PÉRIODE ITALIENNE

P comme pétasse

Avez-vous pris en considération une chose des plus singulières, mon tendre abbé ? me demande Mme de la Lune, tandis que nous dégustons des spaghettis à la vongola dans la vaste salle à manger de l’hôtel del Piccione Viaggiatore.

— De quoi s’agit-il, mère ?

Car, en fin de compte, nous avons décidé que la marquise serait ma mère que j’accompagne à sa cure. C’est elle qui l’a voulu ainsi. Galant comme vous me savez, je n’allais certes pas proposer cet emploi vieillissant à une personne coquette de tempérament.

— Tous ces bonshommes que l’Organisation a frappés sont des originaux, pour ne pas user d’un terme plus péjoratif, déclare ma fausse (heureusement) mère. Qu’il s’agisse du bon général Mac Heuflask ou de Van Danlesvoyl, de Von Dârtischau-Klamar qui tient la palme à mon avis, au pauvre cher Oskar Hamboler, nous nous trouvons en présence d’individus exaltés ou qui du moins ne mènent pas la vie de tout le monde. Mais voyez-vous, Antoine, vous permettez que je vous appelle Antoine, n’est-ce pas ? je crois bien que le signor Qualebellacoda[45] échappe à la règle.

La pertinente femme !

Exactement ce que j’étais en train de penser en louchant sur la table de notre « client » transalpin (qui ne transalpine plus). Il a quelque chose de De Sicca, en plus jeune, en plus frétillant, en un peu gommeux. Un beau visage romain aux lignes pures. Un regard velouté, qui erre à l’abri de sourcils touffus. Quarante-cinq berges environ ? Peut-être la cinquantaine ? mais tellement bien ratissée, sarclée, tirée au cordeau qu’il parvient à se sucrer quelques saisons du pedigree, Rafaello Qualebellacoda. Le cheveu est noir brillant, la moustache à la Adolphe Menjou semble dessinée à l’encre de Chine. La bouche est spirituelle, gourmande, gourmandante[46]. Les favoris descendent bas et — à tort ou arraison[47] — s’abstiennent de grisonner du bout, comme c’est généralement le cas chez les génaires. Il a le geste ample et élégant, une nonchalance preste, un sourire qui a dû faire des ravages et une voix pareille à de la mandoline au service de Vivaldi ; deux autres personnes occupent sa table : une tarderie opulente et velue, couverte de brillances et de scintillances, qu’on devine être sa femme et une jeune fille au maintien sévère ; cheveux tirés, grosses lunettes d’écaille, absence de maquillage, qu’on suppose ne pas être sa fille. La mère Qualebellacoda a quelque chose de Berthe Bérurier. En moins vulgaire et en plus clinquant à la fois. C’est une Berthaga italoche, riche, sûre d’elle, tyrannique, qui parle haut pour être bien entendue de tout le monde. Elle est débordante de poils noirs et tire-bouchonnés qui lui jaillissent d’un peu partout. Le jour qu’elle se fera épiler, Mémère, faudra louer une faucheuse mécanique. Ça lui déborde du décolleté, de sous les bras, des oreilles, du cou. Ça lui capitonne les jambons. Elle en a même sur les doigts, ce qu’est rare chez une dame dont la profession n’est pas en relation avec la Foire du Trône. L’esthéticienne qui lui a enseigné à se maquiller a dû faire ses études dans une fabrique de poupées russes, si on en juge aux deux taches de vermillon, parfaitement rondes, qui embrasent ses joues flasques et à la grosse pensée violine posée sur ses lèvres de pâtophage.

La robe qu’elle arbore ce soir est belle comme un minuit de 14 juillet. Sur fond bleu-notte, on voit des étoiles, des comètes, des éclaboussements lumineux, des traînées fusiformes, des retombées de strass, des coulées de fausses aurores, des constellations myriadiques[48], des fulgurances pétrifiées, des traînées incendiaires. C’est beau, l’art abstrait ! Chaque fois que la grosse remue, ça propulse des éclats impitoyables dans quarante rétines au moins. Un Anglais de la table voisine qui souffre des lampions a dû chausser ses lunettes of sun, c’est vous dire ! Pour supporter longtemps faudrait un masque de soudeur à l’arc, sinon on flancherait de la prunelle à la queue leu leu.

La jeune fille, bien au contraire, porte une robe blanche, très stricte, quasiment grecque. Elle est blonde et infiniment jolie malgré la rigueur de sa tenue, de sa coiffure et de son attitude.

— Ma bonne marquise, soupiré-je, je compte sur vous pour nouer d’urgence des relations avec ces gens-là. Je suis certain que vos manières exquises et votre douce autorité feront merveille.

– À vos ordres, mon cher fils, riposte ma compagne. Notez que l’épouse n’incite guère au rapprochement. Elle est ce que j’abomine le plus au monde : l’ostentation grotesque. Par contre, je soupçonne le signor de présenter quelque intérêt. Bel homme, agréable à regarder. Il représente un certain aspect de l’Italie classique. Quant à la fille blonde, qu’est-ce selon vous ? Une employée considérée ou une parente pauvre ?

— Difficile à pronostiquer. Ses manières sont parfaites et sa toilette d’une sûre élégance. Il semblerait que l’argent ne constitue pas son souci dominant, et cependant sa réserve vis-à-vis de la mégère donnerait à penser qu’elle est rétribuée par le couple…

La marquise hausse les épaules :

— Nous verrons bien. En attendant, je puis vous assurer d’une chose, c’est que notre futur ami n’est pas très affecté par son… infirmité. Il garde un entrain, une fougue qui ne sont pas les caractéristiques d’un homme accablé par le destin. Somme toute, une partie de nos « victimes » font mieux qu’accepter leur sort : elles s’y complaisent. L’Allemand surtout. Et si le Suisse était navré, c’était pour des raisons très marginales.

— Je puis vous dire, soupiré-je, que le Français rue dans les brancards. Et je ne comprends pas que l’Italien se résigne. Imaginez-vous cela, un Italien impuissant ? Mais le calme du signor Qualebellacoda est un défi aux traditions les plus élémentaires !

Mme de la Lune hoche la tête.

À nouveau, prudemment, elle répète :

— Nous verrons bien.

* * *

Nous voyons sans tarder.

Quelle maestria possède cette femme !

Quel sens du « contact humain » ! Avec quelle aisance, elle attaque le trio, lorsque les gelati expédiées, les Qualebellacoda quittent la salle à manger pour passer au salon. L’abordage s’opère en douceur. La marquise s’arrange pour se trouver dans l’étranglement du couloir, là où un catafalque supportant des plantes vertes et des volières emplies de pigeons chargés de justifier l’enseigne de l’établissement ôte aux gens la possibilité de circuler librement.

Lorsque les trois ritaux parviennent à sa hauteur, Mme de la Lune feint de ressentir une décharge électrique. Son sursaut n’échappe pas à la grosse adipeuse, laquelle lui accorde un regard surpris.

— Mon Dieu, balbutie ma vieille amie, d’un ton haché par l’époustouflance, quelle toilette merveilleuse !

Puis, délibérément :

— Vous parlez français, madame ?

— Che ? fait la Tour de Pise en balayant la marquise de ses yeux de vache repue.

Mince, ça s’engage mal. Heureusement, la jeune fille en blanc cause fichtralement notre langue et sert illico d’interprète. En apprenant que sa robe impressionne une vieille Parisienne, la femme de Rafaello prend son pied. Elle jacte chiftir en volubile, si rapidos que la traductrice bénévole a du mal à lui filer le train.

Bref, quarante-deux secondes plus tard, nous voilà tous assis dans un coin du salon autour d’une table basse chargée de liqueurs. On me balance du « padre » gros comme le bras d’honneur que je vous ai adressé par la poste hier matin. On se lie d’amitié à la vitesse grand « V ». « Maman » a gardé sa particule. Moi, je suis vicaire à la paroisse du Saint Fleuve Noir de l’Enfant-Jésus, boulevard Saint-Marcel, à Pantruche (j’ai voix au chapitre). Eux, ils crèchent dans la banlieue de Rome. Le Signor Qualebellacoda est dans la potasse (KOH). Le plus gros importateur d’Italie. C’est Madame qu’a des rhumatismes. Voilà dix ans qu’ils viennent en cure à Abano. Ça la tient dans les articulations, Mémère. Son bonhomme la convoie parce qu’elle supporterait pas de vivre loin de lui. Un couple, c’est un couple, n’est-ce pas ? Rien, jamais, ne doit le désunir, fût-ce temporairement. Alors, bien qu’il ne suive pas le traitement, ce chéri s’installe à l’hôtel avec ses dossiers et sa collaboratrice, la signorina Sylvana Silvani ici présente. Et il bosse pendant que sa rombière prend son bain de « fango », l’amour ! C’est pas du mari surchoix, ça ? De l’époux d’élite ? Ah, elle l’aime, son Rafaello !

Tout en déclarant, elle lui pétrit la paluche pendant que Sylvana traduit. Notez qu’il parle français, le Signor. Moins bien que Jacques Chabanne, mais néanmoins de manière très satisfaisante et séduisante, en faisant scintiller ses dents de loup bien élevé.

Une qui me botte (et à qui je la proposerais volontiers, comme l’écriraient des que j’ose pas citer) c’est la collaboratrice. Ce que j’aimerais collaborer moi aussi avec cette nière, mes petits potes. Sa peau me tourmente le sens tactile. Ça me picote les extrémités, un velouté pareil.

Je repère des emplacements à mimis mouillés sur sa nuque. Je balise par la pensée le tracé de frivolités croissantes à épanouissement progressif. Je fais le bâti de ma séance épique. Je délimite le parcours le mieux adapté pour me rendre à son mignon réchaud. Envisager l’amour, quand on est un artiste du scoubidou farceur, c’est presque aussi bath que de le faire. On peut plus aisément corriger des trajectoires, aménager des espaces roses, adapter l’environnement. On devient un prince du design, comme ils causent tous pour le moment. Un promoteur de puissante envolée. Surtout que cette frangine, malgré ses airs rigoristes et sa mine préoccupée, doit posséder des ressources cachées, je pressens. Faut lui défricher les terres arables, à Sylvana, lui décrypter le code secret. Un fort en j’t’aime comme mézigue, vous parlez s’il reconnaît les bonnes affaires. Le sens des sens, il possède, d’instinct. Je me surprends à lui rouler des lotos charmeurs, mais ce petit coup de fumée me vaut un air très outré, biscotte mes vêtements qui servent d’auto[49].

Elle n’a pas les coupables désirs de la Mussipontaine à la marquise, Sylvana, le clergé lui porte pas au frifri… Dommage, si je m’étais travesti en enseigne de vaisseau, voire en enseigne de Publicis, j’aurais p’t’être eu ma chance. Enfin je ne suis pas ici pour ÇA ! Faut songer au Vioque qui se morfond sur les rives de son slip flasque en attendant que je lui ramène la potion magique. N’oublions pas que le signor Rafaello représente positivement ma dernière chance. Je le renouche à la subtilisée[50] histoire de me faire à sa personnalité. Plus je le considère, plus je le trouve charmant, ce gus. La séduction ritale, il l’a. Celle-ci ne se manifeste pas seulement sur les dadames, mais atteint les hommes aussi. Une sorte de philtre discret mais puissant. Une manière de plaire, de séduire… Je me lance dans un baragouin italo-français qui doit ressembler à de la mortadelle. On leur raconte Paris, ils nous proposent Roma. L’atmosphère est à l’amitié, à la grande fraternisation entre sœurs latines. On fait marché commun, tous les cinq, et on se quitte amis comme toujours en se disant des buona notte et des bonnesouar gros comme les cuisses à Mme Qualebellacoda.

— Eh bien ? murmure ma chère fausse daronne au moment de nous séparer, ai-je été digne de votre confiance, mon bel abbé ?

Je lui baise la main.

— Jamais je n’eus d’auxiliaire plus précieux, madame.

On se quitte pour la nuit.

À l’hôtel du Piccione Viaggiatore, chaque logement est en fait un appartement car, outre la chambre et la salle de bains, il comprend un dressing-room, plus une salle pour les traitements matinaux. Cette dernière fait un peu clinique, avec son lit de repos chromé, ses murs peints à l’huile, ses robinets, ses manomètres, et toute la théorie d’instruments bizarres servant à l’application de la fameuse boue du pays dont on emmerdouille les curistes. Curieuse contrée qui sent un peu la fange (en italien d’ailleurs, boue se dit fango) et qui fume de toute part, comme une ville achevant de mourir d’un incendie généralisé. L’eau sort du sol à quelque 80 °, si bien qu’on se passe de chauffage central. Depuis sa fenêtre, à perte de vue, on découvre derrière les nombreux hôtels des espèces de piscicultures où s’élabore la boue guérisseuse. Les rudes draps utilisés pour l’enveloppement des patients sèchent sur des fils d’étendage, donnant à la région l’aspect insolite d’une gigantesque laverie surannée, que l’électroménager n’aurait pas encore colonisée.

