deviner jusqu’où on peut aller sans aller trop loin. » Voilà pourquoi, ne pouvant vous demander de signer une décharge, je vous ai prié d’écrire une lettre annonçant votre intention de vous suicider. Car vous admettrez qu’il serait injuste que ma collaboratrice et moi-même payions de notre liberté, voire de notre vie, les secours que nous vous prodiguons !
— Faites ! enjoint sèchement Mac Heuflask.
— Permettez-moi d’ajouter, reprend l’exquise femme, que si ce traitement désespéré ne ranime pas votre virilité, il nous faudra définitivement abdiquer.
Le général se dresse sur un coude et déclare :
— Chère amie, si vous ne me voyez pas réagir de la manière que nous escomptons, prolongez le traitement jusqu’à ce que mort s’ensuive. Vous me rendrez, ce faisant, un signalé service !
— N’y comptez pas ! s’indigne la « spécialiste ». Me prenez-vous pour l’exécuteur des hautes ou basses œuvres, Robert ? Sachez faire la différence, mon bon, entre un accident du travail et une honteuse complaisance ! Et maintenant abandonnez-vous. Prête, Adeline ?
— Oui, Madame !
La belle blonde, faut vous le signaler en passant, est à peine plus vêtue que son client. Son accoutrement consiste en une paire de bottes noires qui lui grimpent à mi-cuisses et en un large bracelet de cuir au laçage très serré, comme en portent les dompteurs.
— Un instant, je vous prie, déclare l’Écossais. J’allais oublier de prier.
Il joint les mains et déclare sèchement :
— Seigneur, dans Ta toute-puissance, aie pitié de mon corps, je m’arrangerai de mon âme ! Si je dois périr au cours de cette expérience, fais que cette virilité que j’ai perdue vivant, je la retrouve mort et qu’on ne puisse visser le couvercle de ma bière sans y avoir percé un trou ! Amen !
Puis, le courageux vieillard soupire :
— Bon pour moi, mes belles ! Malgré les apparences je suis votre homme !
Je suppose que le dévoué citoyen qui actionne la Veuve, en France, doit être pris de fébrilité lorsque son client est placé sur la bascule. Ce grand sociétaire (n’est-il pas le vengeur de la société ?) doit avoir hâte d’en finir. Pas tellement pour mettre fin aux tracasseries du condamné que pour se délivrer de sa honteuse besogne. Ses gestes doivent s’accélérer. Clic-clac-poum ! Servez chaud !
Pour Mme de la Lune, c’est kif-kif.
— Allez, allez, halez ! ordonne-t-elle en s’agenouillant sur la couche ravagée du pauvre homme.
Elle a un stéthoscope en sautoir et tient un petit plumeau. Ses gestes sont admirables de précision, de promptitude. Comme elle est experte, précise !
Adeline tire sur la corde, lentement, lentement. Celle-ci se tend. Le menton du général se fait saint-cyrien. Son buste connaît un début d’oscillation. Il garde les yeux fermés. Presto, la marquise se farcit les portugaises avec les fiches de l’appareil médical et applique l’extrémité métallique sur la veine jugulaire de son coriace client.
Simultanément, la v’là qui joue du plumeau. Comment ? Je peux pas vous le dire, on nous écoute. Vous insistez ? Bon, alors attendez, je vous le fais imprimer à l’envers, de la sorte vous n’aurez qu’à retourner le bouquin pour savoir. Si vous me lisez dans un lieu public, manœuvrez en douce sinon les témoins de la scène penseraient que votre cervelet perd de la valve.
Bon, on y est ?
— Haaârk crgg ! déclare tout net le vaillant général, en ouvrant une bouche aussi large que la nouvelle tribune du Parc des Princes.
— Alors ? demande la douairière.
— Tout va très bien, madame la marquise, chuchote Adeline qui a à cœur de ne pas me faire rater un effet qui s’imposait malgré son affligeante médiocrité.
Et elle continue d’haler à la va comme j’te tire !
Voyant bleuir le ci-devant Casanova, je me dis qu’il serait opportun d’intervenir pour faire cesser cette ignoble farce.
Les gens sont dingues, je vous jure. On les croit sérieux, comme ça, parce qu’ils mettent une cravate et attendent le feu vert pour passer, mais c’est illusoire. Tous plus sonnés les uns que les unes, hantés de projets bizarres, d’intentions extravagantes, de goûts louches, de vices fourbes, de croyances breloquantes. Des vrais champignons de fausse couche, tous tant qu’ils essaient d’être ! Biscornus de la coiffe ! Sujets à de sombres desseins ; ouverts aux tentatives les plus funèbres. Me font peur, je vous le dis pour de bon. Quand ils sont tourmentés par la culotte, alors-là, ils dépassent les bornes. Plus rien ne les stoppe. C’est la transe mord-bide, l’escalade du mont chauve sans alpenstock, la folie noire. Enfin, vous me direz pas, mais suspendre un vieux crabe par le cou dans l’espoir de lui dégager le tiroir à outils, c’est démentiel, non ? Notez que ça se pratique de plus en plus. Récemment, j’ai ligoté un truc commak dans le presse : un adolescent qui voulait to take son fade sans se marteler le pilastre a eu l’idée foireuse de se chanvrer la glotte. Conclusion, il est resté sur le carreau, avec peut-être la braguche en forme de cirque Amar, seulement il n’avait pas que le sémaphore de roide, ce petit cul-d’ail !
Donc, je bondis pour interrompre le massacre. À cet instant, il se produit un incident de parcours inattendu. Adeline a tiré trop fort sur la corde. Celle-ci ne s’est point rompue, non, mais elle a arraché le lustre tenant lieu de poulie. Le gros bastringue de fer forgé s’abat sur le plumard en provoquant un nuage de plâtre. La marquise a dérouillé le luminaire sur le dossard.
Pour le coup, elle est out, cette chère madame. Son sang bleu (rouge au demeurant) lui gicle de plaies multiples. Elle est affalée sur le général, les bras en croix, son stéthoscope en guise de collier et son plumeau mutin lui tenant lieu de sceptre, au spectre !
Adeline pousse des couinements de souris piégée. Le général qui flirtait déjà avec l’inconscience rouvre un store D’un geste prompt, il fait basculer la vieille et le lustre sur la carpette pour se mater le zoziau. Le choc, j’suppose, a dû lui propulser des ondes dans la centrale thermique et il s’attend à trouver son pavillon brandi.
Déception ! Amertume ! Toujours rien. Il continue de mollusquer du fruit de chêne. Il joue relâche !
