PREMIÈRE PÉRIODE FRANÇAISE

O comme omelette

Lorsqu’on annonce l’arrivée d’un grand blessé au service des urgences, à l’hosto, un certain dispositif est mis en place. Ça fait fissa dans les couloirs pour driver le julot jusqu’à l’établi. De la promptitude de chacun, de l’efficacité des manœuvres, de l’économie des gestes souvent, son reste de vie dépend. Je me fais l’effet d’être un émietté de la route lorsque je déboule à la Grande Cabane.

On me guettait, les gars ! Ane, mon frère âne, ne vois-tu rien venir ? Une armada de pèlerins en pèlerines est là, qui, à mon arrivée pousse une clameur d’allégresse. Jamais Bobet, en tête au Galibier, n’a connu pareille ovation. On me désire si ardemment que les corps de ces messieurs en suent d’énervement, de convoitise trop longtemps jugulée.

— Vite ! Vite ! m’écrie le brigadier Poilalat, un dur, un tanné, un coriace dont la moustache ressemble à un cintre à habit. Monsieur le directeur ne tient plus en place. Il tourne en rond comme…

— Un ours en cage ? proposé-je, soucieux d’éviter au bon Poilalat un effort intellectuel susceptible de faire se gondoler la visière de son képi.

— Oui, accepte-t-il à la volée. Figurez-vous que, pour la première fois de sa carrière, il a débranché son téléphone !

J’en reste plus immobile que l’obélisque de la Concorde. Le Vieux, débrancher le bigoche ! Mais c’est une révolution de pas laid, ça ! Une astreinte à sa vie professionnelle ! Un reniement des valeurs sur lesquelles il s’appuie ! Une démission de ses fonctions ! Un début d’abdication ! Car un chef de la Rousse sans téléphone, mes jolies guêpes, c’est comme un mannequin en armure ou une automobile sans essence ça ne rime plus à rien. C’est stérile, diminué, rogné, en chute libre…

— Vite ! Vite ! m’exhorte le brigadier, ne prenez pas l’ascenseur, ça ira plus vite !

Voualà donc votre San-Antonio joli qui se met à quatra-quatrer dans l’escadrin, sans seulement prendre le temps de répondre aux saluts qui lui ponctuent le déboulé.

Sur le palier du sanctuaire, le père Acchicessa, l’huissier blanchi sous le poids des chaînes, prévenu déjà de ma venue m’attend en trémoussant le siège de sa prostate.

Il reprend le refrain du brigadier.

— Vite ! Vite ! monsieur le commissaire.

J’avale une goulée d’air qui, paradoxalement, manque de m’étouffer et je demande tout de même, parce que la curiosité à des limites :

— Mais bon Dieu, que se passe-t-il ?

Acchicessa hausse ses épaules corses et soupire de sa voix de sexagénaire lubrifiée au Casanis :

— Je voudrais bien le savoir. Depuis deux jours il est dans tous ses états.

Il écarte la porte matelassée et je pénètre sans même frapper dans l’antre de l’omniprésent[43].

Que trouvé-je ?

Je vais vous le dire sans vous compter la taxe de séjour.

Eh bien j’avise un Boss défait, pas rasé. Allô, vous me recevez dix sur dix ? Je répète : pas ra-sé ! Avec un regard tellement cerné qu’il est obligé de se rendre. Une bouche à demi ouverte, comme la bouche des morts qui ont vainement tenté de récupérer leur dernier soupir. Avec un teint dont je ne voudrais même pas pour un panaris ; et un affaissement de l’échine qui fait ressembler icelle au pont de la rivière Kwaï.

Ma venue en trombe le ranime, comme les premiers souffles d’un typhon raniment les branches harassées d’un palmier-dattier (ou autre essence, j’sus pas sectaire). Il relève sa tête sinistrée, bombe un tantisoit peu le torse et son regard bleu-pôle-nord héberge tout à coup une lueur humaine.