Une fois dans ma turne, je me sers un grand scotch, car la chambre est pourvue d’un réfrigérateur abondamment garni. Je pose ma soutane, règle l’appareil à air conditionné sur le froid maximal, et m’installe dans un fauteuil pour réfléchir.

Le contact avec Qualebellacoda est établi, parfait. Seulement je risque de faire durer le plaisir longtemps si je ne brusque pas un peu les choses. Observer le comportement d’un bonhomme, surveiller ses relations est un sport déprimant dont un homme d’action se lasse vite. La « planque », j’ai jamais aimé et la filature m’a toujours paru quelque peu dégradante.

Après deux gorgées de J and B je prends une décision énergique et je décroche le grelot pour demander Parigi. En attendant ma communication, une certaine anxiété me taraude : le Vieux est-il toujours à la hauteur des circonstances ? Après ma visite, a-t-il repris du poil de la bébête ? J’espère qu’il s’est décidé à mordre dans le lard à la suite de son grand coup de flou ? Chez un être de sa trempe, le désarroi ne dure jamais longtemps. Je vais en avoir le cœur net dans un instant. Si je l’ai au fil, c’est qu’il a renoué avec le boulot. Sinon ça signifiera qu’il est mûr pour la retraite anticipée, Pépère.

Le grelottement du tube. J’empare prompto le combiné.

— Vous avez Parigi !

— J’écoute ! riposte la voix sèche du Boss.

Ô bonheur ! Lui à pied d’œuvre. De nuit ! Comme avant, comme toujours… Et son ton est sec, bourré de toutes les énergies.

— Bravo, Patron ! lui lâché-je.

Il comprend les raison profondes de mon exclamation. Cette dernière lui va au cœur. Sa voix s’enroue un peu, il dit :

— Ah ! c’est vous, mon petit. Alors ?

— Tout va bien, je suis dans le bain. Seulement je pense qu’il nous faut agiter un peu les événements avant de nous en servir, sinon ça risque de traîner.

— Je vous écoute.

Il s’est retrouvé, côté moral. Complètement retrouvé, le cher homme.

— Avez-vous tout de suite sous la main quelqu’un qui parle parfaitement l’italien ?

Je parle parfaitement l’italien, sans accent !

Peut-être se vante-t-il… Peu importe.

— Notez le numéro de l’hôtel et appelez notre client ! enjoins-je.

Allons bon, v’là que c’est moi qui donne les ordres à mon supérieur, maintenant !

— Que lui dirai-je ?

— Ceci : vous êtes devenu impuissant à la suite d’un traitement que nous vous avons infligé. Il n’appartient qu’à vous de faire cesser cet état de chose en nous payant une redevance de cent millions de lires. Si vous êtes d’accord accrochez la pancarte do not disturb au loquet extérieur de votre porte après avoir tracé un rond dans la partie blanche. Vous recevrez alors d’autres instructions.

Il doit noter mon message, m’sieur le Dirlo, car je perçois le léger grincement de sa plume (il écrit au stylo à encre) sur le papier glacé dont son burlingue est abondamment pourvu.

— Qu’espérez-vous ? me demande-t-il lorsqu’il a fini d’écrire.

— Je n’en sais rien, réponds-je loyalement. J’espère seulement.

— Bon, je l’appelle.

— Je vous retéléphonerai un peu plus tard pour connaître ses réactions.

— Entendu.

Au moment même où je raccroche, on frappe à ma porte. Je vais ouvrir et j’ai la très grande, l’extrême surprise de me trouver en face de la grosse signora Qualebellacoda. Ça m’en bouche un coing, comme disait une poire blette. Cette visite tardive, vous parlez si je m’y attendais !

Elle a troqué sa robe de dîner à grand spectacle contre une robe de chambre qu’on a dû importer de Las Vegas car je ne vois pas un autre point du globe capable de fabriquer un machin pareil. Ça consiste en une pelure de moire, dans les tons aubergine. Y a des brandebourgs dorés sur le devant, des épaulettes rouges sur le dessus (œuf corse), le bas est bordé de vison blanc, ainsi que les manches kimono dont l’intérieur est doublé de soie rose, et ça comporte un capuchon d’hermine. Avec ce machin-là sur les endosses, si on ne fait pas un malheur au Casino de Paris ou au Lido, c’est que le chauve-bizness n’a plus sa place dans la société actuelle.

— Scusate, Padre, murmure la Boudine, gênée.

Je la prie d’entrer. Mon éberlûment est à la mesure de sa timidité.

— Que puis-je pour vous ? lui demandé-je après lui avoir désigné un siège.

Elle caresse son nez constellé de grumeaux de poudre de riz.

— Padre, balbutie-t-elle, vous m’inspirez une grande confiance…

Je m’incline.

— J’en suis honoré, madame.

— C’est pourquoi je voudrais que vous m’entendiez en confession.

Blouingggg ! Ai-je bien pigé ? Y aurait pas erreur dans ma traduction ?

— En confession ? répété-je, sonné comme un angélus de Millet.

Elle joint les mains, ce qui transforme son geste de piété en une grappe de dix francforts solidement bâties.

— Je vous en supplie. Il y va du salut de mon âme. J’en perds le sommeil, padre.

— Mais, chère madame, ne pourriez-vous faire appel au ministère d’un prêtre italien ? Je parle mal votre langue, comme vous pouvez le constater et il est préférable que vous fassiez pénitence auprès d’un religieux plus apte à la recevoir. L’éventualité de prendre un traducteur est à repousser car, à ma connaissance, on n’a jamais procédé à une confession par personne interposée…

Elle secoue sa lourde tête sommée d’un édifice de peignes à paillettes.

— Non, non, vous parlez suffisamment l’italien, padre. La preuve c’est que vous comprenez tout ce que je vous dis. Or c’est moi qui dois parler. Quant à l’absolution, vous pourrez me la donner en latin ou en français, cela n’a sûrement pas d’importance.

Vous admettrez, chers lecteurs et trices, que dans mon job y a des moments de qualité, non ? En plus des allocutions familières, des allocations familiales et des congés payés, on a droit quelquefois à des divertissements inédits.

— Ma fois (pardon : ma foi) déclaré-je, si vous éprouvez un impérieux besoin de soulager votre conscience, madame, mon devoir est de vous aider. Confessez-vous donc, je vous écoute.

Elle minaude.

— On peut éteindre la lumière, padre ? Ça me sera plus facile…

— On peut !

Je coupe la sauce. La chambre n’est plus éclairée que par l’enseigne au néon d’un cabaret, de l’autre côté de la rue.

Elle attend que je décarre, Poupette. Mais du diable si je sais par quelle formule lui ouvrir les vannes. Dans ces cas embarrassants j’évoque Béru. « Que ferait-il à ma place ? » me demandé-je. Car il sait se dépatouiller des situations contraignantes, le Mastar. Le mieux, songé-je, est de parler français sur un ton sacramentel.

— Vas-y, ma gosse, ça joue ! psalmodié-je.

Elle démarre. Au fur et à mesure qu’elle parle, des sanglots gonflent sa poitrine qui n’a pourtant pas besoin d’une dilatation supplémentaire.

Je lui recommande d’aller mollo, because j’ai beau être polyglotte pour les besoins de l’action, il n’en reste pas moins que je rame un brin lorsqu’il s’agit d’établir la correspondance.

— J’ai commis un grave peccato[51], mon père… Il faut dire que j’ai des excuses…

Tout de suite, la mangave à l’indulgence. Les pénitents, vous remarquerez, ils s’arrangent pour minimiser leurs fautes. Z’enveloppent leurs turpitudes dans du coton, les dressent en jolies pyramides dans le compotier pour qu’elles soyent plus mieux présentables.

– Ça n’est pas à vous d’en juger, mais au Seigneur, ma fille, je m’applique de lui rétorquer.

C’est un peu balancé, non ? Vlan ! le contre, illico, pour lui déboussoler l’autosatisfaction.

— Depuis plusieurs mois, mon mari est devenu impuissant, padre. Or, je possède un fort tempérament. Avant ce malheur, il accomplissait son devoir d’époux chaque jour…

J’ignore s’il y a l’équivalence de la Légion of Honneur en Italie, mais moi, un zig capable de s’embourber ce tombereau quotidiennement, je la lui cloquerais d’office. Carrément au plus haut grade pour pas faire de détail.

— Sa… heu, maladie, continue la Charcuterie ambulante m’a détraqué le système nerveux, padre. Comme vous le voyez, je suis dans la force de l’âge et il est terrible d’être privé d’amour lorsque celui-ci est nécessaire à son équilibre psychique. Pourtant, padre, j’aime mon Rafaello qui est un homme merveilleux. J’ai prié, je prie toujours pour la résurrection de sa virilité. Je fais dire des messes, brûler des cierges. Je récite plusieurs chapelets par jour. J’ai promis d’aller à Lourdes au cas il retrouverait sa vigueur.

Elle se tait pour renifler. Les lueurs incendiaires de l’enseigne illuminent la trogne de la mahousse daronne.

— Et après, mon enfant, et après ? je demande, comme il sied en pareil cas.

— Eh bien, mes sens l’exigeant, je me suis laissée aller à certaines petites faiblesses qui m’ont rappelé ma vie de jeune fille.

— La mandoline ? laissé-je tomber distraitement.

Che, la mandoline ? elle s’étonne.

— Rien, poursuivez, ma fille. Un petit solo dans votre situation est péché véniel, bien qu’il ne soit plus de votre âge. Alors ?

— C’est ici que la terrible chose s’est produite, padre. Le masseur de l’hôtel est un démon.

— Ne portez pas de jugement sur votre prochain, ma fille, et regardez plutôt en vous-même pour voir si j’y suis.

— Chaque matin, après mon enveloppement de boue, il me masse. Un garçon superbe, mon père. Grand, fort, musclé. On dirait une statue de bronze…

— Restez avec nous, ma fille, et ne vous faites pas mousser le pied de veau en confession ! intimé-je. Ensuite ?

— Ce brigand… Heu, excusate ; ce garçon s’est aperçu que ses attouchements me troublaient…

– À quoi s’est-il rendu compte de la chose, ma fille ?

Elle bredouille.

— Ma foi, mon père, c’est difficile à dire. Les mains de masseur lisent l’émoi comme celles des aveugles le braille. Nous autres, faibles femmes, ne pouvons toujours contrôler nos réactions. Sans doute ai-je eu des frissons, peut-être aussi ai-je poussé des soupirs. Bref, il m’a présenté son barème.

— Qu’appelez-vous son barème, mon enfant ? Je demande à mon toton.

— Il m’a expliqué qu’il ne se contentait pas de masser, mais qu’il était là également pour apaiser les clientes énervées. Ce bougre, pardon : ce jeune homme, a d’énormes possibilités sur le plan sexuel, padre. Il peut beaucoup, souvent et intensément… Oh oui, très intensément.

Sa respiration se précipite, je suis obligé de courir après pour la rattraper.

— Voyons, ma fille, remettez-vous, vous n’allez pas aller au fade en pleine pénitence ! m’indigné-je.

— Pardonnez-moi, mon père, ce voyou, pardon : cet homme m’a mise dans un état terrible. Sa force, ses mains, sa…

— Pas de commentaires équivoques, je vous en prie !

— Bref, j’ai pris connaissance de ses tarifs.

— Ils sont élevés ? ne puis-je m’empêcher de questionner.

— Assez : uno dito, dix mille lires ; una mano, vingt mille ; et uno totale, cinquante mille, récite la pécheresse.

Je coule un regard expert sur la mémé et je me dis que c’est donné.

— J’ai pris uno totale, avoue-t-elle.

– Ça comporte quoi, ma fille ?

— Tout, mon père.

— Le zizi-panpan ? Le turlututu à crinière ? La carambole sicilienne ? L’escalade apennine ? La gondole perverse ? La strada souterraine ? Le figuier géant ?

— Oui, mon père ; du moins, je pense.

— Compliments, on ne se refuse rien pour son confort ! Plusieurs fois ?

— Tous les matins, mon père, depuis huit jours.

Je siffle.

— Eh ben, ma vache, votre girouette à crémaillère vous coûte cher. Cinquante fafs de radada chaque matin, voilà qui grève le prix de la pension. Il doit se faire beau gosse, votre pétrisseur de cellulite. Surtout s’il peut beaucoup, comme vous l’affirmez. Le tricotin, c’est drôlement rentable, décidément. Vous avez l’intention de continuer vos petites parties de voluptés matinales jusqu’à la fin de la cure ?