Pendant qu’il conjugue des imprécations, Adeline et moi assistons la pauvre marquise ! M’a l’air fichtrement endommagée, Mémère. Ça raisine vilain dans ses cheveux bleus. Et puis elle a une entaille au bas de la nuque. J’espère que la loupiote de fer ne lui a pas rompu une ou deux vertèbres ! Les cervicales, ça ne pardonne pas…
Assisté de son assistante, je la transporte dans une chambre du haut. Elle est de plus en plus inconsciente. Ô ironie du saur (comme disait hareng), elle n’a pas lâché son petit plumeau et l’objet n’a jamais été plus ridicule qu’à cet instant. Il me fait songer aux burniches du général, comprenez-vous ? L’idée de sa fonction recréé l’organe !
Bien que la gravité de l’heure ne s’y prête pas, j’éclate de rire.
Adeline sursaute !
— Qu’est-ce qui vous prend ? demande-t-elle furieuse.
Je lui désigne sa taulière, inanimée, saignante, avec le stéthoscope et le plumeau.
— Pardonnez-moi, c’est nerveux, fais-je, vous ne trouvez pas le tableau d’une cocasserie indicible, vous ?
Elle regarde. Lentement son front se déplisse. Ses yeux s’éclairent et la voici qui se marre à son tour. Plus fort que moi ! Un vrai délire ! Une cascade de marrade ! Un déluge de poilage ! Elle rigole à tripigner ! À s’étouffer ! À s’égoutter !
— Mais oui ! pouffe-t-elle ! Oh là là, bien sûr que c’est drôle ! Madame !.. Comme ça… Avec son plumeau-à-houpette !
Elle trépigne ! Elle a des spasmes ! S’abat au travers du lit près de sa patronne ! S’y trémousse à araser ! S’y tortille de telle short (bien qu’elle n’en ait pas) que par les cornes de belles et buts, de belge et bu, de bêle zébu, de Belzébuth, des vapeurs ardentes m’emmitouflent les idées, me percutent la glandaille, m’époustouflent le sensoriel tante est si bien que je finis par lui bondir entre les bottes montantes.
Ce qui se passe alors défie l’entendement, mes braves vous tous. Je veux bien vous le relater mais alors pas dans les grandes lignes, dans les plus petites possibles au contraire, afin de ne pas choquer les vieux birbes qui, heureusement, ont la vue basse.
Figurez-vous, mes jeunes amis, que je la démarre de prime abord à la brutale. Façon papa-est-de-retour-de-sa-tournée. C’est la charge toute banale. Le cordonnier d’en bas ferait pas plus classique. J’en suis surpris moi-même. D’ordinaire on fiorit ! On prodique ! On atermoie ! D’autant que j’ai affaire à une professionnelle de grande classe, Adeline est à la prostitution ce que la Rolls-Royce est à l’automobile. C’est plus du moyen de locomotion pour le septième ciel, mais une philosophie !
Cet assaut de soudard la déconcerte mais ne lui déplaît point. Il est certain que sa mise en disponibilité de ces jours derniers lui chamboulait un peu le système. La sexualité c’est comme le reste : ça ne peut pas se permettre une période de vacation trop prolongée. Un haut-fourneau qui s’éteint, c’est un haut-fourneau foutu ! Autre chose ; je te prends un virtuose : vous voyez Rubinstein s’arrêter de clavioter, vous z’autres, pour faire du jardinage ou du vélo ? Mais ses doigts magiques se noueraient à m’sieur Arthur ! Une pute de grand style, elle doit faire ses exercices journaliers, sinon elle se rouille (et ne dérouille plus). Moi, Adeline, je sais que ça lui manquait son broquage-maison ! Le moteur d’une bagnole au repos se « gomme ». Alors, une bergère étudiée pour, vous imaginez les ravages de l’inaction ! Elle comporte plus de la même manière ! Elle « accroche », elle « dérape », elle « fuit ».
Bon, bien, Adeline, je lui décerne le parcours traditionnel. Séance de trot assis dans la grande allée cavalière. Une mise en condition, quoi ! Juste ce qu’il faut pour se consacrer vraiment à l’ouvrage, larguer les dernières amarres du réel. Seulement, bien vite après, je passe à un autre genre d’exercice. Oh, pardon, m’sieur l’abbé ! De l’ouvrage sérieux ! Tissé main ! Vous parlez que j’arrive en pays de connaissance de cause ! Un vrai billard ! À peine j’opte une initiative, mam’selle prend le relais aussi sec. Et avec quel brio ! Tenez, j’ai pas le temps de lui démarrer « Le Sauna finnois », elle envoie déjà la vapeur ! Je me propose de passer au vélocipède smyrniote (c’est une Turque qui me l’a enseigné) et elle se place d’emblée dans la position lycanthropique, cette fieffée louve. L’amour, dans ces conditions, ça devient vite un exercice de style ! Je dois être drôlement compétitif car elle se pique au jeu, Adeline !
Notre confrontation tourne au grand numéro de classe internationale. C’est beau la recherche ! Le surpassement ennoblit l’individu. Faut que l’homme s’escalade pour pouvoir dominer sa vie. Ce travail ! Ces prouesses ! Y a des moments, on se demande ce qu’elle fiche de ses caméras, la tévé. À quoi bon aller les braquer sur des Pakistanais sanguinaires ou des rampes à fusée alors qu’on pourrait mettre en magasin des trucs de cette ampleur, de cette qualité, et tellement édifiants pour les générations grimpantes !
Mais, brèfle, après un récital inoubliable au cours duquel nous confrontons nos connaissances et témoignons de nos dons, nous culminons en une apothéose indescriptible avant de réaborder aux rivages moroses du quotidien. Voilà ! J’ai fait court, car la pudeur est toujours payante.
— Je n’aurai qu’un mot, un seul, dit alors la marquise de la Lune, laquelle, tout comme nous, a repris conscience, bravo ! Un grand bravo à tous deux, mes petits. Ce fut magistral, et pour tout dire « rare ». Vous m’entendez ? Rare ! Quel couple ! J’ai rarement rencontré une association aussi harmonieuse. Votre réciprocité m’a éblouie. De même que votre synchronisme. C’était quasi musical, mes chéris. Il existe dans Beethoven certaines pages de cette qualité, oui, sans doute ! Mais peu ! J’ai également pensé à Bruegel-le-Vieux en vous contemplant. À Michel-Ange, aussi… Vous m’avez donné une fête, et je vous en remercie. Là-dessus, Adeline, s’il vous reste quelques forces ma chère enfant, allez me chercher de l’aspirine, de grâce, car je lutte avec une migraine qui m’a tombé dessus sans crier gare.