— San-Antonio, murmure-t-il, de cette voix à peine discernable qu’adoptent les agonisants de cinéma pour révéler où est leur magot.

Il se lève, je vais à lui, il vient à moi. On se rejoint. Il y a un court instant de silence. Une ombre d’espèce d’hésitation, après quoi — tenez-vous bien et ne vous lâchez plus avant l’arrêt complet de l’appareil — le Vieux, le Boss, môssieur le directeur, m’éclate en sanglots sur la poitrine.

Vous avez bien lu, oui ?

Bien assimilé ? Pas de questions ?

Parfait, je continue.

Je continue en secouant les épaules du patron. En lui implorant[44] de se calmer.

— Monsieur le directeur ! Vous m’effrayez ! Qu’arrive-t-il ? Un deuil dans votre famille ? Un désaccord avec le ministre de l’Intérieur ?

Il se reprend sans m’en laisser.

— Non, non… Pire que ça, pire que tout, mon petit… Pire ! Bien pire ! Ah, seigneur !

— Parlez, je vous en conjure.

— San-Antonio, mon cher, mon bon ami. « ILS » m’ont eu !

Me faut une pincée de secondes pour piger.

Comment « ils » vous ont eu. Qui, « ils » ?

Et puis ça me vient, l’éclairage en grand. Plouf, en pleine poire !

Je bondis.

— Quoi ! égosillé-je, voulez-vous dire que, vous aussi ?

— Oui.

— Vous êtes… atteint ?

— Hélas !

— Pour de bon ?

Question un brin benête, j’admets. Mais que dire à l’annonce d’une pareille infortune ?

— Totalement, mon petit. Totalement ! J’en deviens fou.

Il ouvre son tiroir, prend dans une boîte à cigares vide de cigares une pile au couillognum et la dépose sur le cuir du burlingue.

— J’ai trouvé cette saleté, hier après-midi dans le cuir de mon fauteuil, San-Antonio ! N’est-ce pas une monstrueuse ironie du sort ? J’alertais tous les services d’Europe, assis sur cette chose ! Je mettais en garde les autres, tandis que se consumait ma virilité. Je dictais des mesures de protection avec « ça » sous les fesses ! Ah ! j’enrage, j’en meurs ! Je me battrais ! J’ai honte ! Bien fait pour moi ! Crétin ! Faux flic ! Incapable ! Bureaucrate ! Sagouin ! Minus ! Vantard ! Baderne ! Non : orgueilleux ! Suffisant ! Doctoral ! Je rédigeais des communiqués croyant mes testicules à l’abri du fléau. J’étais inconscient du danger ! L’homme meurt de trop d’assurance. Le malheur pour les autres ? Tu parles ! Il était en traitement, Achille ! Comme les petits camarades ! Ses roustons périclitaient pendant que sa belle voix autoritaire invitait à la prudence, avec un rien d’ironie, je l’avoue ! Non, mais vous vous rendez compte ! Au milieu de mes services ! ICI ! À ma passerelle de commandant ! « Ils » ont osé, « ils » ont pu ! Démoniaques, San-Antonio. Démoniaques !

Il se laisse tomber dans son fauteuil au siège ravaudé. Se prostre.

Quant à moi, en complète honnêteté, je dois vous avouer une chose, mes mignons. J’ai envie de rigoler. Quoi de plus cocasse en effet comme situation ? Le chef de la répression frappé à son tour ! Il a exécuté une pirouette savante pour capter la présidence du Z.O.B. et le boomerang lui est revenu (j’allais écrire dans la poire) dans les pruneaux. Je me retiens de pouffer. Un sourire et ma carrière vole en éclats ; je me retrouve matuche de charme, au Quartier latin, avec un bouclier style Ivanhoé et un poignet de force pour lancer plus sûrement les grenades lacrymogènes.

— Pas d’affolement, monsieur le directeur, fais-je en m’asseyant en face de him. Avant tout, êtes-vous bien certain que la pile a eu le temps d’agir ? En fait n’êtes-vous pas traumatisé par sa découverte ?