Elle sanglote.

— Je n’arrive pas à m’en passer, mon père !

— Eh bien, ma fille, que voulez-vous que je vous dise ? Vous attendez l’absolution ? Bon, on peut vous absoudre pour le passé, mais non pour l’avenir, le pardon pré-crédit n’existe pas encore. Le plus simple, c’est d’attendre la fin du traitement et de vous vous vidanger la conscience en fin de parcours, mon petit, comme dirait madame Soleil… Sinon, on tombe dans le bricolage. En rentrant dans vos foyers, courez à votre paroisse habituelle, vous faire faire une bonne pulvérisation. La rémission générale de vos fautes pour démarrer du bon pied, si je puis ainsi m’exprimer. D’ici là, quelque chose me dit que votre cher époux aura retrouvé l’usage de son chibroque. Vous avez bien raison de prier. Parfois, faut un peu gueuler, mais la Providence finit toujours par vous entendre. Amen !

Elle se signe.

Je redonne la lumière. La grosse Ritale paraît apaisée. Elle doit se dire que le clergé français est plus tolérant que le sien. Réaliste.

— Un whisky ? proposé-je.

— Oh, padre, je ne voudrais pas abuser de vos instants.

— Mais pas du tout, chère madame. Votre compagnie est un agrément. Dites-moi, sans vouloir revenir sur le sujet, d’autant que je suis lié par le secret de la confession, j’aimerais pourtant vous poser une question à titre personnel. Votre mari, ça lui est arrivé comment, cette sale histoire ?

Elle hoche la tête.

— C’est un attentat, me dit-elle. Mais la chose ne doit pas s’ébruiter. Beaucoup de personnalités sont frappées, paraît-il. En ce qui concerne mon mari, on ne sait pas comment c’est arrivé. Il paraît que pour les autres, une bande organisée plaçait je ne sais quelle machine infernale dans les coussins de leur fauteuil. Nous n’avons rien trouvé dans ceux de mon Rafaello.

— Il fait du cheval ?

— Non.

— De la bicyclette ?

— Non plus.

J’énumère toutes les circonstances de la vie courante qui pourraient placer un P.-D.G. à califourchon sur une pile au couillognum. Aucune d’elles ne correspond aux activités habituelles de Qualebellacoda. Mais peut-être l’a-t-on fadé comme Oskar Hamboler, en utilisant un véhicule humain ? Ça n’est pas sa bonne femme qui peut m’affranchir sur ce point.

Le biniou se met à frétiller dans le silence de ma chambre à peine troublé par le léger ronron du climatiseur. Je décroche. C’est le Vieux.

— Eh bien, vous ne me rappeliez pas, San-Antonio ?

— Excusez-moi, j’étais occupé. Vous avez pu joindre la personne en question ?

— Oui.

— Alors ?

— Dites-moi, c’est un drôle de bonhomme, ce Qualebellacoda, du genre énergique, hé ?

— Pourquoi ?

— Je lui ai débité, mon petit compliment, en y mettant beaucoup de conviction, dois-je dire. Il m’a écouté sans m’interrompre. Après quoi, savez-vous ce qu’il m’a dit ?

— Je n’en ai pas la moindre idée ?

— D’aller me faire foutre, mon petit. Puis, il a raccroché ! Qu’est-ce que vous en dites ?

— Que nous sommes tombés sur un client qui trouve de l’agrément à sa nouvelle situation, soupiré-je.

Le Vieux émet un gémissement qui attendrirait un C.R.S. cerné au cœur d’une manif.

— Comment se peut-il ? murmure le cher homme. Mon Dieu, comment se peut-il ?…

Puis, d’une voix incolore, il demande :

– À propos, San-Antonio, vous ne savez pas si les Bérurier rentrent bientôt de Suisse ?

Q comme queutard

— Quand allons-nous leur rendre leur dîner ? chuchote la dame invitée chez des relations mondaines à l’oreille de son mari.

— Tout de suite ! répond le mari, chez qui le homard Thermidor n’est pas passé, en se mettant à dégobiller sur la nappe empesée.

Je me marre, tout seul.

Moi, c’est au petit morninge que je me raconte des histoires. Je les invente dans un état second, La semi-conscience est une terre fertile pour cultiver les choses de l’esprit, depuis la calambredaine infâme, comme ci-dessus, jusqu’au pouème le plus délicatement troussé. M’arrive d’en commettre, des pouèmes. Tiens, manière de vous époustoufler le mental, en voici un que je viens de gicler dans une seule exhalaison.

« Et que de moi s’envole ce qui vole.

« Et que me tue ce qui me tue.

« J’ai trop égrené de paroles

« Depuis que je me suis tu. »

Faut le faire, non ? On sent la qualité intrésèche du mec à cette coulée poétique qui lui dévale l’âme comme la pluie sur une vitre.

Ce tartinage pour vous expliquer qu’avant de mettre le panard sur la moquette, j’ai déjà procédé à une exploration minutieuse de la situation. Des lueurs me vacillent in the caberlot, entrecoupée de gags jaillis de moi, malgré moi, et dont je m’amuse comme un môme.

Bougez pas, une fable expresse pour finir, vous situer l’éclectisme à San-A.

« Un monsieur trouvait son immeuble trop petit.

« Il fit un vœu.

« Et il se trouva exhaussé. »

Si ça vous intéresse écrivez-moi : je les vends cinq francs pièce. Je fais pour la réunion mondaine, le banquet d’anciens combattants, le repas d’anciens-z’élèves, la noce de banlieue, le congrès rotaryen, le train-de-pèlerins-pour-Lourdes, les déplacements de l’harmonie municipale, l’anniversaire à tonton, les vingt-ans de Jeannette, l’enterrement-tout-terrain, la salle de garde, le comice agricole, le député-bon-enfant, le commissaire de bord, le Club Méditerranée, les joueurs de boules, le fin lettré, le fin diseur, le contrepéteriste, le maquignon, le patron-coiffeur, le thé de la baronne, le poste de police, l’équipe de foot en tournée, le chef d’entreprise, les jeunes mariés timides, le guide de musée, la marchande de poissons à la criée, le contrôleur de wagons-lits, le camp de nudistes et les ligues de ceci-cela. Le choix, hein ? Il a d’énormes possibilités, le gars ! Un éventail de Carmencita ! Le jour que je vas dégoupiller tout ça et que ça se répandra sur le monde, alors là, oui, on assistera à un fumant raz de marée, mes poules ! Le Santonio, il sera hissé à la place qu’il a droit. Couvert d’honneurs, de distinctions. Pour faire pipi faudra qu’il écarte ses médailles ! Mon drame, c’est que je prends pas assez garde à ma carrière. Les ceuss de mon entourage me grondent. On me conseille pourtant bien, avec une pertinence que j’en bredouille. « Débarrasse-toi de ton je-m’enfoutisme, ils me supplient. Fais acte ! »

J’ai jamais pigé ce qu’ils entendaient par là. Faire acte ! Moi, c’est sur une nana, que je fais acte. Sorti de là (si je puis me permettre) je vois pas comment je pourrais. Enfin bon, je vais essayer. Pour commencer, je ferai don du présent manuscrit à la Ville de Paris. La première frappe, sur I.B.M. électrique à boule ! Ruban bien encré, corrections (pas beaucoup) faites à la main de maître. En remerciement, ils me flanqueront citoillien donneur, j’espère ? Y a tout un plan de bataille à dresser. J’y songerai. La postérité ça se prépare. Regardez-les, tous : les grands compositeurs, les peintres célèbres, les écrivains à petits tirages, comment ils prennent leur piédestal, tout vivants, tout crus, pour pas se louper le posthume. Du travail de longue haleine. Ils se préparent à survivre au lieu de se préparer à mourir. Faut de la santé, je dis. Être très con, très content de soi, très un tas de trucs pour s’organiser l’absence avec autant d’acharnement.

Et après eux, leurs veuves continuent le boulot. Des gonzesses qui les ont fait chier noir toute leur vie et qui, dès que le maître est canné reprennent le flambeau, font tarter les mecs du Beaux-Arts de l’Hôtel de Ville, les comités, les ministres et leurs belles-sœurs pour organiser des rétrospectives Dugenou, des journées du souvenir Glandu, des Galas Montpaf. Ah ! la mascarade infâme ! Le culte dérisoire de la dorure ! L’inauguration de la rue San-Antonio ? Chiche ! Mais alors faudra que ça soye une rue à bordels et à pissotières, mes lapins. Ou bien une rue qu’aurait pas de maisons, rien de que deux longues palissades de part et d’autre, couvertes d’affiches invectivantes.

Mon bigophone trémulse. Machinalement je mate l’heure. L’horloge de mon beffroi-bracelet pend sept heures et demie. Tiens, qui peut-ce ? se demanderait le Gros. En v’là un qui déjà me manque. Le Gros, je peux jamais m’en passer très longtemps. Lui, quand il crache un poil, on sait qu’il ne s’agit pas d’un poil de brosse à dents. C’est un être formel. On n’en possède pas suffisamment.

— Allô, j’écoute !

— Je vous réveille, mon beau commissaire… Pardonnez-moi, mais je crois que c’est important.

La marquise. Sa voix distinguée, déjà bien timbrée, moulée comme les belles lettres de nos grandes vioques, avec des pleins et des déliés.

— De quoi s’agit-il ?

— Passez votre robe de chambre et venez chez moi sans perdre un instant. Je suis au 69, ce qui symbolise le signe du cancer, comme vous le savez.

Elle a un petit rire léger et raccroche.

J’obéis. Le temps de me vaporiser un coup d’eau de Cologne sur la devanture pour me refaire une physionomie, de chausser mes mules et d’enfiler ma veste d’intérieur signée Hermès et me voici à déambuler dans le grand couloir aux meubles folichons comme des sarcophages.

La porte de ma vieille amie est entrouverte.

Debout dans l’antichambre, la marquise m’enjoint de ne pas faire de bruit. Je relourde en souplesse avant de la rejoindre sur la pointe des nougats.

— En voilà des mystères, ma chère, chuchoté-je.

Elle m’entraîne jusqu’à son balcon, lequel surplombe une étendue fangeuse d’où montent des odeurs de soufre et des fumées marécageuses.

— Voyez, me dit-elle, mon appartement se trouve à l’angle de la construction, laquelle est en forme de « L ». La chambre située dans l’autre angle est celle de la secrétaire du signor Qualebellacoda. Je m’éveille tôt lorsque je suis en voyage. Tout à l’heure, je suis sortie sur le balcon pour respirer le matin, lequel ici, soit dit entre nous, sent plus la crotte que le foin, et j’ai aperçu la signorina qui prenait un bain de soleil sur une chaise longue, en slip et soutien-gorge.

In petto je regrette d’avoir raté ça. Mme de la Lune poursuit.

— Quelqu’un a frappé à sa porte, car elle a crié quelque chose du genre « Arrivo ». Puis elle est allée ouvrir. Comme vous pouvez vous en rendre compte, cher Antoine[52], la porte vitrée donnant sur le balcon ouvre à l’extérieur. La sienne formait miroir. Elle m’a donc permis de reconnaître son visiteur… Qui n’était autre que son patron. Ils se sont embrassés à bouche que veux-tu, puis la petite est venue baisser le store à lamelles afin de plonger sa chambre dans l’obscurité.

Je fixe ma vieille camarade d’épopée avec un intérêt accru.

– Étrange conduite pour un monsieur impuissant, n’est-ce pas ? fait-elle.

— Intéressant, conviens-je. Attendez-moi ici, je reviens…

Je bombe jusqu’à ma chambre pour y récupérer mon petit sésame. Puis je franchis toute la longueur du couloir et oblique à gauche. La chambre de Sylvana porte le numéro 71 ce qui n’est pas fait pour m’incommoder. Je vous l’ai dit, chaque appartement de l’hôtel comprend une salle de soins pour la cure. Cette salle communique bien sûr avec la chambre de l’intérieur, mais elle est pourvue également d’une porte donnant sur le couloir. Un regard circulaire m’informe que la voie est libre. Plaise à Dieu qu’il n’y ait pas de verrou tiré de l’autre côté !