– Ça n’est pas la migraine, madame, mais le lustre ! répond mon étourdissante partenaire.
Nous fournissons à Mme de la Lune les explications auxquelles elle a droit, la colmatons, la pansons et lui disons notre vive satisfaction de la retrouver à peu près indemne. L’excellente dame nous écoute calmement. Ah, comme on sent bien couler dans ses veines bleues le sang de Godefroy de Bouillon, de Lagardère, de Du Guesclin et autres d’Artagnan. Lorsque nous nous taisons, elle demande simplement :
— Avez-vous noté un commencement quelconque de prise d’armes chez le général ?
Vous vous rendez compte, cette conscience professionnelle chevillée au caberlot, mes frères ? Madame a le crâne ouvert, elle ruisselle de sang, sa teinture est à refaire, sa permanente carbonisée, son Chanel gâté, et sa seule réaction est pour demander si son œuvre a porté ses fruits ! Ô la générosité de cette question ! Ô, le prolongement humain qu’elle implique ! Nous en sommes bouleversés, Adeline and me. Troublés jusque dans nos plus lointaines fibres. Comme nous voudrions pouvoir annoncer une bonne nouvelle à la chère âme. Lui crier dans une liesse éperdue : « Oui, madame, oui, réjouissez-vous ! Le général a bougé ! Le général est toujours présent ! Vous avez triomphé de son inertie ! Tel Lazare obéissant, son zifolo à carénage télescopique s’est mis debout ! Et il marche, madame ! Mieux : il fonctionne ! » Ah oui, nous voudrions… Mais nos figures basses lui révèlent la sombre vérité : situation inchangée.
— Toujours rien, n’est-ce pas ? soupire-t-elle vaillamment.
— Non, madame, répond Adeline. Il semble que cette fois il ne reste plus d’espoir. Nous avons tout tenté. Une nuit entière nous nous sommes consacrées à lui. On lui a pratiqué le trémulseur à ondes courtes ! La toupie caoutchoutée ! Le chat à neuf queues ! L’emplâtre des îles ! Le badigeon au blanc d’œuf ! Le thé brûlant ! La flèche de Robin des Bois ! Le passeport de velours ! La patte de tigre ! La carte perforée ! Le domino aimanté ! Les filles de la Rochelle ! Le moulin à poivre ! Pincemi-and-Pincemoua ! La clé du désert ! Le jus de citron ! La Barre des Écrins ! La potion de Soliman ! Le contre-écrou bloqué ! L’inducteur à poils ! La Geôle de Louis XI ! La Forêt éblouie ! Le Fantôme à rebours ! Les chats du crépuscule ! Le gréviste enrhumé ! La cravate à pois ! La crinière moulurée ! La voisine de palier ! La cueillette du coton ! Le brigadier sauvage ! et, il y a un instant encore le Gibet de Mon Faux Con. C’est assez ! C’est trop ! Il y va de la santé du général. Le pauvre est tuméfié du polisson, madame ! Sa tension est tombée à 4 ! Il a les yeux injectés de sang ! Sa fluxion le fait durement souffrir. Sa voix est fêlée ! Il a des ecchymoses ! Des fissures ! Des hémorragies ! Bref, rendons-nous à l’évidence : il est à bout ! Et que tenter d’autre, alors que nous avons usé de toutes les recettes connues jusqu’à ce jour ? On lui a appliqué des spécialités moyenâgeuses, orientales, bretonnes, moldaves ! Des trucs gitans ! On a puisé dans la thérapeutique japonaise ! Vous avez même inventé pour la circonstance ! Votre esprit ingénieux s’est mis en huit pour lui arracher coûte que coûte une réaction ! Un frémissement ! Mais la mort est la mort, madame ! Et le sexe de sir Robert est trépassé ! Il ne nous reste plus qu’à lui présenter nos condoléances, la note, et à partir !
Terrible silence. La marquise se perd dans des méditations chagrines.
— Eh bien soit, décide-t-elle. Et pourtant la devise de mes aïeux est : « À l’impossible tu es tenu ». Venez, mes chers si chéris, assistez-moi à l’heure honteuse de l’abdication. Allons faire au pauvre Robert l’aveu de notre impuissance.
— Volontiers, accepté-je, mais nous chercherons, si vous le voulez bien, madame, un autre mot pour la lui exprimer !
Depuis le tournant de l’escalier, je l’aperçois. Il est là, dans le plus grand fauteuil du hall, une jambe passée par-dessus un accoudoir ouvragé. Le chapeau rejeté loin des sourcils, la cravate résolument nouée du côté de sa doublure, un sandwich à la main. Il mastique à grandes mâchées bovines. Ce qui frappe sur ce visage non rasé et sanguin, c’est l’expression de vive béatitude qui y est comme incrustée. Un contentement permanent l’éclaire ! Une joie radieuse d’être où il est, de faire ce qu’il fait et de ne pas penser ce qu’il pense. Béru vivant, quoi !
— Tiens, les cigognes sont de retour ? je laisse tomber.
Il rit à travers un broyage immonde à dominante orangée.
— J’espère que tu vas me faire l’aumône d’une explication ! tonné-je.
— Chuuuut ! fait le Gros, ce qui provoque de laides éclaboussures alentour.
— Tu peux me dire ce que tu fabriques ?
Il élève son reliquat de bouftance, comme le prêtre élève son ciboire au moment de la consécration.
— Je morfille un sandwich au saumon, vu que je n’ai pointu le temps de prendre mon petit déjeuner. Fallait que j’allasse à la raie au port. Je m’ai acheté un peu de croque à la sauvette. Le sandwich-saumon, je vais te dire, c’est moins bien que le sandwich-hareng. Ça manque d’oignons et d’huile.
Comme nous gagnons la porte du général il bondit :
— Hééép ! On ne passe pas !
— Que signifie ? rebuffe la marquise.
– Ça signifie que le père Mac est en train de tâter de mon traitement à moi, déclare le Mastar, et que je voudrais pas qu’on lui déboulonnasse le sifflet au moment délicat.
Mme de la Lune se renfrogne.
— Votre traitement ! dit-elle au bord de l’esclaffade. Mon pauvre homme, vous ne doutez de rien. Que pourriez-vous espérer, là où une de la Lune a échoué ?
— Ben, réussir ! répond sobrement mon ami en enfournant sa jaffe.
