PÉRIODE BELGE

F comme fichtre

Une ribambelle de gosses s’envolent à notre entrée comme des pigeons dérangés. Notre groupe les a effrayés. Ils sont partis si vite que nous n’avons pas eu le temps de les compter. Mais ils étaient nombreux. Le surprenant c’est qu’ils semblaient à peu près tous du même âge, ce qui est rare pour les mouflets d’une même famille.

— Dommage que nous les ayons effarouchés, déplore la marquise, ils paraissaient mignons.

Le Mastar n’est pas de cet avis.

— Mignons mes fesses, madame la marquise. Les chiares, quand ça grouille, c’est un fléau. Au début vous leur faites des sourires pour les désintimider, et au bout de dix minutes ils vous pissent contre et vous bombardent d’épluchures en vous traitant de pourris. Plus fumelards que des hommes ! Tous des petits monstres. Moi, quand je me demande la période honteuse de ma vie, y a pas, j’sus obligé de plonger dans ma petite jeunesse. De Dieu, toutes les saloperies que j’ai pu commettre : la merde fraîche dans les chaussons de grand-mère, les crapauds dans le bénitier de not’ église, la bagnole du vieux boulanger dont avec laquelle y f’sait ses tournées et que je dégonflais les boudins ! Une vieille carriole haute sur pattes comme une jeune biche et qui reniflait bon le pain chaud. Elle avait un marchepied où qu’on grimpait en groupe. On volait des miches au père Thévenon… Lui, miraud, avec des lunettes épaisses comme des soucoupes, plus embuées que la fenêtre les jours d’hiver, y s’apercevait de rien.

La porte s’ouvre vivement et un homme svelte, un peu quinquagénaire sur les bords, portant une barbe fournie en poivre et en sel et admirablement taillée (tout comme son complet Lapidus d’ailleurs) fait une entrée preste dans le grand salon.

Notre nombre l’arrête dans son élan. Il se fige et nous examine d’un œil qui fait de louables efforts pour rester bienveillant.

Il a une inclination de buste, plutôt brève. Son élégance vestimentaire est à la mesure de son élégance de maintien. Il a le geste qui baigne dans l’huile. Quelque chose d’harmonieux éclaire sa personne. Son regard sombre est encore assombri par de longs cils.

— Vous êtes ensemble ? demande-t-il.

— Oui, monsieur, fais-je en m’avançant vers lui, la main tendue. Commissaire San-Antonio, délégué au Z.O.B.

— Van Danlesvoyl, répond-il en pressant sinistrement ma dextre.

— Permettez-moi de vous présenter mes collaborateurs. Madame la marquise de la Lune, Monsieur et Madame Alexandre-Benoît Bérurier.

Il se réincline.

— L’on ne m’avait pas dit que des dames faisaient partie de votre équipe, déclare le maître des lieux avec un tantinet de morosité.

— Elles sont ici à titre officieux, monsieur Van Danlesvoyl. Puis-je vous entretenir en particulier ?

Il se détend, soulagé.

— Avec plaisir. Passez dans mon bureau…

Avant que nous ne sortions, la marquise de la Lune juge bienséant de lui décocher un compliment.

— Nous avons aperçu un groupe de bien charmants enfants, sont-ce les vôtres ?

Notre interlocuteur lui fait cette surprenante réponse :

— Ils portent mon nom, en effet !

Mais, de toute évidence, il n’a pas envie de s’étendre sur le sujet et me guide dans la pièce voisine. Le bureau est douillet, dans les teintes vieil or et bleu roi. Admirablement meublé. Feu de cheminée de cinéma. Des canapés profonds comme des tombeaux égyptiens… Je découvre un énorme chat persan endormi sur un coussin, il est si parfaitement immobile qu’on pourrait le croire naturalisé.

Mon hôte me désigne deux petits canapés de cuir disposés à l’anglaise devant la cheminée.

— Mettons-nous là, nous serons mieux pour deviser.

Je prends place. Lui en face de moi. Il croise les jambes. Sa main droite se pose comme une colombe sur son genou. Il a les cheveux longs, un peu frisottés sur le derrière de la tête et ressemble à un buste d’Épicure que j’ai beaucoup aimé.

Je louche sur les toiles accrochées aux murs. Un Juan Gris, un Gromaire, un Braque, le tout merveilleusement encadré (ce qui est rare). Je désigne une œuvre dont la facture m’est inconnue.

Ça représente un grand verre stylisé, empli d’un liquide noirâtre couronné d’un nuage blanc.

— De qui est cette chose, appelée Clematito ?

— De notre affichiste, répond-il. Peut-être l’ignorez-vous, mais je ne dirige pas seulement les Aciéries de Burneville, notre famille possède également la bière Clématite[18], les sucres d’Horges et les Messageries Transocéaniques Parlefont.

— Fantastique ! exclamé-je. Toute bière mise à part, vous êtes un gros brasseur d’affaires.

Il sourit menu. Ce genre d’humour ne lui a jamais effacé la moindre ride.

— Bon, si vous me racontiez vos ennuis, cher monsieur Van Danlesvoyl ?

— Je suppose que vous les connaissez ? Mon cas n’est pas isolé à ce que m’a appris Van Tozansher, le grand patron de la police bruxelloise.

— Il est indispensable que vous me racontiez les faits dans leur ordre chronologique.

— Bvouuuh, la corvée ! soupire le Belge. Prenons un verre, ça facilitera les choses… Scotch ou champagne ?

— Scotch.

— J’ai un truc écossais plus vieux que moi et bien meilleur, déclare Van Danlesvoyl. Tu nous sers deux spéciaux, Dodo ?

À ma vive surprise, un grognement retentit dans la pièce. Je vois surgir d’un canapé le buste d’un bel éphèbe blond porteur d’une chemise mauve à fleurettes blanches. La chemise n’est pas boutonnée, découvrant le torse glabre du garçon. Il a les tifs décolorés, des yeux bleus, pathétiques à force d’exprimer le vide intégral, et il porte un collier d’or à grosses mailles.

— On peut pas lire tranquille, alleï, grommelle cette semi-gonzesse en clapant de la langue.

Il jette son numéro de Spirou sur le plancher et se dirige vers une cave roulante en tortillant du croupignon.

La vue de cette fausse demoiselle déguisée en faux jeune homme m’en révèle long comme la rue de Vaugirard sur les mœurs de mon hôte.

Celui-ci capte mon regard et sourit.

– À quoi bon tricher avec vous, puisque vous êtes ici pour étudier l’aspect le plus intime de ma vie ? murmure-t-il. Oui, Dodo est ma petite amie.

– ÉTAIT ! rectifie aigrement l’éphèbe en servant ses whiskies.

— Méchante ! proteste Van Danlesvoyl.

Immédiatement, ses beaux yeux s’embuent.

— C’est vrai que les choses ont bien changé, soupire le brasseur-aciéreur-armateur-sucreur.

— Tu parles, Poldy ! grince la tantine.

— Mon prénom est Léopold, me dit Van Danlesvoyl, comme pour justifier le diminutif qui vient de lui être donné.

Dodo puise de ses doigts fuselés d’énormes cubes de glace dans une énorme poire métallisée. Il les jette dans nos verres et nous les apporte de sa démarche louvoyante. Il est outrageusement parfumé. Je distingue un soupçon de rouge très pâle sur ses lèvres charnues.

— Vous voulez un doigt de flotte, ou vous le prenez sec, comme un grand ? me demande-t-il en me coulant une œillade à 220 volts.

– Ça ira comme ça.

Sa main frôle la mienne.

— Ne vous gênez pas. Je ronchonne pour rire. Ça agace Poldy. J’adore le voir sur les nerfs, ce vilain impuissant !

Ayant dit, il reprend son Spirou et se jette à plat ventre sur une pile de coussins.

— Choqué ? me demande « Poldy », en faisant tournoyer son glaçon à l’intérieur du verre.

— Permettez-moi de vous dire que j’en ai vu d’autres ! Toutefois, on s’y attend moins de la part d’un père de famille nombreuse.

Il hausse les épaules.

— La marmaille que vous avez aperçue n’est pas de moi, seulement l’amant de mon épouse est un vrai lapin ; heureusement que la chère femme conserve le même. Ainsi du moins « nos » enfants se ressemblent-ils… S’ils ne me ressemblent pas.

Il boit un peu, savoure, m’invite d’un geste à goûter le breuvage. Effectivement, ce very old scotch est sensationnel.

— Mariage de raison, m’explique-t-il après que j’ai témoigné de mon profond respect pour son whisky. Notre union fut plus exactement une « fusion ». Celle de deux « blocs », et non celle de deux êtres. Mais ce qui est important en ce monde, c’est de savoir « s’arranger ». Vous avez lu, le bouquin d’Elia Kazan ? L’Arrangement ? Un chef-d’œuvre ! Tout y est dit ! De nos jours, l’homme intelligent n’a le choix qu’entre deux éventualités : il s’arrange ou il se tue !

– Écoutez-moi ce vieil imbésssile ! minaude Dodo depuis ses coussins. Quand il se met à philosopher, çui-là… Et depuis qu’il ne peut plus, il cause, il cause… Et plus il cause, plus il m’agassse !

Poldy hausse les épaules.

— Vous voyez, murmure-t-il en désignant son petit camarade, sur ce plan-là aussi il va me falloir trouver un arrangement.

— Tu n’es en tout cas pas sur le bon chemin ! affirme la blonde tapette en feuilletant rageusement son magazine. Je trouve ton entreprise une grosse sottise…

D’un rétablissement félin il s’assoit en tailleur, face à nous.

— Que z’vous fasse juge ! attaque-t-il fougueusement.

— Je t’en prie, Dodo ! panique mon hôte.

Le blondinet n’a cure de la supplique.

— Il est là pour tout entendre, je dirai tout. Du reste c’est un garçon intelligent et qui peut tout saisir, n’est-ce pas, vous ?

Je réponds que, mon Dieu, j’ai pour devoir de comprendre mes semblables, voire de les aider lorsque besoin est et que faire se peut. La grande follingue se pâme.

— Tu vois, chéri, exulte-t-il. On est tombés sur quelqu’un de bien. D’ailleurs ça se voit tout de suite : il a le regard d’une droiture ! J’en frissonne !

Je suis sur le point de lui conseiller de passer un lainage, lorsqu’il déclare en me désignant son protecteur :

— Depuis qu’il est frappé d’impuissanssse, vous savez ce qu’il veut devenir, lui ?

— Non !

— Elle ! ! ! répond le beau jeune homme en recoiffant sa tignasse de sa main en râteau. Vous saisisssez ?

— Eh bien, je ne suis pas absolument certain de bien comprendre…

— Mais sssi ! Mais sssi ! Vous avez très bien pigé, grand voyou ! Dans nos relations, il était lui. Comme il n’en a plus les moyens, il veut devenir elle ! Seulement il rencontre des difficultés majeures ! Car s’il est large d’esprit, il est en revanche…

— Dodo ! glapit Van Danlesvoyl. Tu vas trop loin, ma caille !

– Écoutez-le ! Je vais trop loin ! Et toi tu ne vas plus nulle part, espèce de nouille molle ! Quand je l’entends jouer ses mères la pudeur, je le grifferais ! Figurez-vous, mon chou, que matin et soir monsieur, et je répète bien : « môssieur », fait ses exercices d’éducation. Oh, si vous voyiez son petit matériel ! Je ris comme une folle devant ses puérils efforts ! Quand je pense… On a un camarade : Arsène ! Lui, il fait le grand écart sur une bouteille de champagne. Tandis que mon pauvre Poldy pleure lorsqu’il est contraint de prendre sa température. Et ça voudrait se reconvertir en petite madame ! Dévoyée, va ! Dites-lui, gentil policier, qu’on ne s’insurge pas contre la nature !