J’introduis mon zinzin fureteur dans la serrure. Clic-clic-clac : servez chaud, le pêne obéit et la porte cède à mes instances. Je me coule dans la pièce. J’ai filé mes mules dans les larges poches de ma veste. Nu-pieds on fait moins de bruit et on adhère mieux au sol. Un court instant je demeure immobile, retenant mon souffle et exerçant mes yeux à la pénombre du local. Des chromes scintillent brièvement. Je retapisse la porte de communication et m’en approche en faisant moins de bruit qu’une ombre sur une tenture de velours. L’oreille collée au panneau de bois, j’écoute. Pas besoin d’avoir pris des cours du soir chez les dames radasses pour piger que le signor Qualebellacoda et sa secrétaire sont en train de s’envoyer en l’air, et tellement magnifiquement qu’il serait prudent de tendre un filet en dessous pour éviter un accident éventuel. Dedieu, cette séance ! M’est avis qu’il a bu de l’élixir de tricotine, Rafaello ! Sans doute l’avait-on déjà contacté et se trouve-t-il guéri, d’où sa réaction vis-à-vis du Dabe, cette nuit ! Toujours est-il qu’il met les bouchées doubles, le bandit ! Là là là, comment qu’il fignole ! Ce travail, madame Michu ! Cette technique ! Rien qu’à l’oreille je reconnais le boulot d’un maître. Il est orfèvre, Qualebellacoda. Campionissimo absolu ! C’est le Fausto Coppi de la bouillave ! Le Michel Angelo du pinceau frivole ! Un maestro incontestable !

La « collaboratrice » coopère prodigieusement. Une partenaire de haute volée, espérez un peu. La tronchette, c’est comme la danse professionnelle : faut une mise au point totale, un accord absolu. Chacun doit savoir ce que va faire l’autre une seconde avant qu’il ne le fasse. Imaginez des trapézistes qui au moment de se croiser dans le vide se demanderaient : « Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » Vous jugez de la catastrophe ! Moi, d’écouter cette musique ardente, ça me fait harder. Le besoin irrésistible me chope de visualiser le rodéo. L’ouïe, n’en déplaise à Mozart, c’est ce qui nous reste quand la télévision tombe en panne. Profitant d’un paroxysme dans leurs ébats, je m’aventure à ouvrir la porte donnant sur la chambre. Entrouvrir seulement. Mais faut du toupet, vous croyez pas ? Du doigté aussi. Ma technique, je vous la donne pour ce qu’elle vaut. Vous saisissez délicatement le loquet et vous pressez la porte contre son chambranle. Ne pas tirez tout de suite surtout, c’est dans ces cas-là que ça grince. Le mouvement contraire à la manœuvre souhaitée : appuyer. Ensuite, vous actionnez le loquet tout en continuant votre pression. Lorsque vous sentez que le pêne est dégagé de la gâche, vous tirez d’un petit coup sec. Faites gaffe aux courants d’air perfides qui peuvent donner de l’ampleur à votre geste. De la force. Une porte, ça se domine comme un bourrin. Faut pas lui lâcher la bride et garder les talons contre ses flancs. J’écarte donc celle-ci d’un centimètre et demi, ce qui suffit à un regard expérimenté pour exécuter un travelling panoramique.

À partir de cet instant, je me convaincs que les bruits ne m’ont pas abusé. Il ne s’agissait pas d’une bande sonore. Il y va de la tringlette, Rafaello ! Oh, tonnerre de Zeus, et comment diantre ! Au premier matage, on a l’impression qu’il calce la femme serpent, tellement elle est entortillée à lui, Sylvana. Une pieuvre ! Elle a douze jambes ou quoi ? Faudra un couteau à huîtres pour les désunir en fin de circuit. C’est la forêt vierge à elle toute seule ! Et lui le beau Tarzan, revu et modifié par Cinecittà ! Au moment où je prends connaissance de leurs perfos, il lui fait la bombarde moldave, mais alors il a transformé le poste de l’obusier, signor Qualebellacoda. Au lieu de se placer sous un angle droit, il a opté pour l’angle aigu, ce qui accroît la difficulté tout en améliorant le résultat. C’est un type à initiatives. Un réformateur. Je m’en confirme l’impression lorsque je le vois passer à la toupie à toupet, un exercice d’une rare audace qu’il faut être ceinture noire de chasteté pour oser se le permettre. Là encore il innove. La tradition, il s’assoit dessus pour se désendolorir les hémorroïdes. Comme vous le savez, généralement, pour la toupie à toupet on met sa main gauche sur l’épaule droite de la partenaire, et on lui tient le poignet gauche de la main droite. Lui il inverse l’ordre des facteurs, comme disait un receveur des postes. Pourtant ne m’a pas paru gaucher. Non, je vous répète, c’est du bonhomme qu’abhorre les conventions. C’est comme quand il lui entreprend le Retour de Monte-Cristo tout de suite après. Généralement y a qu’en France qu’on pratique cet exercice. Un peu en Belgique aussi, mais à la lisière. En réalité, malgré son appellation, il est d’origine inca, ce machin. L’aurait été rapporté du Pérou à la fin du siècle dernier par l’explorateur Ieftériva qui l’employa dans le 13e arrondissement d’où cette puissante réalisation amoureuse ne sortit pas avant la fin de la Première Guerre mondiale. Ce n’est qu’après le franc Poincaré qu’il se répandit à travers tout le territoire et fut rebaptisé Retour de Monte-Cristo, alors que son nom original, si j’en crois le Grand Larousse en huit cent trente-deux volumes, c’est Ouhtumfoulbrak[53].

Il est duraille de s’arracher à pareil spectacle. N’en déduisez pas que je tourne au petit voyeur voyou ; moi, la contemplation par trou de serrure et miroir sans tain, c’est pas mon blaud. J’appartiens à la catégorie agissante, seulement je suis un esthète de l’art et la façon que manœuvrent ces deux-là est si édifiante qu’on ne peut qu’admirer tête basse. C’est beau comme le mont Blanc sous la lune ou les chutes du Zambèze. Cependant, soucieux de ne pas être repéré par le couple, je m’esbigne sans prendre la peine de relourder. Il a une façon bien agréable de tromper l’attente, Qualebellacoda pendant que sa Baudruche prend son bain de merde. Notez qu’elle aurait rien à rouscailler, la grosse, compte tenu de ses extras avec le masseur. Le Rafaello, comment il s’est écrasé après avoir recouvré son énergie ! Pas un mot à la reine mère. Il la laisse en rideau définitivement.

Heureux de l’aubaine. Moralement, il a obtenu quitus. Il a sa conscience pour lui. L’est devenu mutilé du bâtonnet à cent pour cent. Elle est à l’âge, la chérie, où faut plus demander à son bonhomme d’avoir été et d’être encore. La retraite anticipée, il l’a obtenue grâce aux loustics de la Couillognum’s Agency. Dorénavant, l’avenir (ou ce qui en reste) lui appartient en toute propriété. Il peut faire reluire des nénettes sans garder une part pour Madame, ce qu’est toujours préoccupant. Moi, je sais des mecs qu’ont la vie gâchée par le devoir conjugal attardé. Des qui doivent pas tout dépenser leur tempérament pour pouvoir encore figurer honorablement dans le lit matrimonial, qu’autrement leur mégère grimpe en mayonnaise et revendique de manière cinglante. À un tournant de l’âge où les prouesses se raréfient, avouez que c’est désastreux, non ? Heureux ceux qui peuvent s’affranchir de ce joug. Le signor Rafaello a été sauvé par le gong. Avec le recul, il doit se dire que ç’a été la bonne aubaine dans le fond, cette aventure. Le conte de fées inespéré. Désormais, il a repris son autonomie vis-à-vis de sa vieille patate. Non seulement elle ne peut plus lui réclamer de brossi-brossage, mais, qui mieux est, elle le fera jamais plus tarter avec des crises de jalousie.

C’est la voie romaine qui s’ouvre. Reste plus qu’à mettre sa technique au service des jouvencelles. À butiner des chaglaglates mordorées.

Heureux homme.

Je regagne ma chambre en réfléchissant. Tout compte fait, je n’y trouve pas mon compte, moi, dans cette aventure. La piste Qualebellacoda est sciée, archi-sciée puisque le bonhomme a déjà été contacté et que tout est rentré dans l’ordre pour lui. C’est bien la mouscaille : pour l’ultime client, voilà que j’arrive trop tard.

Je marche lentement, plongé en mes pensées moroses. Quand soudain, j’aperçois quelque chose qui me fait cabrioler le guignol.

Le couloir est désert, silencieux. C’est l’heure où la clientèle mijote dans la boue nauséabonde. Elle est là pour ça, la clientèle : qu’on la couvre de fange entièrement ! Elle paie pour se faire rouler dans la gadoue. Faut lui en filer jusqu’au pif, de la bonne merdouille fumante. L’oindre jusqu’aux orteils, sans oublier le zigomard, des fois qu’il choperait des rhumatismes aussi, biquet. Les gens, ils aiment le merveilleux, c’est leur vocation intime. On leur affirmerait qu’ils doivent macérer dans une fosse d’aisance pour se guérir l’eczéma ou se prémunir contre le cancer, vous les verriez passer leurs vacances dans des citernes de chiotteries. Notez que je m’insurge pas contre les vertus curatives de la fango d’Abano. Elles existent d’une manière ou de l’autre pour que tant de gens viennent s’y rouler, s’en tartiner le baquet, s’en mastiquer les raies, s’en farcir les orifesses. C’est seulement de la manière que je rigole. De l’humilité que ça implique à la base.

Mais je vous disserte intempestivement, mes brutes. Vous en êtes restés au « quelque chose » qui me file une méchante décharge dans les cerceaux. Votre petite (toute minuscule) gamberge se cristallise là-dessus. Inutile de vous assécher le cervelet. Ce qui me provoque le spasme ci-dessus, c’est une pancarte « Do not disturb » accrochée à un pommeau de lourde. On a tracé au crayon feutre un large cercle rouge dans la partie blanche de l’écriteau.

* * *

Mme de la Lune, lorsqu’elle est barbouillée de crème hydratante, elle ressemble un peu au masque mortuaire de la Pavlova. Avec son turban en tissu éponge, son peignoir blanc, ses grandes mains belles et flétries, elle devient inquiétante. Une espèce de divinité antique dont les pouvoirs mystérieux flottent dans l’air à la ronde.

Elle écoute mon récit en polissant ses belles griffes de vieille panthère repue.

— Eh bien, soupire-t-elle, après que je me suis tu, voilà une relance inespérée. Si je résume bien : le beau signor Qualebellacoda n’est plus impuissant, il fait brillamment l’amour avec sa secrétaire pendant la cure de son épouse et malgré sa première réaction qui a été d’envoyer promener le faux maître chanteur, il souhaite établir un contact avec l’Organisation. Que comptez-vous faire, mon bel Antoine ?

— Ma foi, la conduite à tenir est dictée par l’événement, je vais établir le contact. Il est passionnant de savoir ce qu’il a encore à voir avec des gens qui lui ont rendu son honneur de mâle après le lui avoir soustrait.

Je cramponne le téléphone et réclame Parigi dans les plus brefs délais. Comme nous ne sommes pas en France, j’obtiens la communication en un temps très court.

— Oui ? me dit le Vieux.

— Ici, San-Antonio, patron.

En trois phrases succinctes (les meilleures), je l’affranchis.

— Appelez immédiatement Qualebellacoda, conclus-je. Mais au lieu de le demander personnellement, réclamez la chambre 69. C’est la fille qui vous répondra. Ils seront très impressionnés de voir que vous les savez ensemble. Qu’un correspondant parisien soit tenu au courant de la chose à la minute même où elle se produit ne manquera pas de les inquiéter. Il se peut que, par prudence, le signor refuse de prendre la communication. En ce cas dites à sa secrétaire que son patron ait à se trouver cet après-midi au café des Doges et des Pigeons réunis, calle Bombe, près de la place San-Marco.

— Entendu.

Je raccroche pour laisser agir mon boss vénéré.

— Quel est votre sentiment ? interroge la marquise qui se débarrasse de son enduit devant la glace de sa coiffeuse.

– À vrai dire, je flotte un peu, ma chère amie. Cependant, je pense que le coup de fil de cette nuit a alarmé le digne homme et qu’il a regretté après coup son mouvement d’humeur. Cet appel de Paris a dérangé sa félicité. Il se demande pourquoi il est encore en butte aux tracasseries de la bande et il veut en avoir le cœur net.

— Bien entendu vous allez vous rendre personnellement à ce rendez-vous ?

— Et comment !

— Qualebellacoda va vous reconnaître, monsieur l’abbé.

— Peu importe, sa surprise ajoutera à son désarroi.

— Qu’espérez-vous ?

— Un récit détaillé de son aventure. Il lui sera impossible de nier l’évidence. Peut-être apprendrai-je des choses intéressantes. C’est ma dernière carte…

— Et s’il ne vient pas au rendez-vous ?

— Il viendra. À cause de sa mémé dont il a la trouille. Il viendra car il va claquer des dents en comprenant que nous sommes au courant de sa liaison avec Sylvana. Les vieux maris sont des gens très vulnérables, marquise, l’ignoriez-vous ?