Il secoue la tête.

— Mais non, comprenez : je ne suis pas déficient parce que j’ai trouvé ce truc abominable. Je l’ai cherché parce que je suis déficient. Depuis quelques jours ça n’allait plus. Confidentiellement, je suis une forte nature, mon petit. Le repos du guerrier, y a que ça. Des nuits de veille, des jours d’angoisse à ployer sous les soucis, il faut une compensation, un équilibre. Mon équilibre c’était l’acte ! Je m’y livrais une ou deux fois par jour. Très important, primordial ! L’amour, y a bon ! Ça répare tout ! Ça régénère. L’homme qui s’est soulagé les glandes est un homme nouveau. J’ai traversé une période d’intense excitation. Rien que ça, après les rapports que j’avais lus à propos des symptômes, c’aurait dû m’éclairer ! Que fichtre ! L’individu est une taupe en ce qui le concerne. Il ne voit de lui-même que ce qu’il lui convient de voir. Il vit avec une canne blanche sciée. Et il croit, le Veau, à la sûreté de sa démarche ! Donc, excitation. Les ayants droit furent éblouis, mon cher. Je me mis à faire l’amour comme un tigre ! Mais pas longtemps. En un clin d’œil, le tigre devint descente de lit ! Plus rien ! Vous ne pouvez pas savoir… Horrible ! Mes tentatives restèrent vaines. Et pourtant, Dieu m’est garant que je m’employais et qu’on m’assista. Tout ! Je ne vous énumère pas. Les grands recours. Les pires aussi ! Nul ! Envolé, l’oiseau de feu ! La tonalité morte comme dans ce téléphone débranché. Un silence corporel infini. La nuit des sens…

Je pianote son bureau ministre pour évacuer mon agacement, ayant déjà entendu cette chanson, interprétée par mes précédents clients.

— Monsieur le directeur, coupé-je, relevez le front, en attendant mieux. Dans les rapports que je vous ai adressés j’ai volontairement omis un détail, ceux-ci étant officiels et celui-là scabreux. Nous disposons d’un antidote absolument parfait.

La figure qui s’oppose à la mienne est bouleversante. C’est le masque de l’espoir insensé ! Le condamné lié au poteau et qui entendrait l’officier commandant le peloton crier « Poisson d’avril » au lieu de « Feu ! » ne pourrait en exhiber un autre !

— Pardon ? fait le Dabuche, à travers les dents crochetées de ses bridges. Pardon, vous dites ?

— Je dis qu’en quelques minutes, vous récupérerez vos… heu… facultés génitales. La guérison est là. Plus exactement elle est demeurée en Suisse, dans une clinique alpestre, mais elle se trouve à une heure d’avion, pour tout vous révéler…

Et je lui dis tout !

Il m’écoute silencieusement. Sa figure reste de cire. Seul, son regard me rend compte de l’intérêt qu’il prête à mon récit. Lorsque je me tais, il hoche la tête et me demande d’un ton glacial :

— San-Antonio, voyons, ça n’est pas sérieux ?

— Je me porte garant de la chose, patron. J’en fus le témoin oculaire. Berthe Bérurier a cette faculté inestimable de rendre leur virilité à ceux qui l’ont perdue !

Les réactions des bonshommes, mes chéries, je vous jure, c’est quelque chose ! Tellement inattendues ! Tellement en porte-à-faux ! Moi, couillon comme pas mes deux, je m’attendais à une explosion de joie. Compte tenu de sa prostration initiale, je prévoyais même des cris. Des embrassades après ses sanglots !

Ah, la vache !

— San-Antonio !

La voix est sévère jusqu’à la cruauté. Elle me rappelle celle d’un prof de math qui ne pouvait pas plus me souder que je ne soudais ses cours et qui m’interpellait sitôt que je larguais ses pythagorneries pour baguenauder dans les nuages.