— J’ai peut-être le remède dans ma giberne, monsieur Van Danlesvoyl, déclaré-je gravement.

Les deux bondissent simultanément.

— Le remède ! ! !

— J’arrive d’Angleterre où un vieux militaire avait tout tenté en vain pour recouvrer sa virilité. En quelques minutes, une dame de ma connaissance, dont le total dévouement aux justes causes n’est plus à célébrer, a… rétabli la situation.

— Et alors ? demande Poldy, d’un ton pincé.

— Alors vous pourriez peut-être faire appel à elle !

Dodo pousse un grand glapissement de paon qu’on viendrait solliciter pour qu’il prêtât son concours à l’œuvre de La Roue tourne.

— Une femme ! Poldy ! Quelle horreur ! Il est dément, ce type !

— Jamais ! renchérit plus sobrement Van Danlesvoyl !

— Comme il vous plaira, coupé-je. Je suis policier, pas proxénète et votre problème est VOTRE problème ! Si vous acceptez de me passer l’expression : vous vous êtes écarté de ma question initiale. Comment votre mal s’est-il déclenché ?

Le blond glousse.

— De façon délicieuse. Il est devenu enragé. Nous avons traversé une ère de folie, n’est-ce pas, grand pendard ?

— C’est juste ! admet l’autre.

— Et ensuite ?

— Ensuite, plus rien ! La nuit sidérale !

Les mêmes symptômes que les autres… Donc Van Danlesvoyl a bien été traité comme les copains.

— J’ai découvert que l’on agressait les personnalités en truffant leurs sièges de couillognum. Un communiqué a été adressé à tous ceux qui furent réduits à l’impuissance. Dans 98 % des cas, les victimes ont découvert une pile au couillognum dans leur siège de travail. Vous, cher monsieur, comptez parmi ceux qui n’ont rien trouvé. Voyez-vous une explication à cette anomalie ?

— Je pense. La chose vient, selon moi, de ce que je ne prends place que dans des fauteuils d’acier. Il est très rare que je m’assoie sur un canapé de cuir, comme en ce moment. Il n’empêche qu’à réception de la circulaire du Z.O.B. j’ai fait examiner tous les sièges de la maison ainsi que ceux de mes différentes entreprises, et l’on n’y a rien déniché.

— Voilà pourquoi vous m’intéressez tout particulièrement. On a usé pour vous d’une méthode spéciale. Si je trouve laquelle, je risque de lever une piste.

Poldy n’aime pas être un cas particulier. La chose enorgueillit certains individus, mais en choque beaucoup plus.

— Et pourquoi vous permettrais-je d’élucider le mystère ?

Faut lui redonner confiance, au brasseur, du moins sur ce plan-ci.

— Suivez mon raisonnement, monsieur Van Danlesvoyl… Pour réduire un individu à l’impuissance, la pile au couillognum doit avoir sur ce dernier des effets prolongés et répétés. Un siège constituait le « véhicule » idéal puisqu’on n’avait pas à amener le produit radioactif à la virilité des patients mais que c’était, au contraire, leur virilité qui venait à lui ! Dans la conjoncture présente, puisqu’on a procédé autrement, quelqu’un a forcément dû vous « traiter » à intervalles rapprochés. Bien sûr, le quelqu’un en question a certainement usé d’une astuce diabolique. Néanmoins il doit nous être possible de découvrir laquelle. Glisser une pile dans le coussin d’un fauteuil administratif ne constitue pas un exploit très périlleux. L’Organisation X pouvait agir de nuit ou pendant les jours de fermeture. Et il y a tant d’allées et venues dans les ministères, les banques et autres puissantes compagnies. Mais là… Là, cher monsieur, ces gens, si vous me passez l’expression, ont dû se mouiller.

Il acquiesce.

— Oui, c’est clair.

Puis, se tournant vers sa blonde gazelle, il demande :

— Ce ne serait pas toi, Dodo ?

L’interpellé réagit de manière très surprenante. Au lieu de rire ou de protester, il se fiche à sangloter :

— Comment oses-tu plaisanter ainssssi, Poldy, avec le calvaire que je gravis depuis que tu es malade ?

G comme grace

Je ne suis pas, déclare la marquise, de la race de ces monstres sacrés du théâtre qui, à force de représentations d’adieu, tiennent absolument à montrer au public comment ils s’écroulent. Il y a belle lurette qu’en amour je suis passée de l’autre côté de la barricade.

— Qu’appelez-vous l’autre côté de la barricade, madame ? demande Van Danlesvoyl en servant lui-même un peu de porto à la ronde.

— J’appelle l’autre côté de la barricade, le domaine des techniciens, mon cher ami, répond la docte et vigilante femme. Sur un plateau de cinéma, il y a l’ombre et la lumière. Le film est interprété par les gens qui se tiennent dans la lumière, et il est réalisé par ceux qui sont dans l’ombre. En fin de compte, ce sont ces derniers qui ont la meilleure part, à preuve : tous les comédiens rêvent de devenir réalisateurs, alors qu’aucun réalisateur ne se fait comédien.

Tandis qu’ils devisent, je louche sur la maison enveloppée de lierre dans laquelle Béru a disparu sur les talons de Dodo. Les aventures de Béru et Dodo ! Tiens, v’là qui fournirait la matière d’un bath albume, non ? J’ai placé mes pions, mes gueux, manière Napoléon ! Le tacticien-roi, votre San-A. L’art de distribuer les rôles. À la marquise et à Berthe de s’occuper du brasseur. Le Gros, lui, va essayer de tirer les vers du naze à la folle guêpe. Tandis que bibi tentera de contacter la curieuse Mme Van Danlesvoyl, invisible mais présente, qui se contente de pondre des gosses dans ses appartements privés tandis que son mari officiel consacre ses loisirs à faire de la dilatation artificielle. Pour l’instant nous sommes dans le jardin d’hiver. Endroit charmant, rare et tropical, plein de plantes exotiques, de fleurs inquiétantes et d’oiseaux aux plumages de folie. Ici, l’on ne se sent pas dans la banlieue de Bruxelles, tant s’en faut. Nous buvons au bord de la piscine dont le vert émeraude donne une lumière végétale à ces lieux exceptionnels. J’attends l’occasion de m’éclipser. Elle tarde car, à tout bout de champ, Van Danlesvoyl me regarde ou m’interpelle. Nous avons examiné son problème consciencieusement, mais il n’est rien sorti de mon interrogatoire. Aussi frémis-je de déception. Je VEUX savoir ! Je DOIS trouver !

— Ainsi donc, aborde soudain Mme de la Lune, vous refusez le secours de Mme Bérurier ici présente ? Permettez-moi de vous dire, mon cher, que vous avez tort.

Le Belge rougit.

— Il faut me comprendre : dans ma famille, nous sommes homosexuels de père en fils, plaide-t-il.

— Et alors ? Cela vous empêche-t-il de consulter un médecin lorsque vous êtes malade ?

Pris à partie (pour ne pas employer le pluriel), le brasseur se réfugie dans son verre. Il boit et dit, les yeux fixés sur le liquide opalin (comme on exprime dans les beaux livres bien écrits) :

— Franchement, il m’est arrivé de tenter des expériences avec des femmes. Elles n’ont jamais abouti.

— Il y a femme et femme, objecte Berthe, morose.

Jusqu’alors, son silence ressemblait à un début d’orage. Vous savez ? Quand le ciel s’obscurcit et que la nature se tait, farouchement. Les nues bouillonnent, une angoisse de fin de monde pétrifie les arbres. C’est sauvage à force de calme et d’assombrissement.

— Certes, convient le malheureux, en lui accordant un regard épouvanté. Il y a femme et femme. Seulement pour moi il n’y a qu’homme et homme ! Sans doute vous choqué-je et je m’en excuse, mais c’est ainsi.

— Vous ne me choquez pas, assure la marquise. J’ai eu beaucoup de clients comme vous, croyez-le.

— Et qu’en faisiez-vous ?

— Je les présentais les uns aux autres, tout bêtement ! Que pouvais-je faire de mieux pour eux ? Vous avez dû le constater, mais l’amour qui est une chose terriblement simple, aussi banale que le manger ou le dormir, pose souvent un grave problème : celui de la rencontre. L’univers grouille de gens cherchant à se trouver et qui ne savent comment s’y prendre, alors qu’ils se côtoient. En fait, le métier le plus indispensable aux hommes est celui d’intermédiaire. Que ce soit dans l’immobilier ou le matrimonial, mettre en contact ceux qui se cherchent constitue une œuvre importante.

Elle ouvre son immense sac à main en croco élevé au biberon par Hermès et en tire quelques feuillets d’un papier pelucheux, de très mauvaise qualité. Certains feuillets sont bleus, d’autres jaunes, d’autres encore d’un rose saumon qui fait songer à la partie gingivale des vieux dentiers de jadis.

— Il existe maintenant des bulletins spécialisés qui résolvent la difficulté en question, annonce la marquise. Pour l’instant, ces périodiques sont encore très artisanaux. Vous voyez : ils se contentent d’une roneo de mauvaise qualité et d’un papier infâme. Mais je prévois pour bientôt leur tirage en offset sur du couché qui n’aura rien à envier à celui de Connaissance des Arts. Déjà les annonces y sont soigneusement classées. Je vous lis au hasard… Rubrique « Correspondants MASCULINS » : « Nouvel adhérent, cadre, actuellement outre-mer, physique agréable, mœurs libres ; désire correspondre avec jeune fille, jeune femme, couples. Réponse assurée à toutes lettres explicites avec photos si possible. Discrétion absolue. »

Elle retourne le feuillet.

— Et celle-ci : « Jeune homme, excellent milieu, châtain, bilingue, aimerait rencontrer jeune femme (éventuellement couples) très bon milieu, douce mais surtout autoritaire. Habits cuir. Photo souhaitée. »

La marquise sourit avec indulgence.

— N’est-ce pas touchant de candeur dans son apparente impudeur ? Je vous passe la rubrique « Correspondants FÉMININS » ruisselante de filles timides, de femmes veuves ou divorcées souhaitant connaître des messieurs, des dames ou des messieurs-dames susceptibles de soigner leur solitude, pour passer à la rubrique « FAMILIALE ». Vous pouvez lire, c’est écrit en toutes lettres FA-MI–LIA-LE. J’adore. L’homme est indélébilement un innocent. Et je lis, toujours au hasard : « Couple 41/25, recherche pour elle amie douce pour soirées agréables. » Et celle-ci encore, la dernière, si vous me la permettez : « Lui, haut fonctionnaire, physique agréable, cheveux grisonnants, grand philosophe, mœurs libres. Elle, brune, mince, sympathique ; recherchent couple âge indifférent. Discrétion. Peuvent se déplacer. Quelle personne pourrait trouver à dame petit logement, petit loyer sans cautionnement. Récompenserions. ». « Il est curieux de constater que le souci prépondérant de ces gens est de bien se « poser ». Ils sont : cadre, de physique agréable, d’un excellent milieu, bilingue (ce qui cache peut-être une astuce), haut fonctionnaire, grand philosophe, sympathique. On assiste de prime abord à l’affirmation suivante : « Je ne suis pas n’importe qui ». Ensuite, ce qui frappe, et ça rejoint ce que je vous disais plus haut, mon cher San-Antonio, on réclame et on promet cette chère, cette indispensable discrétion sans laquelle rien ne se pourrait. À cause de ce souci notre société n’est pas encore complètement perdue. Avez-vous noté que ces annonciers se préoccupent davantage de flatter ce qu’ils sont que de préciser ce qu’ils cherchent ? Au reste, que cherchent-ils ? Du nouveau ! L’inconnu ! Un doigt de mystère dans leur quotidien rapiécé. Ils cherchent une femme complaisante, un couple vicieux, un monsieur un peu bouc-en-train. Certains, vous l’avez vu, joignant l’utile à l’agréable, cherchent même un appartement à la faveur de leurs débordements.