Il mâchouille un peu. Son œil paisible soutient la noire œillade de la dame.
— Alors, paraîtrait que vous avez dégusté le lustre sur la tronche ? note-t-il. J’espère qu’aura pas besoin que vous fussiez très pannée. À votre âge ça risque de vous hâter le mollassique du cigare. Pleurez pas sur le phosphore, sinon vous allez vite oublier votre numéro de téléphone, ma chère !
— Insolent ! glapit notre compatriote.
L’Innocent voudrait se justifier, mais la parole lui est soustraite par l’événement. Un grand cri vient de retentir dans la chambre de Mac Heuflask. Il est suivi d’une galopade. Une chaise renversée dodeline du dossier sur le parquet. La porte s’ouvre violemment et le général déboule. Il se tient immobile dans l’encadrement. Une serviette de bain masque sa nudité, là où elle est le plus intense. Il est pâle, sa moustache est hérissée. Son regard flamboie. Un silence terrible. Puis il hurle de cette voix que seuls possèdent les officiers de l’armée britannique et à côté de laquelle celle d’un feldwebel allemand courroucé n’est d’un accord de lyre :
– À mon commandement ! Tous !..
Nouveau silence, mais qui a valeur d’un roulement de tambour…
— Look at this !
Il arrache la serviette, comme on ôte, un matin d’inauguration, le voile d’une stèle.
Oh, mes lecteurs vénérés, quel instant rarissime !
Sir Robert Mac Heuflask est redevenu un homme digne de ce nom ! Et même un solide gaillard ! Il s’est retrouvé ! Il existe ! Cette chose rabougrie qui tant le désespérait, qui le souillait, le jonchait comme une épluchure jonche un sol marmoréen. Ce dérisoire objet qui n’était plus qu’un bête prolongement de vessie vient de renaître de ses cendres ! De ses sens ! Véhément ! Métronome qui dit « pas de ça Lisette ». Conquérant ! Superbe ! Turgescent ! Impérial ! Le général est ! Il a mis sabre au clerc ! Il salue aux couleurs ! Il fait rougir le front des troupes ! L’œil du vieux militaire s’humidifie. Il bombe le torse et entonne le God Save the Queen. Il le fallait ! Rien d’autre n’était possible ! Certains moments ont besoin d’aboutir sur une juste apothéose.
D’instinct, nous nous mettons au garde-à-vous, hommes et femmes. Tous nous communions d’un seul cœur dans les fastes paradisiaques du miracle.
Comme on ne connaît pas les paroles du God machin, on fait Nenenene… hhhmehhme… avec le nez !
Et Mac Heuflask qui bat la plus belle des mesures ! Sublime !
Vous m’entendez ?
C’est su-blime !
Lorsque l’hymne est achevé, sir Robert Mac Heuflask tonne :
— Pour mon sexe, hip, hip, hip ?
— Hurrah ! répondons-nous.
Avec l’accent français, peut-être, mais du tréfonds de nos cœurs !
Trois aboyées féroces ! C’est colossal d’intensité, le triomphe ! Plus violent que la colère ! Bien plus, mes amis !
Le général est pris d’une dinguerie de danseuse ivre. Il frénétise sans retenue. Vrrout ! Le v’là pendu au cou de Béru ! Il couvre le Gravos de baisers dévoreurs.
— You ! Toi ! Vous ! Ah, je t’aime ! Merci ! Gracias ! Thank you ! Je vais vous dire une chose, ma foi tant pis : « Vive la France ! » Bravo ! Supérieur ! Grandiose ! Inoubliable ! Toute ma gratitioude ! Congratulations ! Me revoici ! Ici, sir Robert Mac Heuflask ! Je vous comblerai de cadeaux ! Vous aurez mon héritage ! Une partie au moins !
Il quitte le Gravos, épanoui comme un tournesol, pour se ruer sur moi et m’accolader. Ensuite c’est au tour de la marquise, laquelle fait contre mauvaise fortune bon cœur. Puis il aborde Adeline. Quand il arrive à cette dernière, il a un geste osé de la main droite, non, de la gauche. Attendez que je réfléchisse, on n’a pas de main au milieu, non ? Alors c’est pas de la main !
— Venez ! Venez vite ! Montons, descendons ! Enfermons-nous ! Ou bien demeurons en société, il n’est pas d’importance ! déclare le sauvé. Je dois immédiatement essayer ! Il faut le faire ! C’est irrésistible ! Ça me prend comme au début, dans mon fauteuil de la Chancellerie. Quand je chancelais de désir forcené. Ah ! Merveilleux ! C’est bon le désir ! Il n’y a que ça de probant ! Faisons promptement, jolie mademoiselle ! Promenade ? Voulez-vous embrasser avec moâ ? Come with me, darling chérie ! Quickly, please ! Oh, je n’y tiens plus !
Il enlace une Adeline débordée et la propulse dans son bureau dont il referme la porte avec son pénis.
— Charmant ! dit une voix de rogomme. C’est moi que je le rallume et c’est une autre qui l’éteint !
Là-dessus, Berthe apparaît. Elle est furax, la Gravosse ! Démontée comme la mer lorsqu’elle sert de Meccano à des mousses.
— Vous me parlez d’un butor ! poursuit la Baleine ! Ça, un gentelmant ? Ça voudrait être britannique ? Ça se prétendrait châtelain ! Ah, merde, j’ai jamais assisté à une muflerie de c’t’envergure ! Comment ! V’là un pauvre bonhomme qui ballottait de sa petite affaire en chialant ! Je lui remets ses plombs. Et le remerciement c’est de sauter sur la première radeuse venue en y criant : « Viens par ici, j’sus d’attaque ! »
Elle désigne Bérurier d’un index terrible.
— Et m’sieur qui réagit pas ! Qui se marre comme une tranche de melon ! On m’insulte, mais lui, c’est béatitude et connivence ! Ah non, ça se passera pas comme ça ainsi, j’écrirai au gouvernement anglais, à la reine s’il faudra ! Je mettrai les pieds dans le plat, moi ! J’irai trouver les journaux d’ici Le « Délice-Miroir », « Le Nouille-York et racle tribune », « La Brave-Dâ », « Le Ridé digeste », tous ! J’aurai pas presque traversé l’Atlantique afin de rebecqueter un vieux ramolli du tiroir pour qu’il me baouffe, bouffa, baffloue, enfin, bref, en public ! Y a des lois, non ?
Elle s’écroule sur le fauteuil qui fait face à celui de son Béru.