— Monsieur le directeur ?

— Pour qui me prenez-vous ?

— Mais…

— Vous imaginez-vous que je vais me laisser… bricoler par la donzelle d’un de mes subordonnés ! Et quelle femelle, Dieu du ciel ! Une mégère mafflue, pétasse à s’en faire éclater l’organisme ! Non, mais mon garçon, ça ne va pas ! Ça ne va pas du tout ! Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous me voyez, moi, en compagnie de la femme Bérurier dans un lit ? Mais en sortant de ce bouge que je sois triomphant ou non du bas-ventre, j’irais me loger une balle dans la tête ! Le salut par Berthe Bérurier ? À d’autres ! J’ai ma dignité, moi, monsieur le commissaire ! Et ma dignité, c’est ma raison d’être ! Alors c’est là toute la solution que vous me proposez ? Merci ! Elle est reluisante ! Si je m’attendais à une telle ignominie ! Le monde se corrompt donc jusqu’à la moelle, décidément ! C’est la complète abdication. Le bordel universel ! L’engloutissement dans le stupre. On copule grassement, bassement, pire : négligemment ! C’est la faillite du sexe, monsieur le commissaire ! L’amour devient fumier, l’acte basse manie ! On trébuche de compromissions en acceptations honteuses. Les unités de mesure volent en éclats. Les limites s’anéantissent. L’intolérable est toléré, l’inadmissible admis, la crapulerie acceptée, la dégradation convoitée. Moi et la citoyenne Bérurier ! Elle et moi, tous les deux, face à face ? C’est à pleurer ! À mourir de rire ! Et d’abord, que fait-elle pour ranimer les contaminés, cette matrone rance ?

— Je l’ignore, réponds-je sèchement. Elle les ranime, c’est tout ce que je puis vous assurer !

Il me court sur les joyeuses, le Vioque ! S’il continue sur ce ton, il risque de prendre son encrier de bronze artistique sur la coupole, moi je vous le dis. Allez donc vous pencher sur l’humanité souffreteuse, mes drôles ! Vous ne récolterez que crachats et invectives ! Donne-lui tout de même à boire, dit mon père ? Quel œuf ! Il en tenait une pleine marmite, le dabe à Totor !

— Mouais ! continue le Fané du Calbar, elle les ranime, Dieu sait par quelles basses manœuvres d’officines. Cette truie est à l’amour ce qu’une avorteuse est à l’obstétrique. Je frémis rien que d’envisager.

— Eh bien, ma foi, monsieur le directeur, n’y pensez plus, m’emporté-je. Et puisque vous préférez votre dignité à votre virilité, allez donc faire l’amour avec votre dignité ! Quand un homme se meurt, je ne me soucie pas de savoir si le médicament qu’on lui administre est à base de merde ou de pétales de rose. Je suis d’une époque où le résultat importe plus que le chemin qui y mène lorsque le but est valable. Ce n’est pas du cynisme, c’est du réalisme. Cela dit, dois-je vous parler de l’enquête ou bien préférez-vous vous morfondre dans l’amertume et le recueillement ?

Jamais je lui ai parlé ainsi, au frisotté de l’intervalle. Ça lui fait comme un seau d’eau glacée dans la vitrine. Il paraît sortir d’un songe nauséeux. Un funambule qui, brusquement, prendrait les copeaux sur son filin et se demanderait ce qu’il fout là. Son regard titube. Son œuf de Pâques s’enfonce entre ses épaules.

— Ah, San-Antonio, soupire-t-il. Je ne sais pas… Je ne sais plus. La vie a passé, s’est transformée. J’ai conservé mes principes. Il y a divorce. Plus je vieillis, plus je m’aperçois que l’homme n’est pas fait pour vivre très longtemps, car il ne parvient pas à s’éloigner de sa jeunesse. Il n’a pas d’autonomie. Son enfance est un piquet autour duquel il broute en rond. La vie, c’est l’histoire d’une enfance qui flambe et tombe en cendres. La mort est un retour. Il faut apprendre à rentrer chez soi, après avoir brûlé ce qu’on a essayé d’adorer. Nous sommes victimes de nos pairs qui ont le souci de nous préoccuper, dès notre arrivée en ce monde, en nous imposant des règles et des repères. Nous préoccuper pour nous occuper l’esprit. Avant tout ne jamais laisser un homme disponible. Le danger vient des gens qui ont le temps.