* * *

Tout change.

Le monde, comme disent les écrivains qu’ont une certaine instruction et la manière de s’en servir, est en mutation.

Ainsi, tenez, Venise bascule.

Dans la flotte d’abord, ce qui est la conséquence d’une grave lacune[54] ; dans l’américanisme ensuite, ce qui somme toute est encore plus grave. Par exemple, les gondoliers, lorsqu’ils donnent leur aubade aux connards vautrés sur les tapis de leurs embarcations de rêve, au lieu de gazouiller les canzone de jadis, « brament » Stranger in the night et les orchestres de la place Saint-Marc abandonnent O sole mio pour Love Story. J’avais gardé un bon souvenir du café des Doges et des Pigeons réunis. Y a pas si longtemps encore, on s’y croyait en Italie. Mais lorsque je franchis la porte béante, je déboule dans du formica, du néon, du métallisé et du juke-box vociférant. La refonte anonyme ! Chiasserie ! Bientôt on créchera tous, gens de Bombay ou de Courbevoie, de Pékin ou de Glasgow dans le même buildinge concentrationnaire. Faut se soumettre, s’adapter. Le règne des promoteurs bat son vide ! On est à l’heure du marchand de clapiers. En cellules, mes drôles ! Chacun sur son rayon de béton peinturluré faux marbre. Matériaux de feurste choix ! Finition garantie ! Loggia à bégonias ! Box pour la tuture, donc pas à rebeller !

Des jeunes gens jeunes filles à crinières indécises consomment du Cocu-collé en écoutant glapir. Des touristes bedonnants écrivent les cartes postales annuelles devant leurs verres vides. Les serveurs grognons enterrent la tradition du service italien. De nos jours tout le monde paraît se faire suer énormément, où qu’on aille. On n’aperçoit que frimes de traviole, airs butés, regards hostiles. Je nous fais l’effet d’une horde de loups sur le qui-vive, prêts à s’entre-déguster au moindre signal.

Un regard circulaire. Pas de Qualebellacoda dans la masure. Il est trois plombes et demie. J’aurais cru qu’il allait se pointer en avance, le fringant caramboleur. Peut-être qu’il a du mal à se dépatouiller de bobonne ?

Je me place dans un coin discret entre un tourniquet distributeur de chips et un merveilleux tableau laqué représentant un coucher de soleil sur Hong Kong et je commande un Cinzano Bianco on the rocks.

Du temps s’écoule.

Vous dire combien ça ne vous avancerait à rien, et puis ça fait tout de suite grève-du-personnel-navigant.

Du temps, quoi !

La marquise qui m’a accompagné à Venise visite je ne sais plus quel palais dont elle raffolait déjà à l’époque de son voyage de noces.

Je dois la retrouver tout à l’heure, près du bouquiniste installé à l’angle de la place San-Marco et du quai.

Je scrute la foule qui déambule de son petit pas chenilleur par les ruelles dallées de la ville. Les touristes en vadrouille, on dirait un troupeau d’ânes sans maître essayant de retrouver son écurie. Il est morne. Il fait bâté. Il remue les oreilles. S’arrête. Regarde il ne sait quoi, repart…

— Ben quoi, signor Qualebellacoda, vous arrivez, oui ou merdre ? murmuré-je for-intérieurement.

C’est alors que ça se passe. Deux bonshommes que je n’avais pas remarqués, trop occupé à me détroncher pour guetter la venue de Rafaello, viennent s’asseoir délibérément à ma table. L’un à mon côté, l’autre en face de moi.

Je les fusille d’un regard noir, déjà prêt à leur faire observer qu’il y a de la place libre ailleurs. Mais je pige immédiately à leurs bouilles, que c’est après bibi qu’ils en ont. Le premier est très gros, avec le visage plat et rond de Mao-Sait-Tout. C’est un beau bébé pour son âge, entièrement nourri au gaz d’éclairage. Il ne respire pas la santé : il l’exhale. Le second est mince et porte un grand chapeau de feutre qui le fait ressembler à un champignon d’une espèce plutôt vénéneuse.

Ce dernier sort une carte de sa poche et me la montre.

« Polizia ».

Vu, pigé. Le sac d’embrouilles. Qualebellacoda a prévenu les matuches. Va falloir que je me blanchisse la frimousse. Fichu contretemps !

— Vous allez nous suivre gentiment, me murmure le gros au visage lombaire. Il est peut-être inutile de vous passer les menottes, hé ? Un curé, ça ferait mauvais effet. Ici les gens ont encore un certain culte pour tout ce qui est religieux.

— Je crois qu’il y a maldonne, messieurs, soupiré-je, on voyage pour la même casa.

À mon tour j’exhibe ma carte. Échange de bons procédés. Ces messieurs l’examinent pour voir comment elle est faite. Ils la déchiffrent à mi-voix, alternativement puis le Champignon la repousse du bout des doigts dans ma direction, sans marquer de considération confraternelle excessive.

— Allons nous expliquer ailleurs, décide-t-il. Vous avez payé votre consommation, signor ?

* * *

Un canot automobile battant pavillon italien nous attend sur le canal d’à côté. Un gars en manches de chemise, cravaté de noir, lit un journal illustré à l’arrière de l’embarcation. En nous apercevant, il plie posément son imprimé et met le moteur en marche. La pétarade du 35 CV Johnson nous évite de parler. D’ailleurs, contrairement à la tradition exigeant que les Italiens soient volubiles, ceux qui m’escortent ne mouftent pas.

Je me fais un peu honte, dans ma tenue de cureton. J’ai l’air d’un flic d’opérette. Ou alors c’est Tintin que je leur interprète, aux zhomologues ritals. Tintin sur le sentier de la guerre ! Avec Mme la marquise dans le rôle du capitaine Haddock. J’aime pas que ça tourne court. Juste au moment où je croyais qu’on repartait vers des horizons neufs ! Tu parles… La vraie pétaudière.

Nous suivons à petits teuf-teuf le canal Lacrymal. Ça bouillonne épais derrière nous. De lourdes vagues vert sombre se convulsent contre les nobles façades Marco-Poliennes. Pas étonnant qu’elle crève, Venezia avec ce tohu-bohu de moteurs. Carbonisée par le pétrole, comme tout le reste. Ah bon Dieu, vivement qu’ils soient taris les gisements d’or noir ! Vidés à fond, bien desséchés une bonne fois, qu’on n’en parle plus.

On passe sous des ponts enchanteurs. Mes collègues transalpins lèvent instinctivement la tête pour mater sous les jupes des dames touristes pas trop locdues. Elles font des signes, ces idiotes, en montrant leurs miches rouges d’anglo-saxophones. « Bonjour, bonjour ». C’est surtout aux tarderies qu’on voit le dargif, la culotte, la cressonnière avec déballement de cellulite et plaies variqueuses en supplément. Rarement vous apercevez les intimités d’une belle jouvencelle. Par contre la vue est libre sur les énormes poubelles mal fagotées, les vieilles chleuhes grasses à fondre, les grandes juments scandinaves baraquées comme la tour Maine-Montparnasse et belles comme des brûlures, les Anglaises découpées à la cisaille dans de la tôle de 4, les matrones de bistrot franchouillardes, toute une faune désespérante qui te fout des regrets d’être homme, qu’à les regarder tu te voudrais infusoire ou mollusque, voire simplement végétal à feuilles caduques.

Venise…

Le nom est plus mot en français. Plus près de la vérité. Venise n’est pas Venezia, c’est Venise. Les façades ocre sales défilent sous mes yeux. J’admire les fenêtres à meneaux, les grosses grilles rouillées, nouées comme des rubans, les énormes portes limoneuses qui achèvent de faire naufrage derrière leurs vestiges d’embarcadères moussus. Je suis venu visiter trop tard. Fallait se pointer à l’époque de Casanova, quand ça ressemblait encore à la Venise du Châtelet. Maintenant on ne peut plus assister qu’à son agonie pétaradante.

On prend un canal plus petit, celui de l’Urètre, je crois bien avoir lu. Des gondoliers secoués par notre passage bouillonnant maugréent en actionnant leur pelle à gâteau. Ils ont l’air de croquemorts à présent. Ce sont les fossoyeurs qui plantent Venise dans la mer et l’ensevelissent à gestes tendres, en souvenir…

On tournique encore, à droite, à gauche. Les canaux deviennent de plus en plus étroits et sombres. La flotte vire à l’encre de Chine. Enfin, le pilote réduit les gaz au maxi. On vire à angle droit dans un immeuble qui semble être fait avec des algues empilées. Drôle de garage ! Une vraie grotte ! Obscure comme le fin fond d’un trou de balle. On s’amarre à un anneau scellé dans la muraille. J’aperçois un escalier à peu près complètement immergé. Seules les deux dernières marches émergent de l’eau noire. Le Champignon saute prestement du barlu et me propose obligeamment la main. Je le rejoins sur une étendue glissante où je dérape et manque de m’étaler. Le gros Mao me retient in extremis, comme on dit en anglais.

— Venez ! m’intiment-ils.

On prend un couloir que je n’avais même pas aperçu tant il est ténébreux. Je suppose que nous nous trouvons sous un poste de police quelconque. Les deux flics se dirigent là-dedans comme deux aveugles guéris dans les jardins du Luxembourg en plein après-midi de soleil. Un escalier très roide, aux degrés brefs.

Et puis une porte cloutée et plus bardée de ferrures qu’un coffre de corsaire. Ils ont la clé. On prend pied dans une immense salle voûtée. Le sol est carrelé en faïence bleue. Les fenêtres sont Renaissance. Il y a des lanternes de procession aux murs, en guise d’appliques. Pour tout mobilier, une immense table au plateau plus épais qu’un matelas pneumatique et des fauteuils massifs.

— Asseyez-vous ! me dit le Champignon.

Il ôte son chapeau et cesse d’être un champignon. Sa tête rasée ressemble à un moignon de platane fraîchement taillé. Il jette l’immense bitos au bout de la table. Le bada tombe et le gars ne se donne même pas la peine de le ramasser. Il se place à califourchon sur un bras de fauteuil et allume une cigarette. Pendant ce temps, Mao va décrocher un téléphone mural et dit brièvement à quelqu’un que nous sommes arrivés.

Tout ça est très impressionnant. On se croirait revenu au temps des doges. Moi qui regrettais de me pointer à Venise en ce siècle merdouillard ! Peut-être vais-je avoir droit à une petite rétrospective historique à prix de faveur, non ?

Parce que, enfin, j’ai beau être crêpe comme une fête bretonne, je commence à comprendre que je ne suis pas dans un poste de police.

R comme rapine

Je veux bien que nous sommes à Venise, mais quand même.

Faut le voir pour le croire…

Et même lorsqu’on le voit, on se dit que c’est pas vrai.

On a envie de crier pouce, de rigoler et de jeter des confettis.

De quoi se l’extraire et se la mordre, mes chéries.

De quoi se l’enrubanner pour se la déguiser en mirliton.

De quoi se la rouler dans du caramel fondu pour s’en faire un sucre d’orge, après avoir suivi des cours d’homme-serpent.

Moi, quand je vois radiner trois bonshommes en cagoule, après une plombe d’attente dans la grande salle fraîchouillarde, en compagnie de mes deux sbires silencieux, je me frotte les carreaux pour m’assurer qu’ils n’ont pas fondu.

— Vous tournez un film sur le Ku-Klux-Klan ? ricané-je.

Les arrivants font comme s’ils n’avaient rien entendu. Ils vont s’asseoir de l’autre côté de la grande table. Le petit vilain ramasse alors son grand chapeau qui gisait toujours au sol et se met à le tortiller respectueusement dans ses doigts, comme un qui vient demander si la place de balayeur est encore vacante.

Dans un aréopage, c’est toujours le mec assis au milieu qui prend la parole, vous noterez. Que ça soit au tribunal ou à un examen.

Le président ! Personnage sacro-saint.

Un président, ça se place au centre, ça se juche plus haut que le reste et ça cause !

Mon président, à mézigue, il parle français avec un accent rocailleux.

Ayant croisé ses mains sur la table dans un mouvement plein de calme et de sérénité, il murmure :

— Je voudrais voir vos papiers, s’il vous plaît.

Commak, très poliment, d’un ton feutré par son éteignoir.

Une cagoule, y a rien de plus impressionnant. Votre poissonnier s’en filerait une sur la pipe, il vous intimiderait, parole ! Les deux trous en amande pour les yeux pleins d’ombre qui font c’t’effet. Et puis l’extrémité pointue… La légende qu’entoure aussi. Inquisition ! Tortures…

Sans barguigner je dépose mon porte-cartes sur la table. Il le prend, l’examine, le passe à ses assesseurs et demande :

— Pourquoi vous déguisez-vous en prêtre ?