— Calme-toi, ma puceronne, soupire ce dernier. C’est précisément parce que le général est un gentilhomme qu’il t’a pas touchée. Il me sait gré de t’avoir convoquée. Il a pas voulu trahir sa reconnaissance. Il a l’essence de l’honneur, comprends-tu ? Alors il a fait jouer sa retenue à outrance pour ne pas s’éclabousser le standinge, se ternir le blason. Faut au contraire une volonté de fer pour te résister ! S’empêcher des élans quand t’es là, sous la main, fringuée ver de terre !
— Tu crois ? demande-t-elle, calmée.
La porte du bureau s’ouvre. Le général revient.
— Et d’une, jubile-t-il.
Avisant Berthe, il se jette à ses pieds.
— Madame, lui déclame le cher homme, considérez-moi désormais comme le plus humble de vos serviteurs.
Il ôte sa chevalière et prenant la main potelée de Berthe, la passe au petit doigt d’icelle.
— Voici les armes des Mac Heuflask. Gardez-les toujours en témoignage de ma gratitude. Je sais que, là-haut, mes ancêtres sont en train de chanter un Te Deum à votre gloire, Belle Dame de France ! Désormais, je haïrai les Plantagenêt ! Je défendrai le Marché Commun ! Je lutterai pour le Concorde ! Je percerai de mes mains le Tunnel sous la Manche ! J’interdirai l’importation du champagne espagnol ! Je dirai que la politique du général de Gaulle fut réaliste ! Je me battrai pour l’adoption du système métrique et j’irai à genoux au pavillon de Breteuil y baiser le mètre étalon !
Il se relève.
– À propos de baiser, de mettre et d’étalon, il faut que je rejoigne mon aimable partenaire, comme l’assoiffé retourne à la source ! Ma soif est inextinguible ! Marquise, vous ne serez pas venue pour rien !
Ayant proclamé, le digne Écossais disparaît.
— Ainsi, murmuré-je. C’était donc cela ton secret ?
— Textuel ! rengorge le Gros. Quand je m’ai rendu compte que ces deux dames faisaient chou blanc avec le guignolet du vieux, je me suis dit : « Alexandre-Benoît, y a qu’une personne au monde qu’est capable de ranimer ce pauv’ bonhomme. Et c’est ta Berthe dont la haute tension est si radicale que je mets au défi une momie de pouvoir lui résister ! » Alors, j’ai demandé à ma chère femme et néanmoins épouse de rappliquer. Les résultats, vous l’avez vu ! C’est pas du toc, hein ? Le père La Dorure s’arbore une sacrée tierce à pic en atout renforcé ! Mamma mia, ce mandrin ! Tu parles d’un levier de vitesse ! Tu pourrais y amarrer le France, au brave Mac !
Jusque-là, la marquise de la Lune s’est cantonnée dans une prudente réserve. J’ai suivi sur son noble visage le ballet des sentiments contradictoires. J’y ai lu tour à tour la stupeur, la jalousie, l’admiration, les regrets, l’envie, l’hébétude. Mais c’est une grande dame et qui sait s’incliner devant la suprématie d’autrui.
Elle va à Berthe, prend place sur une banquette de velours, près du siège de l’héroïne, et, furtivement, presque peureusement, prend la main baguée-Mac Heuflask de la Gravosse.
— Mon enfant, chuchote Mme de la Lune, ma chère petite fée, ma belle glorieuse, vous allez tout me dire…
Berthy accorde un regard prudent à l’insidieuse personne.
— Vous dire quoi t’est-ce ? demande-t-elle.
– À propos de votre méthode…
— Y a pas de méthode, répond dame Béru après un temps d’étude. C’est comme ça.
La marquise trémousse du valseur sur sa banquette pourpre. Le faux-fuyant de Berthe la met au supplice. Elle veut savoir ! On devine que désormais, le secret de la Baleine constitue sa raison de vivre. Le percer est le seul but de son existence. Elle l’a décidé. Elle y mettra le temps et le prix, mais elle saura.
— Voyons, vous avez nécessairement fait quelque chose au général ?
— Pas grand-chose, affirme modestement Berthe.
— Ce pas grand-chose fut néanmoins déterminant. Alors confiez-le-moi, ma chérie.
Berthe hoche la tête, puis se penche à l’oreille de Mme de la Lune.
— Quoi ! C’est tout ? se récrie la vieille prêtresse.
— Tout ce qu’y a de rigoureusement tout ! certifie la dame Bérurier.
— Voyons, vous oubliez probablement le principal. Un truc ! Une caresse particulière ?…
— J’oublie rien. Ce fut tel quel !
— Bien vrai ?
— Parole ! Pourquoi que je vous mentirais ? Je l’aurais belle d’esploiter la situation, de me pavaner la victoire ! Non, rien que ce que je vous dis. Et encore, pas longtemps. Dix minutes au plus…
La Marquise met la main sur son cœur, recule du buste pour trouver à sa vieille vue l’éloignement idéal permettant une contemplation parfaite de la Grosse.
— Alors, ma chère, murmure-t-elle. C’est plus important que ce que je pensais : vous avez un don !
— Et de deux ! gueule le général à travers la porte.
Le lord chancelier va vous recevoir tout de suite ! me promet un huissier compassé (de mode).
Pourquoi ai-je le sentiment que cet homme est gêné ? Malgré son imperturbabilité anglaise, je crois déceler un je ne sais quoi d’inquiet sur cette face glabre et rose.
L’entrevue m’a été obtenue rondo par le big boss du Yard. Il ne m’a pas fallu une plombe pour revenir de chez le bienheureux général Mac Heuflask et pour me faire ouvrir les lourdes capitonnées de ce haut lieu qu’est la Chancellerie.
Ma raison d’être ici ?
Je vous la dirai un peu plus tard. Manière de vous faire composer en même temps que ce livre. Toujours est-il, vous l’allez voir, que ma visite à la môme Dusvivandy n’aura pas été inutile. J’avais raison, v’voyez ? Les zauteurs ne font rien gratuitement.
Oh, il ne s’agit pas d’une révélation à proprement parler. Pas même d’un fait précis… C’est beaucoup plus vague, plus fumeux. Il s’agit d’une réflexion de la jeune fille. Cette réflexion, le général l’a reprise à son compte tout à l’heure au moment de ses débordements d’allégresse. Moi, vous me connaissez ? Constamment en état d’alerte. Plus sur le qui-vive que le Strategic Air Command. Mon sub ne laisse rien passer.