« On revient automatiquement, n’importe le chemin emprunté, au bassement matériel ; du pied-à-terre au terre-à-terre ! Prenez bien garde, mes amis, aux gens qui feignent d’être détachés des biens de ce monde : ça cache quelque chose ! De même qu’il faut se méfier des femmes qui ne se croient pas irrésistibles : elles font un complexe et c’est beaucoup plus redoutable que les simagrées des pimbêches. La vie courante est en porte-à-faux sur le mensonge, je vous le dis. On leurre son prochain mot après mot. Le danger de notre existence, c’est qu’elle est inexacte, vous comprenez ? Simplement inexacte ! Au cinéma, par exemple, on vous montre à son lever un monsieur vêtu de sa seule jambe de pyjama, alors que dans la vie c’est uniquement la veste qu’il porte. Des inexactitudes de ce genre, mille fois répétées, finissent par nous déphaser. Il y a un mystérieux divorce entre ce que nous croyons et ce qui est.

« Pour en revenir à votre douloureux problème, monsieur Van Danlesvoyl ; estimez-vous heureux d’avoir des mœurs dites spéciales. Elles vous permettront des compensations appréciables. »

— Que vous dites, madame, que vous dites ! lamente le Belge.

Et, en termes nuancés, il raconte son infortune… fondamentale à la marquise.

Mme de la Lune l’écoute en plissant les paupières. Des lueurs pétillent dans sa prunelle éternellement jeune.

— Très cher, lui dit-elle, je connais aussi bien le rectum de mes contemporains que leur caractère et je puis vous affirmer que vos difficultés pile n’ont rien d’alarmant. Si votre équilibre sexuel ne se rétablissait pas, venez à Paris quelque temps ; nous triompherions aisément de ce second obstacle. J’ai parmi mes habitués un monsieur à marottes qui débarqua chez moi certain jour avec dans son attaché-case un pilon à légumes. L’ambition de ce digne homme était d’accueillir le manche de l’instrument, mais il n’y parvenait pas. Eh bien, trois mois plus tard, monsieur, nous avons sablé le champagne pour célébrer une grande victoire : il pouvait héberger la base du pilon. Et s’il en pleurait, monsieur, ça n’était pas de douleur, mais de joie !

Elle doit continuer sur ce chapitre, mais profitant du vif intérêt que lui porte Poldy, j’en profite pour m’éclipser.


La demeure des Van Danlesvoyl est un magnifique hôtel particulier dans le quartier résidentiel de Bruxelles, prolongé par un grand jardin aux pelouses versaillaises.

Trois étages, du marbre en abondance, de hautes fenêtres donnant sur des verdures domestiquées, tapis somptueux, potiches assurées par la Lloyd, vitrines regorgeant de bibelots affreux mais qui ont le mérite indiscutable de valoir des fortunes. Bref : un haut lieu de la grande bourgeoisie internationale. Rien qu’à mater la masure, on devine que le caviar qui s’y consomme est payé plus cher qu’ailleurs.

— J’aimerais parler à la maîtresse de céans, dis-je à un larbin chenu qui passe à proximité dans le silence de son plumeau.

Les bras et le plumeau lui en tombent. Il me dévisage comme un qui verrait un loup-garou en train de saillir la femme de chambre.

— Mais, monsieur…

— Elle n’est pas là ?

— Si, mais… Vous voulez dire… Madame Van Danlesvoyl ? Enfin, quoi, Madame ?…

— Exactement. N’est-elle pas la maîtresse de céans ?

— Oh ! Monsieur…

Et v’là soudain cette baderne à rayures qui rit d’un rire pareil au bruit que fait un citron pressé.

— Si vous voulez bien me suivre…

On grimpe les degrés, bousculés dans l’escalier par la horde blondinarde et tapageuse.

Nous accédons à un étage dont on sent nettement qu’il est autonome. Un étage dans l’étage, comme aurait dit notre regretté camarade Louis XIV. Le larbin va toctoquer à une porte.

— Entrez ! tonne une voix robuste.

Un studio de peintre, immense, puant l’essence de térébenthine et la pomme de terre frite.

— Un monsieur désire parler à madame ! bêle le valeton.

— Qu’il entre et ne fasse pas de bruit !

Je me pointe dans l’atelier sur la pointe des pieds. La partie du toit qui la surplombe a été entièrement vitrée et le jour est installé dans la pièce comme sur la place de la Concorde. Des croûtes sont empilées contre les murs. Au centre du local un chevalet. Deux jambes d’homme, très velues dépassent d’une toile de dimension portrait 15 figure. Sur un divan récamiesque, une forte dame blonde et nue tient la pose. Elle est affligée d’une quarante-huitaine d’années, de seins pesants, de pneumatiques blafards à la ceinture, de cuisses dignes des œuvres de Fernand Léger et d’un double menton qui n’a pas encore dit son dernier mot.

— Bouge pas, l’Oursonne ! gueule la voix, je te place la ressemblance, ma petite truie et t’es libre pour quelques bouts d’instants. Ça se tient aux commissures des lèvres, la ressemblance, contrairement à ce que prétendent les fossiles des Beaux-Arts.

Le larbin s’est retiré, la porte s’est refermée. J’attends !

Pour tromper le temps j’examine les toiles accumoncelées autour de l’atelier.

Elles sont horribles. Toutes représentent la dame du divan. Je viens de pénétrer dans une grande histoire d’amour, mes bichettes.

L’émotion me point.

Des douzaines, des centaines peut-être de tableaux consacrés au même modèle, croyez-moi, ça impressionne, ça fout le vertige.

Un fort soupir retentit derrière le chef-d’œuvre en cours. Je vois débouler alors un grand gros zig musculeux. Il n’est vêtu que d’un pagne imprimé. Il a du bide, de la barbe, des poils partout. Un gorille sympathique ! Coiffé aux enfants des douars. La bouche encroûtée de vin rouge séché, du gros qui laque !

Il me regarde puis va à un évier ébréché pour se dépeinturlurer les pognes.

— Salut, me dit-il. Si vous trouvez une chaise, faites comme chez vous, sinon vous pouvez vous asseoir sur le canapé, au côté de l’Oursonne, elle ne mord pas !

Au lieu de remercier je me fends le pébroque. Vous savez à cause, mes louveteaux ? Parce que je viens de mater la signature du Vélasquez de madame. Il s’appelle Séhan. V’là pourquoi le larbin sursautait lorsque je réclamais après la maîtresse de céans[19] !

— Vous avez l’air d’un marrant, vous ! note le peintre. J’sais pas pourquoi vous venez ici, mais ça ne doit pas vous empêcher de boire un coup de rouge avec moi ?

— C’est faisable, dis-je.

Je n’ose regarder la dame trop attentivement, vu son costume d’Eve, Séhan s’aperçoit de ma gêne et tonitrue.

— Faites pas le pudibard, mon vieux. Dans ce coin de la baraque, c’est la liberté intégrale. D’ailleurs, l’Oursonne a le cul du siècle ! Montre ton cul à monsieur, ma volaille !

La dame rit niais et se lève. Ça fait flaouk !

— Monumental, hé ? jubile son portraitiste à répétition. Vous parlez d’un hangar à bateaux ! C’est ce qui m’a fasciné chez elle. Y a des hommes qui aiment une femme pour ses yeux ou pour son sourire. Moi, pas. Y a eu la vie avant le cul de l’Oursonne (des limbes !), et y a la vie après (le paradis !). J’habite pas sa maison, j’habite son dargeot. Je voudrais m’en éloigner je pourrais pas. J’ai essayé. Elle est tellement conne ! Par instants je me disais : une gonzesse qui en traîne une secouée pareille, je n’arriverai jamais à la cohabiter longtemps. Eh bien, je me gourais. Ça fait partie de son charme. Un gros cul et un petit cerveau : v’là les canons de la grognasse idéale. Sers-nous à boire, l’Oursonne, et fais-nous des frites. Pour moi, la Belgique c’est des frites ! Leurs divisions linguistiques, leurs petites affaires monarchiques et toutim ? Zéro ! Du flan ! Ils sont unis par la pomme de terre frite, Wallons, Flamands, et consorts ! La frite ! Je me suis fait naturaliser belgium à cause de la frite ! Je vote frite !

— Vous êtes français d’origine, je suppose ? demandé-je tandis que la grosse dondon, toujours à poil, se met à éplucher des patates.

— D’origine et surtout d’accident. On est d’où on peut ! On naît comme on peut ! Je suis l’apatride type ! Mon pinceau est international. L’amour idem ! Seule, la frite est belge ! À l’étranger, on l’appelle pomme de terre à la française ! Balourdise ! Je proteste solennellement contre cet abus éhonté ! La frite n’est pas bleu-blanc-rouge ! Elle est noire-jaune-rouge ! Vive la Belgique et ses pommes de terre frites ! Cela dit, qu’est-ce qui vous amène ?

— Des questions délicates, mon cher compatriote !

Il me toise avec un rien d’anxiété sur la vitrine.

— Pourquoi compatriote ? demande-t-il.

— Parce que je suis français, moi aussi !

— Mais vous êtes bouché, mon vieux ! Je viens de vous dire qu’on m’a naturalisé belge ! La France ? Connais pas ! Ah, oui, c’est ce pays, au-dessous de nous, avec un long nez et un œil de cyclope ? Cette caricature qui rigole à l’envers du côté de l’Aquitaine ? Ce machin indécis, incohérent, qui fait la planche en attendant la prochaine marée ! Ce truc redondant qui croit à son Histoire parce qu’une Lorraine presque allemande et une Corse naguère italienne se sont défoncé le trou de balle en son nom. La France, vous dites ? Me rappelle plus ! Tout juste ! C’est embrumé dans ma mémoire comme un film d’épouvante sur la lande écossaise. La France… La France… La Fr…

Son ton se brise, il pleure.

— Et pourtant elle veille en moi comme la flamme sous l’arc de Mes Fesses, place Général Mes Choses. Je la garde comme une tumeur maligne, la salope ! Elle berce mes nostalgies d’artiste. Elle reste cuisante ! Persistante ! Elle me réveille la nuit, me gratte au cul avec la flèche de Notre-Dame ! Je l’ai trompée, honteusement ! L’ai répudiée sans réfléchir ! Et voilà que je suis remarié avec la Belgique, que j’ai refait ma patrie avec une autre. Une voisine de palier. À cause d’une énorme paire de fesses et d’un bac à friture ! Honte ! Honte ! Honte ! Dans mes bras, pays ! Viens que je t’embrasse, ô Français de France !

Il s’avance, me happe, m’accolade, me bassine, me détrempe de ses larmes, m’eczémate de sa barbe. Ses sanglots m’ébranlent.

Un fou ! Sympa ! Tonitruant ! Rabelaisien ! Une nature ! Une force de la précédente ! Un élan ! La vie…

M’ayant étreint, il me sert à boire. Du gros rouquin d’épicier de quartier. Nous trinquons et buvons.

Puis Séhan houspille Mme Van Danlesvoyl.

— Magne-toi la capsule, l’Oursonne ! Je suis en manque de frites ! Me faut de la frite pour raccrocher !