— Mande pardon, monsieur le président, dis-je sans montrer d’impatience, peut-être serait-il bon que je sache à qui j’ai l’honneur. Je crois qu’on a oublié de nous présenter. Ces messieurs (je désigne Mao et l’ex-Champignon) m’ont déclaré être policiers, je les ai suivis de confiance, mais il semblerait qu’ils m’ont joué une petite farce vénitienne, n’est-ce pas ?

— Ce sont bien des policiers, assure le cagoulard central.

— Ne me dites surtout pas que vous êtes le commissaire principal, ou alors c’est que les méthodes italiennes ont changé.

Je crois déceler un rire derrière l’étoffe noire.

— Monsieur, me dit-il, je comprends parfaitement votre étonnement. Je vous demande de passer outre. Nous n’avons pas de mauvaises intentions à votre endroit, seulement il est indispensable que nous sachions tout de votre activité. Vraiment indispensable. Dans l’intérêt général et particulièrement dans le vôtre, je vous engage a parler. Toutefois, je dois préciser qu’au cas où vous refuseriez nous aurions recours aux méthodes les plus regrettables. Elles seraient humiliantes pour tout le monde, et de plus très douloureuses pour vous.

— Vous ne pouvez vraiment pas me préciser qui vous êtes ?

— Non, vraiment pas !

C’est net. Y a comme un début d’irritation dans la réponse. Moi, vous me connaissez ? Je me prends à part pour une petite conférence au sommet histoire de peser le pour, le contre et leur emballage. Je me dis textuellement ceci : « Mon petit San-Antonio, tu as réussi au-delà de tes espérances et te voilà à présent au cœur de cette bande que tu pourchassais frénétiquement. Il s’agit de jouer serré car ta santé est en cause. Si tu berlures ces messieurs, les choses se gâteront comme un cageot de pêches oublié dans un wagon de marchandises. Par contre, si tu étales bien tes brêmes, t’as une minuscule chance de passer à travers les fines mailles du tamis. »

Drôlement gambergé pour un homme seul, hein ? Y en a, pour s’auto-exprimer ainsi, il leur faudrait suivre des cours d’éloquence à la Fondation des sourds-muets de Saint-Cloud ! Et encore, ils trébucheraient de la pensarde, se prendraient les pieds dans les adjectifs…

— Ma foi, cher monsieur, soupiré-je, je vois mal comment je pourrais résister à votre aimable sollicitation. Je vais donc, pour peu que vous ayez du temps à me consacrer, vous narrer cette histoire par le début.

Et me voilà parti au rapport, mes gugus.

Dans notre job, on apprend à rapporter avant toute chose. En matière de poulaillerie, agir c’est bien ; savoir résumer son action, c’est presque mieux. Je sais des confrères qui ne connaissent que des échecs mais qui possèdent du style. D’autres qui sont terriblement efficaces mais qui sont empêchés de la pointe Bic.

Invariablement, ce sont les premiers les mieux notés. La composition française a toujours un très haut coefficient chez nous. De même, faut soigner la présentation. Le titre, tenez, bien moulé, en belle ronde dodue, avec plein de petits poils de cul ornementeurs, ça impressionne. Et les mots soulignés de rouge ! Les épithètes ronflantes que ton supérieur doit se feuilleter le Larousse pour en pénétrer le sens, c’est pas dégueu non plus. Vachetement payant tout ça ! Agréable à lire.

Donc, pour ce qui est de résumer une tartine à incidences, je crains nobody. Et pourtant, oralement c’est plus duraille qu’analement. On doit se gaffer des répétitions, contourner le rabâchage, choisir ses termes à la volée.

J’y vais de ma chanson de zest. Bien posément, du pas appuyé d’un laboureur arpentant les sillons de son trente-trois tours.

Je bonnis and clame !

Tout.

La panique des grands zeuropéens frappés dans leur zœuvres vives.

L’Angleterre avec Mac Heuflask, et puis la chère vaillante Belgique, le cadavre de Frida Kramer. L’Allemagne et ce dingue de Von Dârtischau-Klamar ; la capture manquée de Peter Blut. La Suisse, son illustre chef d’orchestre, l’attentat, la baguette sectionnée du Maître… Mon dernier atout italien : le signor Qualebellacoda, pas du tout constipé des claouis, quoi qu’il en dise, ardent escaladeur de secrétaire au contraire. L’intervention du Vieux, depuis Paname… Tout, quoi ! Je vous le répète.

Ces messieurs ne m’interrompent pas. Je chanterais la messe à des carmélites, j’aurais pas un auditoire plus recueilli.

— Pourquoi ce piège au signor Qualebellacoda ? demande le « président », longtemps après que je me suis tu.

— Pour l’amener à se confesser. Puisqu’il a récupéré sa virilité, c’est qu’on lui a apporté la guérison, il me paraissait souhaitable de savoir par qui il l’a obtenue et sous quelle forme. Seulement, si je comprends bien, le signor Qualebellacoda a prévenu la police ? Manque de pot pour moi, il est tombé sur des flics affiliés à votre organisation, et me voici entre vos mains. Je suppose que la tentation de me faire disparaître est très forte chez vous. On ne doit pas aimer les gens qui en savent trop long. Cela dit, permettez-moi de vous faire remarquer que mon chef est au courant de tout et que mon décès serait très mal vu.

L’autre hoche la tête.

— Votre chef n’est pas au courant de votre présence ici, commissaire. Et si vous saviez combien de gens reposent au fond de la lagune enchaînés à un bloc de fonte, vous comprendriez que votre éventuel cadavre n’est pas une chose préoccupante.

Un vilain frisson me dévale l’escalier de secours. Je réalise pleinement que mes instants sont comptés. On va me liquider à tête reposée, sans haine et sans crainte, parce qu’ils ne peuvent pas agir autrement !

Curieux. Je voyais pas les choses tourner au vinaigre de cette manière brutale. Le plancher s’effondre sous mon poids alors que j’y gambadais d’allégresse. Une sale impression, les filles ! La chute libre, inattendue dans le noir. Voir Venise et mourir ! Dans pas longtemps les vaporettos me passeront au-dessus de la tronche et les poissecailles étonnés viendront me reluquer sous le nez au fond de la belle eau verte où tremble le reflet des palais.

Les trois « juges » se lèvent et quittent la grande salle sans m’adresser un œil. Le soleil rasant joue dans les vitraux. On n’entend que le « Oï » des gondoliers, au loin, avertissant de leur présence dans les carrefours et aussi, parfois, le grondement d’un moteur brassant a flotte cloaqueuse.

Le Champignon fume toujours. Mao grignote des pistaches qu’il puise à même sa poche, par petites pincées et qui craquent sous ses dents comme des hannetons morts.

Je poireaute ainsi une heure encore, roulant des idées pas folichonnes et essayant de m’accrocher à un quelconque espoir. Mais l’espoir, dans un cas pareil, c’est moins que pas grand-chose avec rien autour ! Le seul brin d’intérêt subsistant, c’est que je commence à piger la genèse de l’affaire.

Allons, je ne mourrai pas idiot !

* * *

— Venez !

On redescend l’escalier humide conduisant au hangar à barlus. L’endroit sent la vase, la grotte inexplorée. Rien de plus féroce comme odeur que celle de l’eau plus ou moins morte. La flotte, ça ne pardonne pas, ça doit vivre à toute pompe pour rester sain. Moi, j’aime que les torrents de montagne, cristallins et limpides. Dès qu’une eau paresse, elle m’inquiète. Je suis contre les méandres, bien que j’aime la Seine. Notez, la Seine, je ne l’aime qu’à Paris. En amont ou en aval, je la trouve tarte. Véhicule à miasmes, à crottes, à déchets. Hémorragie d’usines louches ; empoisonneuse d’océan. Serpent arsénieux qui se faufile à travers les prairies dont il pollue les berges. Monstre pissat de Pantruche, bien fétide. Le goujon tourne poisson-chat. Bientôt, à frétiller dans la gadoue industrielle, il deviendra noir, gluant et il lui poussera des moustaches à la Mathieu.

Ici, à Venise, la tisane vire au jus de bonbonne à tête de mort. Elle s’épaissit comme le fond de la bouillabaisse. Devient de jour en jour plus sombre. On s’entre-pourrit, les mecs. Avec une stupéfiante sérénité. Chacun distille sa petite décoction empoisonnée, verse son infusion de ciguë dans la marmite infernale collective. C’est la grande crève organisée, à frais communs.

Contrairement à ce que je supposais, on ne remonte pas dans le canot. Mes deux messieurs me drivent vers une autre entrée aussi duraille à retapisser que la première dans la pénombre. Celle-ci prend au fond du hangar. Elle est fermée par une grille énorme dont ils ont la clé. Quelques centimètres d’eau baignent de larges dalles disjointes. Le Champignon (il a recoiffé son Borsalino) lève la main. Il actionne un commutateur et quelques maigres ampoules poussiéreuses, servant de supports à des toiles d’araignées, éclairent un long couloir voûté qui paraît interminable. On chemine en pataugeant. Par endroits la flotte recouvre nos godasses. On en a jusqu’aux chevilles.

« San-Antonio joli, songé-je en marchant (car je ne suis pas comme vous, moi : je peux penser tout en me mouvant) tu devrais essayer quelque chose. Ils ne sont que deux. Et toi tu es le commissaire San-Antonio. Donc y a disproportion de forces. Un grand coup de savate en arrière dans les roustoches de Mao qui te suit. Une manchette japonaise, voire cambodgienne si tu ne veux pas aller si loin, sur la nuque du Champignon, et t’as l’accès au barlu. Je veux bien que le pilote s’y trouve, mais tu peux également trouver une formule cabalistique pour lui cabalister la calebasse. Alors, décide-toi avant qu’il ne soit trop tard ! »

Va te faire lanlaire, oui ! Vous croyez que je m’obéis ? C’est compter sans mon démon intime. À une écrasante majorité je vote la soumission. Oh, pas par trouillance, mais par curiosité. Vous avez bien ligoté, mes salingues ? Par cu-rio-si-té ! Parfaitement, je risque ma peau pour en savoir plus. Je suis payé pour appliquer cet axiome : la vérité n’a pas de prix !

Il mesure au moins cinquante mètres, ce foutu couloir. Et m’est avis qu’il est en pente car le niveau de l’eau monte encore. Bientôt, on en a jusqu’aux mollets. Enfin, parvenu à l’extrémité de ce long boyau, on oblique à droite (ou à gauche si ça vous arrange, je ne suis pas un auteur capricieux !).

Terminus ! Une nouvelle grille dont les maillons sont plus gros que mon poignet. Le Champignon l’ouvre. Illico après, à moins d’un mètre, il y a une deuxième porte. Celle-là posée récemment. Elle est pleine. En fer, avec de belles pentures musclées, des serrures et des verrous de bas en haut. Moi, j’aurais des valeurs à placarder, c’est ici que je viendrais les entreposer. D’abord elles seraient au frais, ensuite je n’aurais pas peur des effractions. Vous parlez d’une citadelle ! Un coffiot de banque suisse ! La maison Bauche mystifiée ! Fichet ridiculisé !

Moi, je me dis en découvrant cette armada de bouclage : « Si on t’enferme là-dedans, c’est pour que tu ne puisses pas te sauver. Si on craint que tu te sauves c’est qu’on te laisse provisoirement en vie. »

J’aime ce genre de provisoire.

Cric-crac… Croaoun-bing… Chplok… Huiüiit…

Font les serrures et les verrous en se soumettant à la volonté du Champignon.

La porte s’écarte.

Le Champignon aussi.

Mao me file un coup de pompe dans le train des équipages et je suis catapulté en avant. Je devine des marches.

Les rate.

Je plonge dans une eau dont je déguste bon gré mal gré quelques centilitres.

Même additionnée de Ricard dans la proportion fifty-fifty, elle resterait insalubre.

La porte se referme avec un claquement sépulcral. Je retrouve tant mal que bien mon équilibre. J’ai de l’eau jusqu’à mi-cuisses. Il fait nuit. Une nuit de plusieurs siècles, fétide, décomposée.

Je crache comme un perdu l’honteux liquide qui me flanque un goût de pourriture dans la bouche.

Me voici dans un cul-de-basse-fosse, les mecs.

Un cul-de-basse-fosse qui contiendrait un lavement ! J’avance à tâtons… Au bout de trois pénibles enjambées, mes mains investigatrices rencontrent une muraille crémeuse de limon.

— Qui êtes-vous ? demande soudain une voix.

Vous l’avouerai-je ?