Il y a un silence.

— Bon, bien, grommelle le Dirluche après des espaces de méditation morose, madame Bérurier, donc ! Ses bons soins ! La guérison ! Je lui enverrai des fleurs. Et puis je démissionnerai. On ne peut rester le chef d’un homme dont l’épouse vous rend ce genre de service.

— Encore des idées reçues, Patron ! Vous n’avez jamais lu Labiche ? Les Bérurier seront tellement fiers de vous avoir… dépanné.

— Eux, peut-être, mais moi pas. Et contre ça, toutes vos considérations philosophiques, toutes vos exhortations au réalisme, ne peuvent rien. Si j’accepte les soins de cette personne, je renoncerai aussitôt après à mes fonctions. Ou plutôt je les résilierai avant.

Nouveau silence. Il m’émeut le vieux bougre.

— Prenez patience, monsieur le directeur, peut-être y a-t-il un autre moyen. Les gens de la Couillognum’s organisation ont commencé de contacter certaines de leurs victimes pour leur proposer le salut moyennant finances.

Il bondit.

— Non ?

— Si. Donc, ils posséderaient l’antidote. Par conséquent je puis espérer mettre la main sur ce médicament miracle, ce qui vous épargnerait l’humiliation que nous venons d’évoquer.

Ses deux mains me sont tendues par-dessus les paperasses encombrant son bureau. J’y laisse tomber les deux miennes.

— San-Antonio ! déclare le Vieux. Ramenez-moi le salut, et vous aurez droit à ma reconnaissance forcenée jusqu’à mon dernier souffle.

— Je vais tâcher, dis-je. Il me reste encore un cas exceptionnel en Italie. En attendant, il faut alerter tous les contaminés pour leur annoncer qu’ils vont être contactés par l’Organisation. Voire pour leur demander s’ils l’ont déjà été. Dans l’affirmative, établir des souricières…

Le Boss secoue pauvrement la tête.

— Ils ne diront rien, mon cher ami, pas si bêtes… Ils auraient trop peur de faire échouer l’opération « salut » en parlant. Au contraire, ils joueront le jeu des autres scrupuleusement. À présent, c’est nous, gens du Z.O.B. qui sommes leurs ennemis. Je puis vous affirmer qu’un homme dans notre état n’a plus qu’une pensée : s’en sortir au plus vite ! Il ne se soucie pas d’aider la police. Non, croyez-en mon expérience, la seule issue valable, c’est votre dernier client. Ne ratez pas cette ultime occasion, mon petit. Oh non, ne la ratez pas !

Et il se signe.

Les stances de la marquise

Être ou ne pas être, voilà la question, commissaire. Vous, vous êtes.

Et vous êtes un homme bien. Quelqu’un de solide. J’aime votre anticonformisme. Tenez, le simple fait que vous acceptiez ma compagnie indique chez vous le garçon déterminé pour qui les contingences ne signifient pas grand-chose. Je me doute que pour un fringant policier, il n’est pas très amusant de balader une vieille dame, fasse-t-elle montre de quelque pittoresque comme c’est mon cas, parfois… Merci de vous récrier. J’aime que le mot « vieille » provoque une réaction chez mes interlocuteurs lorsque je l’emploie pour moi. À maintes reprises je me suis demandé pour quelle raison vous tolériez ma présence à vos côtés. J’ai fini par comprendre… À enquête exceptionnelle, moyens d’exception, n’est-ce pas ? Vous vous êtes dit que dans cette jungle sexuelle au sein de laquelle vous vous frayez un passage, la compagnie d’une spécialiste pourrait vous être utile. Petit prévoyant, va ! C’est bien, c’est probe, c’est de l’honnêteté morale, ça, mon cher garçon. Bravo ! Ah, que ne suis-je encore une offrande convenable, j’eusse aimé vous aimer. Non, ne souriez pas, vous êtes un homme à béguins. On doit vous adorer follement, pas longtemps, et puis vous laisser vous envoler pour avoir le discret et nostalgique plaisir de vous regretter toujours. Dans le fond, c’est cela le vrai amour : un regret lancinant. Un « manque »… Combien de femmes sont plus ou moins en manque de vous, de par le monde, beau polisson aux yeux violeurs ?