« Je ne peux pas rester plus de deux heures sans frites ! Sinon c’est la crise ! Les affres ! L’hallucination ! Pas de frites, et les chauves-souris m’apparaissent ! Je me désincarne ! Le talent m’en tombe ! De la frite et je suis ranimé ! Je rote belge ! Je deviens enfant d’Albert 1er, roi chevalier mais mauvais alpiniste ! Des frites et je Baudouine ! Me soumets à Babiola… Bon, tu disais que tu venais pour voir l’Oursonne ? Tu lui veux quoi, à l’Oursonne ? C’est pour un héritage ? T’apportes les résultats d’une analyse ? »

— Il s’agit de son mari.

Séhan opine.

— Son mari, oui, je connais. Le pédé du dessous… Charmant garçon. Un enfant ! Un enfant de mari ! Brave type ! Je l’aime bien. Lorsque sa frappe lui joue des tours, c’est moi qui vais la sermonner. J’arrange les bidons. Plénipotentiaire de classe, le père Séhan. Quand Poldy ouvre la porte à la volée et se laisse tomber sur le canapé en sanglotant, je comprends tout de suite. Je lui dis « Poldy, c’est encore ta Chochotte qui déconne ? » Il répond : « Oui ». Je fonce. La scène est immuable. Je trouve la rondelle du faubourg en train d’empiler ses robes dans une valise. Je la gifle. Elle aime ! Ensuite, je la sermonne. Elle n’a pas le droit de « nous » faire ça ! Y a une telle harmonie, nous quatre… Et ces gosses blonds comme le cul de madame ! Sacrilège ! Profanation ! Le bonheur ça se respecte ! Ça se cultive ! Faut s’y soumettre, quand bien même on s’y emmerde. Pour finir je lui promets des monts et des merveilles au nom de Van Danlesvoyl : un voyage aux Canaries, une montre Cartier, une petite Triumph décapotable… La blondinette cède. Réconciliation ! Ils mettent des disques. On entend d’ici leurs ébats ! Le Zoo ! Alors, vite, on rassemble les mômes. On les emmène promener. C’est beau, Bruxelles, certains coins, faut connaître. Ça sent partout la frite, y compris dans les quartiers huppés, t’as remarqué ? T’es un olfactif, toi ! Comme tous les gars intelligents ! Quand on rentre avec notre colonie de vacances, l’ordre est rétabli, la vie a repris son cours normal. Lent comme la flotte des canaux. Je peins, je brosse madame ! On en met un autre en chantier. Qui c’était le cardinal qui voulait toujours des chatons dans ses jambes ? Richelieu, Mazarin ? Peu importe ! Moi, c’est des chiares. J’ai toujours besoin d’enjamber un bébé rampant. De prendre un plus grand sur mes genoux. D’organiser des jeux pour tout ce monde. On fait des frites ! Je pète ! On se marre. La vie est douce comme cet étonnant postérieur que tu vois là, avec ses deux portes admirables. Bon, tu disais, le mari, tu lui veux quoi ?

— Vous êtes au courant de ce qui lui est arrivé ?

— La Bourse qui déconne ?

— Vous brûlez, sauf qu’il faut mettre ça au pluriel !

Il réfléchit, part d’un rire formidable et nous ressert à boire.

— Ah oui, j’suis au courant : il tricote plus ! Tu penses qu’on a eu droit aux confidences, et aux doléances de mam’zelle Dodo !

— C’est grave. Il s’agit d’une agression généralisée. Dans toute l’Europe occidentale, cette épidémie d’impuissance sévit chez les édiles, les P.-D.G.

— Et les pédés ! conclut l’autre. Poldy m’en a vaguement touché un mot. Je pensais qu’il débloquait. Alors it is exact ? Mince, ce serait pas les Martiens ? Moi je crois aux extraterrestres.

— Les Martiens ne procéderaient pas de cette façon-là.

Je lui raconte tout, cependant que les pommes de terre grésillent dans un nuage bleu qui sent la kermesse. Il m’écoute en émettant des grognements de plantigrade et en buvant des gros godets de vinasse. Par contre, la mère Van Danlesvoyl ne s’occupe que de sa frigousse. C’est pas une cérébrale. Vous la foutriez dans une grande prairie avec d’autres vaches, vous pourriez plus la différencier de ces dernières. Vous parlez d’un mannequin ! On l’a mariée à une pédale pour raison de grisbi. Elle a subi sans rechigner. Et puis son Gargantua barbouilleur s’est pointé et ç’a été le grand bonheur éperdu.

Peu de femmes sont aussi heureuses qu’elle dans son vaste grenier arrangé en antre d’artiste.

Lorsque j’ai achevé mon récit, Séhan se gratte la barbe et demande :

— En somme, t’es médecin ou t’es flic ?

— Flic !

Il se penche sur moi, me renifle.

— T’es redoutable : tu ne sens pas. Et après tout, quoi… Flic ! Bon… Depuis quelques années, je me gaffe des idées reçues… C’est comme en politique : on te dit, les Russes, Franco ! L’horreur de la dictature… Moi, j’en arrive à me demander si la majorité est pas satisfaite, après tout ? Sinon, elle se rebifferait ! Les mécontents, lorsqu’ils sont en grand nombre, se rebiffent toujours. Tu crois que les Allemands mouillaient pas de bonheur sous Hitler ? Si ! Et Maupassant ? Dis, il était malheureux avec sa vérole qui le faisait triquer comme mille ânes ? Penses-tu ! le bonheur est partout ! On s’acharne à le nier, à le dénier. Les hommes veulent jouer aux intellectuels. Il leur faut des professions de foi, là où des frites suffiraient à les combler d’aise ! Le malheur est une illusion ! Une impression fausse ! Les bonshommes, les peuples ont ce qu’il leur faut ! Si vous êtes citoyens pompidoliens, vous autres Français, c’est parce qu’il est à votre pointure, le sourcilleux. Vous n’sauriez pas qui foutre à sa place. Il vous blesse pas ! Vous flanque pas d’ampoule ! Un autre ce serait quelqu’un que vous auriez trouvé assez semblable à lui pour faire le compte. Pompon rectifié par les syndicats, c’est le joyau français du moment. Le Grand Diloquent vous a trop fait honte à force d’Honneur. Vous étiez retombés dans l’imagerie. Ça vous gênait, les contes de Perrault, en plein vingtième siècle. La branloche tricolore ! Merde, quand je l’écoutais, tout Belge que je suis, j’en prenais des vapeurs. Je vais te confier une chose, flic : je hais Louis XIV ! Le roi Soleil, je le trouve con comme la Lune. Je préfère Jean le Bon. Louis XI ! Henri IV, bien sûr. Saint Louis non plus, je peux pas le souder. Je conteste pas son œuvre, mais il m’est antipathique, même si ça doit faire chier Paul Guth !

— Tes considérations historico-politiques sont passionnantes, mon pote, soupiré-je, je te laisse toutefois t’arranger avec elles. Ce qui m’intéresse pour l’heure, c’est un morceau de début d’hypothèse concernant la manière dont on a pu traiter ton ami Poldy. Comprends bien : il a fallu lui appliquer, presque à bout portant et à plusieurs reprises, une pile au couillognum sur les vagabondes. À première vue seul Dodo peut approcher ce haut lieu, non ?

– À première vue, oui, murmure le barbu. Seulement, faut examiner la possibilité d’une deuxième vue car je ne crois pas la grande extasiée capable d’un tel forfait.

– À cause ?

Il bondit sur le vaste plat de faïence où sa compagne déverse une charretée de merveilleuses frites croustillantes et dodues.

– À cause qu’elle l’aime ! répondit-il. V’là des années que je les vois à l’œuvre. Dodo adore Poldy, un point c’est tout. Elle l’a dans la peau. La dernière chose qu’elle ferait, c’est une mutilation de ce genre !

— La jalousie ?

— Aucune raison, Poldy est un fidèle.

— En ce cas, pourquoi se disputent-ils parfois au point que le petit pédaleur feint de s’en aller ?

Séhan secoue sa crinière broussailleuse.

— Des chamailleries de gonzesses ! Petites querelles de ménage, vieux ! Faut donner de la relance aux sentiments de temps à autre… Maintenant, si tu permets, on va respecter une petite trêve. Les burnes de Poldy, je m’en désintéresse pas totalement, note bien, mais la frite commande ! Bouffe ! Et sale ! Faut autant de sel sur des frites que de sucre sur des fraises ! Brûle-toi le groin surtout ! Une frite qui ne te brûle pas le palais est une frite déjà périmée. Ferme les yeux. Savoure. Il se passe quelque chose. L’Oursonne est une magicienne. Avoir un aussi beau cul et faire d’aussi bonnes frites, crois-moi, ça relève du fantastique !

Il mange avec recueillement. Pas du tout le gloutonnement béruréen ; oh que non ! La messe ! L’extase du gourmet en plein nectar ! Des larmes, because la chaleur du mets. Ça craque sous ses chailles de carnassier converti aux tubercules. Il est taste-frites, Séhan ! Ou plutôt fritomane. Mme Van Danlesvoyl bouffe aussi L’étonnant couple !

— C’est bath, non ? soupire le peintre. Ça va loin ! Du grand art ! On se croit ailleurs… Tu te dépasses en absorbant ça. La communion triompherait si on remplaçait l’hostie par la frite ! L’Église est conne… Dommage ! Y avait à faire. Ils sont trop vieux… Vieux et célibataires, ils n’avaient pas de véritable avenir… Fous-moi pape et tout change ! Le Vatican sauvé ! L’Oursonne et mézigue bénissant intra et extra-fritos au balcon ! Des friteuses près du maître-autel obligatoire ! Des gamins plein les appartements pontificaux ! Le Christ omniprésent, enfin !

Soudain, il s’exclame et une volée de postillons blancs mettent du mouchetis sur mon complet de commissaire élégant.

— Je sais ! me dit-il.

— Tu sais quoi ?

— Poldy ! Ses claouis. La manière qu’on te les lui a contaminées.

Tel un vitrier ayant terminé son travail, je m’arrête de mastiquer[20]. Je considère la belle trogne du papa des enfants Van Danlesvoyl et je sais qu’il sait !

La vérité brille d’un éclat unique. On la reconnaît à cette lumière qui jaillit d’elle.

— La manucure ! s’écrie l’Ouragan.

— Hein ?

— T’as remarqué les mains de Poldy ?

— Pas spécialement.

— T’as tort : du Botticelli ! Il les soigne comme un virtuose son violon. Deux fois par semaine on vient les lui faire à domicile. Ses mains, c’est son orgueil, son capital, sa joie à dix branches ! Quand il est seul il fait les « gentilles marionnettes » devant sa glace pour les mettre en valeur, les regarde danser, petites ballerines gracieuses. Si je te disais qu’il se les est fait mouler. Elles sont exposées dans une vitrine du grand salon ! Napoléon ! Il se les reluque, se les relique. Sacré Poldy ! J’oserais pas. Faut être tantouze pour s’auto-vénérer. Des mains, apparemment, c’est plutôt prodigieux. Mais quoi de plus dégueulasse, si tu considères. Regarde les miennes, grasses de friture, de peinture ou de foutre ! Toujours. Jamais nettes ! L’ongle frangé de merde ou de sanie. Répugnant reliquaire. Pire que taupe, l’homme. Pire que tigre ! Vampire et plus ! Nécrophile, vidangeur, chirurgien, cuistot, j’en oublie. L’emblème de salinguerie, l’homme, ce sont ses pognes. Quand je déambule, je cache les miennes dans mes poches. On s’accomplit avec les menottes, mais on se trahit avec idem. La main est l’instrument de souillure type ! J’ai la trouille des miennes. M’arrive de les découvrir sur la table. Je sourcille. Je me dis : « Qu’est-ce que c’est que ces deux horribles bêtes ? Ah, oui : mes paluches ! » Horreur ! Je pense au sergent Bertrand qui déterrait les mortes avec ses mains, comme une bestiole fouisseuse. Pour un Von Karajan qui modèle de la musique, t’as combien de macaques qui se tirent sur la tige ! L’infini du singe ! Bravo ! D’ailleurs, Karajan, qu’est-ce qu’il en fait, après le concert, de ses deux féeries, hein ? Le sait-on ? Entre le papier torche-cul et les cuisses de grenouille, ses obligations corporelles et les bougies de sa Mercedes il se les emmène promener dans les égouts de l’existence comme toi, moi et consorts ! Fatal ! Peut pas se les foutre dans un écrin, sur velours bleu roi… Il a des narines à explorer, des orifices, des orifesses qu’ont besoin de leurs deux chères petites mamains ! Et puis merde, vive les gynécoloques ! Eux, quand y foutent leurs doigts quéque part, c’est pas dans leur quéquepart personnel et y te demandent vingt sacs pour la visite. Suivez le guide !