La porte matelassée de cuir noir s’écarte et je vois sortir du cabinet de travail de Son Excellence le grand Chancelier, une petite rouquine, boulotte pour avoir trop boulotté, moche comme douze pékinois et passablement échevelée. Elle a une joue en feu, un accroc à sa jupe, une échelle de pompier à sa dégueulasserie de collant, et du rouge à lèvres jusqu’aux oreilles. Pas besoin d’avoir lu l’œuvre grivoise de la comtesse de Ségur pour piger que la miss vient de se faire caramboler facile sur un coin de burlingue ou un accoudoir de canapé. C’est le type même de la secrétaire qui s’est fait respirer entre un coup de fil et la signature d’une lettre. Elle a beau presser contre elle un dossier verdâtre plus austère qu’une veuve de pasteur et affermir sa démarche de girl-scout, un zig aussi averti que je le suis des choses de la vie ne s’y laisse pas prendre. Mon sourire égrillard lui fait détourner la tête et avancer le menton. Petite truffe, va !
— Si vous voulez bien me suivre, sir ?
L’huissier me guide dans l’immense pièce lambrissée. Ce qu’il y a de glandu, entre mille autres choses, dans le monde civilisé, c’est que tous les locaux d’apparat se ressemblent. Un burlingue de ministre anglais, hollandais, hongrois ou italien ressemble comme un jumeau à un bureau de ministre russe, grec ou français. C’est partout les mêmes hauts plaftards, les mêmes moulures dorées, les grandes glaces gentiment piquées, les canapés en faux Louis XV, voire XIV, les tapis en faux Chiraz, les faux Rembrandt aux murs et les vraies plantes vertes (mais qui paraissent artificielles) dans d’énormes cache-pots de porcelaine, gais comme des urnes funéraires.
Le chancelier est un tout petit bonhomme à tête de marteau de cordonnier, affligé d’un tic qui lui fait tordre la bouche à la fréquence de deux contractions par seconde.
Il se lève pour m’accueillir, ce qui me permet de constater que sa braguette est moins bien boutonnée qu’une veste de clown. On relève des traces de rouge à lèvres sur son crâne chauve, lequel ressemble à un paquet dûment composté.
— Comment allez-vous ? me dit-il.
— Mes respects, monsieur le chancelier, lui réponds-je.
Son encrier a été renversé et c’est le buvard du sous-main qui a dégusté.
Il m’indique un siège.
— Vous êtes un inspecteur du Z.O.B., paraît-il ?
— En effet, Excellence. J’enquête à propos du désagrément dont souffrait votre prédécesseur. Je dois vous révéler qu’à la date d’aujourd’hui les pénibles effets de la chose ont cessé et que sir Mac Heuflask est redevenu parfaitement normal !
— Dieu soit loué ! s’écrie le chancelier (du damier). Ne plus pouvoir faire l’amour est une chose horrible. C’est si bon, l’amour ! Oh, que c’est bon ! C’est bon ! C’est bon !
Le voici qui se trémousse et appuie sur le cliquet d’un parlophone.
— Dorothée ! s’écrie-t-il, revenez tout de suite !
Son corps est agité d’un tremblement. Il claque des chailles et roule des lotos hallucinés. Je comprends à présent la gêne de l’huissier. Il m’est avis, mes bien chers drôles, que ce nouveau chancelier subit le même sort que son devancier. Il en est à la phase évolutive, celle de la frénésie.
La boulotte réapparaît.
— Ici ! clame le chancelier en lui tendant les bras.
— Mais, sir, proteste la pauvre miss Boudin en me considérant avec effroi.
— Tout de suite, enjoint le haut personnage.
Elle obéit d’une allure peureuse. Lors, le petit homme abat ses mains crochues sur le solide postère de la donzelle en clamant :
— Aaaaaaaah ! Qu’c’est bon, qu’c’est bon, qu’c’est bon !
La môme se défend un peu, pas trop… Le couple danse une espèce de gigue grotesque au milieu de la pièce, puis finit par s’abattre sur une immense bergère où il continue de comporter dans une tornade de cris feutrés, de froissements d’étoffe et de grincements de bois surmené.
Je me demande si la politesse la plus élémentaire ne me commande pas de sortir ? Objection non valable, votre honneur. Le chancelier est la proie de ses sens. C’est un homme malade. Je dois découvrir la nature de son mal. Le siège de son mal ! Le siège !
Je contourne le bureau pour atteindre le fauteuil du bonhomme. Je songe à la petite Maud. Revenez un peu en arrière pour relire un passage qui en vaut la peine : celui où la fille raconte sa première entrevue avec Mac Heuflask. Il leur a fait signe d’approcher, assure-t-elle tout comme le chancelier à l’instant avec la rouquinette. Il l’a enlacée. « J’ai un coup de chaleur, s’excusait-il. Le bas du corps en feu… » Le fauteuil du lord chancelier est un trône de bois plâtreux, mouluré, à dossier flamboyant, recouvert d’un épais capitonnage de velours grenat. Le pouvoir, c’est toujours pourpre et doré, du moins la tradition le veut-elle ainsi. Mais ça change. Changera complètement bientôt. Les présidents s’assoiront sur la dure. Prendront des durillons aux meules, mes frères ! L’autrement n’est plus possible ! La coquille d’or, le satin cardinalice, le piètement cavalier-Lafleur, faut en finir. Arrêter que la promotion sociale se traduise par un siège. Mort aux trônes ! Le banc de bois pour tous ! Y aura que les hémorroïdeux qu’auront droit à un bon de coussin.
Votre bien-aimé (du moins j’espère ?) San-Tonio accomplit un geste d’une audace inouïe. Un geste significatif. Important sur le plan philosophique, social, et humain. Il cramponne un coupe-papier sur la table de travail du chancelant chancelier et d’un geste ravaillaqueur le plante dans le gras du siège.
Le général ne s’écriait-il pas, une heure plus tôt : « Ça me prend comme dans mon fauteuil de la chancellerie ! »
Craaaaaac !
Je fends en deux le velours cloqué. Des rembourrages de crin, des ressorts, des bandes de toile se mettent à mousser comme la tripe d’un éventré. Vous me verriez à l’ouvrage, mes chers fans et fentes, vous vous demanderiez si le San-A n’est pas tombé sur la tête en faisant du patinage artistique ! Je vide le fauteuil littéralement. Un naturaliste qui s’apprêterait à empailler le roi Farouk et qui commencerait par lui dégager le bac à merde. À force qu’ils y ont succédé leurs derches, sur ce glorieux fauteuil, tous les chanceliers, cent navets tassé l’intérieur, you see ? Mais lorsqu’on dégage cette bosaille, ça prend du volume. Le crin, surtout. Je procède lentement, en examinant bien chaque poignée de rembourrage retirée. Je palpe minutieusement. Ensuite je jette à distance. En v’là déjà un tas énorme sous la table ministre. Je continue. Et puis brusquement je trouve.