Si je vous disais : je suis troublée de me retrouver seule avec vous pour cette escapade en Italie. J’aimais la compagnie des solides Bérurier, notez. Ce couple a la santé de notre terre de France.

Tous deux sont fertiles comme la Beauce ou la Brie. Même leur sottise est française, donc de qualité. Mais enfin, ils ont l’amitié encombrante. Le con est exquis pour peu qu’il se taise. Eux parlent peut-être trop, oui, bien sûr… Pas toujours à tort, mais souvent à travers. Cela amuse, mais comme tout ce qui amuse, cela lasse vite.

Ainsi nous allons en catimini « opérer » la dernière victime-pas-comme-les-autres ? Un Italien ? Merveilleux. C’est pourquoi vous vous êtes travesti en curé, San-Antonio ? Là-bas, les prêtres passent aussi inaperçus que jadis les catins rue de Provence. Et moi je suis votre servante ? Non ? Votre gouvernante ? Merci pour la promotion, et voyez comme la rigueur me sied. Dans cette robe noire, stricte, j’avoue mon âge, mais il me va bien. Il est bon de se réintégrer de temps à autre, pour se mettre à l’abri des harassantes tricheries quotidiennes. Suis-je austère ? Non, quand même. Grave, n’est-ce pas ? Juste ce qu’il faut, dites-vous ? Ma coiffure tirée, mon absence de maquillage, mes rides qui se laissent aller, ce ruban noir à mon cou modifient totalement mon apparence, ne trouvez-vous pas ? J’ai enfin l’air de ce que je devrais être : de la marquise de la Lune.

Donc, avec le dernier… numéro vous comptez opérer différemment.

Seulement le surveiller ? Lier connaissance discrètement, sans lui révéler qui vous êtes et voir venir ? Très fort. La chose sera d’autant plus aisée qu’il vit à l’hôtel actuellement, faisant en compagnie de sa femme une cure à Abano. Rien ne facilite autant la création de relations nouvelles que la vie de palace. Les gens y sont si désœuvrés, si avides d’autres gens. On s’y observe. On y joue la comédie du maintien. C’est bouffe. Cela sue l’ennui doré, le temps qui passe mal par la taille de guêpe du sablier… Ça n’est pas désagréable, de temps à autre, notez bien. Pour moi, en tout cas, qui ai connu les grands hôtels rococos à l’époque où ils étaient modernes. Un bain dans le passé est toujours reposant. Valses lentes, glaces à trumeau, lambris dorés. Et cela en compagnie d’un beau gosse… N’importe qu’il soit habillé en prêtre. Savez-vous que vous faites florentin dans cette soutane ? On dirait un jeune Monsignore qu’on subodore papable.

Vous me rappelez mes Mussipontains. Je ne vous ai pas parlé d’eux ? Des gens impayables. Ils viennent chez moi tous les quinze jours : le samedi, sauf empêchement de la nature pour madame.