C’est un garçon duraille à canaliser, Séhan. Entre ses frites et son délire, pour lui capter des cohérences, faut beaucoup de patience.

Je place pourtant une tentative.

— Tu disais, la manucure ?

— Moi ? Ah, oui… Poldy, c’était sa petite Chochotte qui le manucurait. Longtemps. Des mois, des années… T’aurais vu ces séances. Ça piaillait comme dans un élevage de poulets. « Tu me les arrondis mal ! Tu as trop mis de laque ! J’accroche du médius ! Et les lunules, chérie ! » Un vrai poème. Un jour, il en a eu sa claque, le Dodo. Il s’était fait tancer à cause d’un coup de ciseau maladroit. La crise ! Ça pleurait, vitupérait ! À la fin, ces petites mignonnes se sont décidées. Désormais, on ferait appel à la main-d’œuvre extérieure. On a donc vu se pointer une manucure dans la maison. Une grande brebis blonde à l’œil con. Des fesses pointues. Je me blessais la main dessus. Elle travaillait bien. Une orfèvre ! Lui fallait une heure par menotte. Seul un Chinois aurait eu cette patience. Ou bien ces mecs qui te gravent la vue aérienne de Persépolis sur un grain de riz ! Mais au printemps, elle a eu un accident de bagnole et une autre l’a remplacée. Une Allemande brune, l’air d’un travesti qui serait joli garçon. Gutturale de la mâchoire et de la pommette. L’œil glacial. Du téton d’albâtre ! On la devinait salace et énergique. Je pensais qu’elle travaillerait plus vite que l’autre et qu’elle aurait la miche moins rébarbative. Une culotte de fille, ça ne doit pas être des fortifications à la Vauban, jamais ! Sinon ça devient quoi, l’existence ? Mais va te faire aimer chez Alfred ! Elle le défendait plus âprement que le chemin des Dames, son baigneur ! Nivelle ! J’ai jamais pu lui palper le Château-Thierry, à la gueuse ! Quant à sa vitesse d’exécution, parlons-en. Plus lente que l’autre ! Une demi-journée ! Deux mains ! Dix doigts ! Une demi-journée complète ! Tu juges ? Bouge pas… Y a un indice ! Merde j’ai des dons de flic ! Sherlock ! Tout le monde se pique au jeu des sept erreurs ! Dans ton job y a le côté Couise-banque, c’est ce qui le sauve du monstrueux. L’indice ? Un tablier de cuir. T’entends ? Style franc-mac ! Du cuir ! Pour une délicate manucure ! Un peu rude, non ? J’veux bien qu’elle était teutonne et que les chleuhs sont portés sur la peau de vache. Mais ça n’a rien de frivole ! On eût dit une radiologue ! Je me faisais la réflexion, chaque fois. Pas vrai, l’Oursonne ? Je te le disais ? Radiologue, voilà le mot que j’employais…

— Passionnant ! m’écrié-je. Tu es un frère !

Séhan s’enfourne des frites. Ça ruisselle de part et d’autre de ses babines.

— Fais-en d’autres, l’Oursonne, ordonne-t-il. On cause et elles refroidissent. On devrait se taire en savourant la frite. T’imagines un dégustateur de pinard qui siffloterait pendant son apostolat, toi ? Bon, tu me dis, un frère ! J’aime ce mot ! Je suis fraternel ! C’est d’instinct ! Chaque homme est à moi. Bon, manucure, tablier de cuir… Bouge pas que je dégouline encore… Ah ! Ah ! Ah ! Sa corbeille ! Voilà. Alors là, pas d’erreur, je suis catégorique ! De la corbeille m’est venu le trait de lumière ! L’éclair ! Vzoum ! Elle ne ressemblait pas aux autres corbeilles où ces gonzesses disposent leurs petites conneries de travail. Elle était à pied ! On aurait dit une espèce de table… Ce pied (de métal), la môme le plaçait entre les jambes de Poldy.

— Merci, tu m’éblouis ! fais-je en pressant sa main de bon monstre. Et qu’est-elle devenue, cette chérie d’outre-Rhin ?

— Je l’ignore. Au bout de quelques mois on ne l’a plus revue. Une troisième est venue : Laura. Une petite assez banale mais qui se laisse culbuter sans convoquer les États Généraux. Elle bouillave triste. Le genre passif et plein de bonne volonté. De temps à autre, pendant que Poldy attend que ça sèche, je descends marteler l’organisme de la souris. Il râle, me traite de porc ! La Laura proteste un peu aussi, pour la forme. Je la chausse encore à cause de ses dessous bleus. Un bleu très particulier, mer du sud, si tu vois ? On a besoin de s’égarer dans de la lingerie inhabituelle, parfois l’habit fait le moine et la lingerie la femme ! Je m’en porte garant ! Seul, le cul de l’Oursonne peut se passer de dentelles, c’est ce qui le rend incomparable, unique au monde ! Polyptyque ! Mystérieux comme un tiroir ! Plus époustouflant que Venise ! Quoi ! Tu t’en vas déjà ? Mais on va nous servir des frites neuves !

H comme hélas !

Comme j’atteins le premier étage, mon ouïe est alertée par des sanglots.

Des vrais, très bruyants, très convulsifs. Ils servent de fond sonore à d’étranges litanies psalmodiées par Bérurier.

J’entends le Gros gronder des : « N’y compte plus, salope ! Minable ! Décoloré ! Croupion ! Pédaleur ! Fillette ! Sauterelle ! Bringue ! Radasse ! »

Je bifurque en direction de la scène ; ouvre la porte qui me la masque et aperçois le Gros, manches retroussées, poings aux hanches, debout devant Dodo lequel est accroupi sur le tapis. Le blondinet de Van Danlesvoyl hoquette en reniflant des larmes. Il tend vers Alexandre-Benoît des mains suppliantes.

— Si, encore, je vous en supplie ! balbutie-t-il dans un râle.

Le feutre démantelé de Sa Majesté coiffe un gros ange doré qui, pour être pur dix-septième siècle, n’en a pas moins l’air cucul avec ce couvre-sous-chef. Le cheveu collé par la sueur sur son front rougeoyant, le Mastar ricane :

— Comptes-y plus, ma Gosse ! Ou alors faut t’affaler. Tout avouer ! Depuis le fond jusqu’à l’encomble… De A à Zob. Tout ! Crache-le en vrac ton jeu de construction, après on fera le tri et on reconstituera. Tu n’seras pas le premier, client que je dépuzzle !

— Je ne veux plus parler ! affirme la folle. Par pitié, battez-moi encore !

Sur cette rare réplique, je suis aperçu du Gros. Immédiatement, ce dernier me chope à témoin.

— Non, mais tu te rends compte de quoi t’est-ce qui m’arrive, à moi, un coriace ? Çui qu’à la Grande Taule on a surnommé le Prince du Passage à Tabac ! L’avoueur de service ! Moi qu’on vient chercher à la raide-s’cousse dans les cas délicats ! Plus je châtaigne cézigue, plus il va au panard ! Il en redemande ! Ça lui file de l’estase dans le vibrateur ! Mais c’est quoi donc, la méthode, avec une guenille semblable, dis-moi ?

— Ben… la douceur, mon pote, réfléchis ! S’il aime les gnons, il va se taire pour en avoir. Conclusion, dorlote-le pour qu’il parle !

Ma démonstration répand du calme sur la trogne violine du Survolté, comme on jette de la cendre sur les dégâts du chats. Il se tait, se tasse, opine.

— T’as sûrement raison, admet-il. Y causait bien au début, avant que j’élevasse la voix. C’est quand je m’ai mis à le gronder qu’il a foloqué des noix.

Il s’agenouille sur le tapis, près de Bichou. Lui caresse les cheveux d’une main gonflée de muscles et de veines.

— Hein, trésor, qu’tu jactais sur lit de mousse ?

L’autre renifle.

— Que te disait-il ? m’enquiers-je.

— On a examiné la situation de son julot. Il machinait des conclusions qui pertinaient bien. Selon lui, ce serait été une manucure qu’aurait pu charançonner les mignonnes du copain.

— L’Allemande ? demandé-je.

Tous deux tressaillent.

— Ah bon, t’as butiné ton miel, toi aussi ?

— Tu vois. Je m’aperçois que deux personnes au moins, dans cette maison ont des pensées concomitantes. Que voulais-tu qu’il t’apprenne d’autre ?

Béru tamponne les yeux du blondinoche avec un mouchoir dont votre pompiste ne voudrait pas pour essuyer votre jauge à huile.

— Je trouve bizarroïde que ce fusse lui qui machinait les ongles à Van Danlesvoyl au paravent et qui tout soudain ne voulusse plus le faire. En refusant de l’onguler, il ouvrait conséquemment la lourde à la manucure, non ?

Vieux renard, Béru ! La logique chevillée au cerveau ! Qualité number ouane du poulet ! Toujours voir dans les choses les choses qu’elles enfantent. Ne jamais se satisfaire d’une explication, fût-elle apparemment plausible !

– Écoutez, balbutie miss Dodo, la première manucure qui est venue était certainement innosssssente. C’est la seconde, avec son matériel bizarre… Est-ce que je pouvais la prévoir, celle-ci ? C’est un peu fort… Retrouvez cette fille et questionnez-la, du diable si elle me met en cause !

Il caresse la main poilue du Mastar.

— C’est un beau nounours, dit-il. Un grand vilain qui a une de ces forces ! Mais une de ces forces ! Voulez-vous que je vous dise ? Un homme !

Le Gros se dégage posément. Il demeure un court moment face à la tantinette qui lui sourit. Et puis son poing part pour un crochet au bouc ! C’est du Béru pur fruit ! Le parpaing style « Titre en jeu ! ». Quelque chose de comparable à celui qu’il a tiré au hippie de Londres, la semaine dernière. Ce météorite foudroie net l’ami Dodo.

Dodo fait dodo séance tenante.

Béru se crache sur les jointures et les masse de son autre main avant de laisser éclore son poing. Il est satisfait ; sans ostentation — y a pas de quoi pavoiser, du reste. L’humble satisfaction du prostatique qui vient d’uriner. Le soulagement naturel, au tout premier degré. Celui qui décongestionne une glande surmenée.

— Du moment que les coups, il les raffole, me dit-il en guise de justification, tant valait lui filer la forte dose. Comme ça il aura des souvenirs et moi ça m’a calmé la bile.

* * *

Je trouve la marquise en complète solitude. La chère femme se sert un doigt de porto.

— Vous m’avez fait peur, dit-elle en sursautant.

— Van Danlesvoyl n’est pas là ?

Elle a un petit sourire mystérieux, tout brillant de bonheur.