Bravo, San-Antonio !
C’est là, dans le creux de ma paluche, avec plein de poil autour.
Gros comme un bouton de pardessus. Mais ça pèse lourd.
C’est de couleur gris plomb. Y a du tarabiscotage nickelé dans le milieu. Le cœur fou, je regarde autour de moi.
J’avise une boîte à timbres en marbre ouvragé. Elle est vide comme toutes les boîtes à timbres ouvragées. J’y laisse choir ma trouvaille. Je ne me sens pas très partant pour garder longtemps ce petit objet par-devers moi. Maintenant que j’en connais les conséquences, vous pensez ! Dites, vous vous figurez, mes louloutes, le San-A fanné du sous-sol ? Le côté Jumbo qui n’a plus d’appétit ! Ah ! non…
Le petit coffret me paraît redoutable comme une bombe à retardement armée. Je me demande si c’est suffisant, le marbre, comme isolant ? Soudain, le monde minéral me paraît être un chétif rempart. Vous n’avez pas de tuyaux à ce propos, vous autres ?
Enfin, espérons que les radiations seront atténuées.
Son Excellence est toujours en train de s’éponger l’intime sur la bergère. Contrairement au chancelier, le siège perd son pied. Après tout, je n’avais rien à dire au successeur de Mac Heuflask, sinon : « Levez votre fessier de ce fauteuil que je vérifie si la matière grise du réputé San-Antonio est bien à la hauteur de sa réputation. »
Sa frénésie sensorielle m’a facilité les choses.
Tout de même, faut croire que les radiations du bitougnot sont extra-fortes pour qu’un personnage aussi important perde son self-contrôle au point de culbuter une secrétaire en pleine audience.
Surtout qu’elle n’est pas laubée, ladite secrétaire… Et que, très z’honnêtement, elle déferle du valseur avec moins de brio qu’une vache du Sucesex.
Je quitte le cabinet du chancelier, ma boîte de marbre sous le bras. L’huissier qui se branle la queue de pie dans l’antichambre m’accueille d’une brève courbette appréhensive.
— Je crois, lui dis-je, qu’on devrait renouveler les sièges de son Excellence, mais au lieu de puiser dans le Mobilier National, je suggère qu’on se fournisse au rayon « Cuisine » des grands magasins Harrod’s.
Et là-dessus je disparais.
J’ai hâte de téléphoner la grande nouvelle au Vieux.
Hâte d’en mettre plein les bésicles aux petits copains du Yard.
Bref : hâte de déguster ma Victoire à la petite cuiller à thé.
Ainsi vous l’emportez, commissaire ! Et la faveur de vos chefs vous élèvera bientôt en un rang qui ne sera dû qu’à vous ?
Bravo ! J’applaudis. Votre rapide triomphe me va droit à l’âme. J’aime les héros car je suis femme. Et vous en êtes un !
Un pur.
Un authentique…
En quelques heures avoir découvert le siège (c’est le mot !) du mal atroce constitue un exploit des plus rares. Ainsi, ces barbares placent leur infernal « dévirilisant » dans la moelleur des sièges célèbres ? Génial ! Votre chef, dites-vous, a alerté tous les pays concernés et jamais les tapissiers ou autres rempailleurs de chaises n’ont eu autant de travail ? Magnifique ! Chacun éventre qui son coussin, qui ses banquettes ? Je vois d’ici cette panique générale et la comprends ! Les hommes fameux de ces temps troublés se débattent pour le salut de leurs testicules dans une envolée de duvet, un bouillonnement de crin, un jaillissement de ressorts, une lacération de cuir et de velours. Les pauvres ! Les braves ! Les chers… J’aime cette peur du mâle sournoisement traqué et qui veut coûte que coûte dépiéger son sexe. L’homme qui lutte pour sa vie n’est qu’une bête affolée. Celui qui lutte pour assurer la pérennité de sa sexualité est un dieu antique ! Voyez-vous, commissaire, je pense que cette grande peur collective portera ses fruits. Elle donnera aux puissants conscience de leurs faiblesses et leur fera apprécier le simple bonheur de fonctionner. Il y a dans cette farouche défense une solidarité inoubliable, l’homme fourvoyé dans les honneurs sait enfin où est l’Honneur.
Mais votre œuvre ne s’arrête point là. Vous devez, à présent, démasquer les coupables et les neutraliser.
N’est-il pas stupéfiant que tant de gens aient découvert sous eux la pile au couillognum car c’est bien le nom de cette affreuse denrée, n’est-ce pas ? Mais qu’on n’ait pu démasquer un seul des gredins l’ayant mise en position de nuisance ? Ah, cette organisation est forte ! Je la devine terriblement occulte, mon bel ami ! Nous assistons à un combat extraordinaire. La lutte est encore plus noire qu’ardente. Mais vous vaincrez, je le devine ! Chaque femme, de la plus vieille à la plus sotte, de la plus jeune à la moins belle, est une sorte de radar qui capte longtemps à l’avance ce qui tarde à être visible. Or, je vois d’ores et déjà votre succès total. Il zigzague dans le ciel à votre rencontre. La victoire est votre vraie femelle ! Ouvrez-lui tout grands les bras, elle viendra s’y blottir.
Cela dit, laissez-moi vous remercier.
Vous acceptez que je me joigne à vous. Que je vous escorte dans votre travail et, qu’accessoirement je vous aide. C’est une grande joie que vous me faites, commissaire. Par compensation, je sens que ma connaissance de l’humain vous sera très utile, car je sais l’homme comme Illinois Jacquet sait le saxo. Soyez sans crainte : je me montrerai discrète. Invisible et présente comme tous les collaborateurs efficaces.
Et puis nous emmenons Mme Bérurier.
Quel merveilleux renfort ! Son don de… réanimation me bouleverse. Cette personne-là est en quelque sorte l’antidote vivant de la pile au couillognum. En elle aussi est le mystère. Et il faudra bien que nous le percions.