Car il s’agit d’un couple de quadragénaires bourgeois. Ils constituent l’aubaine de mes habitués assidus. Il y a presse à la maison, deux fois par mois. Ma Mussipontaine est une insatiable. Jamais on ne vit femme plus acharnée à la chose, plus vorace de l’homme, plus impétueuse. Un cas pathologique, mon bon. Une maladie. Elle se prodigue follement, parvenant à s’intéresser à quatre ou cinq messieurs simultanément, pour le plus grand plaisir de son mari qui contemple, attendri, la performance, un peu comme les parents de Mlle Mireille Mathieu doivent regarder leur fille à la télévision. Je soupçonne cette dame de n’être pas heureuse, comme toutes les femmes inassouvies. Et celle-là ne s’assouvira jamais, malgré sa furia ! Ou peut-être à cause d’elle. À chacune de ses visites, elle comble d’aise une vingtaine de gaillards dans un grand tumulte. Conformiste, elle met des bas noirs et garde un porte-jarretelles en dentelle comme on n’en trouve même plus au musée de l’habillement ou dans les magasins de sous-vêtements les plus vétustes de Pont-à-Mousson. Vous voyez d’ici le phénomène ? Le couple arrive le matin, frétillant, guilleret, plein d’appétit et se retire à l’heure du déjeuner la tête basse, tel un incurable qui sort de l’hôpital pour s’en aller mourir chez lui.

Un jour que la chère petite repartait avec ses jambes flasques et son désenchantement, elle me glissa à l’oreille :

— Soyez gentille, pour la prochaine fois, trouvez-moi un curé !

Sur le moment, la requête ne me parut pas excessive, car ce n’est pas trahir le secret de mon ministère que de vous dire que le clergé fréquente chez moi ; discrètement, certes, mais assidûment. Je crois d’ailleurs que des ecclésiastiques durent figurer parmi les messieurs que ma Mussipontaine consomme chaque quinzaine, sans qu’elle le sût, bien entendu.

Seulement, la polissonne compliqua ma besogne en ajoutant :

— Bien entendu, je le veux en soutane.

Rétrograde, vous dis-je. Obnubilée par l’habit, jugeant que celui-ci fait le moine.

En soutane ! À une époque où le Vatican a défroqué ses serviteurs ! Néanmoins, mon rôle consistant à promettre… la lune à ceux que le soleil importune, je lui jurai qu’elle aurait son abbé. Seigneur ! Quelle mauvaise quinzaine j’ai passée là ! Naturellement, les vrais curés se récusèrent.

Restait la solution d’en « fabriquer » un pour la circonstance. C’est alors que je mesurai à quel point les hommes ont le respect de la religion, de toutes les religions. Aucun de mes vieux habitués ne consentit à passer une soutane pour batifoler. Ils voulaient bien s’habiller en femme, en gendarme, en arlequin, en officier même, mais je n’en trouvai pas un seul qui acceptât de passer une soutane. Qu’ils fussent athées, francs-maçons, juifs, voire catholiques, ils se mettaient à tirer leur nez dès que je leur proposais ce rôle. Les jours passaient, ma fièvre montait. Je crois vous l’avoir signalé déjà, je déteste décevoir. Cette charmante femme qui tenait à faire l’amour en latin et à liquider certains complexes datant de la première communion, je présume, hantait mes nuits. Je multipliais mes appels. L’idée de passer une annonce dans le Figaro m’effleura même, je l’avoue. Mais comment la libeller sans soulever l’indignation des vertueux de service ? Je fis flèche de tout bois. Lorsqu’on est en panne de domestique, on remue ciel et terre pour trouver « quelqu’un ». L’Espagnole la plus suiffeuse, la Portugaise la plus bornée est un mirage doré vers quoi vous tendez les bras. La veille du samedi fatidique, enfin, je dénichai l’oiseau rare.