— Figurez-vous que je suis parvenue à le convaincre.

— De quoi ?

— D’essayer le traitement de Mme Bérurier.

— Il a dit oui ?

— Un malade finit toujours par dire oui ; c’est ce qui rend les médecins si forts ! Dans son cas, il n’avait à vaincre que sa répulsion. Je puis vous dire (et je le lui ai affirmé bien haut) que je sais ce qu’est la répulsion. Avec un rien de volonté, voire de bonne volonté, on en fait très bien son affaire. Ça devient une amie, un peu comme la prière. Toutes les disciplines sont nos amies. Je vous disais la prière… Elle est fastidieuse au début. Mais forcez-vous, et elle vous deviendra indispensable. On a imposé la foi en créant l’accoutumance. Il faut des cilices à l’homme, mon gentil commissaire. Des mortifications. Ce tendre pédéraste avait peur de l’ogresse. Il est parti au supplice parce que précisément, notre amie Berthe est une ogresse. Du coup, l’expérience revêtait pour Poldy un aspect clinique. Il ne participe pas à une séance, il subit une opération. Nuance !

Elle sirote son verre de porto, se pourlèche avec des mines de chatte comblée et me dit :

— Cela mis à part, j’ai du nouveau pour vous, ami.

— De quel ordre ?

Elle saisit son sac à main, posé près d’elle, au sol, comme un chien fidèle et y cueille un feuillet de bloc-notes.

— Tenez !

Je lis : « Mademoiselle Frida, Salon Eugène, 18, boulevard des Allées-et-Venues-Germaniques, Bruxelles ».

— Et quoi ! m’écrié-je, seriez-vous parvenue à une certaine conclusion à propos d’une non moins certaine manucure comme dirait Béru !

La noble personne fait la moue.

— Ah, vous êtes déjà au courant, et moi qui espérais vous apprendre quelque chose !

— Vous m’apprenez l’adresse de son employeur, je l’ignorais encore. Et je ne possédais pas non plus le prénom de la donzelle. Beau travail, marquise ! C’est notre hôte qui vous a révélé tout cela ?

— Je le lui ai arraché à coups de questions insidieuses. Somme toute, vous faites un travail de chiffonnier, mon cher. Vous fouillez les poubelles de vos contemporains ; elles sont pleines de reliefs édifiants.

À peine Mme de la Lune vient-elle de lancer sa boutade que le Gros fait retour, traînant par le collet le surnommé Dodo, toujours inconscient.

— Y aurait pas du Cérébos dans la cabane ? s’inquiète la Planture, je crois qu’il faudrait lui faire respirer du sel pour le tirer des vapes. Il a eu la ration braconnier et je vous parie que j’y ai voilé le tiroir.

— Laissez, s’empresse notre vieille amie, je vais m’en occuper. Dans mon métier, il faut avoir des notions de secourisme pour pallier les défaillances de certains vieux clients. Chez nous, notre gros tourment c’est les cardiaques. Si je vous disais qu’il m’est mort un notaire dans ma chambre vénitienne. Bêtement. Une grande étourdie de Suédoise lui avait proposé la féerie sur le gros canal ! À un homme qui relevait d’infarctus ! Vous imaginez ce tintouin, messieurs ? La famille à prévenir, discrètement. Dans ces cas-là on se met en quête du gendre. Les gendres sont de premier ordre pour solutionner ces problèmes familiaux. Et puis, il y a l’ambulancier qu’il convient de soudoyer pour le rapatriement du corps en ses foyers. Ne jamais prévenir Police-Secours, surtout ! Ah, les monstres ! Si je vous disais qu’une collègue à moi a eu la sottise de le faire. Or, vous ne l’ignorez pas, un mort doit séjourner plus de vingt-quatre heures sur les lieux où il est devenu cadavre. La famille en pleurs est venue le veiller dans cet établissement fait pour accueillir de préférence des veufs à des veuves. N’est-ce point là ce qu’on appelle une fausse situation ? Réciter des prières tandis que dans la pièce voisine, une capiteuse créole fait se pâmer un directeur de banque suisse !

La marquise de la Lune est à ma connaissance l’une des très rares femmes capable d’agir sans cesser de parler, la plupart cessant d’agir dès qu’elles ouvrent la bouche. Tout en narrant, elle a ranimé Dodo. Le grand pédoque regarde plaintivement alentour.

— Je veux Poldy ! susurre-t-il.

— Soyez heureux, le voici justement, rassure notre précieuse compatriote.

En effet, Van Danlesvoyl fait retour sur les talons d’une Berthe triomphante.

— Ne me dites rien ! exulte Mme de la Lune ! Vous avez encore vaincu l’horrible mal, n’est-ce pas, chère Bérurière ?

– À peine le temps de compter jusqu’à vingt ! répond l’interpellée.

La marquise lui saute au cou.

— Ainsi votre don existe bel et bien ! Vous êtes l’antidote vivant de cette monstrueuse pile au couillognum ! Et elle est française ! Ah, ma petite fille, je suis fière de vous. Bon, les Britanniques ont eu Flemming avec sa ridicule moisissure, mais nous, nous vous avons !

Elle rengorge et tonne :

— Et nous ne vous lâcherons plus !

Bérurier en sanglote d’émotion.

Il dit, à travers des spasmes, qu’il a toujours pressenti un grand, un beau, un mystérieux pouvoir occulte de sa femme ! Elle a des manières qui laissent à entendre, Berthy. On devinait une mission sacrée en devenir dans cet être. Sûrement, Jehanne d’Arc avait cette lumière en elle avant de tendre l’oreille. Mme Curie, itou, d’autres encore, des toutes grandes, bien sublimes, inondées de rayons éblouissants.

La marquise prend la relève. En femme de tête, elle voit surtout le côté pratique des choses, le monstre parti à tirer de ces vertus salvatrices. Elles monteront une espèce de clinique où les impuissants de l’Europe entière afflueront. On fera la queue (sans vilain jeu de mots) devant l’entrée pour pouvoir se faire traiter. Y aura des trains spéciaux ; des charters ; des parkings géants devant la maison de Berthe. On établira des priorités, comme dans toute bonne société organisée. La priorité, c’est la marque obligatoire d’un système qui fonctionne bien. Tous les clients étant riches et puissants, on accordera des préférences aux pères de famille, aux hommes mariés, aux plus âgés… Elle est visionnaire, Mme de la Lune. Elle décrit tout avec une précision qui hallucine. Elle imagine jusqu’aux poignées de porte. La couleur de la tapisserie dans le salon d’attente. Le système de fiches à établir. Le nombre de secrétaires à engager pour les mettre à jour. La manière qu’il sera agencé, le cabinet de consultation à Berthaga. Les lumières tamisées, le cuir souple au grain très fin des canapés. Les heures d’ouverture (toujours sans hideux jeu de mots). Les tarifs du dimanche matin et des jours fériés. Ceux des appels de nuit… Une forte personnalité, notre marquise. Quelqu’un d’immense, d’inoubliable. Une souveraine !

Quand enfin elle se tait, on pense au bénéficiaire du jour. Van Danlesvoyl est resté silencieux au long de ces surenchères verbales. L’aérodynamisme de son pantalon ne s’est pas démenti.

Sa petite frappe qui décomate complètement découvre le renflement merveilleux. Il n’ose croire à la réalité de ce que ses yeux lui montrent, redoute d’être le jouet d’une illuse.

— Bien vrai ! Guéri ! Dis, chéri, guéri ? finit-il par bredouiller en s’approchant de Poldy. Ce n’est pas une plaisanterie ? Une aubergine, un chandelier, un vase de Sèvres ? Tu jures ? On peut voir ?

Van Danlesvoyl ne lui répond rien. Mais se tournant vers Bérurier, il dit d’un ton clair et ferme :

— Cher Monsieur, puis-je vous demander un nouveau et dernier service ?

— C’est parti, consent immédiatement l’heureux époux de dame Berthe. Il s’agit de quoi t’est-ce que dans les eaux cul rance ?

Poldy désigne son blondinet pâmé.

— Puisque vous êtes l’énergie personnifiée, foutez-moi donc cette petite frappe sur le trottoir ! crie l’industriel, sa vue me soulève le cœur !

— Poldy ! glapit la biche effarée.

— Quelle horreur de vermine ! continue Van Danlesvoyl en s’écartant de son ex-amie. Comment ai-je pu me repaître de cette fausse fille pendant tant d’années. Brrr ! J’en ai des frissons dans le dos. Du temps que vous y serez, mon bon Bérurier, bottez-lui durement le derrière de manière à ce qu’il reste au moins huit jours sans pouvoir s’en servir !

Docile, radieux, le Gros sort en tenant Dodo par le col de son veston, à bout de bras, comme on emmène un chien crevé.

— Ouf ! soupire le Belge, enfin délivré de mes phantasmes ! Que c’est bon de se retrouver pleinement ! J’ai l’impression d’arriver d’un long voyage qui aurait duré cinquante ans ! Et ce grâce à vous, ma chère jolie madame ! déclare-t-il en ramassant la main de Berthe posée sur la table de jardin. Quand je pense que j’avais le front de refuser votre concours ! Oh, le niais ! Oh, le butor ! L’infâme ! Le grotesque ! J’ai honte ! Honte ! Honte à vomir ! Je me voile la face, me lacère la poitrine, me couvre la tête de cendres incandescentes. Quelles splendeurs vous m’avez découvertes, ma tendre Berthe ! Vous m’avez emmené bien au-delà de l’au-delà. Ailleurs, quoi ! Ce fut pa-ra-di-sia-que ! Merci ! Encore ! Bravo ! Je vous aime, mon ange. Voulez-vous m’épouser ?

– Écoutez-le ! roucoule la Gravosse ! Écoutez-moi-le donc. Mais, boug’ de grand fou : j’sus déjà mariée !

— Et alors ! proteste Van Danlesvoyl, quelle importance ? Moi aussi !

* * *

Vous qui connaissez Bruxelles comme ma poche, vous avez dû remarquer le Salon Eugène, sur le boulevard des Allées-et-Venues-Germaniques ? C’est ce grand magasin couvert de marbre et orné d’arabesques dorées situé à l’angle du boulevard que je vous cause et de la place d’Anvers-Hécontrethoux. Juste à côté y a une fabrique de Liège et à côté un magasin de Gand, vous y êtes ? Faut gravir trois marches pour y entrer, et en descendre également trois pour en sortir, vous ne pouvez pas vous tromper (et puisque vous ne pouvez pas vous tromper, laissez-vous tromper par votre femme !)

Une bonne odeur de parfums riches me fouette les narines lorsque je franchis le seuil. L’endroit est luxueux. Très grand, tout en marbre comme à l’extérieur. D’un côté y a le salon des dames, et on voit un tas de rombières casquées comme M. Mykérinos de la IVe dynastie (à gauche en arrivant au Caire).

De l’autre côté, s’alignent les messieurs. J’avise à la caisse un grand type élégant, un tant soit peu grisonnant, dont la nonchalance en ces lieux tendrait à laisser croire qu’il est le patron (ou, pour le moins la patronne).

— Monsieur Eugène ? m’enquiers-je.

— Mais parfaitement.

Je baisse la voix.

— Police française, agissant sur commission rogatoire en accord avec les autorités belges.

Pièces à l’appui. Il les consulte d’un œil langoureux, acquiesce et murmure :

— Eh bien ?

— Je souhaiterais avoir des renseignements sur une nommée Frida qui a travaillé chez vous comme manucure.

— Elle n’est plus ici. D’ailleurs elle n’y a travaillé que quelques semaines.

— Comment l’avez-vous engagée ?