Le cas que nous allons aborder, à Bruxelles, est particulier, m’avez-vous dit ? Il s’agit d’une victime qui n’a rien trouvé, ni dans ni sous ses sièges, pas plus que dans son matelas ? Quelqu’un qu’on a « sapé » AUTREMENT en somme ? Passionnant, cela ! À première vue l’on pourrait croire qu’il est frappé d’une impuissance naturelle, mais étant donné que cet aimable Belge a présenté les mêmes symptômes que les couillognumisés… Peut-être que ce cas en marge vous permettra de trouver une piste ? Qui sait ? Car il y a une raison à tout. Si l’on a contaminé ce personnage différemment c’est parce qu’on ne pouvait l’atteindre par la voie normale, C.Q.F.D. !
Je subodore un être d’exception, vous verrez !
Il en est, heureusement.
Et ils font ma joie.
À propos, je ne vous ai pas encore parlé de Monsieur Adrien ?
C’est vrai ? Tant mieux ! J’ai tellement de plaisir à le raconter, bien que son « affaire » soit délicate à dire… Mais devons-nous redouter les mots ? Trop de gens s’en effraient. Il faut avouer qu’ils sont difficiles à apprivoiser, les petits bougres ! S’il est possible de tout dire à qui peut tout entendre, autre chose est d’exprimer l’énorme devant ceux qui ont des tympans à vif !
Enfin, grâce aux muses qui vous ont accordé l’intelligence, commissaire, vous n’appartenez point à la race des timorés, des courrouçables, des pudibonds, en un mot, des crétins.
Donc, Monsieur Adrien est un de mes fidèles. Chez nous, on appelle les habitués par leurs prénoms, non pas par familiarité, comme dans les bars ou par excès de soumission comme chez les rois, mais simplement par discrétion. Dans notre activité, la discrétion importe davantage que le savoir-faire. À croire que la plupart des hommes qui nous rendent visite viennent chez nous moins pour y pratiquer la volupté que pour y rester inconnus. Ils tiennent à leur anonymat dans la fornication autant qu’ils tiennent à leurs titres dans la vie courante, ce qui n’est pas peu dire…
Mon Monsieur Adrien est une nature.
Un gaillard bas de cuir chevelu, coloré de visage, avec des yeux peu intelligents mais rusés et une bouche de jouisseur compliqué.
Jouisseur, il l’est certes, mais sans exagération. Ce n’est pas un de ces hommes qui vous réclament furtivement des choses excessives. Il pratique en amour une gamme de plaisirs assez peu étendue et reste dans un classicisme raisonnable. Du tout-venant, si vous voyez ce que j’entends par là ? Vous ai-je dit qu’il est pharmacien ? Non ? Eh bien, il l’est. Je le sais parce que les « clients » (ce mot me choque, mais il est d’usage) nous taisent tout de leur vie, sauf leur profession et leurs rapports matrimoniaux. L’homme a trop l’orgueil de son métier pour n’en pas parler, fût-ce en chevauchant mes petites donzelles, et il est trop obnubilé par son ménage pour ne point nous confier le comportement sexuel de son épouse. Notre rôle est d’admirer l’activité sociale du bonhomme et de compatir à ses tourments maritaux. Il y a dans la courtisane quelque chose de religieux. Un mélange de sœur de Bon Secours et de Messaline nécessaire au bourgeois et qui nous justifierait s’il en était besoin.
Le cher Andrien, un beau soir, demande à me parler. Je l’entraîne en mon boudoir privé, lui propose le porto propitiatoire et l’écoute négligemment, ce qui est la meilleure manière d’encourager les confidences. Trop d’intérêt effarouche l’âme en peine, alors qu’un silence distrait l’enhardit. Après quelques raclements de gosier, le brave homme expose sa requête. Elle est saugrenue. Comment vous la traduire. Baste, la vérité coule de source ! Adrien sort un flacon à large goulot de sa poche, le dépose comme un pourboire au bord d’un meuble et me demande d’y faire collecter par mes collaboratrices les résultats de certaine caresse fort usitée… Vous m’avez compris ! comme affirmait je ne sais plus quel proclamateur possédant le sens de l’ellipse.
Je dois vous dire que ma profession ne serait pas praticable si je devais m’étonner.
L’usager qui passe mon seuil doit être bien persuadé que chez moi TOUT est possible. Se montrer limitatif serait une faillite. En foi de quoi, j’acquiesçai, comme s’il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde et Monsieur Adrien partit très détendu. Il accourut le surlendemain reprendre son flacon. Dès lors, ce devint très vite une habitude. Chaque semaine, le fidèle pharmacien apportait une bouteille stérile qu’il reprenait deux jours après, lestée de ce qu’il souhaitait.
Ce manège éveillait la curiosité de mes friponnes, et c’est l’une d’elles qui, à la fin, se payant d’audace, contre ma volonté, posa la question de confiance à notre féal.
— Vous faites des expériences, avec « ça » ? lui demanda-t-elle.
— Non, répondit sans s’émouvoir Monsieur Adrien : des nouilles !
Stupéfaction de ma bougresse. Alors, de bonne grâce, le pharmacien s’explique. Son flacon est l’arme de sa vengeance. Le délicieux ami a eu sa vie sexuelle saccagée par son épouse qui lui a toujours refusé la très intime caresse évoquée plus haut. Le désir s’accroît quand l’effet se recule. Cette longue privation a tourné à l’idée fixe. Monsieur Adrien était torturé par l’éternel refus de sa compagne. Il avait beau obtenir de professionnelles ce qui n’avait pas cours at home, il ne s’en sentait que davantage bafoué. La frustration, lorsqu’elle dure, devient une sorte de mutilation. Beaucoup de maris, le saviez-vous, commissaire ? n’ont de réel appétit que pour leur femme. Le reste est une confuse tentative de compensation.
Après des années et des années de rancœur, le malheureux venait de trouver enfin le moyen de se libérer : les nouilles du vendredi, mon bon ! Comme il est au régime, les farineux lui sont interdits. De ce fait, il regarde manger son épouse. Elle se délecte ! Lui de même. Mais la délectation de Monsieur Adrien est beaucoup plus intense puisqu’elle est cérébrale.
Un jour, peut-être lui dira-t-il ? À la faveur d’une dispute ménagère ?
Il est persuadé que oui, mais je pense que non.
La vraie vengeance de Monsieur Adrien c’est de pouvoir révéler à tout moment la vérité à cette vieille chichiteuse probablement acariâtre. Seulement, il n’osera jamais. Il a trop peur d’elle sans le savoir.
Alors il attend les vendredis pour se libérer…
Ça lui fait cinquante et un jours de détente dans l’année car, comme il est bon catholique, il s’abstient « d’assaisonner » ses nouilles le Vendredi saint.
Ainsi parla la marquise…