En réalité il n’avait rien de rare. Sauf le fait qu’il acceptait de faire l’amour en soutane. Il s’agissait du commis de mon plombier. Chez nous, le plombier est un auxiliaire précieux dont la contribution au parfait fonctionnement de notre maison est importante. Outre que je paie le mien grassement, je luis consens, à lui et à ses aides, un certain droit de cuissage gratis. Sans un parfait sanitaire nous périclitons, ne l’oubliez pas. Aussi est-il juste que ce magicien de la tuyauterie ait la primeur de ses réalisations. Un maître queux goûte ses sauces, non ? Bref, mon champion de la clé anglaise venait d’engager un grand diable à mine pâle et au regard soucieux qui me parut apte à entrer dans les ordres l’espace d’une matinée. D’autant qu’on ne lui demandait pas de dire la messe. L’instinct me poussant, je lui proposai la chose et il accepta assez volontiers.

Vêtu comme vous l’êtes il paraissait plus vrai que nature. Ah ! Dieu, le beau curé qu’il aurait fait. Il ressemblait à ces prêtres combatifs qui ont la foi et veulent l’imposer.

Nous allons atterrir à Venise, assure l’hôtesse ? Bien, bien, j’attache ma ceinture et je gaze. Imaginez-vous donc que mes Mussipontains surviennent comme à l’accoutumée. Je leur présente mon faux curé. La dame est aux anges, si j’ose dire. Au début les relations sont empreintes d’un certain respect, mais très vite elle fait joujou avec la soutane. S’escrime en minaudant sur les boutons (maintenant les soutanes sont à fermeture Éclair, mais j’en avais déniché une vraie). Elle piaillait comme une basse-cour. Son ravissement faisait chaud à voir et à entendre. Moi, derrière ma glace sans tain, je bichais comme une reine mère. « Enfin, me disais-je, cette pauvre petite va peut-être accéder à un paroxysme, connaître un aboutissement, se délivrer de ses phantasmes ». Et j’attendais, me retenant de prier pour la réussite de l’expérience car, vu la situation, ma prière aurait paru indécente, en très haut lieu !

La brave fille précise ses « agaceries ». D’autres partenaires arrivent, les routiniers devenus presque intimes avec le couple, car rien ne crée plus un courant de sympathie entre les êtres que lorsqu’ils font l’amour ensemble. L’atmosphère se chauffe.

Et soudain, voilà qu’il se passe quelque chose, San-Antonio… Mon curé s’arrache aux étreintes. Il se lève, rajuste sa soutane. Il a le front plissé, le regard intense, la bouche marquée par l’accent circonflexe du mépris.

— Honte ! Honte ! Honte à vous tous ! s’écrie-t-il. Vous n’êtes que des pourceaux ! Vous sombrez dans la confusion la plus noire ! Vous roulez dans les abîmes du péché ! Vous assassinez votre dignité humaine ! Ouvrez les yeux, misérables animaux en chaleur, et prenez conscience de l’horreur de votre condition !

Vous réalisez ma stupeur ?

Un plombier !

– À genoux ! glapissait-il. Vous allez prier le Seigneur, implorer son pardon ! Lui demander la force de résister désormais aux tentations honteuses. Sa bonté est infinie, peut-être vous accordera-t-il la force de lutter contre vos bas instincts. Commençons par réciter ensemble un Notre Père !

Et le voilà qui entonne un Notre Père, comme le cher de Gaulle, jadis entonnait la Marseillaise sur les champs de foire. Houspillant du pied et du genou les récalcitrants, les timorés. Forçant chacun à se recueillir, à s’unir à sa ferveur. Et ils se sont mis à prier, tous, à poil dans ma chambre de gala, éberlués, bien sûr, mais sincères, je crois. Domptés par ce garçon farouche ; éclairés par sa foi irradiante.

Bien entendu, par la suite, je n’ai plus revu personne, pas plus mes Mussipontains que les autres. J’étais tombée sur un prêtre-ouvrier, mon pauvre ami. Vous imaginez cela ?

Non, de grâce, ne riez pas. Notre métier comporte des moments bien critiques. Jésus ! regardez par le hublot combien c’est beau, Venise, vu du ciel. Paul Morand a raison : on dirait un nénuphar.


Ainsi parla la Marquise.

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