J’ai peur !

Ces mots qui sortent de la nuit, du cloaque, de manière si inattendue me font chocotter. Je retrouve je ne sais quel effroi d’enfant. Quand j’étais tout chiareux, j’avais la trouille d’aller tout seul dans ma chambre, la nuit venue, et mes parents se lamentaient, redoutant que je devienne un couard, plus tard…

— Qui êtes-vous ?

La question m’est posée en italien. Mais j’y décèle un fort accent étranger.

— Commissaire San-Antonio, de la Police parisienne, celle de l’élite, ricané-je.

— Oh ! je vois, dit la voix d’ombre d’un ton entendu.

— Si vous voyez, c’est que vous êtes nyctalope, auquel cas je vous félicite, réponds-je. Et vous, cher compagnon de trempette, qui êtes-vous ?

— Devinez !

Ça me part comme le verre de trop qu’un ivrogne s’est obstiné à ingurgiter[55].

— Peter Blut !

— Gagné.

Me faut un chouia de moment pour encaisser cette surprise.

— Vous avez des ennuis ? finis-je par demander assez cul-ment, du ton qu’on prend un jour de pluie pour faire remarquer à une personne de rencontre qu’il pleut.

— De très graves ennuis, à cause de vous, me déclare calmement l’Allemand.

– À cause de moi !

— Disons que vous avez eu la langue un peu longue, comme je crois que l’on dit chez vous.

Ce qu’il y a d’agréable avec un garçon comme San-Antonio c’est qu’il comprend vite. Un mot lui suffit pour fomenter une révolution de pensée, accomplir un coup d’état cérébral et s’emparer de la vérité par la force de son intelligence.

— Ah bon, m’exclamé-je, cette fois, j’y suis !

— Hum, vous croyez ?

— J’en suis certain. Je viens de boucler la boucle…

— J’eusse préféré que vous la boucliez en un lieu plus accueillant, soupire Blut. Cela va très mal. Pour tout dire, je ne me fais pas d’illusions sur mon sort. Mais quoi, il faut savoir perdre. Un banco est toujours très aléatoire.

— Le vôtre était désespéré, dis-je.

— Ce n’est pas mon avis, sans votre intervention, je suis certain que j’aurais réussi.

Il parle posément comme un financier discuterait des tendances de la Bourse. Son destin ne le préoccupe pas.

— Permettez-moi de ne pas m’excuser, enchaîné-je, j’ai fait mon métier.

— De façon impeccable. Vous avanciez à pas de géant et ça m’a cassé… comment dit-on ?

— La cabane, Herr Blut. Je vous ai cassé la cabane.

— Dommage, j’allais réussir un exploit rare.

— Encaisser un monstrueux tas de fric, n’est-ce pas ? Et ce dans des devises multiples, depuis votre kolossal mark jusqu’à la trébuchante livre en passant par le solennel franc suisse ! Entre nous, vous possédez l’antidote du couillognum ?

— Non. IL N’EXISTE PAS ! À ma connaissance, il n’y a que la grosse dame qui vous accompagne qui soit capable de réparer les méfaits de nos piles… Un don de guérisseuse, je suppose ?

— Donc, vous bluffiez les victimes ?

— Si vous voulez. Je leur apportais un peu d’espoir sous forme d’eau parfumée à la menthe.

— Et vos maîtres ignoraient ce trafic ?

— C’est vous qui le leur avez appris. D’où la raison de ma présence dans cette geôle. Je m’étais réfugié à Venise, après votre descente chez moi, à Hambourg ; je m’y croyais en sécurité. Et puis crac, la tuile ! Vous ! Encore vous, toujours vous ! Bien entendu j’ai nié mordicus. Je nierai jusqu’à mon dernier souffle, c’est mon ultime chance. Si vous étiez un homme avisé, commissaire, vous modifierez vos déclarations pour me sauver la mise.

— En échange de quoi ?

— D’un coup de main sérieux. Je suis apte à faire des révélations intéressantes, vous vous en doutez ?

— Elles ne me mèneront pas loin, soupiré-je. Car à présent j’ai compris à qui nous avons affaire.

— Ah oui ?

— Chose marrante, c’est en pensant à votre raison sociale de couverture que l’idée m’en est venue. Les vins de Sicile… Tout a commencé à Palerme, non ? J’entends, pour vous ?

Il soupire.

— Oui, tout. À cause d’une fille dont je suis tombé amoureux. Son père « en » faisait partie. J’ai été amené à rendre des services. On m’a, sinon adopté, du moins utilisé. Vous le savez, depuis quelque temps, « son » pouvoir s’étend. « Elle » a débordé du cadre étroit de l’île et de celui, beaucoup plus vaste, des États-Unis. Maintenant « elle » s’implante dans toute l’Europe occidentale. « Elle » a d’énormes ambitions. L’époque lui est favorable. « Elle » gagne du terrain. « Elle » est à la veille de tenter un très grand coup.

— C’est pourquoi « elle » a entrepris de saper le moral des gens en place avec l’Opération couillognum ?

— Oh, ceci n’est qu’un épisode. D’autres succéderont. « Elle » emploiera les grands moyens ; des moyens dont personne encore ne peut mesurer l’importance.

— Et c’est cette puissance des ténèbres que vous avez essayé d’arnaquer, mon vieux ? Chapeau ! Vous n’avez pas peur des mouches… Dites, donc, la môme Frida Kramer et sa malle, pour quelle raison ?

— Elle a pris peur…

— Vous l’aviez embarquée dans votre combine de racket clandestin ?

— J’avais besoin d’aide pour ça aussi ; au début, j’étais parvenu à la persuader que nous ne risquions rien à condition d’agir prudemment. Et puis elle s’est ravisée. Je déteste les gens qui se ravisent : ils sont trop dangereux. J’ai préféré me séparer d’elle.

— Vous avez une manière expéditive de vous séparer de vos collaborateurs ! Et l’attentat de Suisse, votre œuvre également ?

— Oh non. « Ce sont « eux » qui ont décidé de supprimer votre bonne femme à la suite de mon rapport. » Ils l’ont ratée cette fois, mais « ils » l’auront tôt ou tard, faites leur confiance !

On se tait.

Je commence à déplorer d’avoir renoncé à l’action, tout à l’heure, dans le couloir. Certes, à présent, me voilà informé. Mais un mort qui a su des choses a l’air beaucoup plus con qu’un vivant qui ignore tout. À présent il est trop tard…

Trop tard…

— Ce que je me demande, murmure l’Allemand après un temps de méditation, c’est la raison pour laquelle on nous a bouclés ensemble dans ce sépulcre inondé. Croyez-vous qu’ils vont nous laisser périr de consomption ?

– À vous le choix de la réponse, mon cher, rétorqué-je, car vous connaissez mieux leurs méthodes que moi. Cependant, si j’écoutais mon imagination de flic, je proposerais une autre explication.

— Laquelle ?

— Vous avez nié, dites-vous, toute participation à ce racket ?

— Parbleu, je n’ai pas envie de me suicider.

— Vos dénégations « les » ont troublés. Ce sont des gens précis épris de certitudes. Ils voulaient votre aveu, mon vieux. Vous l’arracher par la torture n’aurait pas été une preuve formelle. Il fallait que vous l’exprimiez spontanément.

Je ne vois pas la bouille du gars Peter, étant donné que, comparé à l’obscurité qui règne ici, le rectum d’un ramoneur est lumineux comme une matinée monégasque ; mais je gage qu’elle doit être plus sinistre qu’un repas de vendredi saint chez des Anglais.

— Bonté de Dieu, éructe le garçon blond, vous pensez qu’il y aurait un micro dans cette caverne ?

— Je le pense.

— Et vous avez gagné, commissaire ! lâche une grosse voix précisément caverneuse.

Au même moment, une lumière aveuglante, intense, crue comme un steak tartare, nous enveloppe. Nos yeux blessés par cette soudaine clarté si brutale nous font mal. Je me les abrite de mes deux mains en conques. Peu à peu, mes rétines s’habituent. Je regarde. La geôle n’est pas grande, environ quatre mètres sur cinq. La flotte est sombre et grasse comme du fuel. Les murs ressemblent à de la gélatine rance. La lumière tombe du plafond. Elle est diffusée par un réflecteur large comme un pébroque. On se croirait dans un bloc opératoire.

Effectivement, j’avais deviné juste. Deux micros pendent au bout de leur fil comme des ampoules électriques mortes.

Je souris à Peter Blut. Je n’éprouve pas de tendresse particulière pour lui, mais je pense qu’il a besoin d’un peu de chaleur humaine en ce moment. Il est blafard, mais peut-être cela vient-il de la lumière et le suis-je également ?

— Dix sur dix, me fait-il en s’efforçant de tordre ses lèvres pour un sourire. Vous êtes un homme très astucieux !

La voix du haut-parleur retentit :

— Vous estimerez, je pense, que ce qui va suivre coule de source, signor Blut. Commissaire San-Antonio, voulez-vous gravir les marches et rester adossé à la porte ?

Comme je tarde à obéir, mon interlocuteur invisible s’impatiente.

— Vite ! Nous sommes pressés.

Je ne comprends pas très bien les raisons de cette injonction, mais mon instinct poulardier me dit qu’il est bon d’obtempérer. Je recule donc jusqu’aux marches immergées et les gravis à reculons.

Le blond chleuh est immobile au milieu du local. Il a de l’eau plus haut que les genoux. Son complet léger à fines rayures blanches et bleues détrempé jusqu’à la poitrine, lui colle à la peau. Il lève les yeux en direction du plafond, comme pour essayer d’apercevoir d’où vient le danger. Mais l’impitoyable lumière met un ciel de feu au-dessus de sa tête. Il a le soleil dans la figure. Un flamboiement qui gomme ses traits affadit son beau physique d’aryen.

Une détonation claque. Peter Blut chancelle et tombe à la renverse dans la flotte nauséabonde. Il y barbote un instant et finit par s’en arracher tant bien que mal. Il est noirâtre. Des visqueusités (et non pas des viscosités, tas de gnoufs !) sont accrochées comme des algues vénéneuses à ses cheveux blonds. Je remarque une déchirure à sa manche droite. Du sang gicle par brèves saccades, inondant l’étoffe claire.

— Pan !

Deuxième balle. Cette fois il ne tombe pas. Elle lui a pénétré l’épaule gauche. Ça doit être du gros calibre si j’en juge à l’impact. Blut pirouette légèrement et se place face à moi. Il me regarde. Ses mâchoires sont tellement crispées que sa tête paraît s’être rétrécie. Une troisième balle. Il a dû être cueilli dans le dos. L’acier pleut verticalement. C’est la méchante averse. L’Allemand choit à genoux. Il a de l’eau jusqu’à la poitrine. Il continue de me regarder. Une fantastique résignation se lit dans ses yeux clairs. Il accepte. Son banco qui finit de foirer. Il est d’accord. On ne baise pas la maffia ! L’heure de la mise à mort a sonné. Il attend que la cérémonie s’accomplisse. Son dernier réconfort ? Un regard d’homme rivé au sien, et qui essaie de le confirmer dans son courage, qui l’exhorte à bien mourir. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un témoin lorsqu’il rend l’âme. La seule chose que je puisse faire pour l’aider, c’est juste ça : le contempler…

Le contempler fixement. Sans ciller.

Pan !

Les balles s’égrènent avec une lenteur calculée. Elles sont savamment tirées, machiavéliquement espacées. Il s’agit de faire durer l’agonie. Percer l’homme à petit(s) (coups de) feu.

Et le plus impressionnant dans cette exécution, c’est le mutisme du supplicié. Pas un cri, pas une plainte, aucun gémissement. Il meurt comme un arbre sous la cognée du bûcheron !

Combien de balles en tout ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Par la suite, dans mes insomnies, je sais que je referai le compte mentalement ; comme pour ces jeux radiophoniques où l’on vous demande combien il y a eu de coincoin et de sifflets pendant la diffusion d’une bande sonore.

Dix balles ?

Douze ?

Il est percé de part en part. Son veston est constellé de trous qui, au fur et à mesure, sont noyés dans des flots rouges. Il a un veston rouge, Blut. D’un pourpre étincelant.

À la fin il s’abat d’une seule masse, le nez en avant. Pendant un instant on entend gargouiller, tandis que des grappes de bulles se bousculent autour de sa tête. Et puis plus rien. Il est immobile. Enfin foudroyé.

Le silence revient.

Je n’entends que le sifflement saccadé de ma respiration. De la sueur me coule contre les ailes du nez. Ça me chatouille.

— Parfait, déclare la voix dans le haut-parleur. Monsieur le commissaire, vos deux confrères d’ici vont venir chercher le corps. Pendant qu’ils s’occuperont de lui, restez où vous êtes.