— Elle est venue proposer ses services. Cela tombait bien : Armelle, ma principale manucure, venait le jour même d’avoir un accident d’auto.

Ce disant, il me désigne d’un hochement de menton, une blonde fadasse en train de restaurer la nageoire fripée d’une vieille morue !

— En effet, conviens-je, elle tombait à pic. Pouvez-vous me fournir sa complète identité ainsi que son adresse en Belgique ?

Ma visite ne lui plaît guère. Il se retient de maugréer et murmure d’un ton peu engageant :

— Il faut que j’aille vérifier dans mes paperasses.

— Navré de vous importuner, monsieur Eugène, mais cela urge. Il sort de sa caisse marmoréenne et traverse la boutique d’un pas énervé. Mettant son absence à profit, je m’approche d’Armelle.

— Excusez-moi, dis-je à la chose délabrée qu’elle est en train de ravaler, je voudrais poser quelques questions à mademoiselle à propos d’un accident de voiture dont elle fut victime récemment. Je suis inspecteur d’assurances !

La blondasse cesse de triturer les cartilages ramollis.

— Vous avez du nouveau ? s’écrie-t-elle avec un accent flamand que je renonce à imiter ici car j’ai mal à la gorge ce matin.

— Plus ou moins, évasé-je. Avant tout, je voudrais que vous me donniez votre version des choses.

La morne pintade (elle est plate comme Waterloo), pose sa lime de carton lui servant à arrondir la lame cornée implantée sur l’extrémité dorsale des doigts de ses patientes et s’anime.

– Ça s’est passé si vite que je n’ai pas eu le temps de comprendre.

Fectivement, elle n’a pas une tête à piger ce qui se passe très vite.

— Metz encore ? demandé-je, car j’adore les trois évêchés.

Elle récite avec application, et ce pourrait être aussi bien « Le Loup et l’Agneau » ou la table de multiplication par 9 :

— Je roulais sur la Chaussée de Pudubeck au volant de ma vévé ; il était à peu près sept heures du matin et je me rendais à mon travail, lorsque soudain une grosse auto grise a débouché à toute allure du chemin d’Eufalacock. Des témoins ont prétendu ensuite qu’il s’agissait d’une Mercedes. Un facteur a relevé une partie du numéro, mais ça n’a rien donné. Je crois pouvoir dire qu’il y avait deux hommes à l’intérieur. Je n’en suis pas certaine, d’ailleurs, les pare-soleil étaient baissés, malgré qu’il… Malgré la pluie ! Un choc terrible ! J’ai perdu ma connaissance !

— Vous fûtes gravement atteinte ?

— Un trau… un choc à la tête, une épaule démise et le bras gauche cassé. La Mercedes est repartie à toute allure. Vous croyez que c’était des bandits, ces chauffards ?

— Je le crains, mademoiselle.

— Vous avez appris quelque chose à leur sujet ?

— Il se pourrait, mais il est trop tôt pour en parler, conclus-je en m’éloignant, car M. Eugène revient, nanti d’une feuille de papier.

Mon siège était déjà fait avant, comme disait un ébéniste ; mais il est tout à fait confirmé maintenant : on a mis Armelle out uniquement pour permettre à la citoyenne Frida de prendre sa place.

— Tenez, me dit le chef coiffeur, voilà tout ce que je peux vous fournir en fait de renseignements.

Sous-entendu : « et à présent déguerpissez ! »

Je lis :

— Frida Kramer, demeurant à Köln (Cologne) Allemagne, 8 Grochibrstrasse. Permis de travail no 8769-A. Adresse à Bruxelles : 64, rue des Bonzamerlock.

— Cela vous suffit ? insiste Eugène en regardant sa porte comme s’il cherchait à me suggestionner.

Il y parvient presque.

— Il faudra bien, réponds-je.

Je fais un pas en direction de la sortie, mais le reprends aussitôt.

— Cette Frida, vous l’avez mise à la disposition de M. Van Danlesvoyl, n’est-ce pas ?

Là, il sursaute. Je le dépasse, c’est net.

— Bien, oui, elle est arrivée le jour de M. Léopold et Frida prétendait que sa grande spécialité c’était les mains masculines !

Tu parles !

Les mains, et quelque chose aussi, que je n’ose pas dire…

— Je n’aurais pas dû ? balbutie Eugène.

* * *

La rue des Bonzamerlock est en plein centre, tout près du Manneken-Pis, lequel, par grand vent, parvient d’ailleurs à lui pisser dessus ! Le 64 est réservé à une petite maison très ancienne et très confortable, pourvue de fenêtres à petits carreaux.

Mon coup de sonnette déclenche une charmante vieille dame qui devait être encore très jolie au siècle dernier, ou en tout cas à celui d’avant.

Elle a une façon de sourire coûte que coûte qui n’appartient qu’à ceux qui ont perdu leurs dents mais conservé leurs illusions. Elle est habillée en bleu, avec un jabot de dentelle jaunissante. Ses cheveux blancs moussent sur le côté. Son nez remue comme celui d’un rabbit (et non pas d’un rabbin) et il y a dans toute sa menue personne une espèce d’intense jubilation, de contentement permanent qui vous donnerait envie de ne jamais finir.

Je la salue bien bas, lui souris bien large, lui débite une histoire d’assurance qui ferait hausser les épaules à votre petit dernier (celui qui met sa troisième dent et qui a les fesses rouges) et lui demande si mamselle Frida est là.

— Entrez, entrez ! me fait la chère petite antiquité.

Elle a un poêle et l’accent flamands. Chez elle ça renifle bon l’ultra propre. La vieille chose fourbie, si vous voyez ?

— Asseyez-vous ! Asseyez-vous !

Je prends place sur un canapé en velours verdâtre, recouvert de toile brodée là où ce qu’on met ses miches et ses couches. Le siège ne manque pas de ressorts non plus, car il en est un qui me télescope d’entrée le coccyx.

— Mademoiselle Frida…

— Vous prendrez bien une tasse de café. J’en ai du tout frais que je venais juste de faire ?

C’est le genre de pie-borgne soucieuse d’accaparer qui vient se fourvoyer dans son nid. T’arrives sans te gaffer de rien, tu sonnes. Et hop ! Te v’là prisonnier. Pour te dépêtrer faut ruser à bloc, recourir à l’énergie.

— Je suis pressé, madame…

— Madame Van Triloock, gazouille ma perruche.

…Tout en me servant d’autorité une grande tasse d’un caoua qui mijotait sur le coin le plus reculé de son poêle dans une immense cafetière émaillée.

La tasse dans ma main, c’est comme une chaîne qui me lie à sa maison. Tant que je la tiendrai je ne m’en irai point. Elle le sait et se détend, à l’aise, radieuse.

— Bon, mademoiselle Frida… Elle m’a quittée.

Je le sentais venir et n’avais pas épais d’illuses. Vous parlez qu’une sœur qui vient carboniser les gracieuses d’un personnage comme Van Danlesvoyl ne s’attarde pas, son coup fait. Dans son cas y avait du risque. À preuve, tout le monde comme un seul homme me l’a désignée chez le brasseur (dont la petite affaire périclitait bien que les grosses fussent florissantes). Ses manières et son attirail avaient surpris, à Frida.

— Depuis longtemps. Plusieurs mois. Sa mère était très malade, elle devait retourner en Allemagne. Elle s’en est allée si précipitamment qu’elle m’a laissé sa malle. Elle n’est partie qu’avec une valise. C’est curieux qu’elle ne la fasse pas prendre, non ? Notez qu’elle ne me gêne pas : elle est au grenier. Cela dit, je comprends qu’elle ne pouvait la charger sur la petite voiture sport de son frère. Un vrai jouet d’auto ! Déjà, la valise, ils ont dû l’attacher sur un porte-bagages, à l’arrière…

— Son frère ? interromps-je.

— C’est lui qui est venu la chercher. Un bien bel homme, ma foi. Plus âgé que Frida. Grand, blond, avec les traces d’un accident sur la joue, ça lui faisait une cicatrice comme la carte de notre chère Belgique ; je n’ai pas osé le lui dire, naturellement, mais j’y ai pensé.

— En somme, elle est partie brusquement ?

— Comme la foudre ! Un coup de fil de son frère, lequel travaillait à Rotterdam dans je ne me rappelle plus quelle branche. Quatre heures plus tard il passait la prendre. Elle n’avait eu que le temps de faire ses bagages et de régler nos comptes.

La pétillante vieille dame se sert une tasse de café. Elle le boit après s’être glissé un demi-sucre dans la bouche. Une vraie purée, son moka !

— Vous n’avez plus de nouvelles de Frida ?

— Aucune ! Pas un mot ! Pas la plus petite carte postale ! Et j’adore les cartes postales ! Pour moi, sa mère a dû mourir (elle se signe), et la pauvre petite s’occupe de son vieux papa. Vous ne croyez pas ?

— Exactement ce que je pensais, chère madame. Et maintenant, si nous allions voir cette malle ?

Elle me dévisage d’un air si surpris que son éternel sourire vacille.

— Mais, comment ? C’est sa malle !

— Justement, il serait bon de se rendre compte de ce qu’elle contient. Une jeune femme n’abandonne pas ainsi ses toilettes, alors que la mode se démode avant presque d’être dans les rues !

— Mais elle ma l’a confiée !

— On ne va rien lui prendre, simplement jeter un œil… Soyez sans inquiétude, je prends la responsabilité de la chose.

— Vous ne pourrez pas regarder.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est fermé à clé et que la serrure est épaisse, déclare la perruche.

Ce qui me laisse supposer qu’elle ne se serait pas fait faute de batifoler dans la malle si celle-ci était restée ouverte.

— Madame, lui déclaré-je, une serrure tout comme un passage clouté ne représente que l’idée qu’on s’en fait. Montons dire à celle-ci qu’elle ne nous impressionne pas.

Je me lève d’autorité. Domptée par mon énergie, elle me suit.

Puis me précède.

Nous grimpons. Au premier étage, une petite porte noyée dans le papier peint à fleurs d’un pan de mur donne accès à un escalier étroit qui s’élève dans le courant d’air glacial et malodorant d’un grenier.

Elle est preste, la petite vieillarde. Les marches ne l’essoufflent pas (elle bout seulement à cent degrés, comme l’eau).

Parvenu à un certain âge, on ne meurt plus, vous avez remarqué ? Il semble que « la grande faucheuse » les a oubliés lors de sa tournée dans le quartier et qu’ils vont confire, se momifier gentiment, sombrer dans un oubli de basse-fosse. Je suis certain qu’il existe de par le monde des rescapés âgés de plusieurs siècles et qui se terrent en des gîtes obscurs. Ils se fondent dans la nuit des temps, respirant à peine, ne bouffant plus rien, effleurant l’existence du bout de leurs pensées vacillantes, à antennes prudentes. Un choc, un soupir, un rien et ils se pulvériseraient. Ils le savent. Leur survie vient de ce qu’ils sont ignorés. T’interviewes un pis-que-centenaire et il est foutu ! T’apprends son décès dans l’année même. Faut pas déranger ceux qui se prolongent. Rien que l’envie qu’ils suscitent, ça les carbonise. Une onde mauvaise, et v’lan, terminé, adieu, pépère. Moi j’en sais, dans les Andes, au Tibet, ailleurs encore qui étaient déjà là au temps de la Révolution française. Ils se sont presque végétalisés. Ils ressemblent au vieux dragonnier de Ténériffe, dense, compact, monumental, épineux qu’on a étayé, cimenté, ravaudé et qui continue de braver les âges sous le ciel bleu de l’île. Kif-kif le dragonnier, la mère Van Triloock. Une survivance éperdue. Elle en verra clamser des pleins fourgons autour de sa grosse cafetière.

— Voilà ! me dit-elle en me montrant une grande cantine de fer verdâtre, comme on en vend chez tous les marchands de bagages du globe et de sa périphérie immédiate.

Elle fait la grimace et son attitude devient inquiète. Y a de quoi.

Moi, étant plus jeune et, par conséquent, plus expérimenté, je sais déjà ce dont il retourne. À moins que Fräulein Frida ait laissé dans sa cantine un jambon mal fumé, celle-ci recèle un élément qui fut vivant mais qui ne l’est plus depuis longtemps !

— Quelle odeur affreuse ! égosille la petite vieillerie.

Elle s’en va reniflant par son grenier encombré de dépouilles mobilières qui, elles, ne sentent que le vieux bois et l’ombrelle moisie.

— Ne cherchez pas, lui dis-je, ça vient bien de la malle !

Encore un sale turbin, mon Santonio joli ! Va te falloir tripoter de l’affreux, une fois de plus. Mince, ce qu’on peut manipuler comme cadavres dans ce sacré métier. Des vrais charognards. Des condors…

Domptant ma répugnance, je trifouille la serrure à l’aide de mon sésame. Je dois me retenir de respirer tellement ça fouette intense. Des abominances pareilles, le nerf pifomatique les supporte pas. Y a du délestage au niveau des sinus ! De l’embrouille dans le disjoncteur. Ah, on se sent à l’aise pour jouer les serruriers ! Acte un de La Consigne tragique ! La plus monumentale envie de déposer mon estomac sur le plancher rugueux me saisit.

Je vais à un vasistas, l’ouvre en grand et respire un grand coup d’oxygène bruxellois. Courageusement, je repique à la tâche.

La petite mémère Van Triloock ne moufte plus. Elle est aux aguets, comme une souris piégée qui en a quine de se débattre.

Cric crac, floc tzim. Re-cric, puis re-crac ! Et la serrure m’annonce que j’ai le dernier mot. Je m’écarte de la cantine. Du bout du pied je relève le couvercle. Il retombe.

Mais pendant une fraction de seconde j’ai eu le temps de voir. Et ce que j’ai vu foutrait le torticolis à une girafe, mes bien chères frères ! La vioque aussi a eu droit au mirage. Le cri qu’elle a poussé a donné un son à la vision apocalyptique. « Vstiaouuuuu ! » elle a lancé, cette brave squaw. Ou quéque chose d’approchant.

Ensuite de quoi elle s’est évanouie entre les bras poussiéreux d’un fauteuil-crapaud-buffle.

Hardi ! Hardi ! San-Antonio revient à la charge. Cette fois mon geste du pied est plus mesuré et le couvercle reste ouvert. La personne tassée dans la cantine est à la fois pourrie et momifiée ; grouillante de vermine ! Ses traits s’estompent. Elle n’a plus de noze, plus de lèvres et son regard s’est liquéfié. Pourtant il subsiste une apparence d’elle. On dirait le reflet incertain d’un visage dans l’eau fangeuse d’une mare.

J’applique mon mouchoir contre mon nez et ma bouche. Je m’approche, je contemple ce corps dont la décomposition a été retardée entre les parois métalliques du coffre. Une femme jeune… brune…

— C’est mademoiselle Frida, soupire la voix évanescente de la logeuse.

Je repousse le couvercle. Propose mon bras en anse de panier à la vioque.

— Redescendons, chère madame. Et voyons dans votre placard s’il n’y aurait pas une bouteille de schnaps.

— J’ai de la verveine !

— Merveilleux. Vous la faites vous-même ?

— Je fais macérer, oui…

L’odeur nous poursuit. Il me semble que mes vêtements en sont imprégnés à jamais. J’ai hâte de me déloquer, de prendre un bain à la mousse Machinchouette, de m’oindre d’eau de toilette délicate…

— Comment se peut-il ? hoquette la pauvre femme.

— Lorsqu’ils sont partis, ça s’est passé de quelle façon ?

— Le frère et la sœur ?

— Oui ?

Elle essaie de rassembler ses esprits. Il lui faut beaucoup de volonté et d’application.

— Attendez… Le frère m’a demandé d’aller acheter une grosse corde à la quincaillerie de l’angle, chez Debrick-Hedbrock. Il m’a expliqué que c’était pour faire tenir la grosse valise sur son porte-bagages… Pendant ce temps, sa sœur et lui coltineraient la malle au grenier. Ils étaient si pressés…

— Vous avez été à la quincaillerie, et lorsque vous en êtres revenue, vous n’avez plus revu Frida, n’est-ce pas ? Quel prétexte le « frère » a-t-il invoqué ?

— Il m’attendait sur le trottoir et m’a dit que Frida le chargeait de me saluer, qu’elle était allée au bureau de poste pour expédier un télégramme à leur père.

— Si bien que l’homme est parti seul d’ici, et pour cause. En votre absence il a tué Frida, l’a mise dans la malle.

— Quelle épouvantable chose ! Chez moi ! Et puis tuer sa propre sœur !

— C’est très inconvenant je vous l’accorde et il est préférable de tuer la sœur des autres. Mais rien ne prouve qu’ils fussent frère et sœur.

— Comment l’a-t-il tuée, selon vous ?

— L’autopsie nous l’apprendra, ça c’est la question subsidiaire, chère madame. Cela dit je vous félicite pour votre verveine, elle est divine ! Elle est suprême ! Elle est exceptionnelle ! Elle est rare ! Elle est…

— Belge ! propose la gentille personne, pour qui l’honneur national est un puissant réconfort.

Les stances de la marquise

Approuvez ma faiblesse, et souffrez ma douleur, commissaire, elle n’est que trop juste en un si grand malheur. Ce qui est arrivé me navre profondément car, vous le savez à présent, cette affaire me captive. Je la vis ! Elle est devenue mienne comme deviennent vôtres les plaies d’autrui quand on les soigne. Une piste enfin ! Lumineuse comme la grande piste d’Orly à potron-minette. Et tout à coup : crac ! Plus rien. Un cadavre décomposé dans une malle ! Nous chutons dans le sordide, la basse besogne de tueur-bagagiste. Il en est tant de ces vilains qui trucident leurs contemporains et qui ensuite les dépècent pour les faire se tenir tranquilles dans les valises, à moins qu’ils ne les tassent dans une malle comme une bande de coton hydrophile de la marque Zig-Zag. La valise appartient au matériel de la maniaquerie. Si je vous disais que j’ai eu un client, dans les années 30, un voyageur de commerce, dois-je préciser pour sa défense, qui ne pouvait jouir qu’après avoir été enfermé par nos soins dans une énorme valise à soufflets réservée à son usage. On plaçait cette dernière dans une chambre où un client normal se faisait pratiquer. J’oubliais : des trous constellaient un côté de la valise, pour permettre à notre ami de respirer et (j’allais dire surtout) de regarder. En fin de séance on le délivrait. Le bonhomme en sortait rasséréné et soulagé. Il s’opérait soi-même. Mes collaboratrices ont un certain mépris pour ce genre de patients, alors que ce sont les plus faciles. Ils n’importunent ni ne fatiguent personne. Ils se connaissent et vont se chercher là où ils se trouvent. Un rêve ! Du gâteau, si je puis me permettre. Un jour, grand émoi dans ma basse-cour : le bougre était inanimé lorsqu’on lui a ouvert à cause de l’autre client, un rude cosaque tempétueux qui faisait l’amour à la kangourou, en bondissant dans la pièce, lié à sa partenaire. Tous deux étaient venus s’abattre sur la valise luxant deux vertèbres cervicales au voyageur.

On ne dira jamais assez haut la place que tient l’objet dans la vie de l’homme. Il l’escorte souvent dans ses comportements les plus audacieux. Tenez, nous avons une excellente pratique, professeur au Collège de France, vous permettez du peu, qui ne vient jamais nous voir sans un radiateur électrique extrêmement vétuste qu’il sort avec mille précautions d’un grand sac de cuir. Ce genre d’ustensile a la forme d’un casque de coiffeuse et sa partie incandescente est protégée par une grille de ventilateur ; vous y êtes ? L’éminent personnage, dont les articles font autorité dans Le Monde et autre Express se fait alors entreprendre par deux gaillardes qui doivent l’insulter, le gifler, le traiter de catin, le couvrir de crachats, lui donner le fouet puis, lorsqu’il est dans un état satisfaisant pour l’œil, l’empoigner chacune par une jambe et un bras et l’asseoir sur la grille de son radiateur, ou du moins le maintenir au-dessus de ladite, comme on présente un quartier de viande crue aux braises d’un barbecue. Alors le professeur rissole, crie, supplie, se brûle, et… concrétise. Il redevient aussitôt un personnage grave, qui ne badine pas avec les subjonctifs et remballe doctement sa panoplie en grinchant après mes filles dont il fustige les gestes et le parler ; à tel point qu’il m’arrive de me fâcher et de lui faire valoir qu’on ne peut demander à des donzelles qui vous font roussir les testicules en vous traitant de salope de s’exprimer comme au Jockey-Club et d’avoir les manières de la comtesse de Paris. Or, pas plus tard que le mois dernier, il nous en est arrivé une bien bonne ! Figurez-vous, mon brave ami, que la grille de protection du radiateur s’est détachée pendant qu’on plaçait le professeur dans la position que vous savez. Mes étourdies ne s’en sont point aperçues. Les bourses de notre éminent client sont entrées en contact avec les éléments incandescents du radiateur. Imaginez ses hurlements de damné. Mais comme ses cris font partie habituellement du jeu, ainsi que ses supplications, mes collaboratrices n’en ont pas tenu compte. Et voilà que les œuvres vives de notre ami commencent à se carboniser, au point qu’il en perd conscience tant est vive la douleur ressentie. Mes linottes continuent de le maintenir en position. Une odeur de couenne brûlée se répand dans toute la maison. Alertée, j’interviens. « Mesdemoiselles, mais vous êtes folles ! Avez-vous donc perdu tout odorat ? » Elles constatent les méfaits de leur étourderie et, au lieu de les déplorer, pouffent de rire. Car, contrairement à ce que voudrait faire accroire une certaine imagerie populaire, on s’amuse beaucoup dans la prostitution. On y est primesautier et d’humeur joviale, s’esclaffant d’un rien, se gaussant de tout un chacun et trouvant la vie aussi rose que les dessous dont on fait étalage. J’ai beau tempêter, réclamer de l’aide pour ce grand brûlé de la fesse, mes petites garces se frappent les cuisses, se massent la gorge, se roulent sur les canapés ! Le professeur revient à lui… Dans quel état ! Toutes les parties sont carbonisées en surface. Le pénis de même a écopé. Vous verriez ce désastre ! Il a fallu le rapatrier en ambulance. J’ignore ce qu’il a pu raconter chez lui pour justifier une brûlure aussi mal placée… Il est présentement en traitement à l’hôpital Saint-Luc à Lyon, haut lieu de la brûlure, car vous ne l’ignorez pas, la médecine lyonnaise est spécialisée dans les lésions de ce genre. Lyon, ne l’oublions point, est un pays de fourneaux. Là-bas on tente des greffes sur lui, des implantations, que sais-je… J’espère qu’avec le temps, il récupérera sa virilité ? Le professeur est encore jeune. Mais ce que je me demande anxieusement, c’est s’il reviendra jamais chez moi ? J’ai conservé son radiateur. Je l’ai même donné à réparer. Oui, je crois qu’un jour il sonnera à ma porte pour récupérer son bien. Ce radiateur, c’est devenu sa maîtresse, que voulez-vous ? Et plus une maîtresse est cruelle, plus on a d’inclination pour elle.


Ainsi parla la marquise.

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