Les mots me parviennent après avoir perdu la plus grande partie de leur sens. Je suis obligé de m’appliquer à les penser. « Vos deux confrères d’ici ?… Ah, oui : le Champignon et Mao… Chercher le corps ?… »

Un double bruit de pas, amplifié par les voûtes. Des cric et des crac, des pfouiiit et des plaof. Toute la séquelle de serrures et de verrous de nouveau actionnés… La porte s’ouvre. Les deux acolytes me refoulent d’une bourrade. Je tombe de l’escalier et me remets à clapoter du bec dans ce sirop de pisse. Je me redresse. Mais tonnerre de sort, quel est ce soudain vacarme qui me fait éclater les tympans ? Un nuage âcre tournoie autour du réflecteur. Je tousse, j’éternue. J’avise le Champignon et Mao effondrés, criblés de balles, par-dessus la carcasse de Peter Blut. Des rafales de mitraillettes continuent de partir du plaftard. Rrrraaaaâ ! Encore ! Des pleins chargeurs. Un jet de prunes actionné en rond dans un tout petit périmètre. Ils sont hachés. Leurs tronches sont en bouillie. On les transforme maintenant en purée de bidoche. On ne les massacre pas : on les passe au mixer.

Lorsque le silence revient, le bruit des détonations continue de crépiter dans mes portugaises dévastées.

Pour la dernière fois, le haut-parleur s’adresse à moi.

— Vous pouvez partir, monsieur le commissaire, ce sera tout !

La lumière s’éteint !

S comme sains et saufs

Ça ne vous est jamais arrivé.

Ne vous arrivera jamais…

De vous trouver dans un trou de balle de basse fosse[56] vénitien, en compagnie de trois cadavres truffés de projectiles, avec de l’eau fangeuse jusqu’aux genoux.

L’obscurité est sinistre, pire qu’avant l’hécatombe. Mais plus forte que la peur et que l’émotion, c’est la stupeur qui m’accable.

M’est arrivé d’être abasourdi dans ma garcerie de carrière. Jamais pourtant à un tel degré.

L’exécution de Peter Blut, à la rigueur, je veux bien. Mais celle des deux convoyeurs ? Un massacre si brusque. Et moi indemne… Voilà le plus sidérant. Le San-A. flic d’élite ayant découvert le fin mot de l’histoire. Mis au parfum complètement. Devant lequel on flingue à tout-va et auquel, la tuerie accomplie, on conseille de rentrer chez lui ?

C’est pas croyable, hein ?

Vous êtes bien d’accord ? Vous ne croyez pas à ça, cartésiens de mes deux ? Vous déniez, non ? Vous daignez dénier ! Tout comme le fils unique de Félicie, vous vous dites que ça cache quelque chose d’hautement épouvantable. De prodigieusement affreux[57]. De forcément terrible.

J’en ai la conviction, au point que je n’ose pas quitter ce lieu effroyable. Je me dis qu’il va m’arriver un coup de Trafalgar (aux taches) carabiné (ou carabinier puisqu’on est en Italie). Quéque chose de rigoureusement inédit et fâcheux. Du raffiné, du Ruffino, de l’irrationnel peut-être (mon rêve). Mais quoi, on doit marcher vers son destin pour qu’il devienne destin. Le laisser en perspective, c’est de la coupable négligence. De l’abus de n’en plus pouvoir. Alors je finis de gravir les marches. Je pousse la porte de fer, elle s’ouvre. Je pousse la monstrueuse grille pour prisonniers de films historiques, elle s’ouvre… Je m’engage dans le couloir visqueux, ça n’engage en rien. Mon pas sonne sous les voûtes. Je ne perçois que lui, en fait de bruit. Lorsque je m’arrête, le silence revient, à peine troublé par des suintements d’eau. Alors je repars en direction du jour. Je continue de douter de la réalité. C’est pas possible « qu’ils » me laissent en vie MAINTENANT ! La clarté s’élargit, comme l’aurore au fond du ciel. Voici le vaste hangar aquatique. Le canot ne s’y trouve plus. Des vagues clapotent contre les dalles. Je vois le canal inondé de soleil, au fond. Des gondoliers passent en faisant « Oï » à cause de la bifurcation imminente. Quelque part, une téloche retransmet un match de je ne sais quoi qui fait hurler un stade. La vie ! La liberté ! Est-ce vrai ? Est-ce possible ? N’ai-je point été trucidé avec les autres et ne m’engagé-je pas dans les mystérieux dédales d’une mort en forme de survie ?

Le long de la paroi, un étroit trottoir de pierre léché par le flot conduit au canal. Je le suis. La nappe de lumière se fourvoie jusqu’à mi-hangar. Ah ! beau soleil, quel bonheur de te retrouver après s’être arraché au cloaque ! Je presse l’allure. Me voici en bordure du canal ! Comme c’est beau, Venise !

— Oh, oh ! lance une voix.

Je tourne la tête. La marquise est là, assise dans une gondole, sur des coussins de velours fatigués par les intempéries. Elle est blottie sous une ombrelle grise bordée de dentelle blanche. On dirait un Renoir.

De sa main libre elle m’adresse un grand signe joyeux. Puis elle dit quelque chose au gondolier en canotier qui sifflotait, appuyé sur sa longue rame. L’embarcation quitte le renfoncement où elle s’était blottie et s’avance majestueusement vers moi.

Cette fois je me dis que je suis réellement sauvé. L’odeur de la ville m’exalte. Une sorte d’ivresse s’empare de moi. J’ai envie de chanter.

– Ça n’a pas été trop long ? demande Mme de la Lune.

Chère exquise femme ! Si suave, si aimable, si simple.

J’enjambe le bord de la gondole et viens me lover à ses pieds comme un lévrier médiéval devant les marches d’un trône occupé par une belle reine à tresses blondes.

Je baise la main qui m’est tendue.

— Chère marquise, soupiré-je, j’ignore comme il se fait que vous soyez là, mais je vous remercie d’y être.

— L’amour d’homme ! glousse la dame.

Notre noire embarcation repart dans le brassement soyeux de la rame.

— J’ai eu très peur pour vous, reprend-elle, et je devine à votre mise et à votre expression que vous venez de vivre quelque chose de peu ordinaire, cher Antoine. Me trompé-je ?

— Vous ne vous trompez pas. Mais comment se fait-il ?…

Elle fait tourniquer son ombrelle comme la grande roue d’une loterie foraine. Le soleil se joue par les trous de la dentelle. C’est gracieux. J’aime les vieilles dames qui ont gardé les grâces de la jeunesse. Leur élégance me comble d’une joie très intense.

— Il se fait, mon ami, que nous autres, vieilleries point trop sottes, avons plus de flair qu’un policier de génie. Votre histoire de rendez-vous ne me disait rien qui vaille. L’instinct ! Sans notre instinct nous serions restées des esclaves, les femmes. Bref, j’ai prétendu que j’allais visiter un palais, en réalité je vous ai suivi. Fort adroitement, je dois préciser puisque vous ne vous en êtes pas aperçu, non plus d’ailleurs que le sieur Qualebellacoda, lequel vous guettait depuis le petit café faisant face à celui où vous lui aviez donné rendez-vous.

Je me trouve coi en apprenant la chose.

— Chère, chère marquise, ne puis-je que balbutier.

Ça ressemble à une action de grâces. C’est une prière de reconnaissance éperdue.

— Chère, chère marquise…

Elle sourit. Son ombrelle pirouette à gauche, pirouette à droite. La gondole oblique dans une voie plus large. Des linges sèchent aux fenêtres à croisillons. Un soir infiniment doux commence à descendre sur la ville. L’instant est enchanteur, miraculeux.

— Et alors ? insisté-je.

— Alors, petit flic adorable, j’ai assisté à votre « arrestation ». J’ai d’abord vu Qualebellacoda vous désigner aux deux hommes qui l’escortaient. Ceux-ci ont traversé la calle et sont allés à votre table. L’un d’eux vous a montré une carte. « La police ! me suis-je dit. Cela va s’arranger ». Toutefois, j’ai eu la bonne idée de continuer à vous suivre. Fort heureusement, votre canot prit des voies étroites qui l’obligèrent d’aller lentement. Je courus de trottoirs en ponts pour garder le contact. Vous passâtes alors devant une station de canots-taxis et j’en frétai un en lui ordonnant de vous filer. Ainsi, je vous vis embarquer dans ce vieil immeuble qui n’avait rien d’administratif, et je compris alors, bel Antoine, que cette soi-disant arrestation était en réalité un kidnapping. Vous jugez de ma perplexité ? Que devais-je faire ? Prévenir la police ? N’était-ce pas agir de manière un peu trop inconsidérée et risquer de vous faire perdre le bénéfice de votre expérience ? Par ailleurs, l’on risquait de vous mettre à mal et je ne pouvais tolérer cela. Après mûres réflexions, j’optai pour un biais qui devait porter ses fruits, la preuve en est : intervenir directement sur l’Organisation.

— Mais comment ? me récrié-je (car je me suis déjà écrié quelques paragraphes plus avant).

— Comment ? Voyons, mon commissaire, il me restait un atout dans ma manche : le signor Rafaello Qualebellacoda. Puisque les gens qui vous appréhendaient n’étaient pas des policiers, ils appartenaient à l’Organisation. Si le signor avait partie liée avec eux, c’est donc que lui aussi faisait partie de la Couillognum’s. Au reste, tout dans son comportement le prouve. Cet homme n’a jamais été contaminé !

— Mais bien sûr, m’exclamé-je (car je ne peux pas passer mon temps à me récrier), s’il l’avait été un jour, il n’aurait pu être guéri, car j’ai appris de source sûre que le remède n’existe pas. Je vous raconterai mon histoire dès que vous aurez terminé la vôtre, marquise.

— J’y compte, et j’achève, déclare ma « sauveuse ». Qualebellacoda a prétendu qu’on l’avait rendu impuissant pour deux raisons au moins, la première afin de ne plus être de corvée d’épouse, la seconde pour s’innocenter à l’avance au cas où on l’aurait soupçonné. Enfin, je vois ça comme ça avec mes pauvres yeux de presbyte. Bref, je me suis mise en rapport avec lui. Fort heureusement, il était rentré à l’hôtel tout de suite après votre enlèvement et j’ai eu la chance de le joindre téléphoniquement. Je ne parle pas l’italien, ni lui le français, mais sa secrétaire, une fois de plus, a servi d’interprète, car cette aimable fille est à usages multiples.

— Que lui avez-vous dit ?

— Très exactement ceci : « je sais tout de vous. Votre rôle dans l’Organisation. Votre bluff au sujet de votre impuissance. La façon dont vous avez fait enlever mon abbé de fils. Je sais aussi qu’on l’a conduit au numéro 84 de la Calle Vissi. J’ai informé le Z.O.B. de Paris de ce qui se passait. L’on me charge de vous prévenir que si d’ici une heure San-Antonio n’est pas remis en liberté, la riposte sera foudroyante. Par contre, s’il est sain et sauf, le Z.O.B. saura fermer les yeux. J’ajoute, à titre privé, que, pour ma part, j’aurai une conversation avec la signora Qualebellacoda avant la fin du jour si je n’ai pas récupéré mon fils. » Là-dessus, j’ai raccroché. Ensuite je me suis acheté cette ombrelle, j’ai pris une gondole et suis venue vous attendre avec confiance. Car je suis un être de confiance, mon bon. Je crois en ce que j’espère. Voyez-vous, je me suis dit que, de tous les arguments dont je venais d’user, le dernier était le plus fort. Je connais si totalement les hommes ! Le signor est peut-être l’une des têtes de cette Organisation, mais dans le privé, ça reste un pauvre diable de mari affolé par sa mégère. Ils épousent des fées qui deviennent des ogresses. Caïds ou pas, ils sont prisonniers de leurs bonnes femmes. La terreur s’installe en eux, progressivement. Les vieux époux, San-Antonio, sont tous des hommes traqués. Et un homme traqué, c’est facile à manipuler. Ah, que j’aime leur ouvrir ma porte pour abriter leurs péchés et soigner leurs petits vices de secours. Ils ont tellement besoin de se « stupréfier », si vous saviez. Ils s’efforcent à l’infamie pour se guérir de leur honte lancinante, les chers cocus. Ils viennent agiter leurs pauvres sexes chez moi, histoire de s’arracher à l’ankylose du mariage. Mais, c’est sans espoir, il ne sort rien d’un sexe, sinon un homme de temps en temps, et tout est à continuer…

Elle se tait. L’ombrelle met une ombre délicate sur son visage fardé.

— Au fait, où souhaitez-vous aller, mon petit ?

– À la police, madame.

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